Jean-Claude Fizaine : Droits de l'homme, colonisation, esclavage dans l'oeuvre de Victor Hugo

Communication au Groupe Hugo du 22 avril 1989
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Les textes majeurs qui marquent la participation de Hugo exilé à la lutte anticolonialiste sont d'une fermeté et d'une netteté irréprochables. Les formules-clés que l'on peut en extraire servent encore aujourd'hui de référence. A l'analyse, toutefois, ils ne sont pas dépourvus d'équivoques : on y distingue plusieurs strates de pensée, une synthèse difficile entre une pensée anti-esclavagiste, qui est absolument fondamentale et partout réaffirmée, et une autre ligne théorique, qui exempte de condamnation certaines formes de colonisations. L'anti-esclavagisme dérive directement de la philosophie des Lumières; les jugements sur la colonisation s'étaient sur d'autres fondements théoriques, propres au XIXème siècle, et plus proches des mouvements utopistes que de la pensée libérale.

 

L'analyse la plus rigoureuse de l'esclavage est donnée en 1868, dans la Seconde Lettre à l'Espagne (Politique, 613). Dans la première, Hugo a encouragé les Républicains espagnols : il n'a dit mot du problème des colonies, et de l'abolition de l'esclavage. Il s'en acquitte donc, en formulant une doctrine depuis longtemps fixée :

 

"Une monarchie à esclaves est logique. Une république à esclaves est cynique...

Avoir des esclaves, c'est mériter d'être esclave...

Un peuple s'augmente de tous les hommes qu'il affranchit."

 

Lignes rigoureusement fidèles à la tradition de pensée des Lumières : la liberté politique présuppose les droits de l'Homme, qui la fondent. Rappel de principe qui se prolonge d'une analyse concrète, incisive, de la dialectique par laquelle le maître est esclave de son esclave, et de la destruction de tout lien politique dans un Etat où l'esclavage est "accepté comme institution". Ainsi est ruiné l'argument selon lequel l'esclavage serait une étape indispensable du sauvage vers la civilisation :

 

"Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie."

 

Dès ce moment, une dérive est perceptible, et liée d'ailleurs à certaines limites de la pensée des Lumières. On constate les effets d'un certain ethnocentrisme dans le glissement qui va de "esclave" à "nègre", de l'âme rendue vicieuse par la servitude à l'âme nativement barbare, des ténèbres morales à la pigmentation raciale ("Votre sombre dominateur...", puis "Toutes vos splendeurs ont cette tache, le nègre"). On sait du reste la maladresse avec laquelle Hugo, s'adressant à un journaliste haïtien, lui écrit : "Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches." (Politique, 525, lettre du 31 mars 1860).

Cette approche du problème de l'esclavage se croise avec une seconde ligne de pensée, qui est délibérément historienne, et envisage la "colonisation" au sens antique du terme. Il ne s'agit pas d'une conquête de marchés ni d'acquisition de main d'œuvre gratuite, mais de migrations de peuples et de civilisations. Une nécessité historique veut qu'une culture supérieure annexe et supplante une culture inférieure, étant entendu que dans la pensée romantique de l'histoire une culture est forte dans la mesure où elle est construite à partir de la déduction cohérente d'un principe, qu'elle manifeste au monde.

Cette relativité de l'histoire conçue comme une succession de conflits entre les civilisations est foncièrement différente de l'idée dualiste des Lumières, supposant le passage du rationnel à l'irrationnel, de la servitude à la liberté, etc.…

 

On perçoit parfaitement l'alliance (ou le conflit) entre ces deux lignes de pensée dans les deux lettres écrites pour soutenir l'insurrection des Cubains contre la domination espagnole (Politique, 639-642, 1870). Dans la première, adressée "Aux Femmes de Cuba", est réaffirmée la condamnation de la colonisation, assimilée à une forme d'esclavage aggravé  :

 

"Aucune nation n'a le droit de poser son ongle sur l'autre... Un peuple ne possède pas plus un autre peuple qu'un homme ne possède un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu; voilà tout. Agrandir le format de l'esclavage, c'est en accroître l'indignité."

 

La seconde lettre, qui répond aux "chefs de l'île belligérante demandant à Victor Hugo de proclamer leur droit", est d'une argumentation un peu plus complexe. Sous couleur de répondre à une objection, Hugo insère un développement qui tend à établir un "droit d'aînesse" des civilisations, et les devoirs qui en découlent :

 

"Les nations sauvages ont droit à la civilisation, comme les enfants ont droit à l'éducation, et les nations civilisées la leur doivent. Payer sa dette est un devoir; c'est aussi un droit. De là, dans les temps antiques, (le droit de l'Inde sur l'Egypte, de l'Egypte sur la Grèce, de la Grèce sur l'Italie, de l'Italie sur la Gaule... à l'époque actuelle de la France sur l'Afrique... à condition que la France n'ait pas Pélissier."

 

Ce texte, pour une part, est de circonstance : Hugo sait que les jours de l'Empire sont comptés, et il faut bien répondre à la question de savoir ce qu'il faudra faire de l'héritage colonial des régimes précédents. La réponse est donnée : il n'est pas question d'y renoncer, quitte à renier les actes de barbarie que résume le nom de Pélissier, celui qui avait enfumé des Algériens réfugiés dans les grottes de la Douhara, nommé ici pour la première fois par Hugo (voir aussi Histoire, 1256, texte d'octobre 1852). Mais l'idée qui y est développée plonge ses racines beaucoup plus loin; elle est déjà présente dans un fragment recueilli dans Océan (I.N. 452) :

 

"L'humanité a droit à sa propre formation; ce droit, qui résume et condense tous les droits, peut s'appeler le droit à la civilisation. Qui nierait que l'enfant a droit à sa propre croissance ? De là, pour le penseur, une clarté toute nouvelle sur les fluctuations des peuples, et un changement d'horizon qui remet en perspective toute l'histoire".

 

Texte important, en ce qu'il témoigne d'une remise en cause radicale de convictions anciennes. Il nous renvoie à un autre texte, qui est, lui, daté très précisément. Il s'agit du fragment intitulé "Fragment d'histoire", détaché de la grande synthèse historique ouvrant la Préface de Cromwell, et publié séparément d'abord dans la Revue de Paris en juin 1829, puis dans Littérature et philosophie mêlées (Critique, 167-176). On y trouve un tableau des grandes civilisations théocratiques qui ont successivement dominé le monde : l'Asie, puis l'Afrique (c'est à dire Carthage), puis l'Europe. Alors la pensée tourne : la Révolution française a accompli la fin des théocraties :

 

"Notre édifice est bien vieux... Le moment ne serait-il pas venu où la civilisation, que nous avons vue tour à tour déserter l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, va se remettre en route, et continuer son majestueux voyage autour du monde ? Ne semble-t-elle pas se pencher vers l'Amérique ?"

 

Et le texte continue en envisageant la propagation possible, en un continent vierge,

 

"du principe d'émancipation, de progrès et de liberté, ouvrant la voie à "la famille universelle" destinée à succéder aux "trois théocraties successives".

 

La réorientation majeure, le "changement d'horizon" dont le fragment d'Océan témoigne pourrait être le moment où ce rêve d'une expansion des idées d'affranchissement se tourne, -non plus vers l'Amérique, mais vers l'Afrique. Et la date probable en serait 1845-1846, au moment où le sort de la conquête algérienne est venu en discussion au Parlement dans des circonstances qui ont conduit Hugo à s'y intéresser personnellement (voir le texte "Origine de Fantine", Massin VI, 1343, la lettre au Maréchal Bugeaud du 9 novembre 1846, Massin VII, 741 et Journal..., éd. Journet et Robert, p.194). C'est de cette période que dateraient aussi les fragments qui se présentent comme des esquisses de discours, et recueillis dans Océan (I.N. 450, Massin VII, 671-672). Mais, pour le dégrisement à l'égard de l'Amérique, on peut penser aux deux dates-clefs de 1851 (lettre à Madame Chapman sur l'esclavage en Amérique, Massin VII, 767, cf. Monique Lebreton-Savigny, Victor Hugo et les Américains) et, bien entendu, de 1860, avec les suites de l'affaire John Brown.

Ceci nous conduit au Discours sur l'Afrique de 1879 (Politique 1009) où s'exprime une utopie coloniale, d'inspiration saint-simonienne, où la suppression de l'esclavage, dont on fête l'anniversaire en l'honneur de Schœlcher, ouvre un droit pour le prolétariat français à la colonisation de l'Afrique, mais sur fond de désespoir politique quant à l'avenir de l'Europe. Comme dans le "Fragment d'histoire", la colonisation apparaît comme la ressource d'une civilisation mourante, incapable de s'accomplir elle-même en extirpant la "théocratie", l'absolutisme russe étant visé.

Dans ses complexités et ses ambiguïtés, Hugo justifie parfois la colonisation, mais aussi les guerres d'affranchissement qu'elle engendre : la colonisation apparaît comme le prix à payer pour accéder à l'histoire.

A vrai dire, sur le problème des rapports de l'Europe avec les autres continents, il y a chez Hugo moins une doctrine qu'une approche pragmatique, souple, et une série de montages, de dispositifs textuels sur le thème fondamental de l'aptitude d'une culture à reconnaître l'autre, en elle-même ou en dehors d'elle-même. Ce thème du rapport à l'autre mène à des positions critiques particulièrement franches à l'égard de l'idéologie moyenne à laquelle, bon gré mal gré, se rattache la réflexion politique de Hugo. C'est sur ce thème que se fonde, en particulier, la structure de Bug Jargal et de Quatrevingt-treize.

Bug Jargal, dès sa première version, est un jeu dramaturgique (qui doit peut-être quelque chose au projet d'une tragédie sur Spartacus attribué à Eugène par B. Leuilliot dans sa présentation de Han d'Islande, éd. Folio) fondé sur le dialogue dans la prison et la prise d'otages. Hugo introduit le motif du cachot au mépris de la vraisemblance réaliste (Piroué, Massin II, 600) : l'esclave, nouveau Socrate, devient instituteur de son maître, à qui il enseigne la fermeté devant la mort et le devoir d'insurrection. La reconnaissance de l'autre a lieu dans un lieu d'oppression, un espace carcéral. C'est hors la loi que se recrée un lien humain qui est la base possible d'un Droit. Il n'est guère besoin de souligner le retour de ce thème dans Quatrevingt-treize.

Dans l'épisode militaire des deux combats celui des chefs, sur la hauteur, et celui des sans-grades, dans le marécage, on comparera la différence de sens qui affecte les deux phrases identiques chez l'un et l'autre narrateur "je reconnus Pierrot" (Roman I, 320). C'est dans les bas fonds, dans l'espace de l'informe qu'a lieu un échange de regards qui rompt la dynamique de l'affrontement. On comparera le premier chapitre de Quatrevingt-treize, où le motif est développé avec infiniment plus de rigueur : le langage de la loi (l'interrogatoire) échoue à donner une identité à ceux qui, n'étant pas citoyens, ne peuvent être "hommes".

Bug Jargal explore avec insistance les possibilités d'un échange de barbarie entre les maîtres et les esclaves : le texte de 1868 paraît être une pure et simple exégèse du roman. On le repère dans la manière dont Hugo exploite sa documentation (Moreau de Saint-Méry, Description... de l'île de Saint-Domingue).

Il n'est pas impossible que la croyance attribuée au sergent Thadée qui "s'imaginait que le nègre s'était changé en chien" fasse écho au renseignement donné par Moreau de Saint-Méry selon lequel les esclaves croyaient que la transgression de certains interdite sexuels entraînait la métamorphose du coupable en chien (I, 32). Plus sûrement, l'exhibition de la tète coupée des esclaves exécutés (ce qui fut le cas d'Ogé, Roman I, 372 et 898), dont le citoyen-général C* propose de faire un moyen de répression "terroriste" était effectivement pratiquée à Saint-Domingue pour des raisons que Moreau expose en toute rationalité. Il la présente comme une ingénieuse ressource de l'intelligence des blancs ayant à faire face à la superstition sauvage que les esclaves tombés dans le combat contre les maîtres se réincarneraient au pays natal, où ils seraient entourés des plus grands honneurs; mutilés, ils n'oseraient plus se présenter aux leurs (I, 52). Ainsi l'effort que fait l'esclave pour affirmer l'humain au sein même de l'esclavage entraîne le maître dans la barbarie. On retrouvera cette dialectique du "Pas de grâce"/" Point de quartier".

Habibrah semble inventé pour illustrer cette "réversibilité perverse". C'est l'absolument autre, dans la mesure où c'est un presque nègre, condamné à porter l'autre en lui. Il semble sorti d'une rêverie sur la taxinomie folle du racisme rationnel, tel que l'expose Moreau de Saint-Méry, et dont l'auteur reproduit avec délectation le "système" dans une note en bas de page (286). Il résume l'histoire : il faut un long passé d'accouplements illégitimes pour produire un être qui a entre 32/96 et 24/104 parts de sang blanc en lui (Moreau, I, 71 et suivants). Le Blanc pour Habibrah, c'est l'autre qui est en lui, et qui lui interdit d'être jamais autre chose qu'à peu près noir : "On répute toujours nègre celui qui n'a pas au moins 8 parties du blanc". Ce qui ne peut avoir lieu dans l'univers de Bug Jargal, régi par la fatale application du calcul infinitésimal à la génétique et à la politique, c'est la métamorphose, sans reste, de Bélial en Jésus...

On comprend donc que ce "griffe" soit le maître des retournements pervers, comme celui de la caisse de sucre de la maison Dubuisson et Cie, transformée en autel pour une messe d'esclaves révoltés. La maison Dubuisson est citée par Moreau comme une sucrerie modèle, par sa "sage administration" (I, 61 : c'est à propos d'un esclave qui "s'est rendu eunuque avec son couteau"). Retourner contre les maîtres leurs propres rites et en même temps exhiber sa véritable nature et sa vraie destination, c'est à la fois citer Montesquieu ("Le sucre serait trop cher...") et présenter aux Légitimistes que Hugo courtise quelque fable "philosophique" sur l'origine de tous les cultes. C'est peut-être surtout à Diderot qu'il faudrait songer, comme exemple de cette méthode pour opposer les Lumières à elles-mêmes, et démasquer leur caractère "métaphysique", comme dira A. Comte, ou leur fausse universalité d'abstractions. Or Diderot est présent, non seulement dans la citation "Cela était écrit, mon capitaine" (cf. note de J. Seebacher, 320), mais aussi dans les discours du citoyen-général C* à Biassou (345) qui apparaît comme un montage de citations de l'Encyclopédie.

A Saint-Domingue, en Vendée, la philosophie des Lumières se trouve mise en contradiction avec elle-même par le combat d'un peuple (esclave dans les deux cas) qui revendique contre elle son identité, la contraignant soit à se démentir, soit à abdiquer sa prétention à l'universalité, en se reconnaissant comme expression d'une civilisation, une société, parmi d'autres. Il n'est pas impossible qu'il faille chercher une origine commune à ces deux romans militaires dans les Mémoires de Léopold Hugo, parus en 1823 (en 1818 il avait publié une brochure sur "Les moyens d'en finir avec la traite des noirs"). Il rapproche en effet la guerre d'Espagne et la guerre de Vendée en constatant le caractère populaire de la rébellion contre la Révolution :

 

"On trouvera difficilement dans l'histoire une guerre, si ce n'est celle de la Vendée, où les peuples aient eu plus de sacrifices à faire pour la cause d'un prince, et où ils les aient fait plus unanimement et avec une plus rare constance, que la guerre d'Espagne." (tome II, 262)

 

Le principal mérite que se reconnaît le général, en dehors de ses talents militaires, est d'avoir su, dans l'un et l'autre cas, établir avec l'adversaire un dialogue non verbal, mais tel que l'autre sût qu'il avait été compris. Par exemple d'avoir compris qu'une exécution d'otages n'est une cruauté irrémissible que dans la mesure où ils sont tués "sans le secours de la religion" (II, 123). Et s'il alterne l'application de la réciprocité avec des mesures de grâce, il tient à préciser que c'est "la suite d'un plan de conduite, et non l'inspiration d'un moment d'humanité." Il en est de même lorsque l'on est affronté aux chouans, esclaves terrés dans leurs forêts et leurs villes souterraines. Comme dans le récit du général, lors, de l'épisode des otages de Bouquenoy (I, 36), où le sous-lieutenant Fleury, au tribunal militaire, proteste :

 

"Je me suis fait militaire pour combattre des hommes, et non pour assassiner des femmes. Je vote la mise en liberté des vingt-deux prévenues, et leur renvoi immédiat chez elles",

 

de même c'est le sergent Radoub qui tente de remettre à flot les Droits de l'homme. Lui, le spécialiste des mines et des souterrains, des combats à l'aveugle, des affrontements avec l'informe, avec l'Imânus...

La réflexion sur l'esclavage semble bien être primordiale chez Hugo, et il resterait à voir quels rapports elle entretient avec d'autres pensées contemporaines : les saint-simoniens.