Gabrielle Chamarat : Note sur Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme de Sainte-Beuve (compte rendu)
Communication au Groupe Hugo du 18 mars 1995
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Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme se présente en trois parties : la vie de Joseph Delorme, un recueil de ses poésies, un recueil de ses pensées sur la poésie. Si un recueil de poésies se trouvait fréquemment à l'époque accompagné d'une notice sur la vie de l'auteur, voire de réflexions, l'œuvre de Sainte-Beuve est originale en ce qu'elle constitue un véritable triptyque, dans lequel chaque partie ne prend sens qu'en fonction des deux autres. L'unité du triptyque est d'emblée soulignée, lorsque l'auteur / narrateur annonce qu'il racontera la vie de Joseph Delorme afin que le lecteur apprécie mieux ses poésies et comprenne leur caractère énigmatique. En outre, la fin de la pensée XVIII présente l'activité critique de Joseph Delorme comme un complément salvateur à l'expression lyrique, une récupération vitale contre la déliquescence du sentiment que pourrait provoquer le lyrisme mal contrôlé.
Or cette unité de l'œuvre n'a pas été reçue par les contemporains, qui procédèrent par amputation : l'œuvre fut ainsi réduite aux poésies qui connurent un grand succès à la fin du siècle, à la suite de la définition qu'en avait donnée Baudelaire («Les Fleurs du mal de la veille»). Il en fut de même pour la critique moderne qui s'intéressa aux poésies seules, ou au récit biographique isolé, et négligea les pensées. Sainte-Beuve voulait au contraire proposer une vision complète du poète romantique : sa vie, sa production poétique, sa philosophie.
Cette œuvre de Sainte-Beuve parut en 1829 ; Sainte-Beuve avait commencé sa carrière au Globe en 1824, et rencontré Hugo en 1827; il était introduit dans le milieu du Cénacle. Le parti-pris pervers des poésies lyriques de J. Delorme, leur dimension un peu morbide (cf. «Le Rayon jaune») irrita beaucoup la critique de l'époque. Or dans les pensées de J. Delorme, Sainte-Beuve n'aborde qu'accessoirement l'originalité de sa propre contribution poétique, pour parler plus généralement du romantisme. Trois tendances s'opposent en effet à l'époque : la tendance néo-classique (déclinante), la tendance des «prosaïstes», c'est-à-dire de l'École de Genève (Mme de Staël, Benjamin Constant, Stendhal, les libéraux du Globe) et la tendance du Cénacle (de La Muse française). La querelle entre les deux courants modernes concerne la forme poétique : le Cénacle pense que la priorité absolue est de repenser les formes poétiques pour exprimer des idées nouvelles ; l'École de Genève donne priorité aux idées.
Les poésies de J. Delorme relèvent d'un type nouveau, en rapport avec une époque nouvelle : elles sont indissociables de la biographie de leur auteur (présentée comme l'histoire d'un individu traversant une crise historique) et de ses pensées (la position historico-politique d'un poète en situation de crise). L'œuvre poétique se présente donc comme entourée, encerclée des éléments qui doivent permettre de la lire. Le dernier article sur le sujet qui ait fait date est celui de P. Barbéris, qui semble aller a contario de cette lecture, puisque pour lui ce ne sont pas les poésies qui occupent une place centrale, mais la vie de Joseph Delorme : ce récit constitue un roman du jeune homme, s'inscrivant dans la tradition de René, d'Armance... Cependant il faut noter que la correspondance de Sainte-Beuve semble prouver que l'événement le plus important à ses yeux était la publication de ses premières poésies. La vie de J. Delorme est bien le roman d'un artiste, mais il s'agit de proposer au lecteur l'image d'un artiste en acte, de composer aux poésies un «lecteur en sympathie», qui ne puisse être que partisan de la nouvelle École défendue par Sainte-Beuve dans les pensées. Joseph Delorme est un personnage qui a renié la religion de son enfance ; ses modèles philosophiques sont les philosophes des Lumières. Inadapté à la société de son temps, il est génial mais pauvre et refuse de se soumettre aux lois de la société libérale. J. Delorme a essayé d'entrer dans la société et a choisi à l'origine la médecine. Rejeté parce qu'il est pauvre et roturier dans une époque qui a aboli le privilège du nom pour lui substituer celui de l'argent, il entre dans une retraite solitaire, se remet à écrire, rencontre les poètes du Cénacle. Il finira par se suicider. Sa poésie sera le chant du déshérité génial, de l'homme moderne.
Les pensées en constituent le support théorique : les poésies cultivent l'intériorité avec la visée réaliste de saisir l'intime de l'univers et d'accéder à un universel salvateur. Elles sont essentielles au projet d'ensemble. L'adhésion au Cénacle est un geste délibéré qui suppose une réflexion sur le langage et la mise en évidence d'une dialectique de la forme et de l'idée. Le poète véritable sera à la fois créateur et critique. La fin des pensées laisse même présager une éventuelle supériorité du penseur-poète sur le poète-penseur... Les pensées sont celles d'une génération ; elles ont une dimension de manifeste, et font pendant aux manifestes sur le théâtre. L'ironie est que Sainte-Beuve sera attaqué sur cette prétention à parler au nom de tous. (cf. Henri Latouche, «De la Camaraderie littéraire», août 1829)
La définition de la poésie moderne passe par un retour sur la définition de l'intime : c'est ce qu'avait fait Hugo sept ans auparavant dans la Préface des Odes. La pensée XVIII montre le point d'aboutissement de la philosophie de Sainte-Beuve : la voix de l'intime ouvre les retrouvailles avec l'unité vivante et organique du monde. Dès lors la retraite de Joseph prend sens, son isolement aussi : l'intime est partage d'une solidarité cosmique. La pensée XVIII est aussi le point d'aboutissement d'une réflexion sur le style et la versification, qui commence dès la pensée I : cette pensée I est très située à l'époque ; Hegel affirme ainsi qu'il n'y a pas de pensée pré-langagière. Or on est frappé ici du contrepoint que prend Sainte-Beuve qui affirme que le penseur doit être en position de méfiance par rapport au langage. La langue poétique a subi une dégénérescence : le Romantisme passe par un travail de la versification et du vers.
Sainte-Beuve sera accusé, dans ses pensées, de matérialisme : les libéraux lui reprocheront de récuser l'idéalisme subjectiviste libéral. La pensée XVII avait prévu cette objection : Sainte-Beuve y parle de la couleur intime. L'École du Cénacle prend parti pour la couleur «vraie», contre la périphrase. Mais il ne s'agit pas là d'un matérialisme primaire : car cette couleur vraie, c'est la couleur intime, ce qui s'harmonise le mieux avec la pensée du Tout. Il faut parler ici d'idéalisation, de correspondances qui témoignent d'une régénérescence sensualiste du langage ayant pour but l'appréhension d'une totalité. J. Delorme se réclame de Diderot et d'Holbach.