Claude Millet : Charles Renouvier lecteur de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 14 décembre 1991
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Cette communication n'est qu'un aperçu des travaux de Charles Renouvier sur Victor Hugo. Il faudrait, pour qu'elle soit davantage que cela, connaître mieux l'œuvre philosophique de Renouvier (je n'ai lu pour ma part que Les Dilemmes de la métaphysique pure1, et rassembler tous les articles sur Victor Hugo que Renouvier a publiés dans La Critique philosophique. J'ai réalisé cette étude à partir de la lecture de trois textes de Renouvier : son article sur "la Nouvelle Série de La Légende des siècles"2, Victor Hugo le poète3 et Victor Hugo le philosophe4.

 

1. Petite biographie de Renouvier5

Charles Renouvier est né en 1815; il est mort en 1903. Son père a été député de l'Héraut. Son frère, Jules, est un homme politique et un archéologue. Il a protesté contre les ordonnances de Juillet. En 1831, il se sépare des saint-simoniens : il a peu de goût pour les délires d'Enfantin. Désillusionné de la politique dès avant juin 48, Jules Renouvier se consacre de plus en plus à l'archéologie, pour abandonner totalement la politique après le Coup d'état. C'est sans doute à l'expérience de son frère aîné que Renouvier songe lorsqu'il parle de l'amertume des progressistes après la révolution de 1830.

Charles Renouvier, quant à lui, entre à polytechnique en 1834. A sa sortie, il abandonne les mathémathiques pour la philosophie. Il participe alors à un concours de l'Académie sur L'Histoire du cartésianisme. Son mémoire sera publié en 1842 sous le titre de Manuel de Philosophie moderne. Ce mémoire est une défense de l'éclectisme. Renouvier y affirme la possibilité de résoudre l'antinomie du cartésianisme et du spinozisme. La "vraie" philosophie, cartésienne et française, qui est, l'éclectisme, "admet et justifie toutes les doctrines". Il faut comprendre l'éclectisme et le réaliser".

Cependant Renouvier va très vite devenir l'adversaire et des "antinomies et synthèses"6 hégéliennes, et de l'éclectisme cousinien. Dans l'histoire de la philosophie française, il est le réformateur du kantisme et le fondateur du personnalisme. Sa pensée est très influencée par celle de Schopenhauer : ce n'est pas un hasard s'il n'acquiert une véritable notoriété que dans les années 1880, quand Schopenhauer devient à la mode en France7.

Le passage de Renouvier par l'éclectisme cousinien éclaire doublement ses écrits. L'esthétique de Renouvier est une esthétique idéaliste, profondément imprégnée de la doctrine classique telle que le cousinisme la relaie. Son apologie de l'œuvre hugolienne s'inscrit dans des cadres qui sont ceux du classicisme, et la plupart de ses critiques ne sont pas neuves, mais répètent celles des classiques de 1830. D'autre part, son refus de l'éclectisme et son adhésion au criticisme ont amené Renouvier à creuser les oppositions, pour ramener, dans Les dilemmes de la métaphysique Pure, la métaphysique à un dilemme opposant personnalisme et réalisme. Chacune de ces deux visions du monde est cohérente. Seule la croyance, pratique et rationnelle, permet de trancher ce dilemme pour adhérer au personnalisme.

Il s'agit pour Renouvier de creuser les oppositions et cependant d'échapper au scepticisme. Cette double exigence explique peut-être en partie l'intérêt du philosophe pour la pensée hugolienne. Renouvier voit en celle-ci des contradictions qui sont des incohérences plus ou moins absurdes (bien excusables chez un poète), mais aussi une contradiction fondamentale, entre le réalisme (au sens philosophique) de l'œuvre hugolienne, ses tendances au panthéisme, et sa foi - toute personnaliste - en l'existence d'un moi humain et d'un moi divin qui fondent la liberté et la loi morale. Par un coup de force de la croyance, et suivant un mouvement à la fois très proche de celui des Dilemmes de la métaphysique pure (parce que ni dialectique ni éclectique) et très éloigné (parce que dans cet au-delà / en-deçà de la pensée philosophique qu'est le songe8), Hugo le réaliste est personnaliste.

L'éloignement de Renouvier de l'éclectisme cousinien est philosophique, mais aussi politique. Renouvier participe dans les années 40 à L'Encyclopédie nouvelle fondée par P.Leroux et J. Reynaud. Il rédige (entre autres) les articles Descartes, Ficin, Fichte, Panthéisme et Fatalisme. Après la révolution de 1848, Renouvier publie, avec la bénédiction du ministre de l'Instruction publique, Carnot, un Manuel républicain de l'homme et du citoyen qui provoquera, d'après le Larousse, la chute du ministère. Dans ce "manuel", Renouvier propose pour la France un certain nombre de mesures socialistes : comme les "républicains avancés", l'établissement d'un impôt progressif; à la suite des fouriéristes, l'étatisation du commerce et de l'administration générale des échanges; avec les proudhonnistes, l'institution du crédit pour abolir graduellement l'intérêt des capitaux.

En 1851, Renouvier rédige avec d'autres démocrates (Fauvety, Charrassin, Erdau...) un projet d'Organisation-communale et centrale de la République. Cette organisation est fondée sur un gouvernement direct, non représentatif, sur la base d'un découpage administratif de la France en cantons.

Globalement, jusqu'en 1848, Renouvier est un socialiste, et un optimiste. Juin 48 et décembre 51 sont pour lui comme pour tant d'autres l'expérience d'une amère désillusion. Sous le Second Empire, il se consacre entièrement à la philosophie, et à sa "réforme du kantisme".

Le "réformateur du kantisme" collabore alors à La Revue philosophique de Fauvety, qui cesse de paraître en 1870-1871. A partir de 1872, Renouvier va reprendre cette revue, qu'il dirige avec Fillon, et qu'il transforme en hebdomadaire, La Critique philosophique. Le programme de cette Critique philosophique dit le Larousse, est de développer les principes de la philosophie critique, de la morale rationnelle et de la politique républicaine.

On le voit, Renouvier est, lorsqu'il publie ses études sur Victor Hugo, un républicain, non un réactionnaire, et encore moins un anarchiste. L'amertume de ses évocations de l'humanitarisme, du socialisme, de l'optimisme de la première moitié du siècle est celle d'un désillusionné de 48, mais qui n'a pas renoncé à défendre un idéal politique que nous appellerions progressiste, si Renouvier n'était pas précisément un adversaire républicain du progressisme.

 

2. Renouvier lecteur politique de Victor Hugo.

On peut dire de Renouvier qu'il n'est pas un lecteur politique de Hugo. Dans ses écrits, la fatalité des passions occulte l'anankè sociale. Deux chapitres seulement de Victor Hugo le philosophe ont pour objet la politique : Question sociale et morale, Indulgence et satire : la Pitié Suprême. Renouvier accorde une place bien plus importante aux Contemplations, à Dieu, à La Fin de Satan qu'aux Misérables ou qu'à Quatrevingt-treize. La question du peuple, de la misère, de la Révolution ne semble pas l'intéresser outre mesure. Il considère l'attaque obsessive du tyran dans l'œuvre de Hugo comme une ineptie, qui méconnaît et la servitude volontaire des peuples, et le fait que le tyran n'est que le reflet de la corruption de la société.

Si Victor Hugo est un philosophe, c'est un philosophe de la religion, de la nature, de la conscience. La philosophie hugolienne est une métaphysique, et non une politique, ni une philosophie de l'Histoire9.

L'homme (et non plus le penseur) politique Hugo a encore moins de succès auprès de Renouvier : celui-ci reconnaît la valeur morale de son engagement, mais déplore surtout les déclamations d'acteur sans grande pertinence que sont, à ses yeux, les Actes et paroles.

Néanmoins, on peut dire que Renouvier est un lecteur politique de Victor Hugo, et du vieil Hugo. Ainsi il relève à plusieurs reprises, mais sans enthousiasme, l'anticléricalisme hugolien. Il critique le bellicisme de Hugo et ses contradictions :

 

Quant au débat sur la paix "écrit Renouvier dans Victor Hugo le poète", nous regrettons de trouver dans le discours du poète l'idée de chevalerie puérile, l'idée impolitique autant que peu morale, la même au surplus qu'il a mise en vers dans L'Année terrible, l'idée, non pas seulement d'une revanche, - ce qui est naturel, après tout, mais d'offrir aux Allemands pardon et amitiés éternelles - après qu'on les aura bien battus, quand ils sentiront avec humiliation la supériorité et le droit divin du vainqueur définitif!10

 

Renouvier écrira encore dans Victor Hugo le Philosophe qu'il regrette que Hugo ait donné dans "le triste sophisme de la dernière guerre"11.

Plus curieusement, Renouvier cite abondamment L'Année terrible, en reproduisant alors deux ou trois vers, dont la signification politique est toujours très claire, mais sans en faire de commentaire politique. Par exemple, lorsqu'il parle des vers "informes" ou "prosaïques", Renouvier cite un vers "volontairement prosaïque" de la fin des Fusillés:

 

Que leur rire est funèbre entre tous les symptômes,

Et qu'il faut trembler, tant qu'on aura pu guérir

Cette facilité sinistre de mourir.12

 

Le commentaire est le suivant :

 

Le vers informe ou prosaïque, ainsi encadré par deux vers d'airain, est un produit de l'art le plus grand, ou du plus étonnant instinct des effets du rhythme varié.13

 

Ce type de citation polémique de L'Année terrible suivie d'un commentaire purement formel abonde dans Victor Hugo le poète, mais aussi dans Victor Hugo le philosophe. Le Victor Hugo de Renouvier n'est un Victor Hugo dépolitisé.

Ainsi, en 1877, Renouvier commence son article sur la Nouvelle Série de La Légende des siècles en conférant une signification politique à l'accueil fait au recueil :

 

Nous n'avons entendu d'autres protestations que celles des hommes qui haïssent, chez Victor Hugo, l'ennemi des rois et des empereurs, et le prophète inspiré par l'idéal social de la justice et de la paix.14

 

D'autre part, Renouvier relève à plusieurs reprise l'évolution politique de Victor Hugo, mais sans jamais la stigmatiser : elle fait de Hugo le miroir du XIXème siècle, et elle est intégrée à l'évolution de la métaphysique et de l'esthétique hugoliennes. Renouvier parle ainsi du "napoléonisme esthétique'' de Victor Hugo15, et de l'antithèse qui structure en grande partie son œuvre à partir de l'exil et qui oppose la bassesse de Napoléon le Petit à la grandeur héroïque de Napoléon le Grand.

Mais si Renouvier réussit souvent admirablement à unir le "fond" (politique) et la "forme" (poétique), reste qu'à ses yeux la politique hugolienne est globalement d'une emphase humanitaire et d'un progressisme obsolètes, déphasés par rapport à la réalité politique de la fin du siècle telle que Renouvier la décrit dans Les Dilemmes de la métaphysique pure :

Au milieu de la dispersion des idées, on ne voit ni comment il serait possible, à moins de parvenir à quelque nouvelle institution d'autorité intellectuelle et morale, de faire accepter aux esprits une méthode commune, et de les unir dans les mêmes croyances générales, ni d'où pourrait naître une autorité fondée sur la raison qui a été le rêve du socialisme pendant la première moitié du siècle, et qu'on a beaucoup perdu de vue dans la seconde, pour ne consulter, d'un côté, que les intérêts, et de l'autre, ne compter que sur la violence pour la réforme de l'Ordre social.16

Dans cette situation, Hugo est dépassé, démodé, achevé. Reste le respect pour la "vertu romaine" qui sous-tend cette politique hugolienne jamais dissociée de la morale.

 

3. Victor Hugo le poète philosophe

Nous l'avons dit, l'intérêt de Renouvier va davantage à la métaphysique hugolienne, "sans chercher, écrit Renouvier dans son article sur la Nouvelle Série, à tirer Victor Hugo à nous et à nos vues"17.

Quels sont les "vues" de Renouvier ? Le personnalisme est un phénoménisme" qui s'oppose à l'idéalisme de Berkeley comme au matérialisme positiviste : à l'idéalisme de Berkeley, qui nie, à partir de la position du sujet, la réalité extérieure; au positivisme,

 

qui tient pour douteux le subjectif, et sous ce nom les idées d'origines intellectuelles ou morales, et place la certitude dans l'objectif, en appelant objets, les sujets sensibles tels qu'il les croit en eux-mêmes.18

 

Renouvier toutefois ne ne met pas au même niveau l'idéalisme de Berkeley et le positivisme : ce dernier, à la différence du premier, n'est pas une philosophie, du fait de son refus d'examiner les objets transcendants de la philosophie19. Mais dans une perspective plus globale, Renouvier renvoie dos à dos Berkeley et Comte, comme les deux pôles extrêmes, l'un idéaliste, l'autre matérialiste, d'une même doctrine, le réalisme.

Nous avons déjà entr'aperçu que Les Dilemmes de la métaphysique aboutissent à la confrontation de deux doctrines qui chacune ont leur cohérence et qui s'opposent entre elles terme à terme : la doctrine de la conscience ou personnalisme, et la doctrine de la chose, ou réalisme. Le personnalisme est une philosphie de la personne, le réalisme une philosophie de la substance. Philosophie de la personne, le personnalisme affirme la liberté et l'indéterminisme, comme le réalisme, à l'inverse, philosophie de la substance, est un déterminisme. La liberté des moi divin et humain implique pour Renouvier le finitisme, parce que si Dieu a créé le monde, alors celui-ci n'a pas toujours existé : il est donc temporellement fini, ce qui permet de penser, en extrapolant, qu'il est aussi spatialement fini; le déterminisme du réalisme est logiquement lié à l'infinitisme, car si tout est l'effet d'une cause, alors il n'y a pas de cause qui ne soit l'effet d'une cause précédente, dans un enchaînement à l'infini. L'infinitisme postule l'unité de l'être dans l'infinité des déterminations; le finitisme la diversité et la discontinuité de l'être, un monadisme de l'être identique à la conscience. Le personnalisme renvoie à une "imagination du divers et du futur ambigu"; le réalisme a pour avatar ce que Renouvier appelle l'évolutionnisme, et qui n'est pas seulement le darwinisme, mais toutes les théories du progrès nécessaire. Monadisme, le personnalisme est un "relativisme" (un "phénoménisme"); fondé sur l'idée de l'unité de l'être, le réalisme est un "absolutisme".

Ce "relativisme" de Renouvier est très proche du perspectivisme leibnizien, et s'oppose à la philosophie de Kant, qui conserve à la substance sa signification réaliste en admettant l'existence de substances inconnues (ce qui, pour Renouvier, est en contradiction avec le criticisme). Cette proximité du personnalisme et de la philosophie de Leibniz est revendiquée dans Les Dilemmes de la métaphysique pure, où Renouvier écrit que "le leibnitianisme est de toutes les doctrines modernes la plus affranchie du réalisme"20. Mais, aux yeux de Renouvier, l'infinitisme et le prédéterminisme absolu de la philosophie de Leibniz ruinent logiquement toute individualité dans la nature et toute liberté dans la personne.

Il s'agit pour Renouvier de faire une monadologie, d'établir une philosophie qui affirme l'identité de l'être et de la conscience, et qui pense le monde comme relation entre des consciences, et où la monade est la personne humaine, consciente, libre, responsable, immortelle, dans un monde créé (et non prédéterminé) par la personne divine, cette instance qui garantit au monde son unité et son sens par la sanction morale qu'elle fait peser sur lui :

 

Le monde peut-être conçu comme un ensemble de consciences coordonnées, et leur unité est clairement intelligible comme une conscience qui embrasse toutes leurs relations constitutives et qui est Dieu"21,

 

ce Dieu sans lequel l'univers sombrerait dans le non-sens le plus anti-juridique".

Le réalisme, ou doctrine de la nature inconsciente, ou impersonnalisme, est fondamentalement athée ou panthéiste :

 

La négation de la personne humaine, et, à vrai dire, de l'Homme, s'allie à la négation de Dieu, ou personne de Dieu; car l'Homme s'efface avec son principe et sa fin, si l'individu humain n'a pas la perpétuité, s'il ne possède pas une existence adéquate à celle de son espèce et de son monde, si le monde et l'Homme ne s'expliquent pas l'un par l'autre en se rapportant à Dieu.22

 

Le réalisme, en bannissant la personnalité de l'origine du monde, exclut du même coup toute possibilité d'une solution du problème du mal.23

 

A moins qu'il n'introduise un dualisme, comme le fait l'"évolutionnisme moderne", qui fait du mal le précédent nécessaire et la condition suffisamment justifiée du bien attendu dans l'avenir. Cette version sacrificielle du progrès, qui passe outre le sacrifice de l'individu, Renouvier n'a de cesse de la récuser.

Ce personnalisme de Renouvier, dans ce qu'il a à la fois de leibnizien et de kantien pourrait nous sembler très proche de la philosophie hugolienne dans son attente que "tout s'affirme et dise : moi"24 (métempsychose mise à part). En réalité, le rapport qu'entretient sous la plume de Renouvier sa philosophie à la pensée de Hugo est plus complexe.

Pour Renouvier, Hugo est fondamentalement un génie réaliste. Comme la philosophie indienne, la philosophie hugolienne, apparemment proche du personnalisme dans la mesure où elle fait du moi la catégorie qui subsume toutes les autres, en attribuant un moi aux pierres et aux crapauds n'est en réalité qu'une forme radicale du réalisme, dans sa méconnaissance de ce qu'est le moi, la personne : une conscience dans sa liberté, et la vivante unité de l'individuel et de l'universel. C'est pourquoi, dans le même mouvement qui lui fait récuser aussi bien la philosophie indienne que le moi absolu de Fichte, Renouvier critique tout ce qui, dans l'œuvre de Hugo, travaille à disjoindre le moi et la personne (le moi cessant alors d'être l'unité de l'individuel et de l'universel) et/ou tout ce qui chez Hugo permet de penser la conscience dans son aliénation à la fatalité.

Aux yeux de Renouvier, le réalisme de Victor Hugo se donne à lire et dans la mondification de la conscience, et dans l'évidement du moi des personnages hugoliens. La mondification de la conscience s'exprime dans une figure à laquelle Renouvier attache une extrême importance, la personnification25. Poète réaliste, Hugo possède un incomparable instinct de la personnification, qui fait de lui un grand génie mythographe, nous y reviendrons. Quant à l'évidement du moi et au débordement permanent des individualités par leur universalité, ils font des personnages hugoliens des personnages "universalisés à faux", et qui par conséquent manquent de naturel. Ce "défaut de l'imitation" explique le fiasco de la jouissance esthétique (le spectateur des drames de Hugo, plus encore que le lecteur de ses romans, s'ennuie, parce qu'il ne peut s'identifier ni même simplement s'intéresser à des fantôches symboliques), et du même coup le ratage du prophétisme hugolien.

Ainsi le caractère réaliste de la pensée hugolienne fait du poète à la fois un génie mythographe dont l'œuvre, seule dans son siècle, est comparable aux mythologies indiennes et grecques et à la Bible, et un poète qui manque de naturel, qui ne sait pas représenter l'être humain, et qui, par là, a largement échoué, et est aujourd'hui totalement dépassé.

Le réalisme (philosophique) de Victor Hugo a donc des contre-coups ou des pendants esthétiques sur lesquels il nous faudra revenir. Il a aussi, bien évidemment, des contre-coups proprements philosophiques.

Et d'abord le déterminisme, partout lisible dans l'œuvre, "la fatalité des passions déchaînées, la logique des caractères, l'action des solidarités, la force des circonstances"26. De Notre-Dame de Paris à Quatrevingt-treize, note Renouvier, les romans de Hugo ont la même devise, anankè27. De surcroît, à la fatalité interne des passions, présente partout, dans le drame, dans le roman, s'ajoute, avec Les Misérables, la fatalité sociale, et avec Les Travailleurs de la Mer, la fatalité naturelle.

Par ailleurs, à partir de l'exil, Hugo est envahi par la "terreur de l'infini", que Renouvier identifie, dans une remarquable lecture de L'Homme qui rit, à l'immanence, mais sans réexploiter ce concept lorsqu'il parle des idées religieuses de Victor Hugo28 :

 

Victor Hugo, dans ce passage, appelle Immanence, selon la coutume des grandes généralisations réalistes, l'être infini où tout est, d'où tout sort, où tout plonge; et son idée, c'est que l'infini, à le bien prendre, n'est qu'une borne pour l'esprit objectif, et non point une ouverture. Illimitation égale occlusion. La pensée est très remarquable. La mise en scène en est un enfant perdu dans la nuit en des circonstances terribles, qu'il faut chercher dans le roman et la remarque philosophique est celle-ci, dans sa brièveté : "Quand l'immanence surplombant sur nous, ciel, gouffre, vie, tombeau, éternité, apparaît patente, c'est alors que nous sentons tout inaccessible, tout défendu, tout muré. Quand l'infini s'ouvre, pas de fermeture plus formidable.29

 

Infinitisme, déterminisme, méconnaissance de la personne, tout ceci fait de Hugo un réaliste. Et pourtant, sans parler d'un Hugo "personnaliste", Renouvier reconnaît qu'il est, en même temps que réaliste, et fondamentalement réaliste, un penseur proche des vues du criticisme : Hugo est "quand il y pense, un criticiste"30.

Et ceci d'abord parce qu'il maintient l'idée d'un Dieu personnel. Hugo, dit Renouvier, cède parfois au panthéisme, mais le panthéisme n'est pas sa religion. Certes Le Satyre dit la mort du paganisme et la victoire du panthéisme. Mais, remarque Renouvier, il faut prendre garde à la place du poème dans le recueil de 1859 : la victoire du panthéisme sur le paganisme est un moment de l'Histoire de l'Humanité; elle est le fait du discours d'un satyre, et non l'opinion du poète, sa religion. Renouvier analyse dans la même perspective la fin d'Abîme, le dernier poème de la Nouvelle Série, comme un dépassement du panthéisme :

 

L'infini : "L'être multiple vit dans mon unité sombre". La multiplicité dans l'unité, c'est la définition du panthéisme dogmatique. Le poète refuse de s'y tenir.

Dieu : "Je n'aurais qu'à souffler et tout serait de l'ombre". Ce vers, le dernier de l'ouvrage, n'a qu'un sens possible, et c'est un appel à la puissance et à la volonté comme dernières raisons des choses.

(…)

Victor Hugo proteste contre la philosophie à la fois optimiste et négative, si répandue à notre époque, par un sentiment profond du problème du mal et de la nécessité d'une sanction divine ou cosmique pour la réalité des fins morales.31

 

Et comme Hugo maintient la conscience dans l'être divin, il la maintient dans l'être humain : l'âme humaine est immortelle, l'Homme est responsable, l'Homme est libre, l'Homme a des droits, et des devoirs. Reconnaissant chez Hugo ce qui fait le fondement de ses convictions, Renouvier fait l'éloge du personnage légendaire, dans lequel il voit s'unir l'individuel et l'universel. Le personnage légendaire n'est pas le fait de la seule Légende des siècles : tous les personnages hugoliens sont légendaires32. En abordant le "criticisme" de Victor Hugo, Renouvier semble oublier tout ce qu'il a pu dire sur le personnage hugolien, marionnette-symbole, soumise à la fatalité, "universalisé(e) à faux" pour faire de lui l'incarnation de l'idée du devoir. Hugo est frappé de l'essentielle idée du criticisme : le devoir, comme "la plus sûre lumière de l'esprit et le vrai guide de la vie''32 :

 

Victor Hugo est, quand il y pense, un criticiste : quand il y pense, nous voulons dire quand la croyance à l'immortalité de la personne, à la personnalité divine, à une loi providentielle autre que le développement des vertus immanentes à la chose, l'oblige à revenir aux idées de liberté et de devoir. Cette croyance, nous avons reconnu qu'elle était la sienne, quoiqu'il n'en sentit pas la fondamentale opposition aux théories du genre panthéiste.33

(L)es sentiments sur la vie, la mort, la douleur, qui sont exprimés partout dans l'œuvre lyrique de Victor Hugo, depuis Les Feuilles d'automne jusqu'aux Quatre Vents de l'esprit (...) sont incompatibles avec les doctrines du genre évolutionniste dont il a pu paraître atteint sous l'influence de l'air du siècle. Mais ils sont conciliables avec les trois grandes thèses de la raison pratique, qu'il a, nous l'avons vu, constamment maintenues en dépit de ces mêmes doctrines : immortalité, liberté, personnalité divine. C'est chez lui le vrai fond; le reste, à fleur de peau, mal compris, non suivi dans les rapports et les conséquences.34

 

Si Victor Hugo était né plus tard dans le siècle, et n'avait pas reçu l'influence désastreuse des "fatales théories du progrès nécessaire et de l'utilité du mal", alors il aurait appris que ce Kant auquel il fait si ineptement la leçon dans L'Ane avait lui aussi cherché une loi de développement de l'Humanité, mais sans dissocier ce développement de la bonne volonté des Hommes et de la fidèle observation de la justice35.

Le ratage philosophique de Victor Hugo est la conséquence de l'influence que le poète a reçu de l'"évolutionisme moderne", des doctrines du progrès nécessaire, doctrines "antijuridiques'' justifiant à bon compte le sacrifice de générations entières d'individus pour le bonheur futur de l'espèce humaine, et ne voyant dans le mal qu'un phénomène à la fois relatif et nécessaire.

Un des points les plus importants du travail de Renouvier sur l'œuvre de Victor Hugo consiste à montrer que Victor Hugo est un pessismiste contrefait en optimiste par l'influence des doctrines optimistes du premier XIXème siècle. Charles Renouvier oppose nettement l'optimisme de la génération de 1830 et la réaction actuelle, le XIXème siècle s'achevant, marquée par son propre pessimisme philosophique, par celui de Schopenhauer, et par le pessimisme littéraire du "roman russe".

D'une certaine manière Renouvier fait à travers Hugo le procès d'un XIXème siècle optimiste et décevant, qui de fait est son siècle (rappelons que Renouvier est né en 1815) mais dont il essaye de sortir. Victor Hugo est le poète du XIXème siècle parce qu'il est le poète du progrès nécessaire et indéfini36. Comme tel, il sera bientôt un homme, l'homme du passé :

 

A mesure que ce siècle finissant réagira contre lui-même et s'enfoncera dans un pessimisme fatalement né du contraste des événements et des espérances, il reconnaîtra mieux l'illusion dans laquelle il n'a cessé de s'avancer, depuis les premiers perfectibilistes du XVIIIème siècle jusqu'aux derniers utopistes de notre temps, qui s'intitulent eux-mêmes anarchistes ou nihilistes (...). Victor Hugo apparaîtra clairement alors comme le poète de cette ère optimiste et humanitaire.37

 

Ce XIXème siècle incarné par Hugo n'était cependant pas uniquement optimiste, mais travaillé par un double mouvement contraire : la philosophie, la pensée politique étaient optimistes, mais la poésie, pessimiste. Ces deux sentiments contraires qui ont animé la génération de 1830 sont l'effet d'une même cause : son optimisme était d'autant plus exalté que l'Histoire était désastreuse. En effet, l'Histoire du XIXème est pour Renouvier une série de désillusions : à l'écroulement révolutionnaire a succédé l'Empire, "assommoir de toute noble pensée"; exaltation et apathie alternent, "repos" de la Restauration, enthousiasme de 1830 et de 1848 suivi d'un profond abattement.

Les systèmes historiques et philosophiques, sur la lancée des Lumières, n'ont fait qu'occulter la tristesse des désillusions, l'effondrement des espérances, et le cadavre du doute que chaque poète porte en lui.

La contradiction entre optimisme de la pensée, la confiance de celle-ci en une meilleure destinée de l'Homme à venir, et le pessimisme "lyrique" (déjà présent chez Senancour) va éclater chez Hugo, dans l'exil. C'est en effet dans l'œuvre du Hugo exilé que cette contradiction devient éclatante, parce que "l'intensité ni de l'un ni de l'autre sentiments n'y paraîtra diminuée par leur rapprochement, dans un esprit que ne gouverne point la logique"38.

Le Victor Hugo de Renouvier est toutefois, dès les premières œuvres, d'un pessimisme profond : fatalité des passions au théâtre et dans le roman, tristesse lyrique dans les recueils poétiques font de Victor Hugo un pessimiste. Et les premiers chapitres de Victor Hugo le philosophe ont pour objet de montrer ce pessimisme fondamental de Victor Hugo, et l'évolution de ce pessimisme39. Avant l'exil, l'œuvre hugolienne est marquée par le pessimisme des vues sur la destinées humaine dont le malheur contraste avec le calme et la beauté de la Nature. Après l'exil (Ce que dit la bouche d'ombre étant à la fois la clef et le pivot de l'œuvre), le pessimisme hugolien s'étend à la vision de la Nature, abîme effroyable de souffrance, de malheur, gouffre où le mal s'identifie à la matière. Cette identification du mal et de la matière est au fondement du dualisme hugolien, qui a trouvé son expression dans l'antithèse. Le dualisme, dont Renouvier montre dans Les Dilemmes de la métaphysique pure comment il a pu se lier à l'"évolutionnisme moderne"40 a fallacieusement permis à Hugo le pessimiste d'être optimiste.

Contaminé par la "sottise ambiante" de l'optimisme de son temps, Hugo a fait violence à la pente naturelle de son esprit, qui était pessimiste. Cette violence se donne à lire "dans la violence des images" et dans le maintien, "dans l'expression qu'il donne (à l'optimisme d') une protestation sourde"41. Hugo est un poète pessimiste contrecarré par l'optimisme philosophique de son époque, qui l'a conduit à compromettre son œuvre dans le culte de "cette idole commune au siècle", le progrès. Cette contradiction est essentielle aux yeux de Renouvier, parcequ'elle ne renvoie pas seulement à la coexistence en Hugo de deux "sentiments" opposés, mais à l'influence aliénante qu'il a reçue de la société, et qui en a fait un poète et un penseur contrefaits.

Ainsi Hugo est à la fois l'incarnation d'un XIXème siècle dont l'optimisme est anti-juridique, l'incarnation des contradictions de la génération de 1830, tiraillée entre l'optimisme de sa pensée politique et le pessimisme de ses sentiments, et un poète pessimiste qui aurait dû naître dans un autre temps : à la fin du siècle, pour être néo-kantien. Pour être néo-kantien, c'est-à-dire pour ne pas justifier le mal comme un degré de l'imperfection, comme le moyen nécessaire pour accéder au bien : pour ne pas accepter le sacrifice des individus aux vues du bonheur à venir de l'Humanité, mais pour inscrire la morale pratique, réalisée par les individus, au fondement de l'amélioration de la destinée humaine.

Hugo est à la fois un esprit frère de Renouvier, un pessimiste, un criticiste, et le chantre de ce contre quoi Renouvier veut que la fin du siècle réagisse, et qu'elle doit achever, dépasser : l'optimisme, cette philosophie fondamentalement nihiliste, anarchiste, parce qu'essentiellement " anti- juridique". Victor Hugo est d'instinct, de nature un personnaliste, un renouvieriste; il est historiquement ce que contre quoi s'élabore le personnalisme de Renouvier.

Cette contradiction n'est pas simple, parce qu'elle est alimentée par une autre contradiction dont la torsion logique fait effectivement de Hugo un écrivain "contrefait". En effet, dans la pensée de Renouvier, l'opposition du personnalisme et du réalisme recoupe celle du pessismisme et de l'optimisme. Or Renouvier dit de Hugo qu'il est instinctivement un pessimiste criticiste (un personnaliste), mais il dit aussi que son génie est instinctivement réaliste et artificiellement optimiste.

Cette contradiction ne recouvre pas la distinction entre un Hugo poète qui serait réaliste et un Hugo philosophe qui serait personnaliste. Ainsi Hugo est à la fois poétiquement et philosophiquement un réaliste.

Le lieu où se noue ce lien d'une philosophie et d'une poésie réaliste, c'est, nous l'avons déjà indiqué, la personnification42, et, avec elle, la mythographie.

Pourquoi la personnification ? parce que cette figure attribue une personne43 à une chose inconsciente, parce qu'elle fait des choses, des idées, des événements des entités qui peuvent vivre indépendamment de leur relation à nous. La personnification suppose que l'univers n'est pas fait de phénomènes, mais de choses en soi. Loin d'être la figuration poétique d'une vision du monde personnaliste, elle est la figure de son exacte opposé, le réalisme.

La personnification est l'essence du "procédé mythologique". Victor Hugo est à cet égard le seul poète romantique à s'être débarrassé de l'attirail d'une mythologie devenue pure rhétorique pour poétiquement créer une nouvelle mythologie. Et la mythologie, fondée sur la personnification, parce qu'elle est " poésie des choses", n'est pas autre chose que la poésie de la pensée réaliste44.

Bien plus, la personnification est l'essence même de la méthode poétique. Génie de la personnification, Hugo est le seul vrai grand poète du siècle. Et la "méthode poétique" ne saurait rendre compte que d'une pensée réaliste. C'est ce qu'induit Charles Renouvier dans son analyse de la caronnade de Quatrevingt-treize, lorsqu'il parle de l'opposition flagrante

 

entre la méthode poétique, qui peint les mouvements désordonnés d'une masse libre, sur le pont d'un vaisseau, comme s'ils étaient ceux d'un être vivant et passionné, et la méthode scientifique, qui les envisage comme des applications de la loi de gravitation à un corps dont la verticale menée du centre de gravité subit des déplacements par rapport à ses points d'appui. On peut faire fi de la poésie, mais pour peu qu'on l'accueille, il faut savoir qu'elle est toujours cela, à un degré ou à un autre, et qu'elle ne fait en cela que garder la loi primitive du langage, ou y revenir, et que ceux qui le plus y reviennent sont les plus vrais poètes.45

 

Renouvier identifie la "méthode réaliste" des personnifications à la mythographie, et à la poésie comme redécouverte des "lois primitives du langage". Un lien essentiel unit réalisme, mythographie, poésie et primitivisme. Dans cette perspective, Hugo est à la fois le romantique, celui qui a su se débarrasser de la vieille mythologie pour donner au XIXème siècle une nouvelle mythologie, un poète davantage possédé par le génie mythologique qu'un Horace ou qu'un Virgile, un grand poète primitif qui sait parler "la vieille langue du mythe". C'est à partir de son action de chef de la révolution romantique, de libération contre la vieille mythologie que Hugo sort radicalement de son temps, de son siècle, pour être un poète primitif. C'est dire que la mythologie qu'il a donnée à son siècle est sans usage pour celui-ci. En définitive pour Renouvier Hugo n'aura été sacré poète de son siècle que dans la mesure où il n'en a pas été le prophète, mais l'inutile monstre.

Ce n'est pas seulement le poète Hugo qui se trouve ainsi rejeté d'un XIXème siècle que pourtant, nous l'avons vu il incarne, et dont il a fait la révolution littéraire46, dans le passé absolument lointain de l'ère primitive, mais le philosophe. Car la personnification, clef de l'œuvre hugolienne, tout autant que poétique, est philosophique :

 

Un trait caractéristique le rend insurpassable : la personnification, qui s'est dépouillée de ce réalisme, qui n'a pu n'en être une croyance insurpassable à l'origine, et qui faisait corps avec la mythologie et avec la poésie primitive. L'habitude s'est peu à peu établie, chez l'homme antique, de n'entendre, en une multitude de cas, par le nom et le pronom, signes essentiels de la personne, que les signes de la chose. Reprendre la méthode de la personnification et la pousser aussi loin qu'on peut la rendre intelligible par des métaphores, en donnant aux substances de l'ordre matériel des attributs de vie, et aux adjectifs des significations et des valeurs substantives, suivant le procédé des anciens mythologues, c'est ce que Victor Hugo a fait par un instinct merveilleux qui s'est accru chez lui avec l'âge, et qui s'accordait avec l'application de sa pensée à des conceptions du genre de celle dont l'imagination des anciens mythographes et des premiers philosophes était possédée. Ce don l'a sacré poète en un sens depuis longtemps perdu de vue, et en même temps l'a investi du caractère éminent de philosophe, mais en lui imposant l'emploi d'une méthode symboliste et réaliste contraire à l'esprit séchement analytique de son temps.46

 

On le voit, contrairement à ce que pourraient laisser entendre les titres de ses deux ouvrages sur Victor Hugo – Victor Hugo le poète, Victor Hugo le philosophe - Renouvier ne dissocie pas philosophie et poésie hugolienne.

Cependant Hugo est aussi un ignorant doublé d'un pédant, et souvent même un puéril imbécile. Renouvier consacre un chapitre entier de Victor Hugo le poète, Ignorance et absurdité, à la sottise de l'écrivain. Mais cette sottise n'empêche pas que Hugo soit, tout autant que ses détracteurs, et même davantage, un philosophe.

 

"Penseur flottant", Hugo invite à penser une autre philosophie, qui ne serait pas la "sèche analytique" de la philosophie du XIXème siècle (guère plus logique aux yeux de Renouvier que ne l'est l'œuvre hugolienne) :

 

On ne consent à appeler philosophe que ceux qui démontrent logiquement et par des preuves leur pensée. Mais entre eux les philosophes se dénient cette démarche logique dès qu'il y a dissidence. (...)

Pourquoi dès lors refuser ce titre de poursuivant de la vérité à ceux qui prennent pour preuve des sentiments, des impressions reçus, c'est-à-dire eux aussi, des actions exercés sur leur espoir par des motifs autres seulement que ces principes abstraits dont on dispute comme prémisse d'argumentation!47

 

La philosophie de Victor Hugo est pour lui dans le même temps une poésie, qui donne au lecteur les impressions et les sentiments que suscite dans l'âme du poète sa doctrine. Renouvier est ici, alors même qu'il revendique pour Hugo le titre de philosophe, en retrait par rapport à sa position lorsqu'il parle de personnification et de mythographie. En effet, arguer du fait que la philosophie peut concerner dans l'entendement humain autre chose que la raison, le sentiment, c'est restreindre le poétique au lyrique, ce que ne fait pas Renouvier lorsqu'il montre que la poésie, comme mythographie, est une philosophie.

Reste le prix à payer en quelque sorte pour que la poésie et la philosophie fassent corps dans la personnification et le mythe, pour que la poésie redevienne véritablement une pensée, une philosophie, c'est-à-dire une mythographie, c'est-à-dire une poésie véritablement poétique : le rejet du "mage" hors du temps présent, dans le monde primitif, et c'est sur ce rejet que s'achève Victor Hugo le philosophe :

 

Il a revendiqué et justifié le titre de poète en sa portée antique et dans sa grandeur; c'est pour cela que son génie est maintenant méconnu par une école impuissante, même dans la technique de l'art, où l'on a le mépris de la pensée et l'indifférence pour le bien et le mal. Il a eu cette constante préoccupation de l'existence de la douleur, qui reste le mobile de la religion sérieuse, et l'essentielle question de la philosophie, dans un temps où la religion est devenue, pour les uns ou pour les autres, une routine, un sport, une politique de prêtre, et la philosophie une matière disputée de pures constructions intellectuelles; et il a éprouvé le sentiment, devenu si rare, du penseur primitif, l'émerveillement au spectacle de la nature. De là les idées gnostiques germées dans son propre fonds, la révolte du cœur contre un monde de douleurs, et les sombres personnifications grâce auxquelles la philosophie et la poésie ont fait corps dans la tête de ce mage qui s'est trompé de siècle pour apparaître.48

 

La gloire de Victor Hugo est, pour Renouvier, indissolublement liée à son échec, et avec cet échec aux ratages du XIXème siècle. En lui s'incarne et en son œuvre se réalise l'échec de la poésie romantique - seule véritable révolution littéraire du XIXème siècle - qui ne peut pas être autre chose qu'une poésie " contrefaite" et "contrecarrée" : contrefaite parce qu'influencée par un optimisme doctrinaire en contradiction avec sa tristesse, son pessimisme; contrecarrée parce qu'essentiellement mythographe dans un siècle où le mythe ne connaît plus d'usage et ne rencontre plus de croyance49. D'une manière plus générale, si Hugo est un des plus grands poètes de tous les temps, c'est parce qu'il est un génie réaliste, et par conséquent un créateur de mythes. Mais c'est par là-même que son théâtre ennuie, que ses romans agacent, que l'imitation de l'être humain lui échappe, que sa poésie est source d'aberrations, bref qu'il n'a pas pu être le prophète du XIXème siècle. C'est parce qu'il est le poète du XIXème siècle que Hugo n'est pas du XIXème siècle. Et la vraie poésie - mythologique, philosophique - qu'il a su créer n'est qu'une impossibilité réalisée.

Dès lors on comprend que le rapport qu'entretient Renouvier à l'œuvre de Hugo n'est pas seulement celle d'un philosophe qui trouverait par endroit, et quand le poète "y pense", des échos poétiques à sa propre pensée et à ses propres convictions. Ce rapport n'est pas non plus seulement celui d'un désillusionné de 1848 qui intenterait à travers Hugo un procès à un siècle qui, malgré ses désastres, a érigé son progressisme en fallacieuse évidence. La question que pose l'œuvre de Hugo à Renouvier est celle de la vérité poétique. Dans le temps même où il revendique pour Hugo le statut philosophique de la poésie, ce que dit Renouvier, c'est que cette philosophie de la poésie, parce qu'intrinséquement réaliste est fausse. Mythologie sans croyance, philosophie sans vérité (sinon en ces endroits où le poète "y pense" et où précisément la philosophie cesse d'être poésie pour n'être qu'exprimée poétiquement), la "véritable" poésie, avec Hugo s'achève, par manque d'usage.


1 Paris, PUF, 2ème édition, 1991.

2 La Critique philosophique, livraison du 17 mai 1877.

3 Paris, Armand Colin, 1896; remaniement d'articles parus dans La Critique philosophique, avec la collaboration de Louis Prat.

4 Paris, Armand Colin, 1900; cet ouvrage est dédié "A Paul Meurice, au poète, à l'ami de Victor Hugo".

5 Cf les articles Jules et Charles Renouvier du Dictionnaire du XIXème siècle de Pierre Larousse.

6 L'expression est celle de l'auteur de l'article "Charles Renouvier" dans le Dictionnaire du XIXème siècle.

7 Renouvier a subi l'influence d'un autre philosophe du XIXème siècle, celui-là français, Jules Lequier, auquel il doit très largement sa conception de la liberté.

8 Le songe est une forme de pensée spontanée, et peut être voie d'accès (cependant limitée) à la vérité (cf Victor hugo le philosophe, p. 48).

9 Renouvier dans son article sur la Nouvelle Série dit très explicitement qu'on ne saurait attendre de La Légende des siècles une philosophie de l'Histoire. William Shakespeare ne propose qu'"une sorte de philosophie utopique de l'Histoire" (Victor Hugo le poète, p. 182).

10 Victor Hugo le poète, p.251.

11 Victor Hugo le philosophe, p. 149.

12 L'Année terrible, Juin, XII, p. 139 de l'édition "Bouquins".

13 Victor Hugo le poète, p.305.

14 La Nouvelle Série de La Légende des siècles.

15 Victor Hugo le philosophe, p. 134.

16 Les Dilemmes de la métaphysique pure, p. 261.

17 La Nouvelle Série de La Légende des siècles.

18 Les Dilemmes de la métaphysique pure, p. 7.

19 Le déterminisme de Spencer ne tombe pas sous le coup de cette critique du positivisme.

20 Les Dilemmes de la métaphysique pure, p. 207.

21 Ibid, p. 237.

22 Ibid, p. 233.

23 Ibid, p. 230.

24 Dieu, Le Seuil du gouffre, (), p. 588.

25 A propos de La Fin de Satan, et de Satan lui-même, Renouvier distingue la personnification de l'attribution d'un moi à une substance : si le Satan de Victor Hugo est la personnification du mal, il n'en est pas la personne. "C'est un produit de l'instinct réaliste, objectivant une idée générale, et puis, comme il s'agit de poésie, l'accompagnant de tous les attributs propres à la peindre vivante et agissante" (Victor Hugo le philosophe, p.77). Ce qui est en jeu dans ce flottement, c'est évidemment la question de la croyance de Victor Hugo en ses créations mythologiques. C'est aussi la signification "réaliste" de la personnification.

26 Victor Hugo le philosophe, p. 214.

27 Ibid, p. 213.

28 Renouvier ne fait qu'une autre fois mention de l'immanence, à propos de la lutte engagée par Hugo contre la peine de mort (Victor Hugo le philosophe, p.203).

29 Ibid, p. 45. Cf L'Homme qui rit, I, I, 5, p. 389 de l'édition "Bouquins".

30 Victor Hugo le philosophe, p.301.

31 A la suite, Renouvier cite Ecrit en exil (NS, XXI, 6).

32 ? Victor Hugo le philosophe, p. 302.

32 ? Victor Hugo le philosophe, p. 302.

33 Ibid, p. 301.

34 Ibid, pp. 306-307.

35 ?

36 Victor Hugo le poète, p. 371.

37 Ibid, p. 372.

38 Victor Hugo le philosophe, p. 15.

39 Lors de la publication de la Nouvelle Série, Renouvier sera le seul, avec Saint-René Taillandier (livraison du 1er avril 1877 de La Revue des deux mondes) à ne pas participer au concert de la critique qui voit dans la deuxième Légende un euphorique chant du progrès, et à montrer au contraire son pessimisme. Et tandis que Saint-René Taillandier dénonce l'immoralité de ce pessimisme, Renouvier loue Hugo de ne pas céder à l'optimisme "anti-juridique" de son temps.

40 Les Dilemmes de la métaphysique pure, p.232.

41 Victor Hugo le philosophe, p. 139.

42 Renouvier fait mention, dans Victor Hugo le poète (p.39) de l'usage adjectival du nom comme procédé réaliste.

43 Cf Les Dilemmes de la métaphysique pure (p.186) : "On a coutume d'appeler personnification le procédé des philosophes (et du public en toutes sortes de matières) qui consiste à attribuer une existence de sujets et d'agents à des termes généraux. On ne veut pas dire par là qu'ils les prennent formellement pour des personnes. Il n'en ressort pas moins une fâcheuse confusion du réalisme avec le personnalisme".

44 Ibid, p. 194.

45 Victor Hugo le poète, p. 50.

46 ? Victor Hugo le philosophe, Conclusion, pp. 369-370. On notera à quel point le lien qui unit personnification et réalisme chez Renouvier peut parfois être confus.

46 ? Victor Hugo le philosophe, Conclusion, pp. 369-370. On notera à quel point le lien qui unit personnification et réalisme chez Renouvier peut parfois être confus.

47 Ibid, p. 365.

48 Ibid, pp. 378-379.

49 Ibid : "Victor Hugo, sentant ce qu'il était, se croyait légitimement un mage. C'est à son siècle que manque la foi et une direction de la pensée analogue à la sienne. Il n'a donc pu remplir le rôle effectif d'" d'esprit conducteur des êtres" ou seulement exercer sur un peuple réfractaire l'action du plus petit des prophètes". A noter, Renouvier, alors même qu'il vient de développer son application du Paradoxe du comédien à la croyance de Hugo en ses mythes n'associe pas ici l'échec du prophétisme hugolien au mode paradoxal de la croyance de son "mage", "croyant sans croire à la rigueur" (ibid, p.375), alors qu'ailleurs dans le même ouvrage Renouvier oppose le prophète, "croyant déterminé", au "songeur flottant" qu'est Victor Hugo. Cf aussi p. 120, où Renouvier convoque de façon plus explicite le jeu poétique pour dénoncer l'erreur de Hugo de s'être cru prophète.