Sarah Emmerich : Victor Hugo et la Ligue des patriotes
Communication au Groupe Hugo du 17 juin 1989
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Cette recherche a été menée à partir de la lecture d'un passage du livre Maurice Barrès et le nationalisme français de Zeev Sternhell (FNSP p. 67). Pouvait on conclure que Victor Hugo a quitté en 1883 son statut de "non aligné" ou qu'il a, à cette date cessé de cristalliser la gauche à gauche, comme l'entendait monsieur Rosa?
Qu'avait donc à voir Victor Hugo avec cette ligue dont le slogan "Qui vive? France!" bien que d'une facture quasi hugolienne dans la rhétorique, n'en est pas moins affreusement réactionnaire.
Il est vrai qu'en 1883 la ligue des patriotes ne ressemble guère à ce qu'elle sera 10 ans plus tard, à savoir le lieu d'endoctrinement anti-parlementaire, instigateur d'émeutes contre le régime. En 1883 donc, la ligue s'inscrivait dans la plus parfaite orthodoxie républicaine. Un certain nationalisme remporte une large adhésion, l'amour inconditionnel de la patrie, l'acceptation du sacrifice suprême sont les premiers devoirs de civisme républicain propagés dans les manuels scolaires. Tout se passe comme si l'honneur national avait cessé de se confondre avec la propagation de valeurs universelles. Un des principes fondateurs de la ligue, comme le signale Sterhell, est en effet que l'idéologie humanitaire en laissant s'éteindre l'esprit militaire, a engendré un péril national et que, par conséquent, le premier pas vers le relèvement consiste à protéger le pays contre toutes les doctrines internationalistes qui ne sont guère plus que "l'exploitation de la France par l'étranger''.
On ne peut donc pas assimiler la jeune ligue des patriotes à l'extrême droite, loin de là! Ainsi, les n° 1 et 2 du "Drapeau" de 1883 sont-ils consacré à l'hommage rendu à Gambetta (6 et 13 janvier 1883). Après la mort de Gambetta, Déroulède va reporter sa ferveur sur Waldeck Rousseau, "ce dernier filleul politique de Gambetta" qui, ministre de l'Intérieur en 1883, préside les réunions des sociétés de gymnastique, ce qui n'est pas, nous le verrons, sans importance. Admiratrice de Gambetta, la ligue est subventionnée par les pouvoirs publics et patronnée par les plus grands personnages de l'Etat.
Ainsi Henri Martin,membre de l'académie française, sénateur et président de la ligue des patriotes.
Erkmann Chatrian
Sully Prudhomme
François Coppée
Edmond About
Alphonse Daudet
Cela dit, en 1883, nul ne pouvait ignorer les fondements idéologiques de la ligue. Pas même Victor Hugo fût-il alors déjà vieillissant. En effet, au début de chaque n° du "Drapeau" figure un "Appel de la ligue des Patriotes" que je cite en grande partie/
"La ligue des patriotes a pour but la propagande et le développement de l'éducation patriotique et militaire. C'est par le livre, le chant, le tir et la gymnastique que cette éducation doit être donnée. Comme il importe que tout patriote ait son nom inscrit à la ligue, et puisse selon ses ressources, collaborer à cette uvre de relèvement et de ralliement national, les cotisations annuelles sont reçues à partir de 25 C. Le montant des fonds sera affecté:
1- A l'achat, la publication et à l'envoi de recueil, de chants et d'images patriotiques.
2- A la subvention, création et encouragement des société de Gymnastique, de tir, d'escrime et de topographie; de sociétés chorales et philharmoniques; de sociétés de secours aux blessés en campagne; de sociétés de lecture et de récitation...
3- A l'achat d'armes de tir et d'appareils de gymnastique
4- A la fondation de conférences, de lectures publiques et de cours gratuits.
5- A l'organisation de fêtes patriotiques.
Les membres du comité signataire sont:
M. Felix Faure, président de l'union des sociétés de Gym. de France., ancien Président de la commission d'éducation militaire de l'instruction publique.
M. Buisson, directeur de l'enseignement primaire et actuel Président de la commission d'éducation militaire Etc... ( beaucoup d'associations éducatives, militaires ou para-militaires)
Ils faut être exclusivement français pour appartenir à la ligue. Si l'on adhère, on reçoit automatiquement la médaille de ralliement et la détention de celle-ci est nécessaire pour prendre part aux réunions.
Le comité de patronnage déclare: "Le drapeau sera et est avant tout un recueil exclusivement patriotique d'où toute politique intérieure sera soigneusement bannie. Les lecteurs et les lectrices y trouveront une sorte de magasin d'éducation française où seront passés en revue toutes les gloires de la nation depuis les origines de la France. Dates de victoires, traités de paix, patrons de la patrie, bons serviteurs du pays français, invasions et défense nationale, hommes et femmes célèbres ... Le recueil contiendra en outre des romans et des nouvelles conçues dans le même esprit d'encouragement et d'enseignement, des historiques de régiment, des extraits de Mémoires, des anecdotes et des récits, des poésies patriotiques et aussi très instructives de tous les genres depuis les romanciers jusqu'aux érudits et des poètes aux hommes d'état.
Une courte notice de la politique étrangère rédigée d'après des renseignements très exacts et très divers mettra les abonnés à même de suivre l'Europe dans ses variations hostiles ou sympathique.
Enfin et pour donner une base et un enseignement pratique à cet enseignement moral, une page entière sera réservée à des commentaires sur l'armée, les sociétés de gymnastique de tir, de topographie militaire.
C'est dans ce seul but que nous travaillons tous, heureux si, au spectacle de son cher passé, au souvenir de ses héroïsme et émue de remords et d'espérances, la Patrie française relève enfin la tête et se redresse de toute sa hauteur.''
Ce discours, présent dans chaque numéro, Hugo ne pouvait l'ignorer. Que se passe-t-il donc pour qu'apparaisse dans le "Drapeau" du trois mars 1883 l'adhésion de V. Hugo à la ligue?
L'action se situe, si l'on peut dire, aux lendemains du 81ème anniversaire de Hugo, dignement fêté le 27 février dans les salons de l'hôtel Continental. Le "Drapeau" raconte:
"Le comité réuni sous la présidence de Henri Martin, a décidé qu'à l'occasion du 81ème anniversaire de Victor Hugo, une médaille d'or de la ligue serait frappée au nom du grand poète de la France. Une délégation a été chargée de porter cette médaille au maître de lui demander de bien vouloir l'accepter en signe de ralliement à notre cause et de lui exprimer au nom de tous l'admiration et la fierté que notre immortel Hugo nous inspire?,
Paul Déroulède narre la réponse de l'écrivain:
"La délégation a eu le bonheur d'entendre le plus glorieux des français accepter d'être l'un des patrons de notre uvre de revendication et de réparation nationale''
Hugo offre à la ligue un autographe reproduit dans le "Drapeau":
"Je vous remercie
nous sommes de la même famille
nous sommes de la même patrie''
En voici le commentaire de P. Déroulède:
"Cette même famille dont est Victor Hugo, l'Alsace et la Lorraine en sont aussi. C'est ce que n'a jamais cessé de dire d'écrire et de penser le sublime poète de l'Année terrible. Fasse Dieu qu'il puisse être un jour le poète sacré de l'Année vengeresse. Cette dernière joie lui est due, elle est due aussi à la France.''
Se trouve également publié le poème "A ceux qui reparlent de Fraternité'' (Actes et paroles, initialement paru dans "Le Rappel" du 22 mai 1871) qui prend ici un sens neuf.
La plausible adhésion de Victor Hugo à la ligue n'a pas l'air d'émouvoir autrement ses amis de la gauche républicaine. "Le Rappel'' du 2 mars 1883 cite même l'éloge d'Edmont About, rédacteur du "Drapeau": "Oui, Edmont About a eu raison de le dire, nous avons un penchant à nier nos hommes supérieurs".
A propos de la fête donnée en l'honneur de Hugo, Auguste Vacquerie déclare: "La littérature toute entière sans distinction d'opinion politique disait au monde que si la France a été battue sur des champs de bataille où les Austerlitz ont pour lendemains les Waterloo, elle est toujours victorieuse sur ceux où la victoire dure et que si l'Empire a rendu à l'Allemagne notre épée, il nous reste une arme autrement plus puissante: notre plume.''
Rien de bien choquant donc pour les républicains bon ton qui, à l'image de la droite, prêchent l'unité politique et la thèse selon laquelle l'Empire serait responsable de la défaite. Pour eux comme pour tous l'anniversaire de Hugo s'est déroulé le mieux du monde. Aussi publient-ils un message de félicitations émanant de "l'union universelle pour le progrès de l'art culinaire''
Une question restait toutefois posée: qu'allait-il se passer lorsque la ligue commencerait à s'écarter de l'orthodoxie républicaine?
En effet, en 1881, Déroulède faisait partie d'une commission dirigée par Paul Bert, ministre de l'instruction publique du "grand gouvernement" chargée d'établir un programme d'instruction militaire dans les écoles. Ce programme est stoppé par Ferry en 1882 au profit de cours d'éducation physique. Déroulède se dresse alors contre Ferry dans son pamphlet De l'éducation militaire (1882), quoique la ligue prêchât toujours l'unité nationale.
En 1882 les reproches de Déroulède ne s'adressaient encore qu'à la politique d'un homme, en 1884 ce sera contre la politique d'un gouvernement et plus précisément contre la colonisation. A partir de 1885 la ligue s'opposera radicalement à la république parlementaire.
Dans ces conditions, il était fort possible qu'à la mort de Victor Hugo,, la ligue ait changé d'opinion à son égard, mais il n'en est rien.
Le samedi 23 mai 1885, un billet paraît dans le Drapeau:
"La France est: inquiète, Paris souffre, Victor Hugo est malade.
Dieu veuille ne pas prendre encore à la Patrie française ce grand homme qui est la gloire de sa nation et la glorification de l'humanité.''
signé: La ligue et le Drapeau.
Le numéro du 30 mai est exclusivement consacré à Victor Hugo. Son portrait est tiré sur une page et la rédaction nous informe que la Ligue des Patriotes assistera en corps à ses funérailles. On sent déjà une certaine marginalisation de la Ligue dans le communiqué suivant:
"Pour affirmer son respect de la loi et du drapeau national et pour aider le gouvernement à ne se prêter à aucune équivoque, le comité décide que la bannière verte et noire de la ligue sera désormais remplacée par une bannière tricolore".
Ce numéro du Drapeau présente surtout des extraits de l'uvre de Hugo, mais auparavant, la rédaction explique comment s'est opéré son choix:
"Notre choix s'est porté surtout sur quelques uns de ces nombreux passages où ce grand homme qui aurait honoré la France sans parler d'elle a parlé d'elle pour la glorifier ou pour la défendre, pour la consoler ou pour la venger. N'est-ce pas là de quoi réjouir les serviteurs de notre idée que de la voir secondée par un tel maître? Quel exemple et quelle leçon que ce philosophe perdant toute philosophie au contact de l'étranger vainqueur et conquérant! Quel encouragement que ces généreuses protestations gravées dans le bronze impérissable de son immortel langage. "Je crois en Dieu a-t- il écrit dans son testament, il aurait pu dire aussi: "Je crois en la France!"
EXTRAITS CHOISIS:
."Mon enfance" Odes et ballades :
"J'ai des rêves de guerre en mon âme inquiète
J'aurais été soldat si je n'était poète
Ne vous étonnez point si j'aime les guerriers!..."
."Le dernier carré" Les Misérables. Episode du mot de Cambronne
."1453" La Légende des Siècles.
."Ainsi nous n'avons plus Stasbourg" Les Quatre Vents de l'Esprit.
.Actes et Paroles, Déclaration d'appartenance de l'Alsace-Lorraine à la France.
."Après la Bataille", La Légende des Siècles.
."La Chute", Histoire d'un crime.
."Le cimetière d'Eylau", La légende des Siècles.
."A tous ces Princes", L'Année terrible.
."Chanson"; Les 4 Vents de L'esprit :
"Le mois de mai sans la France
Ce n'est pas le mois de mai''
.Actes et paroles, Aux rédacteurs du rappel -31 octobre 1871.
.Les Chants du Crépuscule, Hymne où revient la strophe:
"Gloire à notre France éternelle
Gloire à ceux qui sont morts pour elle"
.Actes et Paroles, à nouveau à ceux qui reparlent de Fraternité" qui manifestement remporte un franc succès ...
.Actes et Paroles, "Appel"
Et, bien sûr, encadré en milieu de page l'autographe du 26 février 1883 agrémenté d'une petite note: "Remerciements et adhésion de Victor Hugo à la Ligue''
Que conclure? L'affaire n'est manifestement pas éclaircie. Hugo a-t-il patronné la Ligue des Patriotes comme cela est dit en 1883, y a-t-il seulement adhéré comme le suggère la note de 1885. Fût-il victime, l'âge aidant, d'un moment d'égarement ou la victime d'une sombre manuvre de récupération comme d'aucuns seraient tentés de le croire? ... (!) En tous cas, il y a bien eu relation entre Hugo et la ligue des Patriotes, relation qui, certes, n'était guère scandaleuse en 1883 à une date où néanmoins la profession de foi réactionnaire du Drapeau était déjà fort claire.
A CEUX QUI REPARLENT DE FRATERNITE
Quand nous serons vainqueurs, nous verrons. Montrons leur,
Jusque là, le dédain qui sied à la douleur.
L'il âprement baissé convient à la défaite.
Libre, on était apôtre, esclave, on est prophète;
Nous sommes garrottés! Plus de nations surs!
Et je prédis l'abîme à nos envahisseurs.
C'est la fierté de ceux qu'on a mis à la chaîne
De n'avoir désormais d'autre abri que la haine.
Aimer les allemands? Cela viendra, le jour
Où par droit de victoire on aura droit d'amour.
La déclaration de paix n'est jamais franche
De ceux qui, terrassés, n'ont pas pris leur revanche;
Attendons notre tour de barrer le chemin.
Mettons les sous nos pieds, puis tendons leur la main,
Je ne puis que saigner tant que la France pleure.
Ne me parlez donc pas de concorde à cette heure;
Une fraternité begayée à demi
Et trop tôt, fait hausser l'épaule à l'ennemi;
Et l'offre de donner aux rancunes relâche
Qui demain sera digne, aujourd'hui serait lâche.
Paru dans "Le Drapeau''
Samedi 3 mars 1883.