Pierre Berthomieux : Les Misérables - On a tous été Jean Valjean
Communication au Groupe Hugo du 8 avril 1995
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LES MISERABLES France (1995) 2 h 54 Réal. : Claude Lelouch. Scén. : Claude Lelouch, librement adapté de Victor Hugo. Phot. : Philippe Povana de Ceccatty. Mus. : Francis Lai, Didier Barbelivien, Philippe Servain, Erik Berchot et Michel Legrand; chanson interprétée par Patricia Kaas. Prod. : Les Films 13. Dist. : Bac Films [nt. : Jean-Paul Belmondo (Henri Fortin père et fils; Jean Valjean); Michel Boujenah (André Ziman); Alessandra Martines (Elise Ziman); Annie Girardot (la Thénardier 1942); Clémentine Célarié (Catherine; Fantine); Philippe Léotard (Thénardier 1942); Rufus (Thénardier; Thénardier 1900 et 1944); Philippe Khorsand (Javert; le policier); Nicole Croisille (la Thénardier 1900 et 1944); Jean Marais (Mgr. Myriel; l'évêque 1942); et avec : Ticky Holgado, Micheline Presle, Darry Cowl, Pierre Vernier, Sylvie Joly, William Leymergie, Daniel Toscan du Plantier, Cyrielle Claire, Marie Bunel, Salomé Lelouch.
Nouvelle adaptation des Misérables de Victor Hugo ? Oui et non. Claude Lelouch a su éviter ce voyage en eaux troubles qui oseille toujours dangereusement entre rénovation et redite. Le livre de Hugo devient en quelque sorte la source et la matrice d'un grand complexe fictionnel bâti sur plusieurs époques et plusieurs générations. A l'aube du XXe siècle, Henri Fortin, chauffeur de son état, est arrêté et condamné pour le meurtre de son patron, un aristocrate ruiné qui s'est suicidé sous ses yeux. Catherine, l'épouse de Fortin et son fils, surnommé Henri en hommage à son père, se trouvent plongés dans la misère, l'errance. Ils échouent chez un couple de Thénardier; Catherine suit le destin de Fantine, Henri entame celui de Cosette. Les années passent; Henri devient boxeur, puis camionneur pendant l'Occupation. Alors qu'il convoie un couple de Juifs en fuite, les Ziman, Fortin saisit enfin l'occasion qu'il attend depuis si longtemps : se faire lire l'oeuvre de Hugo dont les personnages hantent sa vie et son imagination. Premier niveau de construction du film : Lelouch enchâsse le récit de Hugo, en flash-back éclaté, au cours du périple en camion de Fortin et des Ziman. Cette fois-ci, pas d'histoire de réincarnation, pas de Belle Histoire où il semblait si difficile de jouer à DeMille. Néanmoins, pour assurer la continuité de l'ensemble, pour garantir la reconnaissance immédiate des types, les mêmes acteurs reprennent dans le présent leur rôle du passé, ou interprètent le même rôle sur plusieurs générations : Rufus et Nicole Croisille sont les Thénardier originaux, puis ceux qui recueillent Catherine et le petit, Henri; Jean Marais campe un Myriel un peu illuminé, puis un évêque durant l'occupation...
Deuxième degré de la construction : ces Misérables du XXe siècle prennent corps dans et par rapport à l'espace fictionnel, romanesque créé et parrainé par les archétypes hugoliens. Les héros de Lelouch, la famille Fortin, la famille Ziman et les autres, héritent des heurs et malheurs des autres Misérables, c'est un fait. La réalité, son pouvoir aléatoire ou destructeur, entre en jeu pour bousculer ou provoquer ces destins : ici, ce seront la guerre, les persécutions nazies, la déportation. Incrustés dans l'histoire, les Misérables de Hugo composent l'oeuvre de Lelouch par un système d'échanges, de glissements au sein desquels se façonne l'identité (l'humanité) des personnages. Fortin fils est assimilé à Valjean, comme son père; mais il est aussi Cosette, confié par Catherine/Fantine aux Thénardier. Avocat en fuite, hébergé par des Thénardier fermiers, André Ziman, pourchassé par les Allemands, fuit comme Valjean. A la fois soigné et détroussé par ces Thénardier, il conjugue la double figure de Fantine et Cosette, tout en jouant pour Fortin, dont il est l'inspirateur et le bienfaiteur, les meubles remplaçant les chandeliers, le rôle de Myriel. Quant à Elise, d'abord semblable à Cosette, dont elle danse la figure à l'opéra, elle s'incarne ensuite en Fantine obligée d'abandonner sa fille. Fortin lui-même dévie un temps de sa trajectoire : associé avec une bande de truands qui, sous autorité de la Gestapo, pillent les maisons abandonnées, il manque de devenir Thénardier avant de retrouver son incarnation première.
Parfois Lelouch transforme de l'intérieur péripéties ou personnages. Opération blasphématoire ? Non parce qu'elle se fait au bénéfice dramatique du film. Le club de l'ABC, les jeunes révolutionnaires de Hugo, et la bande de Patron-Minette, les truands de Thénardier, sont confondus dans le groupe de bandits auquel Fortin se rallie un temps, tandis que les tortures deviennent le fait de ... Javert. C'est peut être d'ailleurs autour de ce dernier que 1-elouch s'éloigne le plus du modèle. Le premier Javert (Pierre Vemier), le gardien de prison qui trahit Fortin père, se laisse acheter, tandis que le second (Philippe Khorsand), s'il sauve de l'occupant une femme juive sous le masque de la collaboration, songe plus tard à supprimer Fortin pour l'empêcher de témoigner sur sa conduite. Ziman commente le récit de Hugo : pour lui, Javert aime bien Jean Valjean ! Le dernier Thénardier commente aussi son ancêtre : Thénardier doit être un envoyé de Dieu; sans lui, Valjean ne rencontre pas Cosette, sans lui, pas de rédemption. On s'approche de la fiction aléatoire! La Thénardier 1942, superbement, douloureusement humanisée par Annie Girardot, associe la truculence, l'âpreté et la solitude tragique, à la différence du personnage-entité de Hugo.
Dans cette course entre le destin fixé par la fiction et le désordre de l'Histoire, les héros finissent néanmoins par échapper à la misère. Lelouch remplace l'oppression sociale et les révolutions du XIXe siècle par les malheurs du XXe siècle, par la guerre de 1939 qui en multiplie le cortège. Mais Elise échappe au sort de Fantine : à l'inverse du modèle, elle refuse de se prostituer, de coucher avec l'occupant-, elle reviendra vivante des camps de la mort. Salomé Ziman trouve directement le couvent du Petit Picpus sans rencontrer les Thénardier. Fortin fils échappe finalement à Jean Valjean en assumant le rôle jusqu'au bout: il finit aux assises pour complicité avec les truands de l'occupation, et est gracié. Exit Valjean : le misérable retrouve grâce aux yeux des hommes. Finalement, les personnages de Lelouch se haussent au-dessus du malheur en sortant de la fiction hugolienne, tout en répétant à la fin son message d'espoir, son humanisme lumineux.
Entre ces croisements romanesques se glisse, fin de siècle oblige, un regard réflexif sur le cinéma. Plus que des clins d'oeil-hommages à Renoir, à Ophuls, à La Vache et le Prisonnier, à La Traversée de Paris, au Jour le plus long, l'intérêt naît par l'intégration dans le film de sa propre pérennisation : la comédie musicale Les Misérables à laquelle fait écho le ballet Cosette, les films tirés du roman de Hugo. Robert Hossein, précédent entrepreneur filmique de Hugo, vient ouvrir l'oeuvre de Lelouch. Plus tard, le jeune Fortin reste fasciné par une projection d'une version muette du roman. Greffés au centre de cet assemblage, les flash-backs de Lelouch restent assez plats, ternes. On aurait imaginé un traitement plus irréaliste, en couleurs différentes, faisant écho au générique iconique, où Valjean/Belmondo en un rappel des gros plans d'Itinéraire d'un enfant gâté, exprime une souffrance infinie. Lelouch remplace d'ailleurs ensuite sa version de Hugo par celle de Raymond Bernard, plus évidemment archétypale.
Pourtant, l'ouverture, le bal de la fin du XIXe siècle, laisse deviner le risque de l'entreprise. Polyfonctionnel, ce prélude annonce le bal qui clôt le film. Il installe le dynamique chromatique de l'oeuvre : traité en ocre, il contraste avec le bleu-gris des scènes de misère (encore que le contraste s'inverse : le bleu accompagne le débarquement de juin 1944 et l'ocre le bouge des Thénardier 1942). L'opposition luxe/souffrance est discrètement complétée par l'idée de la fragilité, de l'inconstance de l'existence, traduite par le changement de partenaires dans ce bal ophulsien. Mais ce grand récit qui commence, s'annonce comme somme des récits possibles, ne se réduira-t-il pas à une valse? Les personnages dansent, passent. Certains, dans Les Uns et les Autres, y avaient perdu leur âme. Lelouch raffine sa conception lyrique de la narration : bal, valse finale des couples épanouis par la vie, mais aussi raccords musicaux sur le piano frénétique du commandant allemand. Et cette caméra toujours mouvante ? Elle fait se déployer le spectacle, pénètre l'action. Mais la ronde incessante manque de s'abîmer dans l'euphorie gratuite de l'effet.
La construction, la composition de ces Misérables pourra paraître fabriquée. Nous ne le croyons pas. Parce qu'elle est littéralement portée par une humanité forte et sincère. Parce que le regard du cinéaste s'appuie sur des mythes qui lui inspirent le respect et la réflexion. Populaire, parfois un peu vulgaire, le film impose une vision originale et sincère. Et finalement, ce glissement de tous les personnages au sein de quelques mythes intemporels demeure fidèle à Hugo. L'humanité tout entière ne vient-elle pas à circuler dans le corps épique de Jean Valjean ?