Annie Prassoloff : Le rôle de V. Hugo à la SACD

Communication au Groupe Hugo du 17 février 1990
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A. Prassoloff commence par rappeler que son sujet n'est pas tout à fait neuf: O. Krakovitch en a traité plusieurs aspects dans son ouvrage sur la censure des théâtres sous la Monarchie de Juillet et elle-même avait présenté au Groupe, il y a de cela quelques années, les plaidoiries de VH à propos du Roi s'amuse en décembre-janvier 1832-1833 et d'Angelo en 1837. Mais il s'agit là des moments spectaculaires d'un engagement plus quotidien, plus terne peut être, à l'intérieur des premières sociétés d'auteurs: la Société des auteurs dramatiques puis la Société des gens de lettres.

Le rôle de VH à l'intérieur de cette dernière étant mieux connu, je traiterai plutôt de sa présence active à la Société des auteurs dramatiques. Elle peut être très précisément retracée parce que les comptes rendus des réunions hebdomadaires du bureau -appelé "comité" ou "commission"- de la Société, auquel Hugo appartient, ont été conservés et se trouvent encore à la bibliothèque de cette Société.

 

La Société

Première en date et modèle des sociétés d'auteurs, elle fut fondée sur la lancée de l'action entreprise par Beaumarchais, en 1777, pour obliger les théâtres à fixer proportionnellement au succès des représentations la "part" d'auteur, alors qu'auparavant la rémunération de ce dernier relevait d'un forfait. Dès cette époque, et à plusieurs reprises ensuite jusqu'à la fin du siècle, la SAD emploie son arme maîtresse: la grève des écrivains qui cessent de fournir les théâtres en pièces nouvelles jusqu'à ce que le ou les directeurs concernés cèdent. On est, de nos jours, surpris de l'efficacité de ce moyen: il fallait que le besoin du public en nouveautés fût fort et la pratique des reprises peu en usage.

Scindée en deux bureaux sous l'Empire, la Société connaît sa réunification en 1829. Elle fut entourée d'une certaine solennité, à laquelle on doit de connaître les noms des 220 auteurs qui signèrent l'acte de refondation, magnifiquement calligraphié sur une grande feuille de velin encore conservée et exposée dans les locaux de la SAD.

Hugo est du nombre, quoiqu'il n'aie pas encore été joué, parce que les critères d'admission étaient moins stricts qu'aujourd'hui. Ils manifestaient pourtant un soin jaloux d'indépendance envers les "partenaires" naturels des auteurs puisque ni les salariés du gouvernement ni les directeurs de théâtres, dont plusieurs furent aussi écrivains, ne pouvaient être membres de la Société. Elle se montre en cela plus vigilante -et sans doute plus efficace aussi- que ne le sera la Société des gens de lettres qui aura pour présidents, entre deux ministères, Villemain et Salvandy. Quant à la SACEM, qui regroupe les auteurs et les éditeurs de musique, ses statuts correspondent à une structure des échanges toute différente.

Gouvernée par l'assemblée générale de ses membres, la SAD est administrée par une commission élue de 12 membres formée, à cette date, des principaux fournisseurs de la Restauration: Boieldieu (la musique lyrique représentée relève alors de la SAD; après la création de la SACEM, en 1852, le partage se fera selon la longueur de l'exécution des oeuvres, celles de plus de 20 minutes relevant de la SAD), Scribe, Moreau, Rougemont...Casimir Delavigne figure en un nouveau venu parmi les derniers élus.

Quant à son fonctionnement, qui est aussi sa raison d'être, il est simple: la Société négocie et perçoit une portion fixe des recettes qu'elle reverse à l'auteur diminuée des frais de gestion. C'est le "tarif", variable selon l'implantation géographique des théâtres (Paris, banlieue, Province), selon leur importance, leur ancienneté -un abattement est consenti aux nouveaux théâtres- etc...

Représentative -le chiffre de 220 auteurs dramatiques en 1829 semble considérable-, expérimentée, bien administrée, la SAD est puissante. Sa discipline s'étend à l'ensemble de la profession: des directeurs elle obtient le paiement journalier de la part d'auteur, alors qu'auparavant, celui-ci était payé en fin de saison; aux auteurs elle impose le respect de son tarif et l'énormité de l'amende prévue à leur encontre en cas de signature d'un contrat séparé -6OOO francs- mesure autant son autorité que l'importance des intérêts en jeu. Bref, c'est un puissant organisme de gestion technique, dont l'efficacité est comparable voire supérieure à ce que qu'atteint aujourd'hui, dans un contexte tout différent, la combinaison des institutions analogues et de la loi.

Elle se conçoit pourtant comme une machine de guerre dans la défense des intérêts des auteurs. Un de ses premiers combats a pour objet le 11è des pauvres : traditionnellement, un 11è de la recette était reversé à l'Assistance Publique qui en tirait une part non négligeable de ses ressources. Les auteurs souhaitent ne pas voir leur compte débité de cette taxe pour les billets gratuits dont ils peuvent disposer; les directeurs des théâtres refusent de payer pour eux et, après une vraie bataille en 1829-1830, pendant laquelle la Société eut recours à la grève, elle obtient gain de cause.

Il y a aussi les négociations au jour le jour. Les directeurs des salles de province demandent en échange de leur obédience au traité général qu'on n'affiche pas dans Paris les annonces pour les théâtres de banlieue; ils l'obtiennent.

La Société a par ailleurs des fonctions de négociation internationale : par exemple, des droits de rétribution réciproque sont établis entre la France et la Prusse.

Tout ceci n'allait pas sans que des membres très actifs donnent beaucoup de leur temps à la Société. Scribe fut l'un d'eux, qui semble avoir eu un remarquable savoir-faire administratif; c'est aussi le cas de Hugo qui, sans négliger les tâches quotidiennes de la Société, se signale dans l'élabo-ration de la politique générale de la Société. Car elle prend part sinon à la vie politique elle-même -son statut professionnel le lui interdit à peine de perdre la représentativité qui fait sa force- du moins aux débats politiques qu'implique l'activité des théâtres.

Elle fait bon accueil à la nouvelle monarchie. En août 1830, la commission décide d'aller présenter ses hommages au Roi des Français; mais elle réunit, le 22 janvier 1831 son assemblée générale pour discuter la proposition Montalivet sur les théâtres et la censure et son intervention sera déterminante dans l'abandon de ce projet de loi.(Voir la thèse de Nicole René-Wild sur la censure de 1805 à 1865).

Elle a donc une gamme complète d'activités: technique, militante, représentative, législative: de la question de la censure à l'abandon de la claque, proposée par Frédéric Soulié, avec l'appui de Hugo.

 

Les interventions de Hugo à la SAD

Elu membre de la commission en 183O, VH prend la parole à toutes ses séances en 1830-1831. Il arrive qu'on lui reproche de la garder, ainsi lors d'une entrevue avec d'Argout, ministre de l'Intérieur, en août 1831.

Sur le fond, sa position est simple: elle est libérale -refus de toute censure politique, mais aussi refus du système du privilège (il ne sera aboli que sous le Second Empire) et du malthusianisme qu'il implique- ou plutôt le serait si, par ailleurs, il n'était pas régulièrement partisan d'un strict contrôle de la profession par elle-même.

Son principal combat vise la censure, à propos de laquelle on le voit prendre une position de pointe bien avant de subir le dommage personnel du Roi s'amuse -mais il avait déjà subi celui de Marion de Lorme. Il s'oppose ainsi, fermement, à la proposition, astucieuse et quelque peu indécente, du ministre d'Argout qui tente d'acheter les directeurs de salles en offrant l'exonération du 11è des pauvres à ceux qui soumettraient spontanément à la censure les pièces susceptibles d'être dangereuses. Face à cette initiative qui engageait l'intérêt financier immédiat des directeurs, Hugo refait le front des gens de théâtre en proposant une coalition générale des auteurs, des directeurs de théâtres et même des libraires.

"Coalition", le mot est important: c'était celui à ne pas prononcer. Depuis la loi Le Chapelier, l'article 415 du code pénal en avait fait un délit; mais, sans même aller jusqu'à la coalition, l'existence de la Société se trouvait menacée par la restriction qu'elle tendait à apporter à la sacro-sainte liberté individuelle de contracter et c'était là une préoccupation permanente de la Société. Ainsi, en 1834, la commission s'inquiète de savoir si la nouvelle loi sur les associations interdisant les sociétés politiques organisées par sections ne lui serait pas applicable. Elle ne l'est pas; mais, en 1838, il se trouve un tribunal pour condamner le principe même de l'association des auteurs; le jugement sera révoqué en appel, mais l'avocat qui y demande d'application de l'article 415 n'est pas le premier venu: Chaix d'Est-Ange. D'une manière générale les tribunaux ne suivirent pas cette remise en cause d'une société honorable, voire prestigieuse: on admettait, avec un esprit juridique profond, qu'une société faite pour garantir les traités librement signés ne constituait pas une "coalition". Il reste que, par ce mot, Hugo assimilait assez imprudemment l'action de la Société à celle des plus ordinaires travailleurs.

La même virulence l'anime lorsque, en 1831, la commission ayant signé un "acte d'union" contre la tentative de faire soumettre les textes à la censure par les directeurs de théâtres (ils y gagnent la certitude que la pièce ne sera pas interdite après la première représentation, avec la perte sèche que cela entraîne), il propose avec Dumas que soit porté sur les affiches des théâtres courageux la mention "pièce non soumise à la censure". On va plus loin encore: l'acte prévoit 3000F d'amende pour les auteurs qui accepteraient que le directeur porte leur pièce à la censure. En fait, l'affaire du Roi s'amuse en 1832-33 vient dans le prolongement de cette défense collective face aux offensives de la censure. Non sans un succès que l'évolution ultérieure permet de mesurer.

Car, par la suite, la Société va considérablement mollir sur cette question, malgré la pugnacité constante de VH. En 1837, pour Angelo, il mène un procès brillant mais ne remporte qu'une victoire personnelle, quoiqu'il soit défendu par l'avocat attitré de la SAD. La preuve en est que, la même année, la censure ayant exigé de Nerval des suppressions défigurantes dans son Léo Burckart et celui-ci ayant demandé son appui à la SAD, la commission lui répond, bien piteusement, qu'elle subit la censure mais ne la reconnaît pas et ne peut donc rien pour lui parce que ce serait la reconnaître que de la combattre.

Ce qui n'empêche pas la Société de continue à assurer le reste de ses activités et d'aller jusqu'à l'interdit (c'est-à-dire la non-livraison de pièces), pratiqué en 1835 contre le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Mais il ne s'agissait plus que de questions strictement corporatistes. Embourgeoisement? Peut-être. Il y en aurait un signe dans ce débat interne, du 28 février 1835, lors d'une réunion présidée par VH, où certains proposent qu'un cens minimum devienne la condition non pas, bien sûr, de l'adhésion à la Société, mais du droit de vote à ses assemblées générales. Le projet sera finalement rejeté; en d'autres temps il n'aurait sans doute pas été examiné, ni même avancé.

Un dernière circonstance permet d'apprécier l'originalité de la position de Hugo. Il s'agit des relations nouées entre les deux sociétés auxquelles, comme plusieurs autres, il appartient à la fois: la SAD et la Société des gens de lettres.

 

Rapports entre la SAD et la SGDL

En 1838, dès la création de la Société des Gens de Lettres, Denoyers et Balzac, qui la dirigent, demandent à être reçus par la commission de la SAD et y sont très froidement accueillis après avoir dû motiver par écrit leur demande. C'est qu'il existe une pomme de discorde entre les deux sociétés : l'adaptation au théâtre des nouvelles et des romans.

Un double droit, moral (l'autorisation par l'auteur est nécessaire) et patrimonial (il reçoit un pourcentage sur les adaptations de son oeuvre au cinéma, au théâtre, à la télévision) réglemente maintenant la transposition ou l'emprunt. A l'époque, le droit d'adaptation n'est nullement constitué; de là des litiges nombreux, ordinairement déférés à la justice qui tranche alors, le plus souvent, de manière restrictive en refusant de reconnaître la propriété d'une intrigue ou d'un ensemble de personnages. Elargir le droit des auteurs "primaires" et le faire reconnaître par les adaptateurs eux-mêmes, tel était l'objet de la démarche de la SGDL auprès de la commission de la SAD.

Ses discussions tendent alors à reconnaître un droit moral -mais de principe et non effectif- à l'auteur initial, mais à refuser toute rétribution au motif, ordinairement invoqué dans de tels cas et encore aujourd'hui, que l'adaptation profite suffisamment à l'auteur adapté par la publicité donnée à son oeuvre. Ainsi Delavigne propose-t-il qu'on reconnaisse la réalité de l'adaptation, et qu'on la signale, mais qu'on laisse comme par le passé les tribunaux mesurer l'ampleur des emprunts et leur éventuelle rétribution. Cette position prévaudra.

Elle n'est pas partagée par Hugo qui, pour préserver l'union entre les écrivains -c'est du moins le motif qu'il avance-, préconise la création d'une sorte de tribunal arbitral permanent, formé à parts égales des représentants des deux sociétés. Ce n'était pas indifférence: lui-même s'était toujours montré très vigilant vis-à-vis de l'adaptation de ses propres pièces, notamment à l'opéra comme en témoigne son attitude à l'égard du librettiste de Verdi.

Il n'est pas suivi et les choses devaient s'envenimer avec le développement judiciaire de l'affaire de M. de Coislin ou l'homme le plus poli de France. Il s'agissait d'une nouvelle de Paul de Musset reprise au théâtre par Lefranc et Michel: une pièce légère où l'on voit les extravagances de l'extrême politesse, telle qu'inviter à s'installer plus confortablement le monsieur trouvé dans l'armoire de madame. Attaqués en justice, les dramaturges demandèrent à la SAD d'assurer le financement du procès qui finit par opposer les deux sociétés. Ici encore VH propose de réunir une commission de conciliation, sans succès: le procès eut lieu et fut même reporté en appel. Dans cette affaire comme dans d'autres, l'attitude de Hugo va au-delà de la bonne volonté: il agit en organisateur et en stratège des intérêts collectifs des auteurs et toujours dans le sens de leur indépendance vis-à-vis des institutions sociales: directeurs des théâtres (argent et privilège), censure politique, magistrats des tribunaux.

 

Il faut, pour conclure, dire ce que ne peut faire apparaître le résumé inévitablement schématique des circonstances et qui ressort de la fréquentation des archives, avec le mouvement, le style, le ton et le moment des prises de parole, avec tout le détail, infinitésimal à chaque fois et pourtant perceptible, d'une action quasi-quotidienne et longuement poursuivie. Car on connaissait le volet brillant des initiatives de VH, ses plaidoiries en vedette; mais ici apparaît autre chose: un adhérent actif, vigilant, modeste, pédagogue -en a-t-il du dévouement pour expliquer trois fois la même chose à ses collègues dont certains devaient être de vraies bûches!

Les registres de la Société des Auteurs Dramatiques font mesurer le temps qu'il a consacré, en ces années, à des débats tortueux et stagnants, la diplomatie qu'il y emploie, la fermeté qu'il manifeste dans les questions de principe. Il y a dans cette patience d'un écrivain à succès, tout à fait en mesure de jouer la carte de l'individualisme par la variété de sa production et la diversité des débouchés éditoriaux qui lui étaient ouverts, quelque chose qui force le respect, ...mais qui désarçonne le déterminisme sociologique!

 

[Depuis cette communication et bien longtemps après, grâce au travail d'Evelyn Blewer, la chronologie a été enrichie de toutes les interventions de Hugo aux instances de la SACD. Elles confirment la lecture qu'en fait ici Annie Prassoloff.]