Jean-Marc Hovasse : Les Travailleurs de la mer de Charles Baudelaire

Communication au Groupe Hugo du 7 octobre 2017
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Contrairement aux notes sur Les Liaisons dangereuses de Laclos, éditées en 1903 par Édouard Champion, et dont le manuscrit a refait surface en 1983, les notes sur Les Travailleurs de la mer, éditées en 1908 par Jacques Crépet dans les Œuvres posthumes, n’ont pas encore pu être confrontées à leur manuscrit, sans doute encore entre des mains privées[1]. La comparaison entre elles s’impose pourtant, sinon pour leur dimension ou leur but (une préface pour la réédition d’un ancien roman ici, un article sur un nouveau roman là), du moins pour leur date d’écriture, leur genre et leur support, qui est identique : des exemplaires du prospectus, avec bulletin de souscription, pour le Parnasse contemporain, décrit avec précision par Claude Pichois dès la réédition de 1985 du second tome des Œuvres complètes de Baudelaire en Pléiade[2]. Ces prospectus de quatre pages, arrivés à Bruxelles vers la fin du mois de janvier 1866, avaient l’avantage d’être très aérés, offrant pratiquement deux pages complètement blanches sur les quatre, supports réutilisables. Ils sont beaucoup plus significatifs pour Les Travailleurs de la mer que pour Les Liaisons dangereuses, Victor Hugo étant précisément le grand absent de ce Parnasse contemporain collectif appelé à paraître par livraisons, où les nouvelles générations poétiques (Verlaine, Mallarmé, Heredia, Coppée, Dierx, Sully Prudhomme, etc.) n’étaient réunies qu’avec quatre maîtres : Gautier, Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle[3]. Sur ces quatre-là, deux seulement auraient l’insigne honneur d’occuper une livraison entière : Leconte de Lisle (la 2e, à paraître le 10 mars 1866) et Baudelaire (la 5e, à paraître le 31 mars). Trois autres poètes seulement partageraient ce privilège : les deux organisateurs du volume, Catulle Mendès et Louis-Xavier de Ricard (4e et 8e livraisons, 24 mars et 21 avril), et enfin Léon Dierx (6e livraison, 7 avril). Après l’échec (relatif) des Chansons des rues et des bois, avec lesquelles Victor Hugo avait tenté de s’inviter en territoire parnassien, Les Travailleurs de la mer, très bien reçus par tous, venaient confirmer d’une certaine manière que l’auteur des Misérables était devenu essentiellement romancier, qu’il laissait le champ libre aux nouvelles générations de poètes[4]. Que les notes sur Les Liaisons dangereuses aient été jetées sur les mêmes bons de souscription au Parnasse contemporain relativise naturellement, sans toutefois l’anéantir tout à fait, la portée de cette (sur)interprétation.

Le contexte de la rédaction des notes sur Les Travailleurs de la mer, éminemment pathétique puisque contemporain de l’attaque qui laissera Baudelaire paralytique, est aussi bien documenté. Claude Pichois présente la page qui les réunit, avec quelque semblant de raison, comme « la dernière que Baudelaire ait tracée de sa main[5] », de même que le post-scriptum de la lettre de Baudelaire à sa mère du 20 mars 1866, « Si tu as envie de lire Les Travailleurs de la mer je te les enverrai dans peu de jours[6] », est aussi sa dernière ligne autographe, les quelques lettres suivantes ayant été dictées. Les lettres de Mme Victor Hugo et divers documents conservés place des Vosges ont permis de reconstituer une chronologie assez précise, qui montre que Baudelaire fréquentait vers cette date-là la famille Hugo avec une certaine assiduité. Le 11 mars, par une bizarrerie vraiment curieuse de l’histoire littéraire, c’est lui qui avait rédigé, en se mettant à la place de Mme Victor Hugo, un brouillon de réponse à l’entrefilet un peu insultant qu’avait fait paraître le même jour Paul Foucher, frère de Mme Hugo, dans L’Indépendance belge, pour annoncer la publication du roman (il imaginait contre toute espèce de raison que sa mise en vente avait été hâtée pour ne pas souffrir de la concurrence de la dernière création d’Émile Augier[7]). Mme Victor Hugo avait recopié ce brouillon pour son frère, puis avait envoyé l’autographe original à son mari – peut-être pour achever de le convaincre que Baudelaire méritait bien de recevoir Les Travailleurs de la mer, malgré son silence sur Les Chansons des rues et des bois. Le 15 mars, elle lui écrit qu’elle les fait « donner à Baudelaire », qui leur a confié le même jour à table vouloir « faire un article sur le livre ». Victor Hugo venait d’adresser à toutes fins utiles son envoi à relier dans le volume, sur une feuille de papier bleu comme souvent : « À M. Ch. Baudelaire / son ami / Victor Hugo[8] ». C’est aussi « vers le 15 [mars][9] » que Baudelaire se rend à Namur et tombe en visitant l’église Saint-Loup. Le 20 mars, jour même où Baudelaire trace les derniers mots de sa main, François-Victor précise à son père, à la suite d’une longue liste de journaux et de journalistes : « Baudelaire va faire un article, mais il ne sait pas encore à quel journal il l’offrira[10]. » C’est encore par une lettre souvent citée de Mme Victor Hugo à son mari, datant vraisemblablement du 31 mars, que sont rétrospectivement connus quelques détails supplémentaires :

 

Baudelaire est perdu. Il était souffrant depuis assez longtemps. Il est venu nous voir il y a une dizaine de jours, il avait passé la nuit à lire ton roman et nous en a parlé avec enthousiasme [;] il nous a dit en nous quittant qu’il allait faire immédiatement son article et qu’il nous l’apporterait très prochainement. Il avait déjà pris ses notes lorsqu’il a été frappé de paralysie. Dans le trouble de son esprit il a prié un ami qui le veillait, M. Stevens, d’écrire sous sa dictée et M. Stevens a eu grand peine à le détourner de cette idée. La maladie a presque entièrement envahi le cerveau. On désespère du malade et on craint surtout qu’il ne survive à son intelligence. C’est fort triste car Baudelaire était un rare esprit[11].

 

Selon toute vraisemblance, Mme Victor Hugo a donné à Baudelaire son exemplaire du roman[12] le 15 mars ou un peu après (son emploi du présent « je fais donner à Baudelaire » interdit d’être plus précis) ; ce dernier a lu le roman après son retour de Namur ; sa feuille de notes date du 20 mars au plus tard, peut-être de la nuit du 19 au 20. Son idée de dicter ensuite son article à Arthur Stevens n’avait rien d’absurde, nonobstant son extrême fatigue : entre sa chute à Namur et la dernière nuit précédant sa paralysie complète (du 30 au 31 mars), il a pu corriger à moitié les épreuves de sa livraison du Parnasse contemporain et dicter ses dernières lettres à son médecin le docteur Léon Marcq, à Gustave Millot, peut-être à Charles Neyt ou à d’autres. À défaut de l’article autographe, nous n’aurons donc jamais que cette feuille de notes de seize paragraphes en style télégraphique : vingt-cinq phrases toutes nominales sauf la dernière, la seule qui ait vraiment attiré l’attention des commentateurs. Elles sont de différentes natures : les simples citations alternent avec les commentaires ponctuels ou généraux. Entre le nom du héros (« Gilliatt[13] ») qui apparaît dès la deuxième entrée, et le « Dénouement » en dernière ligne, elles semblent globalement (mais « pas exactement[14] ») suivre l’ordre du roman.

La première, en tout cas, a été identifiée de longue main, et sans risque d’erreur puisque les mots qui la composent ne se trouvent qu’une seule fois dans le livre : « Les copeaux du rabot » sont tirés du chapitre où apparaît le Roi des Auxcriniers, « l’une des maîtresses pages du roman[15] » souligne Yves Gohin, sans en référer même à Baudelaire. Ce Roi donné comme une superstition des îles de la Manche est en effet sorti tout entier de l’imagination (et d’un rêve) de Victor Hugo, ce que Baudelaire pouvait pressentir, mais non savoir sans doute. Sa note vient de cette phrase, qui décrit l’apparition du Roi des Auxcriniers dans la tempête : « Il se dresse debout au haut de ces vagues roulées qui jaillissent sous la pression des souffles et se tordent comme les copeaux sortant du rabot du menuisier[16]. » Léon Cellier, cité par Claude Pichois, émet devant cette note liminaire l’hypothèse que Baudelaire « voulait montrer, à propos du titre du roman, comment dans ses comparaisons l’imagination de Hugo unit le travail manuel et la mer[17] ». Cette alliance étonnante de l’immatériel et du matériel évoque aussi la question que Baudelaire avait posée dans l’anthologie d’Eugène Crépet : « qu’avons-nous vu de plus riche et de plus concret que les poésies lyriques de Victor Hugo[18] ? » Mais pour passer de la comparaison extraite par Baudelaire à la métaphore, il faut surtout rappeler que ces copeaux renvoient à une autre réalité bien particulière : c’est le nom donné par Victor Hugo aux petits papiers sur lesquels il jetait des notes de toutes sortes quand il composait, élément essentiel de son travail d’écriture[19]. Certes, le grand public ne le découvrit vraiment qu’à partir des témoignages publiés par Jules Claretie ou Émile Blémont dans les années 1870, mais on pouvait le lire déjà dans les notes publiées à la suite de Cromwell en 1827 et tout son entourage, à commencer par sa famille, était au courant : « Qui, parmi ceux qui, comme nous, l’ont bien connu, ne l’ont pas entendu dire : “J’ai des copeaux” (c’était des notes dispersées[20]) ? » En poursuivant la métaphore, sa place en exergue des notes de Baudelaire paraît bien calculée : car quel monstre d’imagination se dresse au-dessus des copeaux, sinon le livre lui-même ? Le Roi des Auxcriniers, lié au mot « Superstitions », revient un peu plus loin, mais les copeaux restent bien à l’origine du livre.

Ces entrées sont interrompues par un important développement sur le nom du héros : « Gilliatt (Juliette, Julliot, Giliard, Galaad). » Le nom, qui apparaît dès le premier chapitre, est de Victor Hugo, mais sa déclinaison entre parenthèses de Baudelaire, qui ne fait rien d’autre ici que d’imiter le narrateur du roman, féru d’étymologies en tous genres – sauf en cette circonstance bien précise. Il est remarquable que Baudelaire y ait tout de suite vu une déformation de Juliette : Victor Hugo dans le roman se contente en effet de préciser que le héros porte le nom de sa mère, probablement française, « un nom quelconque dont la prononciation guernesiaise et l’orthographe paysanne avaient fait Gilliatt[21] ». Goliath manque dans la suite de cette rêverie onomastique, mais non la Bible, puisqu’il s’agit manifestement de retracer l’évolution de Galaad à Juliette. La Bible donne elle-même l’étymologie de cette montagne puis de ce pays béni baptisés Galaad par Jacob en raison du monceau (gal) de pierres qui porte le témoignage (ed) du pacte de non agression qu’il avait conclu avec son oncle Laban – et quoi de plus significatif pour Gilliatt qui va passer l’essentiel du roman sur un rocher et mourir sur un autre ? Plus directement convaincante encore serait la figure du chevalier parfait de la légende arthurienne, Galaad, fils de Lancelot du Lac et petit-fils du roi Pêcheur (oncle du roi des Auxcriniers ?), le seul à réussir la quête du Graal, qui le fait mourir[22]. Pourtant, point de Galaad ailleurs dans l’œuvre de Baudelaire, ou comme un absent de tout bouquet, et dans sa première acception seulement : au fameux baume de Galaad qui soigne toutes les douleurs dans le livre de Jérémie, le traducteur du « Corbeau » de Poe (« is there balm in Gilead ? ») a substitué une panacée moins précisément localisée (« existe-t-il ici un baume de Judée ? »). Quant à Giliard, il résiste à l’analyse (même si on ne peut écarter tout à fait l’hypothèse d’une erreur de lecture) davantage que Julliot : trois jours après la mort du père de Baudelaire, en février 1827, c’est un certain Jean-Baptiste Julliot (propriétaire habitant 70, rue Neuve-des-Champs) qui est nommé subrogé tuteur par le premier conseil de famille, Mme Baudelaire étant nommée tutrice légale[23]. Le 31 octobre 1828, en prévision du remariage imminent de Mme Baudelaire, M. Aupick est nommé co-tuteur, mais M. Julliot conserve son titre de subrogé tuteur, sans doute jusqu’à sa mort dont on ne connaît pas la date. Sa fonction importe davantage, qui fait de lui une évidente figure paternelle de substitution, dont le pouvoir a été rapidement réduit par le beau-père de Baudelaire. La rêverie sur ce nom de Gilliatt, que partagent un fils et sa mère élevés à l’écart du monde, a donc pour caractéristique de conduire du mythe (Galaad) à la biographie la plus immédiate de l’auteur (Juliette) en passant par la biographie du critique (Julliot) et par une étape non identifiée (Giliard), dont la raison d’être est peut-être la simple justification de cette évolution phonétique.

Le paragraphe suivant compte cinq phrases nominales dont les quatre premières dessinent le cadre du roman, la cinquième présentant un cas particulier de la quatrième : « Les Îles de la Manche. Tiédeur. Fleurissement. Superstitions. Le Roi des Aux Criniers. » Le lecteur d’aujourd’hui s’étonne car cette liste, à son dernier élément près, s’adapterait surtout aux chapitres liminaires qui ont été retirés in extremis du roman par Victor Hugo avant son édition, et publiés beaucoup plus tard, en 1883, sous le titre L’Archipel de la Manche (que Mme Victor Hugo nomme sans les avoir lus encore, dans une lettre de février 1866, Les Îles de la Manche, et il est bien possible que les Hugo en aient parlé en présence de Baudelaire). Intégrés la même année (1883) dans l’édition Hetzel dite Ne Varietur, ils font dorénavant le plus souvent partie du roman, aussi convient-il de rappeler leur absence de l’édition originale lue par Baudelaire. Les mêmes éléments se retrouvent naturellement distillés dans le récit, mais de façon beaucoup moins spectaculaire. L’expression même des « îles de la Manche » apparaît dès la troisième phrase du roman, associée à cette douceur du climat que Baudelaire rebaptise « tiédeur » : « Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement[24]. » Le fleurissement, qui n’apparaît jamais non plus sous cette forme, peut faire référence aux connaissances de Gilliatt en matière d’horticulture (son savoir s’étend dans une même page des fleurs de la scabieuse à celles du tabac en passant par celles de l’hépatique, du tilleul et de l’ypréau[25]), mais il s’agit plus vraisemblablement des fleurs décoratives de la maison des Bravées où grandit l’héroïne Déruchette, côté jardin : « Elle arrosait elle-même ses plates-bandes de roses trémières, de molènes pourpres, de phlox vivaces et de benoîtes écarlates ; elle cultivait le crépis rose et l’oxalide rose ; elle tirait parti du climat de cette île de Guernesey, si hospitalière aux fleurs[26]. » Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien la science de l’auteur qu’il faut admirer ; Jules Janin le fait au même moment remarquer : « Et comme aussi il sait les noms de tous les habitants de l’Océan plein de tumulte, il sait la Flore de ce rivage battu des flots[27]. » Le mot superstition, lui, apparaît dès le deuxième chapitre, à propos de la « maison “visionnée” » de Gilliatt, occasion d’amples digressions voltairiennes (et hugoliennes) sur le diable puis sur les coutumes locales. Mme Victor Hugo avait été séduite par cette dimension du roman, et l’avait écrit à son mari le jour même où l’éditeur lui avait envoyé son exemplaire, 25 février 1866, bien avant la mise en vente : « Tu abordes la superstition des anciens temps avec une légère et douce ironie qui me semble un aspect nouveau de ton génie[28]. » Rien n’empêche de penser qu’elle avait ensuite partagé cette observation avec Baudelaire. Dans l’un des premiers articles publiés sur le roman, Timothée Trimm avait lui aussi relevé : « Il y a un chapitre sur les superstitions qui est un traité complet sur les sorciers et les maisons hantées[29]. »

Plus originales sont les notes suivantes : « Québec. Canada, Français baroque et archaïque. Patois composite. » Il est vrai que Victor Hugo joue très vite dans son roman avec la langue locale, sous toutes les formes possibles et imaginables, parfois dans le même paragraphe ou la même page : en intégrant dans ses propres phrases, comme s’il était bien connu de tous et sans aucune marque distinctive, du vocabulaire spécifiquement anglo-normand (« Elle récoltait des mouzettes blanches, des caboches et des pommes de terre Golden Drops[30] ») ; en intégrant des citations en italiques (« douze boisseaux de patates dites trois mois, des plus temprunes[31] »), ou encore entre guillemets (« Elle vendait, tout comme une autre, “des panais par le tonneau, des oignons par le cent, et des fèves par le dénerel”[32] »), en proposant enfin de temps à autre des traductions en bas de page appelées par un astérisque (« Pau, poteau » ; « Ogny, aujourd’hui[33] ») ou glissées dans le texte : « (Parenthèse : le mors du diable, c’est la scabieuse[34].) » Bref, l’emploi de ce « patois composite » saute aux yeux à différents endroits du livre, et notamment au début. Il fait peut-être aussi référence à la langue des trafiquants : « Pour les besoins de ces commerces, il se parlait dans la Manche une espèce de langue contrebandière, oubliée aujourd’hui, et qui était à l’espagnol ce que le levantin est à l’italien[35]. » S’il n’est guère étonnant que Baudelaire ait noté ce jeu permanent avec la langue, son association au français « baroque et archaïque » du Canada parlé au Québec reste plus surprenante : Saint-Malo joue certes un grand rôle dans le roman, mais on n’y croise nulle part le souvenir de Jacques Cartier[36]. Tout au plus peut-on y retrouver l’idée d’une conservation de la langue dans son état antérieur : « Ces marins des Channel Islands sont de vrais vieux Gaulois. Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochtones. Le paysan de Serk parle la langue de Louis XIV[37]. » Tel est en tout cas le premier des deux paragraphes virtuoses qui composent le chapitre intitulé « La vieille langue de mer », lequel est spécifiquement consacré, non pas au patois normand, mais au vocabulaire de la marine à voile. Dans toutes les notes de Baudelaire, c’est le seul titre de chapitre de Victor Hugo intégralement relevé, sans commentaire : nul doute qu’une partie importante de son article aurait été consacrée à la question de la langue, et des langues dans le roman, en ajoutant une comparaison avec le français parlé au Québec[38]. Les deux paragraphes linguistiques sont séparés par une indication générale : « Simplicité de la fable. » Cette dernière a frappé tous les lecteurs, à commencer par le jeune Émile Zola qui avait publié ses vibrantes impressions de lecture dans L’Événement des 13 et surtout 14 mars 1866. Son long résumé de l’intrigue – tout l’inverse de ce que Baudelaire, arrivant plus tard dans l’histoire de la réception du roman, projetait de faire[39] – insistait principalement sur cet aspect. Il s’ouvrait sur ce constat : « L’histoire est simple et navrante », et se concluait à peu près de même : « Telle est l’histoire, simple et navrante[40]. »

L’indication « La vieille langue de Mer » se rapportait à un titre ; aucun chapitre ne s’intitule en revanche « Idylle, petit poème » ; le terme même d’idylle ne se trouve pas dans le roman. Il semble pourtant que Baudelaire fasse ici de nouveau référence à un chapitre très précis, celui qui s’intitule « Babil et fumée » (I, III, 1) : Déruchette y est dépeinte en effet sous le signe de l’idylle. A priori, il avait tout pour déplaire à Baudelaire, qui venait de rappeler, dans ses notes sur Les Liaisons dangereuses, que Cécile était le « type parfait de la détestable jeune fille, niaise et sensuelle », cette « jeune fille […] niaise, stupide et sensuelle » qu’il voyait « tout près de l’ordure originelle »[41]. Mais s’il pouvait être irrité par la longue métaphore initiale filée entre Déruchette et un oiseau, il ne pouvait qu’être sensible au travail ostensiblement poétique de la prose dans ce chapitre, que les commentaires rapprochent de plusieurs pièces des Contemplations, et plus encore sensible aux inflexions finales sur « le regard indolent, et agressif sans le savoir[42] », et « la gracieuse paresse créole[43] » de l’héroïne, qui rappellent aussi certains poèmes… des Fleurs du mal. En ajoutant « le front naïf, le cou simple et tentant, les cheveux châtains, la peau blanche avec quelques taches de rousseur l’été, la bouche grande et saine, et sur cette bouche l’adorable et dangereuse clarté du sourire[44] », ce sont là, très vraisemblablement, ces « mots » que Baudelaire qualifie juste après de « suggestifs dans le portrait de Déruchette » – « cette Déruchette que Greuze adorerait comme l’adorera Gavarni, peinte dans une gamme de tons si délicieusement harmonieuse[45] », écrira Banville quelques semaines plus tard. Il n’est pas jusqu’à la chute du chapitre prévue dès le départ, comparaison oxymorique et partiellement inattendue entre la jeune fille et le bateau monstrueux, Déruchette et la Durande (d’où le titre « Babil et fumée »), qui ne fasse de tout ce chapitre un vrai « petit poème » en prose, le spleen de Saint-Sampson où se noue et se dénoue l’intrigue.

Les cinq phrases suivantes, toutes nominales, parcourent le roman à grandes enjambées, sinon à vol d’oiseau. « Le vent » précède naturellement « Le naufrage », pour en être en partie responsable : « À trois heures, en février, le soleil faiblit. Une reprise de vent, à ce point critique de la journée, est peu désirable. C’est souvent une annonce d’ouragan[46]. » En raison de son emplacement, c’est sans doute à ce passage que renvoie cette note, et non comme l’écrivait Léon Cellier au spectaculaire chapitre intitulé « Les Vents du large » (II, III, 2), introduction à une longue digression que Victor Hugo préféra finalement retirer de son roman – elle sera publiée beaucoup plus tard (1911) sous le titre La Mer et le vent, puis souvent réintégrée à l’intérieur même du roman par des éditeurs désinvoltes. Comme pour les « Iles de la Manche » (note de Baudelaire) et L’Archipel de la Manche (publication ultérieure de Victor Hugo), « Le Vent » (note de Baudelaire) et La Mer et le vent (publication posthume de Victor Hugo) donnent l’impression que Baudelaire a deviné les excroissances latentes du roman – à moins, encore une fois, qu’il en ait été question à la table de la famille Hugo. Avec le brouillard, qu’il ne mentionne pas, ce vent est donc en partie responsable du naufrage de la Durande, fomenté par Clubin (I, VI, 4 et 5). Bizarrement placé avant « le naufrage », « le météore » est selon toute vraisemblance, comme l’avait suggéré Léon Cellier, une citation du chapitre qui suit, « Un intérieur d’abîme, éclairé » (I, VI, 6), qui voit (momentanément) le triomphe du traître[47]. Long chapitre réflexif, qui est comme une épreuve négative de la « Tempête sous un crâne » des Misérables, dont Baudelaire avait fait un éloge hyperbolique dans son article du Boulevard[48], et où passe cette métaphore : « Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. Une idée est un météore ; […][49]. » Les météores apparaissant encore à deux reprises beaucoup plus loin dans le roman[50], au sens propre cette fois, mais toujours au pluriel, et toujours coordonnés dans la même phrase avec les vents dans le récit du combat de Gilliatt contre les éléments déchaînés, on ne peut pas écarter tout à fait l’hypothèse que ces derniers soient à l’origine de cette note. Seulement le naufrage ne renverrait alors plus à rien, et l’on aurait du mal à comprendre la logique qui les aurait fait noter avant ce qui précède dans l’histoire : « La grotte enchantée. Le poulpe. » Avec cette « grotte enchantée », Baudelaire donne un équivalent assez proche de la « caverne extraordinaire[51] » du roman, décrite en deux chapitres mémorables (II, I, 12 et 13) où passe furtivement in fine « le poulpe ». Il réapparaît en II, IV, 1 et surtout 2, au chapitre « Le Monstre », entré tout de suite dans la légende du roman, auquel bien souvent on le résume encore aujourd’hui : pas un article à l’époque qui ne le cite ou ne le mentionne, quelquefois même en entier comme Timothée Trimm dans Le Petit Journal[52]. C’est avec ce chapitre que Victor Hugo a fait entrer la pieuvre anglo-normande dans la langue française, qui a fini par remplacer le poulpe. Il utilise concurremment les deux mots, mais Baudelaire se contente du terme traditionnel.

« Le Clergé anglican », objet des détestations de Mess Lethierry à égalité avec les « curés catholiques[53] », qui permettent à l’auteur de donner libre cours à un anticléricalisme assez voltairien de ton, est l’objet de quelques développements disparates, surtout à l’occasion du remplacement du vieux recteur Jacquemin Hérode par son successeur « Joë Ebenezer Caudray, anglaisé Cawdry[54] ». Mais plutôt que le chapitre « Ne tentez pas la Bible », où se trouve toutefois une étonnante phrase pour décrire le nouveau recteur si féminin d’aspect (« Tout en lui était charme, élégance, et presque volupté[55] »), plutôt même que telle ou telle réflexion sur les différences principales entre les deux grandes religions de l’île où passe plus d’un souvenir de Notre-Dame de Paris (« Les religions célibataires savent ce qu’elles font » ; « Rien ne défait le prêtre comme d’aimer une femme[56] »), il s’agit sans doute là de l’union d’Ebenezer et de Déruchette « suivant le beau rite du mariage anglican[57] ».

« L’amour fécond en sottises et en grandeurs » est encore une de ces notes, plus développées que les précédentes, qui rappellent celles prises sur Les Liaisons dangereuses. La division ne se rapporte pas aux personnages (les sottises réservées au couple d’Ebenezer et de Déruchette, les grandeurs à Gilliatt), car les enfantillages ont le plus souvent été du côté de Gilliatt, qui plante dans son jardin des seakales (choux qui ont « le goût de l’asperge[58] ») après avoir entendu que Déruchette les aimait, ou qui tombe en pâmoison devant Déruchette arrosant ses laitues, tandis que la déclaration nocturne d’Ebenezer (III, I, 2) est pleine de majesté. La note se rapporte toutefois sans doute davantage à la troisième et dernière partie du roman, tout comme « Le suicide de Gilliatt » renvoie précisément à son dernier chapitre, « La grande tombe », à ses dernières pages, à sa dernière ligne. Victor Hugo bien sûr n’emploie pas ce terme à cet endroit-là du livre : Gilliatt disparaît dans la mer à mesure que Déruchette s’éloigne, comme Jean Valjean à la fin des Misérables à mesure que Cosette s’était éloignée (Paul Meurice parlera d’un « suicide par contemplation[59] », Vacquerie d’un « suicidé sans le savoir[60] »). Gilliatt, qui avait survécu à tout, fait donc le choix de se laisser mourir : la « Glorification de la Volonté » que note Baudelaire s’applique à l’ensemble du roman, la volonté étant la réponse de l’homme à la fatalité. Elle laisse deviner le projet d’un commentaire allégorique un peu similaire à celui qu’il avait fait de la première partie des Misérables sous le signe de la Charité ; elle répond aussi à la brève préface du roman sur la lutte de l’homme contre toutes les fatalités. Plusieurs articles en font état ; le mois suivant, Désiré Bancel écrira à Victor Hugo : « Depuis Han d’Islande jusqu’à votre dernier livre, vous êtes le gardien de l’Incorruptible, le Poète de la Volonté. Vous apprenez au peuple à résister et c’est la vertu qui lui manque en effet[61]. »

Au prix d’un léger retour en arrière, « La joie de Lethierry (Dramaturgie) » renvoie comme « Le suicide de Gilliatt » à un chapitre précis, celui qui raconte la résurrection de Lethierry après le sauvetage de sa machine à vapeur et le nouveau retournement de sa fortune. Cette fois, le substantif vient directement du roman, et même du titre du chapitre : « Joie entourée d’angoisses » (III, II, 1). La joie est entièrement du côté de Lethierry qui a retrouvé la Durande et va marier Déruchette, tandis que les angoisses sont pour les trois autres protagonistes. Plutôt qu’au « monologue dramatique très scénique[62] » que mentionne Léon Cellier, assez proche de celui de Gillenormand quand il va marier Marius dans Les Misérables, la « Dramaturgie » soulignée par Baudelaire évoque surtout ces coups de théâtre permanents de la destinée et le sens très sûr de l’auteur, ménageant et retardant ses effets, pour la mise en scène. Zola avait aussi parlé de « drame grandiose[63] », et Benoît Jouvin insistera à son tour (un peu trop) sur cet aspect-là dans son second article du Figaro : « À n’en considérer que la charpente, Les Travailleurs de la mer ressemblent à ces drames découpés en tableaux, dans lesquels, du lever de rideau au dénouement, la pièce marche à coups de surprises et de péripéties[64]. » Il y reviendra précisément à propos de Lethierry, « guère plus rude au toucher qu’un marin de vaudeville[65] ».

La dernière phrase de la dernière page de Baudelaire, la seule qui soit verbale, est donc aussi la seule à avoir retenu jusque-là l’attention des critiques (Léon Cellier excepté) ; il est vrai qu’elle laisse le champ libre à l’interprétation : « Le Dénouement fait de la peine (critique flatteuse). » Il s’agit naturellement du sacrifice de Gilliatt, qui s’efface derrière Ebenezer avant de disparaître du paysage, dénouement pathétique qui « fait de la peine » au premier sens du terme. Impossible d’imaginer que c’est ici l’auteur qui ferait de la peine ! Zola avait conclu son article en confiant que ce « drame poignant » l’avait « empli d’angoisse[66] » ; Paul Meurice avait écrit à Victor Hugo qu’il n’avait pu lire « les derniers chapitres qu’à travers [s]es larmes[67] » ; François-Victor, qui avait lui aussi achevé sa lecture en une nuit, avait parlé à son père de ses yeux rouges et de « la sublime souffrance[68] » qu’il lui avait infligée ; la réaction de Juliette Drouet, qui avait découvert le roman sur son manuscrit neuf mois plus tôt, était peut-être hyperbolique, mais elle avait le mérite de donner le ton :

 

Ce que je craignais pour mon pauvre Gilliatt ne s’est que trop réalisé et l’émotion navrante et nerveuse que j’ai éprouvée en assistant à sa mort sinistrement graduée dure encore. J’ai depuis ce moment-là un étouffement et une oppression qui va presque jusqu’au manque de respiration. Je sens que mon âme porte le deuil de ce grand crucifié de l’amour et je mets toutes les forces de ma volonté pour ne pas pleurer ce doux être enfant de ton génie. Il est impossible que nous [ne] le retrouvions pas un jour dans quelque paradis céleste marié à une Déruchette sublime comme lui[69].

 

Le dernier chapitre du roman contient aussi un immense paragraphe, le sixième, qui forme une ultime « idylle, petit poème » du surgissement soudain du printemps dans l’île, « vere novo ensoleillé[70] » qui sera longuement commenté par Jean-Bertrand Barrère, avec un feu d’artifice de « fleurissement ». L’auteur reprend pour finir plusieurs motifs semés au début du roman, et relevés plus haut par Baudelaire – ce qui entrerait en contradiction avec une condamnation du dénouement. On pourra en revanche épiloguer encore longtemps sur la « critique flatteuse » de la dernière parenthèse : elle peut se limiter au commentaire du dénouement, ce qui est syntaxiquement logique, mais force à imaginer un lien de causalité entre l’affirmation et la parenthèse, qui n’est pas totalement satisfaisant, ni dans les deux sens négatifs proposés par Jacques Crépet (faire une critique flatteuse alors que le dénouement est faible ; ou bien rester encore en-deçà de la vérité en disant que le dénouement est faible), ni dans le sens positif proposé par Léon Cellier (reconnaître à la fin d’un roman son pouvoir d’émotion forme toujours une critique élogieuse[71]). Sans savoir gré à ce dernier d’avoir explicité le parallèle qui pourtant s’impose mystérieusement avec l’impact physiologique du dénouement des Travailleurs de la mer sur le lecteur (« Cette marée qui recouvre petit à petit le héros s’identifie à la paralysie qui envahit lentement l’esprit du poète[72] »), Claude Pichois dans sa note donne raison à Jacques Crépet, en arguant que flatteur n’est pas exactement l’équivalent d’élogieux[73]. Tout flatteur vivant aux dépens de celui qui l’écoute, le choix de cet adjectif pourrait en effet apparaître comme un ultime retournement conforme à l’histoire des relations à doubles ou à triples fonds de Baudelaire avec Victor Hugo. L’auteur des Fleurs du mal voulait-il encore montrer, comme il l’avait écrit à sa mère à propos de son article sur Les Misérables, qu’il possédait « l’art de mentir[74] » ? La réponse est au moins à nuancer : à part cette ambiguïté finale, l’ensemble de ces notes ne porte pas de trace d’une telle duplicité, pas davantage que la proposition de Baudelaire à sa mère, dans le dernier post-scriptum de sa vie, de lui envoyer Les Travailleurs de la mer. Aurait-il pris cette peine s’il avait jugé ce livre « immonde et inepte[75] » comme il le lui avait écrit des Misérables ?

Il est encore un point que n’ont abordé aucun des commentateurs de ces notes sur ce grand roman poème qui fut la dernière lecture de Baudelaire, ce sont les choix qu’elles révèlent par leurs silences mêmes. À l’exception près, qui confirme la règle, de la « grotte enchantée » et du « poulpe », la deuxième partie du roman, « Gilliatt le Malin », est à peu près passée sous silence, alors même que Zola lui avait donné sa préférence avec des arguments auxquels Baudelaire aurait pu être sensible : « Ici le poète a le cœur et l’imagination libres. Il ne prêche, il ne discute plus. Il est simplement le grand peintre des forces de l’homme et des forces de la nature. Il est purement artiste, et je n’ai plus à m’inquiéter de ses théories sociales ni de ses croyances philosophiques[76]. » Pas un mot dans les notes de Baudelaire sur le sauvetage technique de la Durande qui forme pourtant le cœur du roman – il est naturellement resté insensible à cette lutte épique et victorieuse pour sauver le progrès dans l’histoire. Rien non plus, ou pas grand-chose, sur l’océan, souvent présenté dans les articles publiés comme le personnage principal. Pas un mot non plus sur les grandes rêveries métaphysiques, très caractéristiques du style de l’exil, du diptyque « Sub re » et « Sub umbra » (II, II, 4 et 5), tandis que « Les Vents du large » et l’ouragan sont pour le moins amortis dans la seule mention du « Vent » qui précédait le « naufrage ». Rien non plus sur les péripéties malouines du roman d’aventure qui terminent la première partie. À l’exception notable des chapitres « Un intérieur d’abîme, éclairé » (I, VI, 6), « Le dedans d’un édifice sous mer » (II, I, 12) et « Le Monstre » (II, IV, 2), les notes de Baudelaire concernent surtout le début de la première partie (les trois premiers livres) et la brève troisième partie (trois livres) – soit six livres sur les quatorze. Baudelaire avait certes toutes les raisons d’être pressé ; l’essai de recomposition du roman à partir de ses notes témoigne à tout le moins d’une lecture rapide. Mais il permet aussi, en le confrontant aux comptes rendus de l’année 1866, de souligner son originalité : la question de la langue, si présente dans ses notes, est à peu près absente des premiers articles publiés comme, dans une moindre mesure, celle de la religion au sens large, qui va pourtant de la dénonciation de la superstition à l’apologie de la prière. La redécouverte du manuscrit de Baudelaire permettra sans doute d’en savoir un peu plus : la disposition des notes sur la page (il est peu vraisemblable qu’elles soient alignées régulièrement), ainsi que leur graphie, devrait pouvoir confirmer, ou infirmer, certaines hypothèses ici avancées sur leurs correspondances avec les chapitres, ou sur le fil de l’intrigue suivi de plus ou moins près. Mais elle ne bouleversera sans doute pas dans ses grandes lignes ce que cette dernière page émouvante et fragmentaire permet de deviner de l’article ébauché.

 


 

ANNEXE

 

[NOTE SUR] LES TRAVAILLEURS DE LA MER

 

 

Les copeaux du rabot.

Gilliatt (Juliette, Julliot, Giliard, Galaad).

Les Îles de la Manche. Tiédeur. Fleurissement. Superstitions. Le Roi des Aux Criniers.

Québec. Canada, Français baroque et archaïque. Patois composite.

Simplicité de la fable.

La vieille langue de Mer.

Idylle, petit poème.

Mots suggestifs dans le portrait de Déruchette.

Le vent. Le météore. Le naufrage.

La grotte enchantée. Le poulpe.

Le Clergé anglican.

L’amour fécond en sottises et en grandeurs.

Le suicide de Gilliatt.

Glorification de la Volonté.

La joie de Lethierry (Dramaturgie).

Le Dénouement fait de la peine (critique flatteuse).

 

 

Le manuscrit des notes de Baudelaire sur Les Travailleurs de la mer est référencé « Collection Crépet » dans sa première édition (Baudelaire, Œuvres posthumes, éd. Crépet, Société du Mercure de France, 1908, p. 187).

Les différences de transcription entre cette édition et l’édition Pichois ici recopiée (Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », [1976], 1985, t. II, p. 244) ne viennent pas de l’observation du manuscrit, mais des « remarques de L. Cellier » (ibid., p. 1195) dans son Baudelaire et Hugo (José Corti, 1970, p. 260-263), déduites de sa connaissance du roman. Elles sont donc plus logiques que philologiques : Crépet publie à deux reprises « Gilliat », Pichois corrige en « Gilliatt » ; Crépet publie « Le Roi des Aux Aimées », qui n’a aucun sens, Pichois corrige toujours selon Cellier « Le Roi des Aux Criniers » – mais la créature inventée par Victor Hugo s’appelle « Le Roi des Auxcriniers ». Ajoutons que Léon Cellier (ibid., p. 259) imprime une variante inexplicable (« Des Copeaux » à la place de « Les copeaux ») que Claude Pichois se garde bien de reprendre.

 


[1] Le manuscrit des notes de Baudelaire sur Les Travailleurs de la mer est référencé « Collection Crépet » dans l’édition Crépet (Baudelaire, Œuvres posthumes, Société du Mercure de France, 1908, p. 187). Les différences de transcription entre cette édition et l’édition Pichois (Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », [1976], 1985, [dorénavant OC], t. II, p. 244) viennent donc non de l’observation du manuscrit, mais des « remarques de L. Cellier » (ibid., p. 1195) dans son Baudelaire et Hugo (José Corti, 1970, p. 260-263), déduites de sa connaissance du roman. Elles sont donc plus logiques que philologiques : Crépet publie à deux reprises « Gilliat », Pichois corrige en « Gilliatt » ; Crépet publie « Le Roi des Aux Aimées », qui n’a aucun sens, Pichois corrige toujours selon Cellier « Le Roi des Aux Criniers » – mais la créature inventée par Victor Hugo (voir ci-dessous) s’appelle « Le Roi des Auxcriniers ». Ajoutons que Léon Cellier (ibid., p. 259) imprime une variante inexplicable (« Des Copeaux » à la place de « Les copeaux ») que Claude Pichois se garde bien de reprendre.

[2] OC, t. II, p. 1115.

[3] On remarquera que, dans sa fameuse seconde lettre à Ancelle du dimanche 18 février 1866, les trois seuls poètes vivants que Baudelaire excepte de « toute la racaille moderne » sont précisément ces trois-là : « Banville, Gautier, Leconte de Lisle » (Baudelaire, Correspondance, éd. Claude Pichois et Jean Ziegler, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973 [dorénavant C], t. II, p. 611). A contrario, Hugo n’est pas cité non plus dans la même lettre parmi les poètes d’une France qui « n’aime que les saligauds comme Béranger et de Musset » (ibid., p. 610).

[4] Victor Hugo semble avoir lui-même tiré des conclusions sur cette réception à deux vitesses en écrivant à son épouse et à ses fils qui se trouvaient tous à Bruxelles, le 14 mars 1866, deux jours après la sortie des Travailleurs de la mer : « Je vous envoie un frontispice pour M. Baudelaire. Il a fait la sourde oreille aux Ch. des r. et des b. mais je vous laisse juges. Envoyez-le-lui, si vous le trouvez bon. » (Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Club français du livre, t. XIII, 1969 [dorénavant noté CFL], p. 770.)

[5] OC, t. II, p. 1194.

[6] C, t. II, p. 628.

[7] Plusieurs énormités avaient entraîné la consternation de la famille Hugo. Jouer Émile Augier contre Victor Hugo, c’était aussi rappeler que l’auteur de Diane, académicien très en cour sous le Second Empire, avait essayé de refaire Marion de Lorme sur le mode bourgeois. D’autre part, Paul Foucher avait parlé d’un opéra d’Émile Augier (ancien librettiste de Sapho pour tout opéra), alors qu’il s’agissait seulement de la création de sa nouvelle comédie bourgeoise La Contagion, le 17 mars 1866 à l’Odéon (cinq actes en prose). C’est la raison (jamais signalée) pour laquelle Baudelaire souligne bien « l’opéra de M. Émile Augier » dans son projet de réponse à Paul Foucher pour Mme Hugo, où se trouve notamment cette phrase inénarrable : « J’eusse trouvé plus naturel que tu te montrasses, en faveur de mon mari, injuste pour le génie d’Émile Augier. » (C, t. II, p. 973-974.)

[8] OC, t. II, p. 1194 (référencé « Archives Ancelle »). L’envoi est à comparer avec celui des Chansons des rues et des bois, aujourd’hui conservé place des Vosges : « À M. Ch. Baudelaire / jungamus dextras / Victor Hugo ». Comme s’il avait deviné les réticences de Baudelaire devant son prosélytisme latin, Victor Hugo s’est recentré cette fois sur l’essentiel. Il reviendra au latin dans sa lettre à Banville du 27 juin 1866, qui s’achève ainsi : « Je ne consens pas à désespérer de Baudelaire. Qui sait ? Flamma tenax. » (CFL, p. 797.)

[9] Claude Pichois, Jean Ziegler, Baudelaire, Julliard, 1987, p. 557.

[10] CFL, p. 774. La date du 20 mars est proposée entre des points d’interrogation, mais elle est certaine puisque la lettre est bien datée « mardi ».

[11] C, t. II, p. 974-975. Les éditeurs de la correspondance sont revenus au manuscrit (Maison de Victor Hugo), qui corrige en plusieurs endroits la version diffusée chez les hugoliens (CFL, p. 778).

[12] Quelle édition ? Comme pour Les Misérables ou Les Chansons des rues et des bois, Lacroix et Verboeckhoven, les éditeurs belges de la librairie internationale, en avaient sorti deux en même temps, la belge imprimée à Bruxelles et la française imprimée à Paris, qui n’ont pas la même mise en pages (la française est nettement plus resserrée). Le tirage de la belge (2 000 exemplaires) ayant été très inférieur à celui de la française (6 000), la Belgique dut rapidement être réalimentée en exemplaires venus de France. Vu la rareté actuelle des exemplaires belges, et la surreprésentation massive des exemplaires français (même dans les séries belges) il ne semble pas qu’il y ait eu de retirage belge : tous les retirages ultérieurs concernent l’édition française, chez différents imprimeurs du reste, mis à contribution pour plus de rapidité (Claye, Poupart-Davyl, Lahure). Mais à cette date-là il y a toutes les chances pour que l’exemplaire de Baudelaire ait été belge, Victor Hugo ayant bien spécifié, dans la lettre même qui accompagnait sa dédicace à Baudelaire : « Rappelez à M. Lacroix que je tiens à l’envoi des exemplaires belges, vraie édition princeps. » (Victor Hugo à Mme Victor Hugo, Charles et François-Victor, 14 mars 1866 ; CFL, p. 770.) Yves Gohin a consécutivement choisi l’édition belge comme référence pour son édition, par bien des points indépassable (voir Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Les Travailleurs de la mer, éd. Jacques Seebacher et Yves Gohin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975 [dorénavant noté TM], p. 1291).

[13] « [Note sur] Les Travailleurs de la mer » ; OC, t. II, p. 244. Toutes les notes, intégralement reprises dans cet article, tiennent sur la même page, qui ne sera pas dorénavant rappelée.

[14] Léon Cellier, op. cit., p. 261.

[15] TM, p. 1381 (note d’Yves Gohin).

[16] I, I, 4 ; ibid., p. 636.

[17] Léon Cellier, op. cit., p. 260-261.

[18] OC, t. II, p. 136.

[19] Voir Jean-Marc Hovasse, « Les copeaux de Victor Hugo », Genesis 45, Hugo, dir. Jean-Marc Hovasse, 2017, p. 17-35.

[20] Gustave Simon, « Variétés littéraires, Comment travaillait Victor Hugo » ; Le Temps, 31 mai 1924, p. 2.

[21] TM, I, I, 3 ; p. 629. Yves Gohin commente longuement dans ses notes le nom lui-même et l’identité mère-fils, en priant in fine le lecteur d’excuser ses digressions autorisées par… cette note de Baudelaire.

[22] Dans sa préface, Yves Gohin ne cite pas Galaad, mais il écrit : « On peut retrouver dans l’épopée de Gilliatt le mythe universel du héros vainqueur d’un monstre, conquérant d’un trésor qui sera pour lui l’amour. » (Ibid., p. 1287.)

[23] Voir Claude Pichois, Jean Ziegler, op. cit., p. 64.

[24] TM, I, I, 1 ; p. 623.

[25] Ibid., I, I, 4 ; p. 637.

[26] Ibid., I, III, 8 ; p. 679.

[27] Jules Janin, article sur Les Travailleurs de la mer ; Journal des débats politiques et littéraires, 19 mars 1866, p. 2.

[28] Mme Victor Hugo à Victor Hugo, 25 février 1866 ; CFL, p. 765.

[29] Timothée Trimm, article sur Les Travailleurs de la mer ; Le Petit Journal, 14 mars 1866, p. 2. C’est l’auteur qui souligne, peut-être pour insister sur le parallèle avec sa phrase précédente : « Il y a un chapitre sur les vents qui fait tourner les pages du livre, tant le tableau est admirable de vérité. »

[30] TM, I, I, 3 ; p. 630. Les mouzettes sont des haricots, les caboches des choux pommés.

[31] Ibid. L’adjectif temprun signifie précoce.

[32] Ibid. Le dénerel représente le sixième d’un boisseau.

[33] Ibid., I, I, 4 ; p. 634-635.

[34] Ibid., p. 637.

[35] Ibid., I, V, 3 ; p. 715.

[36] « – Qui donc était de Saint-Malo, déjà ? / – Surcouf. / – Un autre ?/ – Duguay-Trouin. » (Ibid., I, VI, 3 ; p. 771.)

[37] Ibid., I, II, 3 ; p. 655.

[38] Parmi les nombreux exégètes du roman, contemporains et ultérieurs, on ne trouve guère que Jean-Luc Mercié pour l’avoir suivi sur ce point, peut-être sans le savoir (il ne mentionne pas en tout cas les notes de Baudelaire). Au milieu d’un long développement précisément consacré à la question de la langue et des langues dans le roman, à propos de son « sabir étrange, grand-père du franglais moderne, mais toujours savoureux », il parle en effet d’un « jargon qui est un peu celui des ménagères québécoises » (CFL, p. 504).

[39] Fidèle en cela à son article sur Les Misérables, publié dans Le Boulevard du 20 avril 1862 : « Est-il bien nécessaire de faire l’analyse matérielle des Misérables, ou plutôt de la première partie des Misérables ? L’ouvrage est actuellement dans toutes les mains, et chacun en connaît la fable et la contexture. » (OC, t. II, p. 220.)

[40] Émile Zola, article sur Les Travailleurs de la mer ; L’Événement, 14 mars 1866.

[41] « [Notes sur Les Liaisons dangereuses] » ; OC, t. II, p. 71.

[42] TM, I, III, 1 ; p. 661.

[43] Ibid.

[44] Ibid.

[45] Théodore de Banville à Victor Hugo, 29 avril 1866 ; Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, [éd. Gustave Simon et Cécile Daubray], Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1911 [dorénavant noté IN], p. 542. Timothée Trimm dans son article du 14 mars, avait choisi d’autres peintres : « Il y a des portraits, entre autres ceux de Gilliatt et de Déruchette, où Victor Hugo semble se servir, pour peindre sur son papier, des palettes de Lancret et de Rembrandt à tour de rôle… » (Timothée Trimm, art. cit.)

[46] TM, I, VI, 4 ; p. 776.

[47] Léon Cellier, op. cit., p. 262.

[48] Voir OC, t. II, p. 222. Paul Meurice avait tout de suite fait le parallèle en découvrant le chapitre en question : « Un intérieur d’abîme éclairé vaut Tempête sous un crâne. » (Paul Meurice à Victor Hugo, 25 février 1866 ; CFL, p. 766.) Hippolyte Lucas aussi, dans son article du Siècle dont Baudelaire avait pu prendre connaissance directement ou par la famille Hugo, car il fut aussi l’un des premiers publiés : « Quelle peinture ! Une tempête sous un crâne, dans Les Misérables, est une tempête dans un verre d’eau, à côté des rugissements de Clubin, mêlés aux hurlements des flots. » (Hippolyte Lucas, article sur Les Travailleurs de la mer ; Le Siècle, 17 mars 1866, p. 1.)

[49] TM, I, VI, 6 ; p. 783.

[50] Ibid., II, III, 6 et II, IV, 6 ; p. 923 et 953.

[51] Ibid., II, I, 11 ; p. 851. Comme le rappelle Yves Gohin, Bachelard lui consacrera quelques pages dans La Terre et les rêveries du repos (José Corti, 1948).

[52] Publié à cheval sur les deux premières pages du numéro du 14 mars, son article qui se résume finalement à quelques phrases personnelles entourant une immense citation, contient sans grand respect pour l’original la seconde moitié du chapitre précédent (II, IV, 1), le chapitre « Le Monstre » en entier moins quelques coupes, et l’intégralité du chapitre suivant (II, IV, 3).

[53] TM, I, III, 12 ; p. 687.

[54] Ibid., I, IV, 4 ; p. 698.

[55] Ibid., I, VII, 3 ; p. 806.

[56] Ibid., III, III, 2 ; p. 995. Cette question du célibat des prêtres était la seule hypothèse, vraisemblable mais circonscrite, formulée par Léon Cellier (op. cit., p. 262) à propos de cette note sur le clergé anglican.

[57] TM, III, III, 3 ; p. 1004.

[58] Ibid., I, IV, 2 ; p. 693.

[59] Paul Meurice à Victor Hugo, 8 mars 1866 ; IN, p. 525.

[60] Auguste Vacquerie à Victor Hugo, 9 mars 1866 ; ibid.

[61] Désiré Bancel à Victor Hugo, 16 avril 1866 ; CFL, p. 784.

[62] Léon Cellier, op. cit., p. 262.

[63] Zola, art. cit.

[64] Benoît Jouvin, second article sur Les Travailleurs de la mer ; Le Figaro, 12 avril 1866, p. 1.

[65] Ibid., p. 2.

[66] Zola, art. cit.

[67] Paul Meurice à Victor Hugo, 8 mars 1866 ; IN, p. 525.

[68] François-Victor Hugo à Victor Hugo, 20 mars 1866 ; CFL, p. 775.

[69] Juliette Drouet à Victor Hugo, 13 juin 1865 ; à paraître sur le site www.juliettedrouet.org

[70] Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, nouveau tirage corrigé, Klincksieck, t. II, 1972, p. 366.

[71] À l’appui de cette lecture vient toutefois cette remarque étonnante dans la revue de presse donnée par les éditeurs de l’IN : « le plus irrité et le moins bienveillant des critiques que nous citons, B. Jouvin, se déclare finalement “ému”, et son indulgence fait grâce à Victor Hugo. Être ému, c’est être désarmé. » (IN, p. 536-537.) Et, de fait, le second article de Jouvin, publié le 12 avril, s’achevait ainsi : « Critiquer ce livre, je le pourrais, je le devrais peut-être ; mais si près de l’émotion qu’il m’a causée, et qui dure encore, ce serait plus que de la cruauté : ce serait de l’ingratitude. » (Benoît Jouvin, art. cit.)

[72] Léon Cellier, op. cit., p. 263.

[73] OC, t. II, p. 1195, note 6.

[74] Baudelaire à sa mère, 10 août 1862 ; C, t. II, p. 254.

[75] Ibid.

[76] Zola, art. cit.