Myriam Roman : Le personnage effacé par le texte - Les Travailleurs de la mer
Communication au Groupe Hugo du 16 octobre 1990
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Dès lors que le genre romanesque est
reconnu comme le genre du dix-neuvième siècle par excellence, qu’on lui
attribue pour fondateur Balzac, pour cheval de bataille un certain
"réalisme" entendu en son sens large comme un souci de représenter le
réel et qu’il s'accompagne ainsi d'une pratique et d'une vision particulière
des rapports entre littérature, connaissance et réalité, lire un roman
hugolien, c'est, et c'était déjà à l'époque, l'aborder avec une grille de
lecture préétablie et constater dès lors l'étrangeté de cet univers romanesque.
D'où le jugement tranché de l’auteur
d’un ouvrage paru en 1892 et intitulé Le
roman en France de 1610 à nos jours :"Victor Hugo (1802-1885) a laissé
dans le roman une oeuvre considérable mais il est bien clair que son génie
n'est pas là, ou du moins qu'il ne s'y trouve pas dans son élément
propre."
[1]
D'où aussi une classification qui donne à Hugo le
titre de chef de file des "poètes romanciers", précurseurs et
contemporains maladroits qui ne seraient pas parvenus jusqu'à l'essence du
roman. Nous voudrions éclaircir la situation du roman hugolien par rapport à
cette ambition de réalisme qui nous semble imprégner tout le siècle et même
au-delà, dont Hugo lui-même pour une
part est tributaire et dont il se démarque. Nous avons choisi pour cela le
biais du personnage, notion centrale dans l'esthétique romanesque à tel point
que souvent le roman sera éponyme ( Louis
Lambert, César Birotteau, Eugénie Grandet ) ou que le romancier à
l'instar de Balzac dans son Avant-propos
à la Comédie Humaine, parlera de Madame de Mortsauf plutôt que du Lys dans la Vallée, de Balthazar Claës
plutôt que de La Recherche de l'Absolu.
Nous travaillerons à partir des Travailleurs
de la Mer, que Hugo publie en 1865. Balzac est mort depuis quinze ans; les
Goncourt ont ouvert la voie au réalisme avec Soeur Philomène (1861), Renée
Mauperin (1864), Germinie Lacerteux (1865). Quatre ans plus tard, Flaubert publiera L'Education Sentimentale. Zola, publiera Thérèse Raquin en 1867. Nous nous situerons délibérément au niveau
de la construction du personnage romanesque, laissant de côté les idées dont il
peut être le véhicule.
Un personnage de roman au dix-neuvième
siècle est d'abord un corps, que l'on détaille avec précision dans ses allures
et ses vêtements. La rhétorique traditionnelle du portrait physique, de la
"prosopographie", trouve un appui nouveau dans les théories
scientifiques de physiognomonie et de phrénologie. Le lecteur se trouve ainsi
habitué à des descriptions liminaires où il s'agit pour le narrateur de
suggérer ou d'interpréter sur le plan moral, les détails physiques du
personnage, d'y lire aussi les éléménts annonciateurs de l'intrigue et de son
devenir. Même les romans de Balzac classés parmi les Etudes philosophiques ressortissent d'une telle
conception: le lecteur saura que Balthazar Claës a les yeux "d'un bleu
clair et riche", doués de "la vivacité brusque que l'on a remarquée
chez les grands chercheurs de causes occultes", que "profondément
enfoncés dans leurs orbites", ils "paraissaient avoir été cernés
uniquement par les veilles et les terribles réactions d'un espoir toujours
déçu, toujours renaissant."
[2]
Le corps révélateur de l'âme et témoin d'une histoire
est une composante sine qua non de
tout personnage de roman et le romancier, même populaire, Eugène Sue par
exemple dans Les Mystères de Paris,
ne manque jamais ce passage obligé de la description physique. La référence que
la littérature se plaît à reprendre est celle du portrait, avec cette idée que
plus le détail est précis, la nuance délicate, plus le personnage est crédible,
mieux il est "peint". Les textes eux-mêmes le répètent: le roman
rivalise sur ce point avec la peinture et lui reprend son lexique. En 1842,
Balzac parle de faire un "tableau", d'"être vrai dans ses
peintures", de composer une "fresque", de "peindre les deux
ou trois mille figures saillantes d'une époque"
[3]
.Mais que penser du corps des personnages hugoliens?
Assurément ils en ont un, que le narrateur décrit cependant plus brièvement que
ses contemporains. Notons en outre la relative imprécision de ces portraits,
qui traduisent plus une image d'ensemble, un peu floue, qu'une description
exhaustive. Le narrateur semble incertain (Gilliatt est "beau peut-être",
il a "quelque chose d'un barbare antique"
[4]
) , renvoie à un "je ne sais quoi" (Déruchette est "mignonne",
"charmante", elle fait de la "flirtation à poudre"
[5]
), se contente du superlatif (Ebenezer est un
"très-beau jeune homme"
[6]
). Les descriptions hugoliennes ont peu de couleurs; à peine sait-on que
Déruchette a les cheveux châtains et des taches de rousseur, qu'Ebenezer est
blond, encore moins apprend-on des détails qui renverraient à ce "vertige
de l'exhaustif"
[7]
que l'on trouve chez Flaubert notant la couleur
changeante des pupilles d'Emma Bovary. Plutôt que la couleur, Hugo privilégie
la forme, les masses, les lignes du visage et du corps. Le code descriptif s'en
trouve ainsi bouleversé. Hugo semble refuser un code analytique où le sens se
donne dans l'accumulation de précisions et de particularités renvoyant à une
unicité et à une idiosyncrasie, pour un mode de présentation plus synthétique,
qui substitue aux détails d'un tableau, la saisie globale d'un volume, geste,
posture, d'un modelé qui dit ou interroge. Gilliatt possède entre les deux yeux
"cette fière ride verticale de l'homme hardi et persévérant", son
front se "bombe en une courbe molle et sereine"
[8]
. Lethierry se définit par "un froncement
partout sur la figure", une "face qui semble avoir été tripotée par
la vague et sur laquelle la rose des vents aurait tourné pendant quarante
ans."
[9]
Déruchette incline un "cou souple et
tentant"
[10]
, Rantaine est doté d'une "nuque robuste, une
large et puissante marge à porter des fardeaux entre les deux épaules"
[11]
. S'il faut de fait une référence au mode descriptif
du corps chez Hugo, ce pourrait être
plutôt la statuaire où le corps est volume ou les jeux d'ombre et de lumière
qui dessinent le corps en silhouette, comme surface. Le corps romanesque
hugolien se présente comme un seul bloc homogène qui fige un moment la vie et
le mouvement pour faire signe, appeler à une interprétation. Gilliatt dans les Douvres adopte un instant
la position du penseur "tenant le coude de son bras gauche dans sa main
droite et son front dans sa main gauche"
[12]
; Déruchette assise sur un banc dans son jardin des
Bravées attend, immobile, le front incliné, et "la pénombre modèl(e) ses
mains de statue."
[13]
Les misérables de la Jacressarde sur leur grabats
offrent au regard la confusion de leurs corps comme morcelés, de leurs membres
comme épars et disjoints, études pour un sculpteur, ébauches qu’on appelle en
dessin du nom de repentirs, et qui traduisent l'anonymat de la misère et
au-delà un appel à la conscience du
lecteur devant l'impossible constitution d'un grand corps social:
"La cour. Le puits. (...) autour
du puits (...) des semelles droites, des dessous de bottes éculées, des orteils
passant par des trous de soulier, et force talons nus, des pieds d'homme, des
pieds de femme, des pieds d'enfant. Tous ces pieds dormaient.
Au delà de ces pieds, l'oeil, en
s'enfonçant dans la pénombre du hangar, distinguait des corps, des formes, des
têtes assoupies, des allongements inertes, des guenilles des deux sexes, une
promiscuïté dans du fumier, on ne sait quel sinistre gisement humain."
[14]
Les parties
du corps que détaille la narration hugolienne sont constantes: la main, le
pied, la bouche, le front, les yeux, mais plus que pour eux-mêmes, ces éléments
sont nommés en rapport de leur expressivité, de leur capacité à émettre des
signes. Lethierry, malgré son
"visage dur", a un "regard bon"
[15]
. Déruchette est le "sourire"
[16]
, Ebenezer possède "l'oeil pur, l'air
grave"
[17]
, Gilliatt une "prunelle franche" "qui
regard(e) bien"
[18]
. Mais surtout, ces mentions valent les unes par
rapport aux autres; au lieu d'assumer une fonction référentielle et de renvoyer
le lecteur à une réalité en dehors de la fiction, à un code externe au roman
confomément aux principes de la physionomie, et de justifier ainsi le
littéraire par le réel, elles l'invitent à envisager le roman avant tout comme
un code autonome, ayant ses lois propres, sa causalité interne et spécifique.
Et il semble que si le corps balzacien signifie aussi de cette manière, le
corps hugolien signifie essentiellement et presque exclusivement ainsi.
L'oreille de Gilliatt "petite, délicate, sans lambeau et d'une admirable
forme accoustique"
[19]
signifie moins en référence à une physiologie du
monde moral que par son opposition structurelle avec l'oreille "difforme
et encombrée de broussailles"
[20]
de Rantaine. Ebenezer n'a "la main
très-blanche"
[21]
que parce que Déruchette possède "les plus
jolies mains du monde et des pieds assortis aux mains."
[22]
Si Gilliatt porte sur son visage "le sombre
masque de la mer et du vent", si Lethierry possède une "carnation de
roche en pleine mer", en revanche, "la mer n'(a) pu réussir à (...)
hâler (Clubin)."
[23]
Car, même si à l'occasion les descriptions de Hugo
se rapprochent des descriptions réalistes pour proposer la lecture d'une
physionomie ( à propos de Rantaine par exemple: "Il avait au coin de
l'oeil un carrefour de rides où toutes sortes de pensées obscures se donnaient
rendez-vous. Le secret de sa physionomie ne pouvait être déchiffré que
là."
[24]
), nombreux sont les indices qui nous mettent en
garde contre l'illusion physionomiste et signalent par là les limites de la
représentation:
"Le corps humain pourrait bien n'être qu'une
apparence. Il cache notre réalité. La réalité, c'est l'âme. A parler
absolument, notre visage est un masque. (...) L'erreur commune, c'est de
prendre l'être extérieur pour l'être réel. "
[25]
Contre un descriptif
"réaliste" analytique, qui procède par décomposition de l'apparaître,
le roman hugolien procède par assimilations de réalités globales, préférant
ainsi, pour présenter la pieuvre, la comparer avec des animaux, de la baleine
au crocodile en passant par l'alouate ou le buthus, des maladies (scorbut et
gangrène) mais aussi des parties du corps (le bras ) ou un haillon, ou bien
encore les monstres des légendes (hydre ou sphynx)
[26]
. Ainsi le personnage semble-t-il ne pouvoir être
défini dans la logique hugolienne, que par juxtaposition d'entités
indépendantes. Lethierry "les cheveux au vent ressemble à Jean Bart et en chapeau rond à Jocrisse", il a
"la force de Polyphème, la logique de la girouette, la volonté de
Christophe Colomb, quelque chose d'un taureau et quelque chose d'un
enfant."
[27]
Déruchette n'est pas souriante, gaie comme un pinson
ou angélique; elle est le sourire, elle est oiseau, elle est le Paradis. Dans
une construction attributive, au choix de l'adjectif qui n'existe qu'en
référence au nom qu'il qualifie et dont dépend son genre et son nombre, Hugo
substitue le substantif dans son autonomie. Le verbe être devient alors simple
copule entre deux éléments de même nature. Les connotations que renferme
implicitement le nom propre ne sont pas détaillées, mais reproduites,
concentrées dans un second nom. Le personnage hugolien est collage d'éléments
divers qui rayonnent dans différentes directions (Lethierry, la pieuvre), ou
renvoient à tout ce qu'un mot peut renfermer de mystérieuses connotations. Les
dessins portés dans les marges du manuscrit semblent renvoyer à cette mutation
du descriptif
[28]
. Seul le portrait de Lethierry avec pipe et collier
de barbe paraît incarner l'image pittoresque du vieux loup de mer; les autres
dessins de personnages définissent plutôt deux autres catégories, la
caricature quant à l’expressivité, comme ce visage présenté de face, la bouche
ouverte, les yeux fixes et traduisant une expression d’horreur (le dessin a
pour titre, inscrit en capitales noires, “FIGURE QUE FONT LES PAYSANS QUAND ILS
VOIENT LES SARREGOUSETS”) ou une fusion du personnage dans l’élément qui
l’entoure: ainsi le visage de Clubin noyé, comme sculptural, sans cou ni
cheveux, tête sans corps qui semble flotter dans le halo d’une tâche grisâtre ,
ainsi la face de Gilliatt, dévorée de barbe, perdue dans l’obscurité, habitée
d’ombre, offrant en place d’un oeil un trou au fond duquel on discerne un
cercle blanc.
Tout autant et même
plus qu’une présence corporelle, le personnage se définit par une intériorité
et une conscience. La tradition en est longue, qui remonte au dix-septième
siècle et au théâtre. Définissant dans son Encyclopédie la notion de personnage, Pierre Larousse part d’une position aristotélicienne,
qui définit le personnage comme l’agent d’une action, mais la complète aussitôt
par une conception cartésienne et personnaliste: le personnage est
personnalité, il se définit par la conscience de soi. L’équivalent rhétorique
de cette visée se trouve bien sûr dans la traditionnelle description des
sentiments du personnage, de son “caractère”. L’éthopée vient achever de donner
chair au personnage de roman en complétant les données prosopographiques,
discours indirect jouant à deux niveaux, sur le connotatif et le référentiel,
par un “discours dénotatif, référentiel, immédiatement intelligible”
[29]
. Or peut-on parler de psychologie au sujet des
personnages hugoliens? Certes le lecteur pénètre dans l’intériorité de Gilliatt
et de Clubin, en ce que la narration s’arrête bien au profit d’un certain
registre descriptif appliqué à une expérience de l’âme. Mais s’agit-il bien là
de psychologie entendue comme une analyse des états de conscience et des
sentiments dans le but de définir un caractère idiosyncrasique? Notons d’abord
que tous les passages consacrés aux pensées des personnages traduisent non pas
une conscience de soi mais plutôt une inconscience, se signalant par une perte
momentanée mais néanmoins totale du sentiment de réalité. Pour Gilliatt
songeant à Déruchette, “tout disparut
(...) dans l’immersion sans fond de la rêverie”
[30]
; Clubin, ivre du succès du naufrage, arrache son
masque et s’abîme dans une extase, une “rêverie”
[31]
; Lethierry, effondré de la perte de la Durande est
“dans cet état mixte et diffus que connaissent ceux qui ont subi les grands
accablements.”
[32]
Loin de pratiquer pour ses personnages une
psychologie différentielle, fondation d’une véritable étude de caractère, Hugo
ramène l’expérience de l’intériorité à des moments confus où le personnage,
plongé dans un état second, connaît l’abîme intérieur, et où le discours du
narrateur, loin d’expliciter ses sentiments, soit reprend à son compte cette
expérience de l’âme comme pêle-mêle et indistinction, soit détourne le cours de
sa narration. Les premiers émois de la passion en Gilliatt auraient pu susciter une analyse de sentiments: doutes sur
le sens à accorder au geste de Déruchette, désir mêlé de crainte... Le
narrateur emploie le discours indirect, qui permet d’ordinaire une approche du
personnage dans son intériorité même. Seulement Gilliatt ne peut qu’accumuler
des préoccupations concrètes ou des images anciennes (de la culture des radis
noirs dans le jardin à la description pour le coup très précise du costume du
highlander joueur de bagpipe
[33]
). Le discours ne signifie le sentiment de Gilliatt
que justement en montrant son incapacité à le penser, encore moins à l’analyser. De la même manière, le romancier
choisit de mêler généralement le narratif et le psychologique, souhaitant ainsi
éclairer l’action par la psychologie du personnage et vice versa. Il arrive à
Hugo- et cela est patent dans toute la deuxième partie des Travailleurs -de refuser le mélange et de sérier nettement les deux
catégories. Comme le personnage est
très peu lucide sur lui-même et ressent les choses plus qu’il ne les exprime,
c’est au narrateur que revient cette tâche, mais lors de ces passages, le
personnage semble n’être plus qu’un prétexte à interrogation, comme s’il
s’agissait moins de rendre la spécificité d’un caractère que de transmettre et
de vivre une expérience intérieure douloureuse, à la fois intime et
universelle. Le chapitre “Sub umbra” (II,II,5)
[34]
est remarquable à cet égard, qui commence et se
termine par une mention de Gilliatt,
mais se compose pour l’essentiel d’une réflexion métaphysique générale, dans
laquelle le personnage est d’autant plus indirectement impliqué qu’il ne fait
que ressentir confusément ces choses, ce que le texte souligne explicitement en
fermant le chapitre sur ces mots:
“Tout cela, accru par la solitude, pesait sur
Gilliatt.
Le comprenait-il? Non.
Le sentait-il? Oui.
Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand
coeur sauvage.”
[35]
La fin renvoie au début, comme une coda
et dessine cette figure du cercle que suggéraient déjà les questions sans
réponse du narrateur dans le corps du chapitre. Le texte hugolien semble là
encore achopper sur la question de la représentation, mais en posant le
problème, sans l’éluder.A l’entrée du Grand
Dictionnaire encyclopédique du dix-neuvième siècle consacrée aux Travailleurs
de la Mer , Pierre Larousse ou l’un de ses collaborateurs comble d’éloges
le chapitre “Un intérieur d’abîme éclairé”, qualifié de “chef d’oeuvre
d’observation psychologique” et Clubin est envisagé dans sa filiation avec les
figures littéraires de l’hypocrite. En revanche, l’on reproche à Gilliatt
pendant toute la deuxième partie de ne communiquer ni ses sentiments, ni ses
impressions, sans mentionner les méditations du narrateur, sans doute
considérées comme digressives, sans
rapprocher finalement deux plongées dans une intériorité assez semblables comme
en témoigne la communauté des champs lexicaux: celui de la rêverie et du songe,
du gouffre et de l’abîme.
Décrire le corps du
personnage chez Hugo, c’est renvoyer le lecteur à l’interrogation adressée à un
corps signe; définir son intériorité, c’est la donner comme problématique,
confuse. Le personnage hugolien semble s’inscrire dans une logique réflexive ou
réfléchissante, qui le renvoie, dans sa définition, d’une entité à une autre,
toujours aussi globale, synthétique, résistant à l’analyse. Ainsi ses paroles
ne remplissent-elles pas l’ordinaire fonction de communication qui leur est
dévolue, communication entre les personnages bien sûr, mais aussi pour le
lecteur, en vue de l’intrigue, révélation aussi d’une manière d’être et de
penser. La parole directe du personnage hugolien est rare, et brouille presque
systématiquement toute information. Elle revêt principalement trois formes. La
logorrhée fatrassique, dans laquelle s’engage le capitaine Gertrais Gaboureau
au début du roman ou Lethierry à la fin pour saluer l’exploit de Gilliatt, se
caractérise par une accumulation décousue de savoirs divers et noie la communication
sous l’excès de mots. La formule lapidaire au contraire manque à la
signification par pénurie et renferme le personnage sur sa propre opacité en
faisant de la parole une sentence.
(Clubin nous est ainsi présenté par un centon de formules juxtaposées: “On peut
tirer du bien de la connaissance du mal- Le garde-chasse cause utilement au
braconnier- Le pilote doit sonder le pirate; le pirate étant un écueil- Je
goûte à un coquin comme un médecin goûte à un poison.”
[36]
) Le dialogue enfin n’est qu’illusion de
communication, et plus qu’à un échange de points de vue représentant les
personnages, donne l’impression de variations formelles et sérielles, soit que
le dialogue à deux voix soit déséquilibré, chaque personnage poursuivant son
propre monologue, comme Ebenezer et Déruchette dans le jardin des Bravées, où
l’élan lyrique de l’un, inspiré du Cantique
des Cantiques et du Je vous salue
Marie est ponctué par les paroles brèves et prosaïques de l’autre, soit que
le récit de conversation se donne comme un jeu de variations sur un thème.
Quatre pages présentent et rapprochent les propos tenus par les passagers de la
Durande, offrant au lecteur des échanges de répliques sur la mouche, le boeuf,
l’âne, la femme, les Etats-Unis, la météorologie, les écueils, les marins
malouins et guernesiais... Le langage, comme le corps ou le caractère ne
renvoie pas prioritairement à du référentiel, il semble putôt renvoyer à
lui-même, pris dans une logique formelle qui privilégie les signifiants et
laisse intacte toute la pluralité de sens possible des signifiés. Le personnage
hugolien renvoie à lui-même comme construction opaque de mots, comme “matière”
romanesque, et le sceau d’une parole écrite le marque et le prédestine;
Gilliatt est aussi et doit son existence à un nom sur la neige, un “mot sur une
page blanche”, Clubin est un nom écrit en grosses lettres noires sur une
ceinture, la “mère” de Gilliatt est une malle accompagnée d’un billet sur
lequel on peut lire: “Pour ta femmme quand tu te marieras.”
Cette impossible représentation du personnage traduit une opposition
fondamentale entre deux esthétiques romanesques. Elle remet en cause en effet
la possibilité même de savoir le réel, présupposé de l’esthétique dite
“réaliste”, qui se construit justement sur la possibilité d’une connaissance du
vivant. Hugo questionne au contraire l’accès de l’homme à la connaissance, et
cette remise en cause est très nette lorsque l’on observe les modalités de
présentation des personnages. Le roman “réaliste” nous fait découvrir progressivement
le personnage et acquérir sur lui des informations exactes, que les
renseignements proviennent d’un narrateur omniscient (Balzac), qu’ils soient
apportés par les personnages eux-mêmes (Zola), ou que les deux procédés
alternent (Stendhal). Dans Les
Travailleurs de la Mer au contraire, les biographies des personnages
présentent des zones d’ombre; le chapitre intitulé “Le Bû de la Rue” ne décrit
pas précisément la demeure de Gilliatt comme le titre semblait pourtant
l’annoncer, mais traite des maisons “visionnées” en général; la partie
intitulée “Sieur Clubin” introduit d’abord Gilliatt, puis Lethierry, Rantaine,
Durande et Déruchette, ne présentant Clubin que fort tard; le roman s’ouvre sur
trois silhouettes sur la neige, mais l’on ne connaîtra jamais l’identité de la
troisième. Hugo semble ne définir des cadres, les titres des chapitres par
exemple, que pour les enfreindre. Si l’information ne pèche pas par laconisme,
elle pèche par excès: les termes techiques utilisés pour décrire la Durande ne
sont volontairement pas explicités pour produire un effet d’opacité, tout comme
la narration n’indique l’état civil et la domiciliation des “témoins”, Guilbert
Falliot, des Abreuveurs Saint-Sampson, Monsieur Lupin-Mabier “du lieu Les
Godaines (...) propriétaire taxé à quatre-vingt quartiers” ou Moutonne Gahy, la
sorcière de Torteval
[37]
, que pour mieux signaler ironiquement l’inutilité de
l’information concernant des personnages très épisodiques. De la même façon, la
vie mouvementée de Rantaine ou les récits de long cours de mess Lethierry se
présentent comme une accumulation de scénarios extraordinaires, où ce qui est
donné pour vrai ressemble étrangement au faux, où le biographique a tous les
traits du chimérique:
“(Lethierry) avait combattu dans l’Uruguay les
fourmillières et dans le Paraguay les araignées d’oiseaux, velues, grosses
comme une tête d’enfant (...). Sur le fleuve Arinos, affluent du Tocantins,
dans les forêts vierges au nord de Diamantina, il avait constaté l’effrayant
peuple chauve-souris (...). Près de Beyrouth, dans un campement d’une
expédition dont il faisait partie, un pluviomètre ayant été volé dans une
tente, un sorcier (...) avait si furieusement agité une sonnette au bout d’une
corne qu’une hyène était venue rapporter le pluviomètre. Cette hyène était la
voleuse. Ces histoires vraies ressemblaient tant à des contes qu’elles
amusaient Déruchette.”
[38]
Le lecteur s’attendait à un récit de
vie, il trouve une énumération de sujets de récits de vie, un condensé de
romans d’aventures maritimes, qui accéléré, en souligne l’invraisemblance et
l’extraordinaire, mais -ce qui est d’autant plus troublant- pour le donner
comme vrai, en utilisant avec redondance la caution du verbe “voir”. La forme verbale “il avait vu” apparaît dix
fois, variée ponctuellement en “il connaissait”, “il avait assisté”, “il avait
contemplé”, “il avait constaté”. Le doute peut également être jeté sur la
source de l’information elle-même, comme c’est le cas dans les informations sur
Gilliatt dans la première partie, racontées à travers les témoignages des
superstitieux guernesiais et déformées en conséquence. Les scènes brèves
s’accumulent, dont voici un exemple parmi d’autres:
“Une petite fille du voisinnage ayant des poux,
(Gilliatt) était allé à Saint-Pierre-Port, était revenu avec un onguent, et en
avait frotté l’enfant; et Gilliatt lui avait ôté ses poux, ce qui prouve que
Gilliatt les lui avait donnés.”
[39]
La voix du narrateur feint de s’effacer
derrière celle de l’opinion, convoque tout un vocabulaire juridique et
rationalisant (il s’agit de “prouver”, de “constater” de “témoigner que”), mais
les liens de causalité invoqués sont absurdes. Ce qui se donne comme savoir est
en fait non-savoir, le jugement est préjugé, la preuve à charge dans l’esprit
du témoin preuve à décharge pour le lecteur. Le verbe “constater”, récurrent,
ne signifie pas “reconnaître à quelque chose un caractère de vérité”, mais
“rejoindre l’avis du plus grand nombre”. Hugo pratique ici une ironie toute
voltairienne qui déstabilise d’autant plus le lecteur qu’elle n’est pas
explicitée ouvertement par le narrateur, et qu’elle repose essentiellement sur
des distorsions du lien causal (la cause est donnée comme conséquence; la
conviction que Gilliatt est un “marcou” présentée comme une déduction logique).
Le narrateur n’assume pas pleinement sa fonction d’instance de vérité, et joue
avec les attentes du lecteur. Celui-ci s’attendrait, à l’ouverture du roman, à
une description physique du personnage central; le narrateur choisit
d’introduire brutalement une description physique très précise, seulement il
s’agit du Roi des Auxcriniers
[40]
... et la “physionomie” est celle d’un être de
légende. En outre, le portrait joue aussi avec la causalité dans une expression
telle que “Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi”. Le premier
membre de la phrase repose sur une causalité fondée sur une tautologie (il est
petit, étant donné qu’il est nain), et la construction parallèle nous invite à
lire le second membre de la phrase comme une autre tautologie: la surdité se
voit ainsi donner comme cause la royauté. Seulement cette pointe ironique
surprend quelque peu ici dans la mesure où elle semble secondaire par rapport
au sujet principal du roman, même si dans un chapitre contre les préjugés et un
roman sur le progrès, la monarchie peut bien apparaître comme une vieille
superstition.
Ce brouillage du
savoir sur le personnage a pour corrollaire le flou donné aux repères
socio-culturels qui permettraient de le situer dans une catégorie. L’esthétique
“réaliste”, selon les analyses de Philippe Hamon, présente le réel comme “espace articulé, découpé, grillé” et à ce
titre l’on peut parler de “compartimentation” et de “territorialisation” du
personnage, doté d’un milieu, d’une généalogie, d’une profession
[41]
. Or le personnage hugolien semble échapper à toute
classification pour se définir sans cesse, à l’image de “Quasi-modo”, comme
l’éternel entre-deux, l’intermédiaire par excellence. Gilliatt est à la fois
matelot et ouvrier, terre et mer, travailleur et rentier; Lethierry, comme Gilliatt,
était autrefois homme de la terre et de la mer. Armateur désormais, il exerce
une activité financière et bourgeoise, mais se plaît, à ses heures de loisir, à
tricoter une paire de bas... Dotés d’une “omnifaculté”
[42]
, tous les personnages ont pratiqué plusieurs
métiers, jusqu’aux personnages secondaires comme Peaurouge, le vendeur du
révolver, qui a bourlingué lui aussi et peut répondre à l’armurier: “je suis de
tous les métiers”
[43]
. L’appartenance territoriale et nationale revêt la
même ambiguïté car, même si tous les personnages des Travailleurs de la Mer sont des autochtones, ce sont des marginaux
dans la société guernesiaise. Gilliatt en est l’exemple le plus net, lui dont
l’origine nationale est étrangère (française) et qui habite le Bû de la Rue, un
lieu isolé à Saint-Sampson. Chez Zola, les personnages se partagent en deux
catégories distinctes, les inclus et les exclus: le roman s’ouvre souvent sur
l’arrivée d’un personnage étranger au milieu (dans Germinal, Le Ventre de Paris, Le Bonheur des dames, La
Terre) mais Etienne, Florent, Denise ou Jean arrivent à l’âge adulte et
s’intègrent dans leur nouveau milieu. Gwynplaine, lui, est à la fois un exclu de la société
guernesiaise et un inclus, puisqu’élevé dans l’île, il ne connaît pas autre
chose du monde. Lethierry, par ses voyages et ses opinions, s’est attiré la
méfiance de ses compatriotes et “quoique Guernesiais et d’assez pur sang, on
l’appell(e) dans l’île “le Français” à cause de son esprit improper”
[44]
. Le paradoxe des Travailleurs
de la Mer est que le seul
personnage principal véritablement intégré à cette société, Clubin, exècre
cette étouffante responsabilité et aspire à quitter l’île. Le personnage ne
possède pas non plus d’assises familiales traditionnelles. Les Travailleurs de la Mer ne font aucune mention des générations
antérieures. Le lecteur sait seulement que Lethierry avait un frère et Clubin
une épouse. Ebenezer a un oncle, dont la fonction cependant n’est pas de
l’insérer dans une lignée psychologique et psychique, mais d’être une promesse
d’héritage. Les zones d’ombre sont nombreuses sur l’état civil des personnages.
Comment et pourquoi la “mère” de Gilliatt s’est-elle réfugiée dans les îles
anglo-normandes? La femme de Guernesey est-elle d’ailleurs la mère de Gilliatt?
Car lui-même “n’avait jamais su au juste ce que lui était la vieille femme qui
était morte.”
[45]
Qui était son père? Comment le frère de Lethierry
est-il mort? Toutes ces questions ne déboucheront jamais sur une quête des
origines. Les rapports amoureux, maritaux ou sexuels, sont également frappés du
sceau de l’anormalité. La seule relation amoureuse accomplie des Travailleurs de la Mer, celle d’Ebenezer
et Déruchette, est platonique. Clubin semble assexué, pris dans une relation
narcissique avec lui-même. Il est pourtant “veuvier”, mais le lecteur ne saura
jamais rien de sa défunte femme, pas même un prénom. Lethierry, en Pygmalion des
Temps Modernes, n’a pas non plus de femme dans sa vie, et reporte sa passion
sur sa machine. Gilliatt est vierge (comme Jean Valjean, Marius,
Gwynplaine...), et son amour pour Déruchette demeure inexprimé. Culturellement
enfin, les personnages sont intermédiaires entre le savoir et l’ignorance:
Lethierry , le farouche marin, parle plusieurs langues, Gilliatt sait lire, Rantaine possède même
une certaine culture. Et cependant ils seront plutôt valorisés pour leur ruse diabolique ou leur intelligence
pratique. Impossible territorialisation du personnage. Brouillage des repères
socio-culturels. Impossibilité d’une lecture onomastique traditionnelle. Les
personnages n’ont pas de prénom (Clubin, Lethierry); Gilliatt se voit doté d’un
nom qui n’est peut-être que la déformation guernesiaise d’un prénom de femme,
mais qui n’en demeure pas moins le nom d’une autre (“La Gilliatt”); Déruchette n’existe qu’en référence à la machine à
vapeur, Durande.
L’échec partiel que
l’on rencontre à vouloir situer le personnage des Travailleurs de la Mer dans une logique réaliste témoigne en
profondeur d’une opposition esthétique et philosophique. Balzac en 1842, dans
son Avant-propos à La Comédie Humaine,
Zola en 1879 dans Le Roman expérimental,
se réclament des découvertes de la science, de Cuvier et de
GeoffroySaint-Hilaire pour l’un, de Claude Bernard pour l’autre. Le roman,
conçu comme compréhension des modes d’existence du vivant, se doit de mettre en
évidence un faisceau de relations biologiques, sociales et culturelles, de
montrer le lien qui unit l’homme à la matière, que ce soit sur le mode
énergétique balzacien ou en insistant sur l’hérédité comme Zola. Le roman insère les phénomènes dans une causalité et
tend vers une lisibilité maximale. La logique romanesque balzacienne est
généralement linéaire et frontale, tendant à préparer la crise finale par une
lente mise en place des déterminismes. Hugo pratique au contraire une logique
de l’arabesque, préférant disperser l’information et le descriptif, diffracter
la présentation du personnage en plusieurs lieux du texte, faire éclater le
continuum typographique en parties, livres et chapitres, où le titre, loin de
faciliter le repérage du lecteur, vient ajouter une dimension nouvelle,
proposer une lecture autre. Le texte balzacien comme le texte zolien tendent à
se présenter d’une seule coulée, comme pour mieux souligner la continuité d’une
évolution et l’enchaînement des causes et des effets. Dressant un inventaire du
réel dans sa diversité, le romancier “réaliste” relève et consigne. Hugo refuse
la possibilité même du dénombrement: le chapitre consacré aux vents “Turba,
turma” l’exprime symboliquement. “Le vent, classé par directions, c’est
l’incalculable; classé par espèces, c’est l’infini.”
[46]
Le romancier réaliste se veut historien archéologue,
recueillant les traces du passé et du présent afin de les transmettre à la
postérité. S’il note que ce qui existait autrefois a disparu aujourd’hui, il le
justifie par un souci d’exactuiude et d’observation, comme Balzac lorsqu’il
décrit la maison des Lecamus au début du Martyr
calviniste: “Aussi ces observations tendent-elles moins à regretter ces
fragments de la vieille cité qu’à consacrer leur peinture par les dernières
preuves vivantes, près de tomber en poussière, et à faire absoudre des
descriptions précieuses pour un avenir qui talonne le siècle actuel.”
[47]
Hugo souligne beaucoup plus systématiquement combien
toute chose est appelée à disparaître, et radicalise le principe de
disparition, l’appliquant aux décors de ses romans (Le Bû de la Rue, la
Jacressarde, ont aujourd’hui disparu, précise le narrateur), mais aussi à ses
personnages: ce n’est pas seulement Gilliatt qui disparaît à la fin du roman,
mais aussi le Cashmere, avec à son
bord Ebenezer et Déruchette, s’éloignant à l’horizon. Le lecteur ne quitte pas
le point de vue de la chaise Gild-Holm-Ur). Hugo se plaît à souligner ces
éradications non pas tant pour consigner un fait avéré que pour désigner là ce
qu’il constate comme un principe de la vie et une loi cosmique, à l’image des
forces naturelles qui dans le roman et dans L’Archipel
de la Manche indéfiniment détruisent pour reconstruire. Plus largement,
alors que le roman réaliste s’interroge sur ce que Zola nomme à la suite de
Claude Bernard, les “causes prochaines”, c’est-à-dire une causalité première et
horizontale, “la condition physique et matérielle de l’existence ou de la
manifestation des phénomènes”
[48]
, Hugo déplace la question vers les causes finales.
Ce ne sont pas les déterminismes qui l’intéressent, mais “l’ananké” et le choix
du terme grec est en soi une position de principes. Dans Les Travailleurs, la mer, lieu du mouvement et de l’interrogation
métaphysique, a valeur de personnage. “On cherche des buts. L’espace toujours
en mouvement, l’eau infatigable, les nuages qu’on dirait affairés, le vaste effort obscur, toute cette convulsion
est un problème.”
[49]
L’ananké est une fatalité dont l’homme saisit les
rouages, non la direction. “On se voit dans l’engrenage, on est partie
intégrante d’un Tout ignoré.”
[50]
Si la Totalité est perdue, le statut du vrai ne peut
être que problématique, car forcément lié à l’intuitif. Mais comment
communiquer ce qui est de l’ordre de l’intuitif? Pour Zola,la langue est
nomenclature. Chez Hugo “les mots ont plus de contour que les idées.” A tout ce
que le roman au dix-neuvième siècle peut avoir d’expérimental, Hugo oppose une
pratique du “pré-scientifique”, du “primitif” et ne cesse de souligner
l’intuition du vrai que possède l’ignorant. Dès lors l’écart est radical entre
la démarche épistémologique hugolienne et celle du “réalisme”. Balzac fait de
la science le fondement d’une philosophie, d’une métaphysique et d’une pratique
littéraire; Zola va plus loin encore, la place au-dessus des spéculations
métaphysiques et condamne les “romanciers idéalistes” qui “sortent de
l’observation et de l’expérience pour baser leurs oeuvres sur le surnaturel et
l’irrationnel, qui admettent en un mot des forces mystérieuses en dehors du
déterminisme des phénomènes.” Car le roman rejoint la science expérimentale qui
“ne doit pas s’inquiéter davantage du pourquoi des choses; mais explique(r) le comment,
pas davantage.”
[51]
Hugo ne semble-t-il pas correspondre à cette
définition de l’écrivain idéaliste? Zola rejette les “idéalistes” du côté de la
poésie; l’auteur du livre sur Le roman de
1610 jusqu’à nos jours possède explicitement une même conception positive
du romanesque comme observation et empirisme et classe lui aussi Hugo du côté
des poètes. Mais Hugo ne pèche pas par ignorance ou défaut, parce qu’il
appartient à la première moitié du siècle, contrairement à ce que le critique
suggère. Le roman hugolien peut être lu comme une mise en cause de l’observation
et de l’empirisme, un refus conscient des valeurs réalistes: “L’illimité se
refuse et s’offre à la fois, fermé à l’expérimentation, ouvert à la
conjecture.”
[52]
Ainsi la science achoppe-t-elle à rendre compte
pleinement du monstre qu’est la pieuvre:
Elle “dissèque (ces étranges animaux),
les classe, les catalogue (...).Cela fait, elle les laisse là. Où la science
les lache, la philosophie les reprend.
La philosophie à son tour étudie ces
êtres. Elle va moins loin et plus loin que la science. Elle ne les dissèque
pas, elle les médite. Où le scalpel a travaillé, elle plonge l’hypothèse. Elle
cherche la cause finale.”
[53]
Hugo renverse ainsi la hiérarchie scientiste pour
placer la philosophie et le roman au-dessus de la science. Autre est en
conséquence le personnage qu’il proposera à son lecteur.
Le personnage romanesque au
dix-neuvième siècle doit être à la fois exemplaire et vivant, et se conçoit par
rapport à une esthétique qui unit étroitement dans le terme de mimesis représentativité et
représentation. Il poursuit en cela le modèle psychologique et personnaliste
instauré par le dix-septième siècle. Ainsi Le
Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse lit Les Travailleurs de la Mer à la lumière d’une esthétique fondée sur
la vraisemblance, recréation idéale de la réalité. Le mérite de Lethierry sera
de “sembler vrai” et “pris sur la nature”; la description de la pieuvre
“quoiqu’empreinte d’exagération (...) atteint les dernières limites du
réalisme”. Une telle lecture cependant ne peut être que partielle et conduit à
des trahisons du texte au nom du respect de la psychologie attendue (il est
ainsi affirmé que Lethierry aime plus Déruchette que Durande, tandis que le
roman suggèrerait justement l’inverse si tant est qu’il faille distinguer la
jeune fille de la machine...), ou tend à rétablir une cohérence que le roman ne
donne pas:Déruchette écrivant sur la neige voit attribuer à son geste une
motivation psychologique; elle agit “par caprice d’enfant”, tout comme le
suicide de Gilliatt perd toute dimension cosmique et se trouve ramené à l’échelle humaine: Gilliatt se suicide pour
n’être pas témoin du bonheur du jeune couple, et l’article de condamner ce
geste comme “une faiblesse vulgaire mal déguisée par le pittoresque des
accessoires et l’immensité du théâtre.” Une semblable position idéologique se
retrouve dans l’ouvrage de 1892 précédemment cité, qui reproche à Hugo “son
génie (...) trop robuste pour se plaire aux subtiles finesses de la
psychologie. En d’autres termes, ce qui a fait le plus défaut à ce prodigieux
esprit, c’est le romanesque, c’est-à-dire le don de créer des caractères et des
événements à la fois imaginaires et vraisemblables, qui donnent l’agréable
illusion de la vie humaine.”
[54]
Car le point d’achoppement se trouve bien là. Il
s’agit de concilier par la création romanesque deux entités apparemment
opposées: la vie et l’intelligibilité. Le personnage réaliste repose à la base
sur une confusion profonde entre la vie et la littérature, tendant à gommer le
plus possible la notion de littérarité. Un personnage n’est réussi qu’autant
qu’on oublie qu’il est personnage. Le romancier revit alors le mythe de
Pygmalion et de Galatée, ou si l’on se réfère au christianisme, possède cette
faculté du Dieu créateur de créer avec du papier et de l’encre des êtres de
chair et de sang. Nombreuses seront ainsi les métaphores de la littérature
comme procréation, chez Balzac mais tout particulièrement chez Zola, qui,
cherchant un titre pour son roman sur la création avait aligné en colonne des
suggestions comme “faire un enfant; faire un monde, faire de la vie; création;
créer, procréer; engrosser la matière; enfantement; accouchement...”
[55]
Cette conception perdure encore, qui conduit le
romancier, Mauriac par exemple, à parler de l’autonomie de ses personnages.
L’idée que Hugo se fait du romancier créateur semble beaucoup plus abstraite.
Le Dieu de Hugo, avant de créer la matière, émet des “idées”. Le créateur,
moins que le procréateur, est l’auteur, l’origine spirituelle et
conceptuelle. Victor Hugo écrivait à Frédéric Morin le 21 juin 1862, à propos
des Misérables:
“Ce livre a été composé du dedans au dehors. L’idée
engendrant les personnages, les personnages produisant le drame, c’est là en
effet la loi de l’art, et en mettant comme générateur, à la place de l’idée,
l’idéal, c’est-à-dire Dieu, on reconnaît que c’est la formation même de la
nature.”
[56]
Le personnage romanesque du
dix-neuvième siècle se définit plus particulièrement comme un type, tentative
de conciliation de l’individu et du sens, classification justifiée par
l’ambition d’universalité et de connaissance de la littérature, avec cette idée qu’un personnage n’est vivant que
s’il est, non pas seulement connaissable, mais reconnaissable par tout un
chacun. La vie s’appuie sur l’intelligibilité, l’individu sur l’universalité.
Le romancier, fût-il populaire, se rattache explicitement à une telle
conception. Dans Le Juif Errant,
Eugène Sue consacre ainsi deux pages à clarifier son système des personnages en
rattachant chaque membre de la famille Rennepont à un type défini.
L’élucidation est prise en charge, non par le narrateur, mais par un
personnage, le jésuite Rodin. Le type ne se donne pas comme construction
artificielle et point de vue du narrateur sur ses personnages, mais comme
exemplarité d’un individu vue par un autre individu. Le maréchal Simon incarne
ainsi “l’homme du peuple fait duc sans en être plus vain, ce qui assure son
influence sur les masses, car l’esprit militaire et le bonapartisme
représentent encore aux yeux du peuple, la tradition d’honneur et de gloire
nationale”, tout comme François Hardy est “le bourgeois libéral indépendant
éclairé, type du grand manufacturier amoureux du progrès et du bien des
artisans.”
[57]
Or ces types se construisent en référence à des
critères sociologiques et historiques, et c’est au nom de ce critère qu’en
1892, Paul Morillot ne voit dans toute la production romanesque de Hugo qu’un
seul roman authentique, Quatrevingt-treize,
parce que, dit-il, “on y trouve au moins trois caractères fortement dessinés:
Gauvain, le gentilhomme démocrate, Cimourdain, le prêtre défroqué devenu
farouche jacobin: à eux trois ils forment les trois couleurs du drapeau, le
bleu, le blanc et le rouge. Tous trois sont également sincères et dévoués à
leur cause: Gauvain pourtant domine les deux autres par la hauteur de son
sacrifice.”
[58]
Mais si Lethierry et Clubin dans son désir effréné
de promotion pourraient figurer
l’ascension sociale de l’homme du peuple, de quel type social du dix-neuvième
pourrait-on rapprocher Gilliatt, Déruchette, Ebenezer? Rien n’est moins sûr en
outre qu’une telle lecture ne réduise considérablement la portée de la création
hugolienne. Ce que Hugo place sous ce mot “type”, qu’il emploie lui aussi,
échappe à une typologie réaliste, en étant beaucoup plus vague et atemporel. Le
portefeuille romanesque signale cette curieuse notation: “L’homme qui vit seul.
Type.”
[59]
Le terme apparaît également dans William Shakespeare, dans le chapitre II
du livre II. En apparence, les positions de Hugo sont proches de son siècle: le
romancier en créant des types réitère la création divine, ce faisant, il ne
reproduit pas un homme particulier mais rassemble les traits caractéristiques
de plusieurs; enfin, il ne crée pas des abstractions mais donne la vie.
Cependant les propos de Hugo sont nouveaux en ce que le type est défini comme
puissance de condensation et de concentration, non pas comme chez Balzac en un
va-et-vient entre individualité et typologie, essence et existence, tel que les
chiasmes de la célèbre lettre à Madame Hanska du 26 Octobre 1834 l’expriment:”
Ainsi partout j’aurai donné la vie: au type en l’individualisant, à l’individu
en le typisant. J’aurai donné de la pensée au fragment, j’aurai donné à la
pensée la vie de l’individu.” En outre Hugo déréalise le type en lui donnant comme
synonymes les mots de “fantôme” ou de “spectre”. Ajoutons à cela que la “vie”
du type repose non sur des critères socio-historiques, à l’image de la France
révolutionnée de Balzac ou du Second Empire de Zola, mais sur une capacité à
éprouver et à susciter une émotion:
“Une leçon qui est un homme, un mythe à face humaine
tellement plastique qu’il vous regarde et que son regard est dans un miroir,
une parabole qui vous donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare,
une idée qui est nerf, muscle et chair, et qui a un coeur pour aimer, des
entrailles pour souffrir et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou
rire, une conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne,
saigne du vrai sang, voilà le type.”
[60]
Enfin, non seulement les familles distinguées par
Hugo, les “tueurs”, les “lutteurs”, les “rêveurs”, renvoient à des attitudes
immémoriales de l’homme face à son humaine condition, tentant de se définir par
rapport à ce qui le dépasse, mais tous les types se rattachent à une source
commune, celle du “prototype” créé par Dieu, Adam, figure mythique et
anhistorique de l’humanité.
La distinction est importante, car elle met en cause l’identité
même du personnage hugolien. Le personnage “réaliste” est doté d’une identité,
conçue comme une spécificité et une unicité: l’usurier Gobseck ne se confond
pas avec le père Grandet, même si tous deux partagent la même passion de l’or.
Marguerite Claës, figure idéale du dévouement féminin, ne s’identifie pas à
Eugénie Grandet, tout aussi admirable en dévouement. Or il semble au contraire
que le roman hugolien tende à gommer la spécificité de ses personnages en les
rapprochant sans cesse les uns des autres par des correspondances troublantes,
faisant ainsi du système des personnages un étrange jeu de reflets et de glaces
déformantes. Clubin est à la fois l’alter ego de Lethierry et de Gilliatt,
puisqu’il subit les mêmes épreuves et possède les mêmes compétences, et le
double de Rantaine dans son désir d’affirmer son moi par la négation de l’autre,
mais pris ensemble, ces quatre personnages forment la série commune des
“travailleurs de la mer”, hardis et audacieux marins. Mais Gilliatt est aussi
le double d’Ebenezer dont il prend la place dans la chaise Gild-Holm-Ur.
Durande et Déruchette renvoient sans cesse l’une à l’autre; Ebenezer arrive à
Guernesey le jour même de la perte de la Durande; Gilliatt sauve Durande pour
obtenir Déruchette; Lethierry retrouve sa machine le soir même où Ebenezer ose
une déclaration à sa nièce. Ebenezer et Déruchette, par les descriptions que
Hugo en donne sont deux figures gémellaires et complémentaires. Le jeu de
reflets ne s’arrête pas aux personnages humains, puisque la pieuvre renvoie à
Clubin, et Clubin à la pieuvre comme deux visages de l’hypocrite, puisque la
nature elle-même, vent, mer et rochers, est personnifiée tandis que le
personnage humain se fige en minéral (immobilité de la statue), se dissout dans
les éléments (la tempête, la mer, l’horizon), ou se modèle comme un paysage (le
visage de Gilliatt ou de Lethierry).
L’on pourrait être tenté, peut-être
surtout à cause des propos réitérés de Hugo quant au rôle fondateur de l’”idée”
ou de “l’idéal” dans la création artistique, de parler de personnages
allégoriques. Une telle lecture nous semble cependant poser un certain nombre
de problèmes, à cause du devenir de l’allégorie au dix-neuvième siècle. En
effet le terme même prend place dans le cadre d’une rhétorique classique,
s’applique en général à de brefs passages, et dans l’ancienne hiérarchie des
tons du discours, appartient au sublime.Or la crise romantique, dès la fin du
dix-huitième siècle en Allemagne, a donné lieu à d’importants débats sur la
définition de l’allégorie et sa caducité par rapport à la forme “moderne” du
symbole
[61]
. En outre, ne faut-il pas dans la mesure où nous
parlons de roman, et où le roman se définit par rapport à un désir de
retranscription du réel, réactualiser le sens du mot? Dans son Manuel classique
pour l’étude des tropes, Pierre Fontanier puise tous ses exemples en poésie
exclusivement. Certes, le terme existe toujours, et Balzac l’emploie lorsqu’il
parle de La Peau de Chagrin, mais
Raphaël de Valentin est-il une allégorie au même titre que la mère affligée
d’Agrippa d’Aubigné? La pratique de l’allégorie se fonde sur une esthétique
a-réaliste qui ne permet pas une lecture en terme de représentation et cherche
d’emblée à signifier. Cette insistance dans le roman dix-neuvième sur un
personnage à la fois personne dotée de pensées et de sentiments, et
personnalité construite par son milieu et son histoire renvoie, plus qu’à un
jeu traditionnel entre sens littéral, et sens allégorique, à une distinction de
trois niveaux, le littéral, l’allégorique, mais aussi le référentiel. Chez
Balzac, le terme de “type” et plus précisément de “type individualisé” pour
marquer la prédominance du philosophique, nous semble mieux rendre ce choc du
réel et du sens. Nous pouvons donc en conclure que le “type” est au roman du
dix-neuvième ce que l’allégorie était autrefois à la poésie, et substituer à la
bipartition de l’allégorie un système de signification à trois niveaux. Nous
avons soulevé, à propos des Travailleurs
de la Mer, combien certains éléments référentiels, comme le corps des
personnages, sont présents (en cela de toute façon nous ne pouvons faire de la
pratique hugolienne un retour à une conception allégorique au sens classique du
terme) mais détournés de cette fonction au profit d’une herméneutique
abstraite, d’une interrogation sur les conditions de retranscription du réel.
Seulement un sens allégorique est-il aisément lisible? Il n’est pas sûr que la
facilité avec laquelle le narrateur ou le personnage hugolien lui-même se
définit comme une entité abstraite, clarifie et précise l’interprétation. “Moi,
je m’appelle Restitution”
[62]
, dit Clubin à Rantaine, sans savoir combien malgré
lui il aura raison. “Il était le mal et s’était accouplé à la probité”, précise
le chapitre I,VI,6, “Un intérieur d’abîme, éclairé”. Clubin pourrait ainsi être
lu comme une figure du mal sur la terre, qui est à lui-même son propre
châtiment, comme une variante métaphysique de l’hypocrite, puisqu’aucune
justification psychologique ni sociale n’est donnée et que le débat est déplacé
au niveau ontologique et cosmique. Seulement une telle lecture, pratiquée
exclusivement, ne semble pouvoir rendre compte du lexique de l’abîme tant
utilisé par Hugo pour interroger, à propos de son personnage, pour répéter les
expériences de béance du sens et rapprocher ainsi Clubin des autres personnages
à travers des moments et des traits communs. Gilliatt est “cyclope, maître de
l’air, de l’eau et du feu”, présenté comme “une espèce de Job de l’Océan”,
“Job-Prométhée”, “le misérable sans le savoir”, “le Trenck d’une épave et le
Latude d’une machine”, le “foudroyé” le “gladiateur dans le cirque”, le
“martyr”, pour Déruchette, le “monstre”, “la catastrophe d’hier, le salut
d’aujourd’hui”
[63]
. Incarne-t-il les forces du progrès contre
l’obscurantisme et la superstition? Mais ses moyens d’action sont archaïques et
il agit pour une femme, non pour une idée. Est-il une image du peuple
travailleur luttant pour s’affirmer? Mais Gilliatt est rentier et rejeté par la
population de l’île. Est-il figure de l’humanité luttant contre l’ananké des choses comme le présente la
Préface et succombant à l’ananké du
coeur humain? Mais alors, il est aussi la figure du poète, et plus largement du
génie défini dans William Shakespeare.
Soulignons en outre qu’au lieu de procéder comme dans l’allégorie par divisions
et subdivisions d’un thème (X est divisible en a, b, c,.... et chaque élément
se rapporte au tout. L’Eglise catholique dans la célèbre allégorie du livre des Misères,
est l’aîné le plus fort, le plus orgueilleux, “voleur acharné”, “Esaü
malheureux”....), Hugo procède par équivalences (X équivaut à Y,Z...) La logique
du personnage hugolien est synthétique, plus qu’une définition, “assertion dans
laquelle le thème est explicité par une périphrase”, elle donne au personnage
des “Egaux” en procédant par la figure stylistique de l’identification, en
n’hésitant jamais à accumuler les termes. Plus vague qu’une allégorie, car plus
inseccable, le personnage hugolien nous semble être un miroir, une surface de
réflexion. Ainsi le descriptif et le narratif sont-ils bien présents, mais pour
suggérer et dépasser leurs limites, ainsi le “caractère” de Gilliatt, dans une
lecture psychologique classique renvoie à un être frustre, simple, ignorant.
Cette simplicité du personnage central est indispensable car il est avant tout
réceptivité aux appels de l’inconnu et du mystère, à l’étrangeté d’un univers
n’offrant pas aux hommes de justification immédiate. Il est à la fois animus, force virile et puissance
d’action dans le monde réel, homme de la technique, c’est-à-dire de la maîtrise
et de l’utilisation des déterminismes, et anima,
principe d’interrogation spirituelle du monde:
“Gilliatt songeait, frémissant.
Mais il ne se déconcertait point. Pas de déroute
possible pour cette âme.”
[64]
Le personnage hugolien
est “personne “ au sens le plus vide du
terme, tout proche de la négation et du néant, et au sens le plus plein du
terme, comme représentant de l’humanité doué d’une capacité d’émotion, et de
rêve, ce mixte d’émotion et de réflexion, terme-clé de la pensée hugolienne.
D’où l’importance que revêt dans le roman l’emploi constant du pronom “on”,
justement à la fois personnel et indéfini, susceptible de renvoyer à toutes les
personnes que distingue la grammaire. “On” apparaît fréquemment quand il s’agit
pour le narrateur de communiquer
l’expérience intérieure de son personnage, là où le lecteur aurait attendu une
vue “par derrière” (un narrateur omniscient) ou une vue “avec” (restriction du
champ au personnage), dans le cadre d’un “agrandissement du point de vue” pour
reprendre une expression de Hugo dans la préface de William Shakespeare. Plus qu’un appel à une compréhension du
lecteur, plus que le rappel d’une expérience intime et personnelle vécue par
l’auteur, la narration tente d’établir un socle nouveau pour une appréhension
différente de l’homme. C’est le cas du chapitre “Sub Umbra” où le texte central
joue à la fois sur l’emploi du pronom “on” et de phrases nominales, dont une
des caractéristiques est justement de gommer les repères habituels de personne
et de temps: “Rien au-delà. On se sent pris. On est à la discrétion de cette
ombre. Pas d’évasion possible.”
[65]
L’individualité s’efface, devant la perception
intuitive d’une universalité humaine définie non dans l’abstraction, mais dans
l’émotion. Mess Lethierry effondré par la nouvelle du naufrage,
“n’avait plus que la quantité de vie que l’on peut
avoir après le coup de foudre.
Il y a de certaines
arrivées au fond de l’abîme qui vous retirent du milieu des vivants. Les gens
qui vont et viennent dans votre chambre sont confus et indistincts(...). Le
bonheur et le désespoir ne sont pas les mêmes milieux respirables; désespéré,
on assiste à la vie des autres, de très loin; on ignore presque leur présence
(...) on n’est plus pour soi-même qu’un songe.
Mess Lethierry avait
le regard de cette situation-là.”
[66]
Ce passage remarquable
de la troisième personne au “vous” puis au “on”, avant de revenir au
personnage, définit une position nouvelle du lecteur et de l’auteur. Le
personnage hugolien, du moins les personnages principaux, se définissent comme
la rencontre d’une idée, d’une réalité, d’un fait (le deuil et la perte, l’ananké des choses et du coeur), et d’une
conscience entendue comme pouvoir d’émotion et d’interrogation, lieu où
l’universel s’exprime par le singulier. Le roman pour Hugo semble ainsi tendre
vers la création d’un même type, la réunification d’un unique personnage, vers
l’accomplissement idéal d’une fusion entre le personnage de fiction, le lecteur
et le narrateur, dans la médiation du “on”, forme vide, en quelque sorte proche
du “je universel abstrait “ de Kant. Lorsque Hugo rêve à l’étymologie du pronom
“on”, il l’imagine à la fois comme figure de la totalité et de l’unité: “Quand,
je dis On, je désigne Tous, la foule. On, c’est Omnes”, affirme-t-il dans Philosophie.
[67]
“On ne
vient pas de homs (hommes) comme croient quelques
lexicographes. Il a une bien autre portée métaphysique:Il vient de Unus. L’unité. Tout. C’est là On.”, écrit-il dans ses notes de travail
sur William Shakespeare.
[68]
Le type hugolien est expansion, dilatation vécue sur
le mode de la déchirure. Il tend à se manifester plus particulièrement dans ces
moments atypiques de la narration, entre la digression généralisante et le
discours intérieur, inventant par là un sujet connaissant radicalement
différent du sujet connaissant “réaliste”, qui suppose une séparation nette
entre le sujet et l’objet. Ce sujet connaissant semble proche du sujet de
l’idéalisme transcendantal kantien, mixte de réceptivité et d’activité,
recueillant les sensations à travers les formes de l’espace et du temps,
cherchant la synthèse. De même que Kant affirme l’impossibilité pour l’homme de
concevoir le temps sans le spatialiser, le réflexif est conçu chez Hugo comme
un espace intérieur, comme un “grand espace indistinct” qui vient s’opposer au
lieu fixe, comme à l’étendue, mesurable. Parallèlement à la philosophie
kantienne, la fiction hugolienne ne cesse d’affirmer combien le pensable
déborde le connaissable. “Partout l’incompréhensible; nulle part
l’inintelligible”. Et l’on peut poursuivre ces points de contact-donnés ici
comme hypothèses à confirmer ou infirmer ultérieurement-, en relevant combien
le sujet hugolien, s’il n’est pas “psychologique”, est “moral”, en tant que la
morale est une loi, visant une pratique et une action dans le monde, et se
trouve liée à une métaphysique. Figure peut-être de l’impératif catégorique
kantien, le personnage central chez Hugo, homme pris dans les rouages de la
finitude, prouve sa liberté en acceptant ce qui ressemble à un devoir. Parce
que Gilliatt, comme Gwynplaine, Gauvain ou Cimourdain, doit mourir pour que
quelque chose vive, il affirme en quelque sorte dans sa mort sa liberté. Il
“adhèr(e) à l’infini”, ne se perd pas mais se trouve, ou peut-être de façon
plus ambiguë se re-trouve au sein de l’immanence...
Une
telle lecture du personnage en prenant appui sur le texte des Travailleurs de la Mer ne prétend pas
faire exclusivement du roman hugolien une mise en débat de catégories
métaphysiques. Peut-être Les Travailleurs sont-ils le roman le plus métaphysique de Victor Hugo, en ce sens que la portée
sociale et politique y serait plus indirecte que dans les autres romans. Nous
avons passé sous silence ce qui est de l’ordre du politique et du social pour
tenter de qualifier un type de construction du personnage. Plus que
d’expliquer, le personnage chez Hugo semble avoir pour fonction d’impliquer et
de compliquer, et c’est dans ce cadre que se construisent sa philosophie et sa
réflexion. Le roman “réaliste” clôt l’histoire de ses personnages sur un
épilogue, la parole d’un personnage au style direct, plus rarement un
commentaire de l’auteur; il s’agit de dresser une bilan, de marquer la
continuité de la vie lorsque le récit se clôt et que le livre se referme.
Rastignac ira dîner chez madame de Nucingen; Etienne Lantier quitte Montsou,
mais emmène avec lui la promesse d’une germination pour les générations
futures. Si l’on excepte les premiers romans, les romans hugoliens se terminent
par l’effacement des personnages. Le texte se résorbe non pas dans un discours,
mais dans une image finale, renvoi à l’opacité dernière du monde, à
l’interrogation d’une fiction qui fait signe. Le squelette de Quasimodo tombe en poussière; la pierre tombale de Jean
Valjean dévoile un texte à moitié effacé par le temps; “il n’ y (a) plus rien
que la mer”; Homo hurle à la mort; deux âmes, ombre et lumière, s’envolent...
[1]
Paul Morillot, Le roman en France de 1610 à nos jours, Paris, Charpentier, 1892. p.V.
[2]
Balzac, La
Recherche de l’Absolu, Paris, Gallimard, 19 , “Folio”. p.42 et 43.
[3]
Balzac, Avant-propos
à La Comédie Humaine.
[4]
Les
Travailleurs de la Mer , Paris,
Robert Laffont, 1985, “Bouquins”, Oeuvres
complètes, Roman III. I,I,6. p.63.
[5]
I,III,1. p.78.
[6]
I,IV,6. p.108.
[7]
L’expression est de Jean Ricardou dans Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1973,
“Ecrivains de toujours”.
[8]
I,I,6. p.63.
[9]
I,II,4. p.75.
[10]
I,III,1. p.78.
[11]
I,III,3. p.81.
[12]
II,II,8. p.244.
[13]
III,I,2. p.310.
[14]
I,V,6. p.134.
[15]
I,II,IV. p.75.
[16]
I,III,I. p.78.
[17]
I,IV,7. p.109.
[18]
I,I,6. p.63.
[19]
I,I,6. p.63.
[20]
I,III,3. p.82.
[21]
I,IV,7. p.110.
[22]
I,III,1. p.78.
[23]
I,I,6. p.63. I,II,4.p.75.
I,V,1. p.111.
[24]
I,III,3. p.82.
[25]
I,III,1. p.77.
[26]
II,IV,2.
[27]
I,II,IV. p.75.
[28]
Oeuvres complètes, Massin, Club Français du Livre,
1967,tome 17, p.478 à 489.
[30]
I,IV,7. p.110.
[31]
I,VI,6. p.173.
[32]
III,I,1. p.300.
[33]
I,IV,1.
[34]
Une structure analogue est présente dans le chapitre
I,I,7 “A maison visionnée, habitant visionnaire”.
[35]
II,II,5. p.240.
[36]
I,V,2;p.115.
[37]
I,I,4. p.53. I,I,IV.
p.58. I,I,5. p.62.
[38]
I,III,10. p.93.
[39]
I,I,4. p.59.
[40]
I,I,4. p.58.
[41]
Philippe Hamon, Le
personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Emile
Zola, Paris, Droz, 1983.
[42]
L’expression est tirée des textes réunis sous le
titre Proses philosophiques des années
60-65, in Oeuvres complètes,
Paris, Robert Laffont, 1985, “Bouquins”, tome Critique.
[43]
I,V,7. p.138.
[44]
I,III,12. p.97.
[45]
I,IV,1. p.101.
[46]
II,III,4. p.258.
[47]
Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1980, “Pléiade”,
tome X, p.209.
[48]
Emile Zola, Le Roman expérimental, Paris, Fasquelle
1898,p.3.
[49]
II,I,10.p.217.
[50]
II,II,5. p.240.
[51]
Op. cit. p24 et p.3-4.
[52]
II,II,5. p.237.
[53] II,IV,2. p.281-2.
[54]
Paul Morillot, op.
cit. p.
[55]
Emile Zola, L’Oeuvre,
Paris, Garnier-Flammarion, 1974, p.425.
[56]
Oeuvres complètes, Massin, Club Français du livre,
1969. Tome 12. Dossier biographique p.1179-80.
[57]
Eugène Sue, LeJuif
Errant, Paris, Robert Laffont, 199 , “Bouquins”. p.531.
[58]
Op. cit. p.
[59]
Oeuvres
complètes, Massin, tome 10, p.1156.
[60]
Oeuvres
complètes, “Bouquins”, tome
critique, p.356.
[61]
voir Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977. “La crise romantique”, p.
179 à 260.
[62]
I,V,8. p.144.
[63]
II,I,1O. p.216. II,II,4.
p.236. II,II,6. p.241. II,IV,6. p.295. III,III,4. p.336.
[64]
II,III,6. p.270.
[65]
II,II,5.p.240.
[66]
I,VII,1. p.178.
[67]
“Bouquins”, tome Critique p. 505.
[68]
Massin, tome 12.
p.355.