Claude Millet : Présentation du Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, par Michèle Riot-Sarcey

Communication au Groupe Hugo du 17 septembre 2016
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Avant de donner la parole à Michèle Riot-Sarcey, qui a l’amabilité de venir au Groupe Hugo dans un moment où le succès bien mérité du Procès de la liberté lui laisse peu de temps, je voudrais faire un bref exposé de ce livre, pour informer ceux parmi les participants à notre réunion qui n’auraient pas encore eu le loisir de le lire, pour tenter de mettre à jour les enjeux de la critique qui y est faite des Misérables, et enfin, plus accessoirement bien entendu, pour élucider ma lecture  de cette histoire souterraine du XIXe siècle.

« L’histoire ne sert à rien », disait Fustel de Coulanges[1] – ce qui ne l’empêcha pas de s’en servir pour liquider la Commune dans le gros manuscrit  inachevé d’un « essai historique » sur 1870-1871[2]. C’était il y a bien longtemps, mais le débat sur l’articulation entre pratique historienne et pratique politique est loin d’être clos. Michèle Riot-Sarcey, dans ses beaux travaux sur les utopistes, sur les féministes du XIXe siècle et/ou les révolutionnaires de 1848 fait partie des historiens (ils sont une minorité), qui ont tranché pour une histoire savante au service du présent. Encore faut-il préciser que cette utilité de l’histoire pour le présent n’est pas pensée, à la manière d’un Charles-Victor Langlois[3] mais aussi de beaucoup d’historiens d’aujourd’hui, dans une perspective généalogique : l’histoire ne sert pas à une meilleure compréhension du présent par la généalogie des faits et événements qui l’ont produit. Bien plus : elle ne doit surtout pas servir à cela, c’est à dire à réintégrer le présent dans la chaîne de ce qui a triomphé autrefois. Chaîne qu’il s’agit de briser, pour redonner au passé et au présent leur mobilité comme entendait le faire Walter Benjamin, référence omniprésente dans le travail de Michèle Riot-Sarcey ; et ce, afin, je cite p. 79, de retrouver les traces d’une « liberté en éclats parsemés d’expériences hétéroclites, sans liens entre elles, mais aussi une liberté masquée par l’autre voie libérale qu’ont tracée les plus grandes autorités de l’époque ».  

Pour quel présent ce jeu du masque et de l’éclat ? Non pas celui d’une supposée génération Y, que celle des années 1980-90 (la mienne) se plaît à stigmatiser en projetant sur la jeunesse d’aujourd’hui les tentations de repli qui ont été les siennes. Et pas non plus le présent, à peu près plié, que définit la querelle des partis et de leurs leaders dans la préparation des élections à venir, mais celui des initiatives citoyennes qui se multiplient en France et un peu partout dans le monde. Non pas donc ce présent morose mais celui, mobile, ouvert, tourbillonnaire, celui des collectifs, des associations, qui, souvent dans l’invisibilité la plus totale, s’arrogent le pouvoir d’agir, c’est à dire la liberté même, selon la définition qu’en donnait Pierre Leroux. Le pouvoir d’agir, reprend Michèle Riot-Sarcey, qui à la différence du droit ne laisse pas en suspens son exécution, mais au contraire n’est qu’en se réalisant, y compris lorsque les actes en jeu sont de discours.

En grande partie laissée dans l’ombre, une histoire du présent en train de s’inventer remobilise par la voix de Michèle Riot-Sarcey une autre histoire souterraine, celle d’hommes et de femmes en lutte, qui, principalement autour de 1848, ont trouvé dans l’association leur pouvoir d’agir : car « La révolution de 1848 (écrit Michèle Riot-Sarcey) a vu se développer des formes d’organisations dont l’à-propos démocratique n’est perceptible qu’aujourd’hui. Précisément, au présent de nos sociétés en quête d’alternative politique » (p. 20).

Cette perception non pas seulement « intéressante » mais « intéressée » du passé à partir du présent (je biaise ici les catégories utilisées par Paul Veyne[4]) ne peut sortir des cadres d’une généalogie ou, plus propre aux célébrations mémorielles, d’un récit exemplaire, qu’à une double condition, dans une perspective nourrie des réflexions de Benjamin sur le concept d’histoire : premièrement, délinéariser l’histoire pour récuser les continuités d’après-coup et les téléologies qui transforment les désastres qui auraient pu ne pas avoir lieu en victoires nécessaires (d’où l’organisation non chronologique du Procès de la liberté) ; deuxièmement, ouvrir l’histoire du passé à des possibles non-advenus, des propositions échouées, des tentatives sans lendemain, mais auxquelles est ainsi laissée une chance d’avoir, aujourd’hui, un surlendemain. Bref, non pas faire une histoire contrefactuelle, autre façon de remobiliser le passé, mais une contre-histoire, une histoire des vaincus. « Car il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus », comme le dit Hugo dans Les Misérables à propos des révolutionnaires de 1832 et 1848[5].

L’histoire souterraine du XIXe siècle en France ne serait cependant qu’une reprise parmi d’autres des subaltern studies dans le champ d’une histoire nationale si son programme historiographique ne s’adossait à une réflexion sur l’historicité qui reçoit une double définition : celle d’un théoricien de la littérature (qui fut un grand lecteur de Hugo), Henri Meschonnic : « Le monde ne devient histoire que dans l’exacte mesure où des hommes y deviennent sujets »[6] ; et celle, plus propre à Michèle Riot-Sarcey, de l’inscription des actions et des événements dans l’expérience agonistique de leur mise en mots et dans le conflit de leurs interprétations, définition dont la résultante est en particulier la mise à disposition du lecteur d’une véritable mine de textes passionnants. 

Cette définition de l’historicité fait aussi que Le Procès de la liberté apparaît d’abord non pas comme la toile de Pénélope une histoire indéfiniment défaite, mais une histoire qui se fait en défaisant une autre histoire, le récit dominant parce qu’il est le récit des vainqueurs : la déconstruction du récit historique est la condition de la reconstruction des possibles échoués du passé et l’histoire souterraine du XIXe siècle en France se double d’une histoire de leur refoulement dans les sous-sols de la représentation historique.

Ce qu’on trouve dans ces sous-sols, c’est la possibilité de penser un « socialisme libertaire » (p. 258), contre la tradition marxiste qui a promu un socialisme étatique, et d’abord comme à rebours du congrès socialiste ouvrier de 1879 et de la prise de pouvoir en son sein de Jules Guesde. Un « socialisme libertaire » enraciné dans les expériences d’autogestion de 1848  et fondé sur la triade de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. De la liberté comme pouvoir d’agir, de l’égalité concrète et de la fraternité non comme charitable bienveillance, mais comme « pratique coopérative qui réunit des individus égaux » dans des expérimentations inédites d’organisation du travail (p. 51). Et pas seulement du travail, si on pense au développement consacré à Pauline Roland, et à l’appel de celle-ci à ne pas penser seulement l’association en termes de production, mais de consommation (p. 52 sqq.).

Ce qui donc a été refoulé avec 1848, c’est la mise en actes de modes d’auto-organisation qui, en constituant le peuple en sujet, l’intégraient dans l’histoire. D’où la question du rapport entre ces pratiques associatives et le mouvement révolutionnaire, question qui, sauf erreur de ma part, n’est pas clairement tranchée : la Révolution de 1848 a-t-elle été seulement un cadre favorable à la multiplication des tentatives d’autogestion ou bien l’autogestion est-elle dans l’esprit de Michèle Riot-Sarcey par nature révolutionnaire ? Question qui en amène une autre pour clarifier les termes du débat autour de Hugo : la révolution est-elle dans Le Procès de la liberté pensée d’abord comme une guerre des classes ou bien d’abord comme une rupture à travers laquelle se manifeste la liberté comme pouvoir d’agir, l’égalité comme condition concrète et la fraternité comme solidarité active ? Ce sont des questions qui pour moi méritent éclaircissements avant de commencer à débattre des Misérables.

Il me semble en effet que l’histoire souterraine du socialisme ou des socialismes du XIXe siècle entend très explicitement s’écarter des schèmes du marxisme orthodoxe (p. 133) en prenant en écharpe, au lieu de les opposer, Février et Juin 1848 et en se saisissant de modèles idéologiques et de pratiques politiques – ceux d’un « socialisme libertaire » – contre lesquels le guesdisme s’est imposé. Et, en même temps, il me semble que ce biais du marxisme orthodoxe  réapparait à deux niveaux : 1. L’intégration des pratiques associatives (saint-simonisme écarté bien entendu) dans une guerre des classes et, à partir de là, l’opposition entre ce paradigme de la guerre révolutionnaire, de la « guerre civile », qu’adopterait unanimement le « socialisme libertaire » et le paradigme de l’exclusion/inclusion (dans lequel on reconnaît aisément les cadres de la pensée de Hugo, et aujourd’hui d’une grande partie de la gauche non marxiste, extrême-gauche comprise), paradigme de l’exclusion/inclusion d’emblée invalidé par son association au libéralisme, à partir de l’analyse du fameux  discours de Saint-Marc de Girardin de 1831 sur les nouveaux barbares (p. 59 sqq. et p. 122). 2. En mettant à part les analyses sur Sand et Zola, qui appelleraient d’autres questionnements, donc en gardant la triade Hugo-Baudelaire-Flaubert, la critique des textes littéraires (dont est exclue la littérature ouvrière et populaire) revient, il me semble, à la tradition du marxisme le plus orthodoxe : celle d’un Wurmser pour la façon très directe d’évaluer les écrivains à l’aune d’une norme idéologique, et celle d’un Dolf Oehler que Michèle Riot-Sarcey cite pour définir Baudelaire et Flaubert comme les deux grandes exceptions au recouvrement par la littérature de 1848, « les deux victimes littéraires les plus éminentes du refoulement de Juin » en même temps que « les deux figures emblématiques de la modernité littéraire » (Oehler, cité p. 178). Cette citation de Dolf Oehler place l’étude de Michèle Riot-Sarcey dans la tradition antiromantique, et plus particulièrement hugophobe, du marxisme orthodoxe qui préfère les expositions les plus désenchantées de la guerre de classes à une analyse de 48 à partir de la perspective d’un socialisme réformiste, mais reconnaissant la nécessité des révolutions dans les temps de blocage et définissant la réforme comme réalisation de l’utopie, à l’horizon de l’égalité, de la fraternité et de la liberté – (c’est du moins comme cela que je situerais le Hugo du second XIXe siècle, même s’il faudrait ensuite apporter des précisions, et surtout mieux distinguer le Hugo de l’avant et de l’après Commune[7]).

Je ne veux pas rentrer avec Henri Meschonnic et bien d’autres dans la question de savoir si Hugo est plus moderne, moins moderne ou aussi moderne que Baudelaire ou Flaubert : cette question ne m’intéresse pas, parce que je considère que la notion de modernité, épaissie par la longue histoire de son ressassement, est devenue un concept historiciste mou et qui pis est toujours prêt à se confondre, par « présentisme », avec la valeur fétichisée de l’actualité. En revanche, et cette fois en me situant dans la suite du Modernité/modernité de Henri Meschonnic, je suis assez sensible aux enjeux idéologiques d’une telle découpe. Cette découpe permet en effet à la critique d’obédience marxiste de définir avec Dolf Oehler l’émergence de la modernité dans ce moment de Juin 48 où se découvrirait l’illusion de Février, comme elle permet à la critique conservatrice (pour employer à dessein un terme un peu vague) de définir cette même émergence de la modernité dans la « désillusion » de 1848 – février et juin 1848 amalgamés –, toutes propositions qui ne sont évidemment pas en cohérence avec le propos du Procès de la liberté.

C’est pourquoi, pour lancer la discussion avec Michèle Riot-Sarcey en me plaçant sa perspective d’une appréhension militante des textes littéraires, je dirai que Le Procès de la liberté, dans son ardente hugophobie et son enthousiasme indéfectible pour Flaubert et surtout pour le « grand » Baudelaire (je ne conteste pas l’épithète, que Baudelaire mérite indiscutablement, mais la mésinterprétation  politique que sa ferveur  entraîne dans les analyses), me semble reposer sur le paradoxe suivant, qui finit, du moins à mon sens, par retourner la construction/déconstruction historique en travail de Pénélope : à celui qui fit l’éloge de Pauline Roland, de Louise Jullien, de Louise Michel, le blâme ; à celui qui tourna constamment en dérision les bas-bleus, l’éloge (pour reprendre des catégories chères à l’éducation nationale) ; à celui qui, contre l’utopie-caserne du socialisme autoritaire, fit l’« éternelle histoire de l’utopie » comme force motrice de l’histoire (dans Les Misérables comme dans Les Travailleurs de la mer), l’erreur ; la lucidité (p. 97) à celui qui liquida toutes les utopies dans « Assommons les pauvres ! » (l’un des trois textes baudelairiens de référence du Procès de la liberté, avec « Le cygne » et « Le mauvais vitrier ») ; à celui qui défendit à partir de son ralliement à la république le droit des associations et sut dire la fraternité des insurgés de 1832 et de 1848, la mauvaise foi ; au Baudelaire du Spleen de Paris qui expédie dans « La Solitude » toute fraternité dans le sac de la philanthropie et révèle dans « Le Gâteau » la guerre fratricide comme fait de nature des rapports entre misérables, la vérité ; à celui qui, quoi qu’il en soit de la très problématique articulation de la providence et de la liberté dans Les Misérables, reconnut dans les insurgés de 1832 et de 1848 des héros, c’est à dire des sujets exerçant dans le cours de l’histoire leur pouvoir d’agir, l’opprobre ; à celui qui  définissait la modernité comme rencontre de l’éternité et de la mode, c’est à dire le temps rapide et transitoire de la rotation de la valeur marchande, et qui avec la modernité entendait non pas seulement critiquer le progressisme, mais siphonner toute croyance en une histoire dont les hommes pourraient être les libres sujets,  toutes les sympathies.

En disant ceci, je ne veux pas défendre Hugo et condamner Baudelaire, quoiqu’évidemment la perspective adoptée pour dialoguer avec Michèle Riot-Sarcey, celle d’un usage militant des textes littéraires, biaise mon rapport à ces deux grands écrivains – je les admire d’un point de vue strictement poétique l’un et l’autre, et ne suis pas une amie de Victor Hugo : me heurtent sa manière de se donner bonne conscience après sa participation à la répression en Juin (en particulier dans « Ce que le poëte se disait en 1848 ») et sa justification, dans Les Misérables de cette répression[8], même si c’est une justification est mélancolique, et qu’elle pèse de peu de poids dans la dynamique du texte par rapport à l’héroïsation des insurgés. Et d’autre part je suis très sensible au fait que le Baudelaire des « Petites vieilles » ou des « Yeux des pauvres » est, pour reprendre une expression de Michèle Riot-Sarcey à propos de Hugo (p. 183), « soucieux du sort des plus démunis » ; comme je mesure la profondeur du premier dénouement de l’Éducation sentimentale, la mort héroïque de Dussardier, tué par Sénécal sous l’œil d’un Frédéric « béant ». Mais quelle image désirable de l’association fraternelle donner à notre présent : le club des amis de l’ABC, ou le club de l’intelligence ? Il me semble que, à ne pas voir ce qui, dans la dynamique du texte des Misérables est une héroïsation et une justification de Juin 1848 bien plus que de sa répression, bref à ne pas prêter attention à la complexe ambivalence du texte, et à faire silence sur le Hugo des années 1872-1879,  l’histoire militante du Procès de la liberté, se trompe dans ses alliances et ses inimitiés (puisqu’il faut faire ici des écrivains des alliés ou des ennemis), et tord son orientation vers le présent par une lecture trop passionnée des textes – réserve évidemment problématique puisque sans passion de la littérature l’analyse de celle-ci n’est que cuistrerie.

Pour finir avant de donner la parole à Michèle Riot-Sarcey, je souhaite lui redire sincèrement combien l’histoire du « socialisme libertaire » dans Le Procès de la liberté m’a intéressée et la remercier d’être là aujourd’hui pour répondre à des critiques qui, comme les miennes, ne manqueront pas, elle le sait, d’être vigoureuses de la part des hugoliens.


[1] Cité par Charles-Victor Langlois, « L’Histoire au XIXe siècle », dans Questions d’histoire et d’enseignement, Hachette, 1902, p. 240.

[2] François Hartog, op. cit., p.223 sqq.

[3] Charles-Victor Langlois, op.cit., p. 240.

[4] Paul Veyne, Le Quotidien et l’Intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski [1995], Hachette (Pluriel), 1997.

[5] Les Misérables, V, 1, 20, édition Guy Rosa et Nicole Savy, Le Livre de poche, p. 1658.

[6] Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p. 200, cité par M. Riot-Sarcey p. 303.

[7] Sur le Hugo des années 1872-1879, sa proximité avec les radicaux, son soutien à la préparation du Congrès ouvrier de 1879, voir l’exposé de Madeleine Rebérioux au Groupe Hugo le 4 avril 1987 ; http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/doc/87-04-04Rberioux.pdf.

[8] Les Misérables, éd.cit., p. 1578. Justification qui, au passage, fait mesurer l’écart entre le Hugo de l’exil et le Hugo de l’après Commune, sur lequel le silence du Procès de la liberté est étrange, dans la mesure où est évoqué par ailleurs le rapport des écrivains à la Commune.