Agnès Spiquel : Larousse et Hugo

Communication au Groupe Hugo du 16 novembre 1991
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En 1865, Pierre Larousse entreprend Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle ; malgré des doutes unanimes, il veut réaliser, dans l'esprit du XIXe siècle, l'équivalent de La­ Grande Encyclopédie. Fils d'un charron‑forgeron de l'Yonne, il était devenu instituteur et avait mené de front son enseignement, un travail acharné pour étendre ses connaissances et de nombreuses publications de manuels, en particulier de lexicologie, visant à introduire le raisonnement dans l'apprentissage. Pierre Larousse a la passion des autodidactes augmentée d'une « foi inébranlable dans le progrès par la science, le travail et la liberté. » (article « Pierre Larousse »). Devenu chef d'entreprise, ce démocrate convaincu est un patron éclairé que ses collaborateurs et ses ouvriers apprécient (« ouvriers du travail manuel et du travail intellectuel » sont réunis sur sa tombe) ; c'est aussi un libre‑penseur, farouchement anticlérical.

            Le Grand Larousse est publié de 1866 à 1876, avec un Supplément en 1877 mais Pierre Larousse est malade depuis 1869, paralysé depuis1871 et il meurt en 1875. Jusque là, il a rédigé ou au moins inspiré l'essentiel des articles et les auteurs du Supplément affirment que l'ouvrage a été terminé dans l'esprit que Pierre Larousse a voulu. On peut donc penser que les articles concernant Hugo portent l'empreinte de sa très forte personnalité, même si le volume des H est publié en 1873 ; on peut cependant se poser la question d'une évolution des articles ou des mentions concernant Hugo, en particulier après le retour d'exil.

            Comment l'homme du peuple devenu l'initiateur discret mais omniprésent d'une des aventures intellectuelles majeures du XIXe siècle regarde‑t‑il l'homme de toutes les gloires, avant que ne se fige sa légende Troisième République ? Il est permis, je crois, de personnaliser ainsi le face à face (au point de parler, comme je le ferai, de « Larousse » englobant ainsi Pierre Larousse et son dictionnaire) tant les articles ont un ton personnel avec, par exemple, des expressions comme « rappelons‑le lui en passant » (article « Hugo ») ou « avouons franchement que, sans être irrévérencieux à l'égard du grand poète, on peut trouver... » (article « Hugo » du Supplément) ou encore : « Nous avouons humblement ne pas comprendre ces jeux d'esprit  […] Puisque nous sommes en train de critiquer, disons encore qu'il faut regretter chez l'auteur cette tendance... » (article « Chansons des Rues et des Bois »).

            Les articles fourmillent d'anecdotes authentifiées par leur auteur : « On donne cette tirade comme textuelle » (article « Gautier », à la suite d'une explication très drôle que Gautier aurait donnée de sa fidélité à Hugo) ou encore : « Tant de générosité chez ce monarque a lieu de nous surprendre mais le fait paraît exact » (article « Hugo », sur les raisons du versement par Louis XVIII d'une pension au jeune Hugo). Les articles concernant les œuvres se terminent souvent sur un jugement littéraire du style : cet ouvrage ajoutera ou n'ajoutera rien à la renommée du maître...

            Les nombreuses et longues citations de critiques littéraires donnent lieu à des partis pris explicites : « Les paroles de l'ancien critique [Nodier] résumeront toute la pensée qui a dicté cet article » (article « Cromwell »). Larousse prend un malin plaisir à citer longuement Gustave Planche pour mieux faire ressortir l'inanité de ses jugements. Ainsi d'un article de La Revue des Deux-Mondes sur Les Voix intérieures en 1837 :

 

« Son autorité s'affaiblit. Une inattention dédaigneuse accueille depuis cinq ans ses recueils lyriques.[…] M. V. Hugo doit se renouveler, commencer une série d'œuvres inattendues. Quant à ses œuvres depuis vingt ans, il faut qu'il se résigne à les voir disparaître dans l'oubli.[…] Il n'arrivera jamais à se surpasser dans la voie qu'il a suivie jusqu'ici. » (cité dans l'article « Voix Intérieures »)

 

Larousse se contente de conclure par cette charmante litote : « Nous ne partageons point cette opinion. »

           C'est donc avec une très grande liberté de ton que Larousse présente la personnalité et l'œuvre de Hugo. Que ressort‑il des longs et nombreux articles sur Hugo (plusieurs colonnes pour chacune de ses publications, quel qu'en soit le genre) ?

 

            Mentionnons d'abord (parce que c'est relativement mineur) un certain agacement face à la personnalité envahissante de Victor Hugo. Ainsi à propos du journal qui paraît de 1848 à 1851 sous le titre L'Événement puis L'Avènement du Peuple, voici la description de Larousse :

 

Le programme de la rédaction se faisait chaque matin place Royale, dans la salle à manger de Monsieur V.H. Charles et Victor, les deux fils du poète, recueillaient le mot d'ordre du jour et le transmettaient aux deux fidèles disciples de leur illustre père, MM. Vacquerie et Meurice, qui l'attendaient, ainsi que les autres collaborateurs, au bureau du journal. […] À dix heures précises, les plumes criaient sur le papier, obéissant aux instructions du maître, écrivant pour ainsi dire sous sa dictée. « Allez et fécondez le monde politique comme j'ai fécondé le monde littéraire », leur avait‑il dit. (article « Avènement du Peuple »)

 

L’humour de ce passage n'ôte rien au profond sérieux de cet article ; c'est le premier qui concerne Hugo et il relève d'une volonté précise : on l'attendrait en effet à la lettre E puisque le journal s'est appelé L'Événement pendant trois ans et L'Avènement du Peuple pendant quelques semaines seulement. Larousse a donc quelque chose d'essentiel à dire, et à dire dès le premier tome du Dictionnaire, sur Hugo et sur son siècle. J'y reviendrai longuement.

Témoin aussi de la réticence de Larousse face à l'importance que se donne Hugo, cette remarque sur la préface des Chansons des Rues et des Bois : « Avouons‑le tout d'abord ; cette préface d'un ton un peu solennel, que V.H. affectionne depuis quelques années, et dont sa Muse se passait volontiers autrefois, cette préface faisait naître un moment de crainte. »(article «  Chansons des rues et des Bois »). Et plus encore, à propos de William Shakespeare : « Aussi a‑t‑on dit avec autant de malice que de justesse que ce livre était un quinconce dont chaque allée conduisait au buste de V.H. » (article « William Shakespeare »).

En revanche, c'est sans réticence que Larousse admire en Victor Hugo le poète ; il est le génie incontesté, qui a opéré une révolution poétique sans précédent,

 

le maître souverain d'une littérature et d'une langue qu'il avait renouvelées par un travail incessant et une volonté indomptable. […] Comme écrivain et comme poète, V.H. a déterminé en France la  rénovation la plus complète et la plus éclatante dont il soit fait mention dans l'histoire des lettres ; il a changé la face de l’art. (article « Hugo »)

 

Et l'article de conclure, d'une manière très perspicace : « C'est de lui que procèdent, de près ou de loin, tous ceux qui chez nous se sont fait un nom dans les lettres depuis 1830, même ceux qui l'ont renié pour maître » (article « Hugo »). Larousse admire la ténacité de l'écrivain, sa fidélité à ses choix esthétiques :

 

Il faut lui rendre cette justice qu'il marcha toujours droit devant lui, avec une volonté que rien ne put plier, ne voulant rien retrancher de ses défauts les plus violents et par cela même ne perdant rien de ses exquises qualités qui l'ont fait le premier poète du siècle et qu'un peu de condescendance à la critique risquait de lui faire perdre. » (article « Hugo »)

 

Dans d'autres domaines encore, nous le verrons, Larousse reconnaît à Hugo ce mérite de la fidélité à soi‑même.

    Un examen plus attentif des divers articles montre que Larousse analyse davantage l'esthétique poétique de Hugo que son esthétique romanesque et théâtrale.

Pour les drames, il raconte longuement les intrigues des pièces et les démêlés de Hugo avec la censure. Les pièces sont jugées « sublimes », « grandes comme l'épopée shakspearienne » mais « trop lyriques peut‑être » (article « théâtre »). Dans son analyse de la Préface de Cromwell, Larousse souscrit entièrement aux thèses de Hugo sur le mélange des genres – et ce, au nom de la vérité ; mais il est plus réservé sur le grotesque :

 

V.H. n'a point prétendu faire du difforme et du grotesque un élément constitutif de l'art dramatique ; s'il a usé plus que d'autres, dans quelques‑uns de ses drames (Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia), de la faculté qu'il réclame pour le poète, il s'en est affranchi dans d'autres (Hernani, Ruy Blas) et n'en a gardé que ce qu'il lui fallait pour peindre avec vérité ces grands tableaux de l'histoire politique ou de l'histoire des mœurs. » (article « drame »)

 

Il préfère donc les pièces où le grotesque lui semble moins apparent et il apprécie que dans Hernani, « l'alliage du beau et de l'horrible [soit] masqué avec plus d'art que dans Han d'Islande et dans Bug-Jargal » (article « Hugo ») et une réserve significative semble même le proscrire, sauf   cas particuliers ; il s'agit de Châtiments : « Jamais l'alliance du terrible et du grotesque, méthode chère à V.H. n'atteignit […] un tel degré de puissance. Là, du moins, cette alliance était légitime. » (article « Hugo »). Même si la notion de grotesque est assez floue d'un article à l'autre, le « du moins » implique bien des réserves sur son usage au théâtre.

            Quant aux romans, on a, là encore, des exposés détaillés de leur intrigue avec de brèves conclusions qui critiquent le choix du sujet, le traitement des personnages ou la construction romanesque. Larousse est fasciné par la puissance créatrice de Hugo – au point de réserver pour la fin de son article « roman » les quatre romans de Hugo à partir des Msérables, qu'il met au‑dessus de toute la production contemporaine mais voici comment s'achève l'article : « C'est intentionnellement que nous terminons cette revue par ces quatre grandes œuvres, non pas qu'elles donnent l'idée du roman tel qu'il doit être, mais elles le résument, elles en comprennent tous les genres et même toutes les déviations. »

Au fil des articles sur les recueils poétiques, c'est encore la puissance qui est constamment soulignée : puissance de l'évocation pittoresque, puissance du lyrisme, puissance de l'imagination. Je m'attarderai sur ce point car Larousse en fait le trait majeur de Hugo comparé à d'autres poètes :

 

Lamartine a le lyrisme de la partie éthérée de l'âme Hugo, de l'imagination ; Musset, du cœur à l'endroit de ces attaches mystérieuses qui relient l'âme à la  matière. Lamartine, c'est l'orgue au puissant clavier dont les accents prennent une teinte religieuse ; Hugo, l'orchestre aux mille voix, où le cuivre domine ; Musset, la mélodie pure, l'instrument qui a une âme, la voix humaine enfin. (article « Poésie »)

 

Les métaphores le disent : Hugo a le souffle et la variété de l'inspiration et du style. Recueil après recueil, Larousse met certains titres en valeur, cite des poèmes entiers, en s'émerveillant de cette puissance et de cette variété. On peut noter cependant qu'il apprécie peu Les Contemplations qui, selon lui, « aurait pu faire croire à un affaiblissement du poète » et que, malgré la Préface de Hugo, il ne semble pas avoir perçu l'unité du recueil. C'est à propos de La Légende des Siècles qu'il souligne la puissance visionnaire de Hugo et il y revient lors de la Nouvelle Série à travers une longue citation du Journal des Débats :

 

« Ce réaliste est en même temps un visionnaire, énigmatique et symbolique comme pas un. […] Quand il eut tout exploré, contemplé, décrit, notre monde lui devenant étroit, d'un bond il s'élança au dehors, se jeta du naturel dans le surnaturel, de la matière tangible et bornée dans l'abîme de l'Infini, de l'Incréé, de l'Inconnu. De là ce monstrueux assemblage de la réalité et de l'abstraction, qu'il entrechoque et mêle dans un chaos. » (cité dans l'article du Supplément sur la Nouvelle Série de La Légende des Siècles)

 

À travers le critique du Journal des Débats, Larousse met en valeur la volonté de totalisation de la poésie hugolienne et l'article « Hugo » analyse bien cet élargissement : « Il semble que sa pensée ait grandi au sortir des tempêtes de la politique et en face des tempêtes de l'Océan. Un étrange sentiment  de grandiose et d'infini, que nul poète avant lui n'avait su rendre, un souffle d'une puissance inouïe circule dans toutes ses œuvres de cette seconde époque. » (article « Hugo »). Mais la puissance a ses revers et tout se passe comme si Larousse estimait que peu à peu Hugo allait trop loin : les images sont puissantes, dit‑il, mais souvent incohérentes et elles ne se rejoignent que par « des moyens artificiels dus aux efforts d'une des volontés les plus indomptables qui se soient jamais rencontrées dans le monde poétique. » (article « Hugo »). La virtuosité devient, au fur et à mesure des articles, excentricité et obscurité du langage : « Il faut aussi le reconnaître : V.H. a adopté depuis plusieurs années un langage étrange, souvent difficile à saisir et qui étonne l'intelligence du lecteur lorsqu'il ne la déroute pas. » (article « Chansons des Rues et des Bois »). L'accusation de mauvais goût se fait jour également : « Jamais le poète n'avait autant semblé vouloir défier le goût par des singularités et des bizarreries trop fréquentes. » (article « Chansons des Rues et des Bois »). 

            Il en va de même pour l'antithèse hugolienne ; ce qui apparaît au début comme vigueur est ensuite taxé d'abus : « “Le Chaos” dans La Légende des Siècles, est un exemple célèbre […] d'un certain abus d'antithèses qui fatigue. » (article « Chansons des Rues et des Bois »).  De même pour Les Travailleurs de la Mer : « Le poète abuse aussi de l'antithèse, des expressions forcées, des jeux de mots, des substantifs soudés entre eux. » (article « Les Travailleurs de la mer »). L'article sur L'Art    d'être grand‑père opère même un détournement subtil de la notion d'antithèse :

 

On a souvent reproché à V.H. d'aimer l'antithèse ; c'était, en lui reprochant d’être un grand artiste, l'accuser de voir trop bien le spectacle de la vie. Shakespeare, avant lui, était coupable de la même façon. Mais comment n'aimerait‑il pas l'antithèse, toute raison de génie à part, le poète qui élève toujours la voix à propos pour faire contraste aux trivialités, aux défaillances, aux grossièretés du temps présent ? […] V.H. fait passer la rayon de sa poésie sur les putridités d'une certaine politique et d'une certaine littérature. Quelques vers du grand poète consolent des discours de M. de Broglie en même temps que des derniers romans de MM. Zola et Goncourt. (article « Art d'être grand- père »)

 

Peut‑être cette relative incompréhension doit‑elle être imputée moins à Pierre Larousse qu'à ses successeurs puisque cet article, publié dans le Supplément, a été écrit bien après la mort de celui‑ci.

Le visionnaire aussi est accusé d'aller trop loin : « “Le Satyre”, conception panthéiste d'une grande vigueur, et les poèmes qui terminent le volume, “Paroles dans l'épreuve”, “Pleine mer”, “Plein ciel”, “La trompette du Jugement” sont plus vagues, et l'on a peine à suivre le poète dans son vol démesuré à travers le temps et l'espace. » (article « Légende des Siècles »). Quelles auraient été les réactions face à Dieu et à La Fin de Satan ! Mais Larousse ne semble pas pressé de voir paraître les compléments de l'épopée annoncés par Hugo avec la Première Série : « Deux volumes parus et qui, bien probablement, seront les seuls. » (article Légende des Siècles »). De William Shakespeare qui « secoue violemment l'intelligence », Larousse dit : « Ce n'est quelquefois pas sans une certaine appréhension que l'on voyage si vite et si loin avec lui. » (article « William Shakespeare »). Et le Supplément de 1877 ajoute : « C'est le défaut de V.H. d'agrandir les sujets outre mesure, de se perdre, comme à la fin de La Légende des Siècles, en plein ciel. »            (article « Hugo » du Supplément). Mais, là encore, au vu des dates, on peut se poser la question : qui a peur de l'essor hugolien, Pierre Larousse ou bien ses successeurs ? Il faut cependant rappeler que ces réserves restent mineures par rapport à l'admiration, à la fascination, qui n'a rien d'une attitude de commande.

 

L'appréciation de Larousse sur l'homme politique est plus nuancée, comme l'on pouvait s'y attendre, encore que l'évolution globale de Hugo soit évidemment considérée comme positive : « Certes, nous ne sommes pas de ceux qui lui font un crime d'avoir changé de drapeau, puisque c'était pour arborer en définitive celui de la liberté. » (article « Chants du Crépuscule »). Larousse situe un premier nœud de l'évolution politique au moment des Chants du Crépuscule, qu'il interprète non comme un crépuscule du soir mais comme un crépuscule du matin « dans l'âme du poète », qui est encore royaliste et « impérialiste » mais déjà républicain, « débarrassé des superstitions de la jeunesse et acquis aux idées nouvelles ». Chacune des tendances est illustrée par un poème du recueil. L'article « Hugo » situe en 1848-1851 l'étape décisive de cette évolution politique :

 

En 1848, mal dégagé encore de son passé royaliste, le poète fut porté sur la liste du parti réactionnaire. […] Son attitude à la Constituante fut pleine d'incohérence. […]  Son attitude à la Législative fut plus décidée : il devint le chef et l'orateur de la gauche démocratique et sociale (article « Hugo »)

 

Ailleurs Larousse explique que Hugo s'est rallié au parti de la République, pas seulement sous l'influence d'Émile de Girardin mais « selon nous, par une scène à la fois dramatique et touchante, qui eut lieu chez le poète, en son absence, place Royale, au plus fort des journées de juin. » (article « Avènement du Peuple »). Larousse ne raconte pas la scène mais l'on sait qu'en l'absence de Hugo, les ouvriers révolutionnaires avaient envahi sa maison et s'en étaient retirés sans aucune exaction, n'emportant qu'une liste de signatures. Hugo leur rend hommage dans sa correspondance. Il est significatif que Larousse fasse de la dignité de la classe ouvrière le moteur du changement politique de Hugo.

Larousse insiste étonnamment peu sur l'opposition à l'Empire, sauf quand il souligne la violence des invectives de Châtiments. L'exil est présenté comme épreuve sentimentale plus que comme acte politique. C'est peut‑être que les articles sont écrits après la Commune et que la position de Hugo en 1871 et surtout après la Semaine sanglante suscite les réserves de Larousse qui, par respect pour la légalité républicaine, est farouchement anti‑communard, comme en témoignent les vingt pages de l'article « Commune ». Larousse ne veut pas entériner la distinction hugolienne entre foule et peuple :

 

Ce que la révolution du 18 mars, à laquelle le poète est, en somme, favorable, avait d'équitable et de modéré […], c'est le peuple qui l'a fait ; les assassinats, les pillages, les incendies, c'est la foule, et V.H. fait profession de la mépriser plus que personne. […] On pourrait peut‑être reprocher au poète de tenir la balance un peu trop égale entre les deux partis, ou plutôt de pencher, sans peut‑être le vouloir expressément, pour l'un des deux.  (article « Année terrible »)

 

La conclusion souligne la générosité de Hugo, quasiment présentée comme substitut de conscience politique. L'article « Hugo » du Supplément précise ce type de réserves : il cite longuement le texte que Hugo, délégué sénatorial de Paris en 1876, adresse aux délégués des trente‑cinq mille communes françaises et il commente :

 

On peut trouver qu'il y avait autre chose à dire, comme délégué de Paris, aux électeurs des communes. Ce morceau est d'un rêveur plutôt que d'un homme politique, et si magnifiques que soient les horizons de paix et de fraternité qu'il découvre, un manifeste plus simple, plus terre à terre, eût peut‑être produit plus d'effet. (article « Hugo » du Supplément)

 

La conclusion de l'article « Hugo » de 1873 affirmait, elle, sans ambages :

 

Comme homme politique, V.H. a flotté au gré des événements et des circonstances. La foi de ses dernières années l'a rattaché invinciblement au parti radical et lui a suscité de violents adversaires ; mais, même dans ce que ceux‑ci considèrent comme ses plus violents écarts, c'est‑à‑dire dans ses prédications socialistes et dans ses sympathies pour la Commune de 1871, il est juste de voir tout au plus l'exagération des sentiments généreux dont il a toujours été l'apôtre. (article « Hugo »)

     

Considéré comme un rêveur incorrigible lorsqu'il s'agit d'action politique, Hugo est‑il crédité d'une pensée politique ? Deux exemples suffiront à montrer qu'il n'en est rien : Le Rhin n'est « qu'un récit de voyage, à la fois humoristique et archéologique » et, de sa conclusion pourtant présentée comme « un morceau capital, du plus haut style », il n'est rien dit de plus (article « Rhin »). Quatrevingt ‑Treize est « un grand roman historique et patriotique, […] une glorification de la terrible année révolutionnaire », mais l'article présente l'ouvrage comme  une série d'évocations puissantes dans un ensemble plein de défauts, et non comme une réflexion sur la révolution – alors même que l'article « Terreur » développe des thèses proches de celles de Hugo.

Pourtant Larousse a parfaitement saisi le lien essentiel chez Hugo entre poésie et aspiration républicaine :

 

Ceux qui reprochent à l'Ovide de Guernesey ses prétendues fluctuations n'entendent rien à la nature humaine et surtout à la nature poétique ; ils en jugent comme un aveugle des couleurs. Quand on est né poète, et poète jusqu'à la moelle des os, on peut mourir républicain comme Cassius, sans qu'on ait sur les bancs de l'école souffleté le rejeton d'un tyran. (article « Chants du crépuscule »)

 

La dernière phrase doit recevoir, il me semble, non pas une interprétation « basse » (les poètes font n'importe quoi) mais la plus « haute » (d'où qu'il vienne, le poète finit par être du côté de la liberté). Quelle est donc la mission du poète républicain ? c'est la défense de l'idée et, selon Larousse, Hugo l'a magnifiquement assumée. C'est très exactement ce qu'il était urgent de dire dès la lettre A du Dictionnaire (Avènement du Peuple) sans attendre la lettre E (Événement). L'article cite longuement le prospectus du 31 juillet 1848 où Hugo annonce ce journal qui devait s'appeler La Pensée mais s'appellera L’Événement, ce qui pour lui revient au même car c'est bien un événement qu'un journal qui mette en avant la pensée, qui ne s'intéresse au fait qu'en tant qu'il illustre l'état de la pensée, le progrès de l'idée. La manière dont Larousse, en 1866, renchérit sur le Hugo de 1048, vaut qu'on s'y attarde :

 

Voilà donc […] la place de l'idée marquée d'avance à la place d'honneur. L'âme humaine devra se refléter chaque  jour au fronton de l'édifice. Qu'il y a loin de ces désirs, de cette revendication tentée par un grand poète au nom de l'art, au nom de la science, au nom de l'industrie ; qu'il y a loin, disons‑nous, de ce tableau de la presse telle qu'elle devrait être à la presse telle que nous l'avons aujourd'hui ! […] Le fait [le contexte indique que sont visées la politique et les affaires] a pris la place de l'idée dans notre presse actuelle. Que pense l'âme humaine ? lui demanderez‑vous. Et elle vous répondra : « Que m'importe ? Repassez une autre fois : mon temps, ma maison,    mes écrivains sont pris par une question grosse d'événements : la question des sucres. Nous exigeons que la lumière se fasse en cette grave matière. Attendez, prenez patience, et si la récolte des betteraves le permet, nous tâterons le pouls à votre humanité, qui, d'ailleurs, est une assez  mauvaise cliente, et ne nous rapporterait ni un abonné, ni un centime. » Cette dernière considération est assurément celle qui touche le plus ceux qu'on appelle aujourd'hui des esprits positifs. (article Avènement du Peuple)

 

Pour Larousse, Hugo est tout sauf un esprit positif ; ce rêveur a le culte de l'idée et la ténacité dans la défense de ces idées, cette ténacité qui lui était déjà reconnue en poésie. Actes et Paroles en témoigne :

 

De la première à la dernière page du recueil, on sent le même souffle, la même inspiration éloquente, les mêmes aspirations généreuses ; on y voit aussi, malheureusement, tout ce que renferme d'amertume, de dégoût et de déboires la carrière de l'homme politique et surtout de celui qui s'obstine à planer, en dépit de tout, dans la pure région des idées. (article « Actes et Paroles »)

 

Il ne me semble pas qu'il faille prendre ces derniers mots en mauvaise part, tant le reste de l'article célèbre cette foi en l'idée, en l'occurrence l'affirmation de la force du droit contre la loi. Larousse fait du pro jure contra legem, le point nodal non seulement des discours de Hugo mais de son œuvre littéraire : « La formule […] donne une sorte d'unité puissante à tout son œuvre, si colossal et si touffu ; elle éclaire du même coup toutes les phases de sa carrière politique, malgré les variations plus apparentes que réelles. […] V.H. n'a cessé de combattre le même combat. » (article « Actes et Paroles »).

Dans cette défense de l'idée, Larousse perçoit Hugo comme très proche, presque fraternel et leurs deux paroles entrent en résonance ; c'est très net quand il s'agit de la peine de mort. L'article « Dernier Jour d'un condamné », annoncé comme capital dès l'article « Claude Gueux », ne se contente pas de présenter l'œuvre (il le fait admirablement) ; il retrace longuement les motivations et les principales étapes de la lutte de Hugo en faveur de ce qu'il appelle « l'inviolabilité humaine ». Malgré les protestations de neutralité dans le débat, l'article prend progressivement une ampleur lyrique et parle de Hugo en termes hugoliens :

 

C'est ainsi que l'enfant de seize ans a tenu la promesse qu'il s'était faite lorsque, pour la première fois, il avait vu un instrument de supplice. Depuis, c'est‑à‑dire depuis bientôt cinquante ans, chaque fois que ce mot terrible : Mort ! chaque fois que cette sentence qu'à Dieu seul il devrait être permis de prononcer a retenti dans une salle de cour d’assises, il a élevé la voix afin que cette sentence, que ce mot, ne fût point entendu, ne fût point écouté ; chaque fois que le hideux échafaud de planches rouges s'est dressé sur la place publique, il a pris sa cognée et a tenté de l'abattre. Depuis cinquante ans, il a lutté corps à corps avec le bourreau comme Thésée avec le Minotaure, pour lui arracher ses victimes. […]

Nous n'avons pas, nous le répétons, à rechercher à cette place si la vérité est du côté des partisans de la peine de mort ou du côté de ceux qui la combattent ; mais nous pouvons bien dire sans crainte d'être contredit que la guillotine est une chose abominable, hideuse. Sans être contredit davantage, nous pouvons affirmer que chercher à abattre cette guillotine est une entreprise grande et noble, enfin, que, devant celui qui depuis si longtemps et si vaillamment poursuit cette entreprise, on ne peut pas ne pas être saisi d'admiration et de respect.

V.H. a  écrit d'admirables poèmes ; il a écrit d'admirables romans et d'admirables drames ; mais, pour nous, son œuvre capitale – quand le bourreau aura été chassé – ce sera d'avoir aidé à chasser le bourreau. Il y a quelque chose de plus grand qu'un grand poëte ou qu'un grand romancier, c'est un sage. Il y a quelque chose de plus enviable, de plus beau que l'imagination, c'est le cœur. (article « Dernier Jour d'un Condamné »

 

Cela m'étonnerait fort que, dans pareille image, Hugo ne se soit pas reconnu.