Jean-Claude Nabet : A propos de la symbolisation de l'histoire - Cosette à Montfermeil.

Communication au Groupe Hugo du 17 mars 1990
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Si le 1er livre de la 2ème partie introduit au cœur de l'Histoire : 1815 et Waterloo, ne rejoignant qu'au dernier chapitre la trame romanesque avec l'apparition de Thénardier, il est plus difficile de démêler ce qui s'écrit de l'Histoire au livre III : Accomplissement de la promesse faite à la morte, situé à Montfermeil en 1823 et dans lequel apparaît Cosette. Livre où tant d'éléments se mêlent: la misère vue en son fonds le plus sombre; misère d'un enfant, l'expérience d'une descente aux enfers (La Petite toute seule), les mystères de la nativité, de la maternité et de la filiation. L'Histoire cependant s'y laisse lire -mais à mon sens pas davantage que dans d'autres parties du roman, la première par exemple –à travers toute une série de notations qui vont des références historiques plus ou moins . voilées à la présence d'objets ou de termes qui sont plus allusions à l'Histoire que symboles et qui sont du registre du pouvoir ou de la guerre (Reine, sabre, couronne, manœuvre, etc... ).

Il est sûr pourtant que cette lecture est facilitée où privilégiée par la réverbération énorme du 1er livre: Waterloo, dont la proximité est la fois narrative et diégétique par la présence de Thénardier. Peut-on dire pour autant que Cosette, qui fait ici son entrée véritable comme personnage du roman. (si l'on admet le caractère très particulier de sa présence dans la première partie) symbolise cette Histoire, ou plus encore symbolise -et dans une certaine positivité- la période historique de la Restauration, cela me semble hasardeux.

Tout ce 3ème livre paraît placé sous le signe de la dérision de l'Histoire. Il est situe à une date : 1823, et en un lieu : Montfermeil.

Ce que représente la période historique de 1823 par rapport à une signification générale de l'Histoire est clairement désigné dans le passage sur la guerre d'Espagne(II, II, 3): au point de vue militaire, dégradation de l'Empire dans une guerre sans gloire ,avec ses victoires achetées; au point de vue politique, négation de la Révolution: "le monarchisme faisant obstacle au progrès ,qualifié d’anarchie, les théories de 89 brusquement interrompues dans la sape; un holà européen intimé à l'idée française faisant son tour du monde". Du reste ce passage sur l'année 1825, entièrement rédigé -pendant l'exil, permet de la rapprocher d'une autre période sombre et de stigmatiser en même temps le second empire par l'allusion à "l'obéissance passive" de l'armée qui renvoie bien sûr à Châtiments. Dans l'épisode même de Montfermeil, il n'est pas indifférent que la carte à payer de Jean Valjean, véritable monument d'escroquerie élaboré par Thénardier, s'élève précisément au chiffre fatal de 23 francs; et que 1823 soit fruit de 1815 explique qu'en la préparant Thénardier ait "l'accent de Castlereagh rédigeant au Congrès de Vienne la carte à payer de la France" (II, III, 9-329). Année de faux-semblants et de combinaisons -ce que le roman ne dit pas mais que l'Histoire permet de lire est que le 24 décembre 1823 précisément eut lieu la dissolution de la Chambre, préludant à des élections qui furent sans doute les plus manipulées de la Restauration; il n'est donc pas étonnant que 1823 se retourne plus tard en 32 dans la pureté historique de la barricade. Il en est des misères de l'Histoire comme des Misérables -elles ont deux sens- et si 1815 en montre le premier dans la défaite, 1823 en dévoile le second.

De 1815 à 1823 l'histoire avance-t-elle? sur cette date en tout cas le roman la fait patiner puisque, la première partie close en 1823 sur la chute de l'empire Madeleine, la deuxième s'ouvre en 1815 sur l'écroulement impérial. Du premier au deuxième livre de la deuxième partie il semble qu'on avance de 1815 à 1823, mais on remonte aussi de Waterloo à Toulon, de la fin de Napoléon au commencement de Bonaparte.

De même que 1823 prolonge 1815 et s'y oppose, de même Montfermeil contredit Waterloo et le prolonge : dans son nom même Waterloo redouble l'eau et il y a une "question de l'eau" à Montfermeil, Mais s'il a beaucoup plu à Waterloo le 18 juin 1815, surabondance d'eau où se sont embourbées en même temps l'artillerie et l'épopée napoléonienne, c'est à Montfermeil le manque d'eau qui suscite l'épisode de "la petite toute seule" et sa rencontre avec Jean Valjean, épisode qui se situe au voisinage du solstice d' hiver quand la bataille de Waterloo est proche du solstice d'été S'il n'était lieu où va se dire la dégradation de l'Histoire, Montfermeil en figurerait le retrait car "c'était un endroit paisible et charmant qui n'était sur la route de rien"(II, III, 1-297). Remarquons au passage que Montfermeil n'est même pas sur la route de "Montreuil-sur-Mer, qui permet de s'interroger sur les raisons de la présence dans le roman de cet endroit paisible. On sait bien sûr que sur un -plan extra-textuel, Montfermeil et Waterloo s'opposent de part et d'autre de la rédaction des Misérables puisque Hugo fait semble-t-il un séjour à Montfermeil très peu de temps avant le début de la rédaction des Misérables qu'il achèvera à Waterloo.

Les événements qui vont se dérouler en ce lieu et à cette date vont être également marqués du signe du mensonge et de la dérision historiques, mais dans une sorte de minage de ce qui pourrait d'abord apparaître comme positivité, ou en tout cas plénitude du signe. C'est pourquoi il faut être très attentif, non seulement au lexique, mais aux différentes valeurs qu'il peut prendre.

Si l'on s'arrête par exemple à l'épisode de la poupée donnée par Jean Valjean à Cosette, il est vrai que les termes de "reine" "princesse", "Reine de France", "Majesté", "Duchesse de Berry" y apparaissent successivement, relevant tous en première approximation du vocabulaire de l'Histoire, celle en tout cas des "naissances de roi" à laquelle tout le roman s'emploie à dire que l'Histoire ne peut se réduire.

"Elle se disait qu'il fallait être reine ou au moins princesse pour avoir une "chose" comme cela" (II, III, 5-305), peut- être peut-on remarquer qu'au lieu de progresser de :Princesse en reine l'Histoire rétrograde ici de reine en princesse, mais surtout tout le contexte avec l'évocation des "fées et des génies", la présence de termes tels que " prodigieuse", "merveille", "fantastique", «fabuleuse»,donnent à penser qu'il s'agit davantage ici d'une royauté de "conte et légende'' que d'un symbole historique. Du reste, si le lexique de la noblesse peut renvoyer à trois domaines : celui du conte, de la position sociale, ou de l'Histoire, Cosette -et en ceci l'épisode de Montfermeil ne fait pas exception- ne sera jamais concernée que par les deux premiers. La reine ou la princesse dont il est question ici n'est -pas différente du: "Il semblait à Cosette que Marius avait une couronne" (IV, VII, 1-794)ou du "Il y avait une fois un roi et une reine"(V, VII, 1-1100), plus explicite encore; la seule différence, importante bien sûr, vient du point de vue : le conte de fées apparaissant comme lumière inaccessible à l'enfant du fond, de sa misère, alors qu'il n'est plus que poésie un peu mièvre pour la jeune fille amoureuse ou la jeune mariée. Quant à l'aspect social de la noblesse, Cosette y est longtemps hermétique : Marius lui a un peu dit qu'il était baron, mais cela n'a fait aucun effet à Cosette "Marius baron ? elle n' avait pas compris, elle ne savait pas ce que cela voulait dire." cependant elle apprendra vite, peut-être en recevant sa dot : "Et puis Cosette, en qui la femme commençait à poindre, était ravie d'être baronne" conclut un -paragraphe de (V, II, 1-1093). On passe directement du conte à la position sociale, mais l'Histoire reste absente.

Le caractère historique parait cependant plus marqué lorsque Cosette reçoit la poupée : "Ce qu'elle éprouvait en ce moment là était un peu pareil à ce qu'elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement : Petite, vous êtes la reine de France." Il semble s' agir plus d'une appréciation du narrateur que d'une pensée de Cosette. A la légère restriction apportée par le texte "un peu" pareil -on croit toucher à l'Histoire mais on n'y atteint pas s'ajoute sur tout le fait qu'en il n'y a pas de reine de France; sa place est une place vide, un trou.

Quant à la Duchesse de Berry, le fait même qu'elle soit évoquée par la Thénardier dont tout le langage est dévalorisé en rend la mention dérisoire, et dérisoire d'autant plus que, dans un contre sens significatif, cette "tsarine mégère'' confond l'unicité de la Majesté royale avec la multiplicité des Altesses.

Dernier "signe royal" à se porter sur Cosette : le louis d'or déposé -par Jean Valjean dans son sabot: là encore on doit constater qu'il ne prend sens et valeur pour elle que totalement démonétisé et des-historicisé. Ce qui importe c'est son caractère lumineux au cœur de la nuit de Montfermeil. Dès avant le don "le voyageur se rappela la gracieuse et immémoriale coutume des enfants qui déposent leur chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de leur bonne fée'' (II, III, 9-328) et Cosette voit ce - présent "comme une étoile qui brille au fond de sa -poche" Quant à la charge historique dont cette pièce -comme tout signe monétaire- est porteuse, l'instance narrative s'est attachée au préalable à la négativiser fortement: "Ce n'était pas un napoléon C'était une de ces pièces de vingt francs toutes neuves de la Restauration sur l'effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacée la couronne de lauriers". Couronne de lauriers contre petite queue prussienne, quelles que soient les rêveries auxquelles entraîne cette étrange expression -guère plus flatteuse que celle de "salsifis" qu'emploie le vieux grognard recueilli par Mgr. Myriel (I, I, 2-41)- la positivité ne parait pas être du côté des Bourbons. Ce qui s'écrit de l'Histoire, c'est bien toujours la dérision dans laquelle elle est tombée.

Tout autant d'ailleurs si l'on passe du signe à celui qu'il représente et si l'on s'arrête au portrait de Louis XVIII traversant le faubourg Saint-Marceau, dans cet épisode curieux, tout à fait inutile à l'intrigue où (cas presque unique dans le roman) un personnage fictionnel (Jean Valjean) se trouve en rapport, très indirect c'est vrai, avec un personnage historique. Roi qui n'est plus vecteur d'aucune temporalité historique, mais d'un pur temps cyclique, son passage "tenait lieu de montre et d'horloge aux pauvresses du quartier". Parmi toute l'Histoire rassemblée: Toison d'Or, Croix de Saint-Louis, Croix de la Légion d'honneur, «Un gros ventre» et "une face ferme et vermeille" -curieux écho de Montfermeil- "sur des coussins capitonnés de satin blanc", alors que dans Ma boutique de bimbeloterie c'est "sur un fond de serviettes blanches" qu'était placée la royale poupée. De dégradation en dégradation.

Royauté impotente ou royauté grotesque, comme celle attribuée - métaphoriquement - bien sûr- à Thénardier puisque sa femme"n'eut jamais commis cette faute (...) qu'on appelle en langage parlementaire, découvrir la couronne.''

Aucune valeur positive ne marque donc les signes de la monarchie et il n'en va pas autrement pour ceux de l'Empire, à ceci près que la négativité affecte moins ces signes directement que plutôt leur travestissement.

Si le minuscule sabre de plomb emmailloté et bercé par Cosette féminise et rapetisse à la fois l'Empire et la Révolution - puisque guillotine miniature "il coupe les tètes de mouche la gargotte Thénardier surtout dit la mise en pièces de l'épopée impériale. Thénardier se prétend bonapartiste, mais c'est avec la même aisance qu'il sera "Fabantou, artiste dramatique", Caritain espagnol, royaliste réfugié en France", et même "Femme Balizard". Une enseigne menteuse de glorieux soldat de Waterloo,mais une réalité cachée de vrai charognard de l'Empire puisque son auberge est le produit même des vols sur les cadavres de Waterloo, bourses, mais aussi alliances et croix de la légion d'honneur (dans une égale et impartiale profanation du privé et de l'historique).
Charognard comme cet effrayant «vautour du Brésil» exposé dans une ménagerie "par des paillasses en loques venus on ne sait d'où" (II, III, 1-298) , dérision de l'Aigle impérial qui préfigure étrangement l'aigle empaillé de Napoléon III "du champ de bataille tombé au champ de foire" évoqué dans Châtiments (L'Expiation)

Au-delà pourtant d'une référence à une période historique très déterminée, Thénardier est caricature -et donc aussi part de vérité -d'une histoire moderne terne et froide, débarrassée de la splendeur spectaculaire des monarchies. "Thénardier était un homme d'état" conclut un paragraphe en (II, III, 2-301). Sous sa blouse il porte un vieil habit noir qui préfigure l'habit d'homme d' État qu'il portera lors de sa rencontre avec Marius à la fin du roman, et c'est une fois sur son dos seulement que la redingote de Jean Valjean apparaît à Bossuet "une redingote de Pair de France".

Toute cette mise en œuvre d'un minage de l'Histoire qui dit le trou noir dans lequel elle est tombée après Waterloo, sauf à cheminer souterrainement (mais c'est dans tous les sens une autre histoire) pour se relever sur la barricade des Amis de l'A.B.C. et retomber encore, retient de voir une symbolisation de positivité historique s'opérer sur Cosette. C'est justement parce qu' elle est née au moment de Waterloo qu'elle est en même temps fruit de la "bonne farce" de 1817 et soumise à la torture - à la question (de l'eau)- dans ce Montfermeil de 1825, foire qu'elle est seule à prendre pour Noël et qui ne sera Noël que pour elle, puis ( c'est bien d'un miracle qu'il s'agit, et d'une métamorphose. Plutôt que d'un passage de l'Histoire au roman, peut-être faudrait il parler en ce qui la concerne d'un passage du conte au roman; roman qui ne serait que l'ébauche d'un roman balzacien (le texte s'arrête avant) puisque aucune des filles du Père Goriot ne mélangerait amour et mariage.

Si une symbolisation de l'Histoire en tant que processus existe ici (comme d'ailleurs dans tout le roman), très abstraite et générale, mais d'autant plus profonde, c'est dans la personne de Jean Valjean qu'on pourrait la voir. Pétrifiée devant un paradis de clinquant et de "choses magnifiques en fer-blanc", celui que Cosette prend pour le Père éternel n'est qu'un marchand. Mais après l'expérience de l'agonie et de la descente aux enfers, celui qu'elle va rencontrer est un marcheur. "Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d'elle dans l'obscurité" Opposition entre la marche et la marchandise que j'emprunte à Hugo lui-même: "La génuflexion devant l'idole ou. devant l'écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L'absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d'un peuple, abaissé son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui les nations missionnaires." (V,1, 20-979). Jean Valjean pourrait bien être en effet symbole de cette marche qui n'est ni continue ni linéaire mais marque tendanciellement un progrès.

Il y a certainement dans tout ce travail toute une série d' emprunts inconscients. Beaucoup d'autres sont très conscients trop nombreux, pour que je les aie chaque fois mentionnés. En particulier j'ai évidemment littéralement pillé les notes de Guy Rosa dans ses éditions des Misérables :collection Bouquins et Le Livre de Poche.