Marion de Lorme : Richelieu est-il un grand homme ?  

 

Caroline Julliot : Marion de Lorme: Richelieu est-il un grand homme?

Communication au Groupe Hugo du 19 mars 2016
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« Eh bien ! –  C’est un grand homme. »[1], répond dans Marion de Lorme le Duc de Bellegarde au Roi qui le presse de donner son avis « tout franc » sur Richelieu ; mais cette amorce laudative, purement stratégique, va vite se transformer, dès l’arrivée du Marquis de Nangis, en brûlot polémique contre le « tyran sinistre » qui « boit le meilleur du sang de [ses] sujets »[2], diatribe par laquelle son ami, pour sauver son neveu Saverny, condamné à mort, va tenter, en vain, d’exciter la rébellion d’un souverain écrasé par l’autorité cardinalice. Est-ce à dire que, chez Hugo, le vocable de « grand homme » constitue, pour définir le cardinal, une antiphrase ? À y regarder de près, les choses s’avèrent plus compliquées.

Richelieu ne figure pas dans la liste des « grands hommes » que dresse Franck Laurent dans son article fondateur sur la question[3] – et ce, alors même qu’y est cité à plusieurs reprises, au nombre des grands politiques[4], son successeur, Mazarin, qui ne constitue pourtant, aux yeux de bien des romantiques, qu’une version dégradée, voire bouffonne, du grand cardinal[5]. Nous nous proposons donc ici de reprendre les différents critères dégagés dans cet article, et de voir dans quelle mesure ils peuvent s’appliquer à l’Éminence rouge.

 

Il est vrai que, dans Marion de Lorme, la seule œuvre de fiction où Richelieu apparaisse directement chez Hugo, il est « à peine un personnage »[6]. Invisible, traversant la scène dans les dernières minutes de la pièce, caché dans son immense litière, il n’est qu’une voix, qui ne se fait entendre qu’à l’occasion d’une unique réplique, sèche et tranchante comme le couperet prêt à s’abattre sur ses victimes : « Pas de grâce ! » Pour autant, il constitue, comme le définit joliment Laurent Avezou, « l’absent le plus présent du drame »[7] : tyrannique et omnipotent, il est au centre de toutes les conversations ; et son ombre menaçante, relayée sur scène par le zèle de son lieutenant Laffemas, pèse sur tous les personnages, à commencer par le roi, que, de son propre aveu, le cardinal « gêne et opprime »[8].

C’est aux enjeux profonds de cette mise en scène éminemment originale de Richelieu que nous souhaitons réfléchir ici : à travers cette absence du corps du cardinal, c’est en effet toute une pensée de la place particulière de ce personnage dans le processus historique, et de la forme spécifique du pouvoir qu’il incarne, qui se manifeste – et que, à l’instar de nombreux autres romantiques[9], Hugo fait ici comparaître au tribunal de l’Histoire.  

 

Un révolutionnaire ?

            Victor Hugo, dans certaines déclarations où il parle en son nom propre, n’hésite pas à utiliser la catégorie du « grand homme » en référence à Richelieu – même si c’est toujours avec une nette perspective critique. Richelieu est un tyran, cela ne fait pas de doute ; mais, ce que Hugo peut, dès ces années, apprécier chez lui, c’est son détachement vis-à-vis de l’obscurantisme catholique, et sa hauteur de vue, qui le préserve de tout extrémisme. Malgré sa soutane, Richelieu reste en effet dans l’histoire française comme celui qui a eu l’audace de rompre, au nom des intérêts nationaux, avec la papauté, et sa principale alliée, l’Espagne des Habsbourg. Dans un fragment de Choses vues, non daté précisément, mais situé entre 1845 et 1847, Hugo, rejetant tout fanatisme comme la « lèpre » qui ronge les partis, oppose à ce rigorisme moral, présent à gauche comme à droite, l’opportunisme et la souplesse politique du cardinal :

 

     Le parti monarchique et religieux est un grand parti, le parti démocratique et républicain est un grand parti. Or les grands partis peuvent être terribles, ils ne sont pas envieux. Ils peuvent être odieux, ils ne sont pas ridicules. Par cela même qu'ils sont larges, ils ne peuvent pas être étroits ; par cela même qu'ils sont grands, ils ne peuvent pas être petits. Qu'y a-t-il de plus petit que le bigotisme et de plus étroit que le puritanisme ? Les grands partis ont de grands hommes, il leur en faut, ils en ont besoin. Ils se gardent bien de fermer leurs portes aux intelligences. Ils les ouvrent toutes grandes au contraire, appellent les esprits puissants à leur aide, ne haïssent point la gloire qui est une force, et ne rechignent pas devant les lumières. Quelquefois leurs grands hommes sont formidables, j'en conviens, mais je les préfère aux petits hommes venimeux. Je préfère Richelieu qui était galant à Laubardemont qui était bigot et Danton qui était libertin au père Duchesne qui était puritain. Si je suis réduit à choisir, j'aime mieux les oiseaux de proie que les oiseaux de nuit, et les vautours que les hiboux.[10]  

 

On entend d’emblée dans ce texte les réserves de Hugo vis-à-vis de ce personnage : le despotisme, qu’il soit celui de Richelieu ou des terroristes de 93, ne saurait être un modèle de pouvoir désirable. Il n’est envisagé par Hugo que comme un choix par défaut – entre la peste et le choléra, pourrait-on dire. Il n’en demeure pas moins vrai que Hugo reconnaît, ici, à Richelieu la grandeur politique que, pendant l’exil, il refusera à Napoléon « le petit », et que le cardinal fera partie des grandes figures, certes tyranniques, mais aussi sublimes, à l’aune desquelles Hugo pourra rabaisser le simulacre du Second Empire[11].

 

Il est vrai que Richelieu concentre bien des traits définitoires du « grand homme » : il est un « homme d’épée [...,] un fondateur politique, ou politico-religieux. »[12] En lui, vient en effet s’incarner une conception nouvelle du politique, absorption par la sphère mondaine de la sacralité religieuse : celle de l’État. Comme le dira notamment Augustin Thierry, Richelieu « éleva la royauté au dessus des liens de famille et des liens précédents ; il l’isola dans sa sphère comme une pure idée, l’idée vivante du salut public et de l’intérêt national »[13] Pas sûr, d’ailleurs, que Hugo reconnaisse à l’État une quelconque sacralité, c’est-à-dire, à la logique étatique en tant que telle, la moindre légitimité ; comme l’a souligné Guy Rosa[14], il refuse systématiquement à ce terme la majuscule qu’il accorde sans problème au mot « Église » ; il n’empêche qu’il en propose, dans Marion de Lorme, une figuration absolument frappante et originale.

 

Louis XIII, d’ailleurs, est totalement décontenancé face à cette nouvelle modalité théologico-politique. Bigot, incapable de voir le monde hors des cadres religieux traditionnels, il oscille tout au long de la pièce entre deux allégeances désormais inconciliables, relevant pourtant pour lui de la même source d’autorité et de légitimité : la religion catholique. Obéir au cardinal, ou obéir au pape ; dilemme insurmontable pour cet esprit faible confit en dévotion, et terrorisé par la perspective des foudres de l’Enfer. Du coup, le roi n’a de cesse de vouloir réconcilier ces deux instances – se raccrochant, par exemple, à une hypothétique mission diplomatique de Bellegarde à Rome pour plaider sa cause[15]. Tout au long du drame, il en est ainsi réduit à des conjectures sans fin et sans cesse vacillantes pour déterminer où se situent le Bien et le Mal, et où apaiser sa conscience par l’onction religieuse :

 

                          C’est un homme infernal.

Satan pourrait-il pas s’être fait cardinal ?

Si c’était lui dont j’ai l’âme ainsi possédée ?

Qu’en dis-tu ? [...]

Ne parlons plus ainsi, ce doit être un péché.[16]

 

À l’inverse, figurant le passage à un système politique autosuffisant, qui se construit son propre système de légitimité sans plus de relation à la transcendance, si Richelieu « sauve la France »[17], c’est au prix d’un renoncement à d’autres logiques, et en particulier à la logique catholique, jusque là prédominante dans la politique des rois « très chrétiens » – titre réservé aux souverains français depuis le XIVe siècle. Richelieu noue ses alliances selon les circonstances, pouvant ainsi donner l’impression, si l’on ne prend pas en compte que la seule raison de son action est désormais la puissance et l’unité de l’État, d’un parfait machiavélisme. Notamment, comme le rappelle le Roi à Bellegarde, il s’allie aux protestants à l’extérieur, et s’en prend à eux à l’intérieur :

 

                                        Ah, Duc ! Il perd mon âme.

D’un bras il fait la guerre à nos païens – l’Infâme !

De l’autre, il signe un pacte aux huguenots suédois.[18]

 

Il faut entendre le verbe « perdre » dans toute l’extension du terme : dans le sens de la damnation religieuse, comme dans le sens de l’égarement. Louis XIII, dans Marion de Lorme, ne sait plus, littéralement, à quel saint se vouer. Et, ainsi, incapable de comprendre les tenants et les aboutissants de la nouvelle logique de son gouvernement, il est de moins en moins roi.

 

Richelieu, à l’inverse, tient bon le nouveau cap qu’il assigne au pouvoir ; il contrôle, dans sa ferme poigne, toutes les affaires de l’État, brasse tous les conflits, bouscule tous les cadres. Il est donc aussi, un « homme-monde [...] homme du tout, du tout de l’espace »[19] – comme le résume Louis XIII lui-même dans la pièce :

 

Cardinal au dehors, cardinal au dedans,

Le roi jamais ! – il mord l’Autriche à belles dents,

Laisse prendre à qui veut, mes vaisseaux dans le Golfe

De Gascogne, me ligue avec Gustave-Adolphe[20]

[...]

Que sais-je ? Il est partout comme l’âme du roi,

Emplissant mon royaume, et ma famille, et moi.[21]

 

Impossbile à situer, l’ubiquité de Richelieu est figurée par son imposante litière, qui envahit littéralement, le temps de son passage, l’espace scénique[22], alors que le roi, jamais montré hors du Louvre, est « théâtralement ‘‘pris’’ dans son propre espace de pouvoir »[23].

 

Richelieu pourrait être une image de la grandeur politique, en ce que, dans une large mesure, il invente un pouvoir qui transgresse toutes les hiérarchies préexistantes : il fait la guerre au pape, à qui il doit pourtant allégeance ; il supprime les privilèges de la noblesse, à qui son statut ecclésiastique était traditionnellement inféodé[24] ; il dicte sa loi au roi, qui l’a pourtant nommé et dont il dépend directement. La structure du drame elle-même confirme ce transfert du pouvoir, du roi à son ministre : Louis XIII signe la grâce de Didier et de Saverny à la fin de l’acte IV, mais c’est l’implacable sentence de Richelieu qui sera exécutée, une fois le rideau tombé. La litière du cardinal figure en premier lieu la dimension occulte de l’«Éminence rouge » : il est caché dans sa litière comme il se tapit derrière les formes traditionnelles de l’autorité. La monarchie de droit divin est, comme le lance Bouchavannes, un « manteau fleurdelysé qui cache Richelieu »[25]. La non apparition du cardinal sur scène marque le côté souterrain de la mutation théologico-politique par laquelle s’infléchit, à cette époque, la forme et les enjeux du pouvoir politique.

Pour autant, la subversion qu’opère Richelieu ne saurait être exagérée. Bien des historiens ont pesté contre « les délires romantiques de l’homme rouge terrorisant le roi »[26] ; c’est oublier que, notamment chez Hugo, le texte rappelle, en même temps qu’il institue l’emprise du cardinal sur le roi, la dépendance totale de Richelieu vis-à-vis du souverain, et l’extrême fragilité de son pouvoir. Que Louis XIII soit velléitaire, c’est avant tout une chance pour le cardinal – ses moments de rébellion, non seulement n’aboutissent jamais, mais en plus ne durent jamais longtemps. Le spectateur peut directement l’observer lorsque, à la fin de l’entretien, il se retourne brusquement contre le Duc de Bellegarde (qui n’a pourtant pas critiqué ouvertement le cardinal, mais seulement poussé indirectement le roi à la colère), et le menace de le dénoncer à Richelieu[27]. Mais ce caractère instable fait aussi peser une menace directe sur le ministre, mettant en valeur à quel point la position du cardinal peut être balayée par un caprice du roi :   

 

                                               Je le hais !

Il me gêne, il m’opprime ! Et je ne suis ni maître

Ni libre, moi qui suis quelque chose peut-être.

À force de marcher à pas si lourds sur moi,

Craint-il pas à la fin de réveiller le roi ?

Car, près de moi, chétif, si grande qu’elle brille,

Sa fortune à mon souffle incessamment vacille,

Et tout s’écroulerait si, disant un seul mot,

Ce que je veux tout bas, je le voulais tout haut ![28]

 

Par la métaphore filée de la flamme d’une bougie (« souffle », « vacille »), Hugo reprend, dans la bouche du roi, une image développée dans une scène précédente, qui semble proclamer la domination du cardinal sur le Roi et en faire l’origine de toute la politique étatique :

 

                                   Les Peuples dans la nuit

Vont marchant, l’œil fixé sur un flambeau qui luit.

Il est le flambeau, lui. Le Roi, c’est la lanterne

Qui le sauve du vent sous sa vitre un peu terne.[29]

 

Ici, en effet, s’opposent le champ lexical laudatif de la lumière (« le flambeau »), qui attire le regard de tous, et son opposé (la « vitre un peu terne ») ; mais cette opposition frontale et quelque peu tape-à-l’œil ( dans le sens où elle attire l’attention du spectateur là où se « fixe » celui du peuple, et l’amène à considérer uniquement l’éclat du génie cardinalice ) ne doit pas occulter que ces vers disent, également, le rôle de protection essentiel que le roi joue vis-à-vis du Cardinal – sans qui il serait à la merci du moindre coup de vent. Et, de fait, les adversaires du cardinal sont nombreux ; pratiquement tous les nobles qui apparaissent sur scène sont prêts à en découdre, plus ou moins directement, et de façon plus ou moins expéditive, avec Richelieu. La protection du roi est donc, pour un homme aussi impopulaire que lui, absolument essentielle : « Richelieu savait que, le roi mort, il n’avait pas deux jours à vivre »[30], dira Michelet en 1858 dans son Histoire de France.

 

Richelieu est donc un grand homme empêché, asservi au « système »[31] qu’il sert ; donc, il n’est pas pleinement un grand homme. Son pouvoir, telle son énorme litière qui, trop large pour les entrées prévues, nécessite qu’on casse les portes anciennes pour lui aménager un passage[32], fait éclater les cadres anciens de la monarchie, en dissociant l’État de la personne du Roi, et en rompant avec la référence religieuse – ou plutôt, en l’absorbant dans l’espace étatique ; mais il n’est pas capable lui-même d’en sortir, d’inventer véritablement l’avenir – ce qui suppose, dans le politique comme dans la biologie, un certain degré d’entropie, c’est-à-dire de désorganisation et de liberté permettant de parvenir à un équilibre nouveau. Richelieu substitue à une logique individuelle, celle de Louis XIII, avant tout préoccupé du salut de son âme et pris dans un réseau d’intérêts familiaux (il est lié à tous les autres rois par des liens de sang ou des alliances conjugales), une logique impersonnelle[33]. Et c’est au nom d’un intérêt supérieur, qui génère lui-même sa propre sacralité et sa propre nécessité, que le ministre dicte au souverain sa politique (« Toujours grave et dur, me disant à loisir/ ‘‘Sire, il faut que ceci soit votre bon plaisir !’’[34] ») ; mais l’effet pervers est que cette logique supérieure, à l’inverse de la religion, ignore toute humanité.

 

            Incontestablement, il manque en effet à Richelieu le trait essentiel qui fait, pour Hugo, le grand homme : Il refuse de faire grâce[35]. Toute l’issue de l’intrigue de Marion de Lorme tourne autour de son insensibilité implacable. Tout « usurpateur » qu’il est, et loin de manifester « son extériorité à l’État par sa clémence »[36], Richelieu circonscrit strictement sa marge de manœuvre à l’intérieur du cadre étatique. Émile Augier, l’une des figures influentes du courant du bon sens, qui avait pour ambition de proposer une troisième voie entre la rigueur classique et la démesure romantique, et auteur en 1852 d’un drame qui sera reçu[37] comme une réécriture de Marion de Lorme, s’opposera notamment à Hugo sur ce point, et redorera le blason du cardinal en mettant en scène un Richelieu qui, faisant grâce, incarne ainsi totalement, et dans toute sa grandeur, l’homme d’État[38], dont le modèle absolu demeure l’Auguste de Cinna. Néanmoins, on peut remarquer que, même chez Augier, le texte ménage l’idée que les raisons pour lesquelles Richelieu fait grâce demeurent, toujours, guidées par l’intérêt politique.

Ainsi, même quand Richelieu fait grâce, c’est parce que cela affermit son autorité, en ralliant à sa cause des êtres de valeur – exactement de la même façon que, dans Marion de Lorme, il refuse de faire grâce aux duellistes pour faire un exemple, et mater les velléités de rébellion, dont le drame montre bien qu’elles sont nombreuses et latentes. Sa seule réplique chez Hugo, « Pas de grâce ! » ne définit pas forcément un « homicide monomaniaque »[39] ; elle est plutôt à entendre comme le refus de faire exception à la règle – et donc d’affirmer la centralisation du pouvoir, notamment vis-à-vis d’une noblesse qui, à cette époque, on le voit bien dans Marion de Lorme, continue à revendiquer un système féodal où chacun est souverain sur ses terres[40].   

 

D’où l’absence scénique du cardinal dans Marion de Lorme : Richelieu n’est pas un grand homme, tout simplement parce qu’il n’est pas  vraiment homme. Il est en effet un pouvoir auquel Richelieu reste totalement soumis : celui de la Loi qu’il a lui-même instaurée[41]. « Illustre parmi les inhumains »[42], premier contractant du pacte social Hobbesien, Richelieu a abdiqué sa liberté, voire sa conscience morale personnelle, au profit du monstre étatique, qu’il mène, ou plutôt, dans lequel il est embarqué. Comme le résume parfaitement Christian Jouhaud, dans l’imaginaire historique, Richelieu n’existe pas en tant qu’homme ; « ce qui compte, c’est l’énorme abstraction nommée Richelieu, le pouvoir de Richelieu ou le pouvoir-richelieu ».[43] Et cette énorme abstraction, Hugo la rend tangible sur scène : c’est la litière démesurée du cardinal. C’est la puissance collective de l’État qui le rend impressionnant, non sa grandeur personnelle.

La litière du cardinal, dont peu de mises en scène peuvent rendre, à la hauteur souhaitée par Hugo, l’effet massif – vingt-quatre hommes à pied ! – constitue une image ambivalente de la puissance : véritable rouleau compresseur des individus, monstre effrayant, elle est aussi manifestation de la fragilité et de l’illusion de la personnification du pouvoir ; signe qu’à sa tête, n’est qu’un mourant, qui n’est, lui-même que le délégué d’un autre mourant, impotent et mélancolique, Louis XIII. Mais, dans la scénographie, le vieillard moribond qui dicte sa loi et qu’un souffle pourrait faire vaciller est soigneusement dérobé aux regards ; pour le spectateur, c’est avant tout l’impression d’une autorité énorme, surhumaine, sous laquelle les individualités ne peuvent qu’être écrasées. Hugo aurait pu l’exhiber, pour le démystifier aux yeux du public ; il n’en fait rien. La puissance de l’État n’est peut-être pas en droit chez Hugo de revendiquer une quelconque sacralité ; mais elle s’impose ici à tous, aux personnages comme aux spectateurs ; et, quand elle passe, elle tue.  

 

Ainsi, dans Marion de Lorme, Richelieu n’a-t-il pas d’autre existence que sa litière ; et sa litière, c’est l’État moderne, tel que l’a théorisé, au XVIIe siècle, et vraisemblablement en observant Richelieu lui-même, Hobbes[44] :

 

Moi, j’ai vu la machine, un soir, par un temps d’ombre

Qui marchait... On eût dit Léviathan dans l’ombre.[45]

 

Or, c’est par le geste auguste de faire grâce[46], qui marque sa totale autonomie et sa capacité à se réinventer et à se jouer des règles, que le génie, politique, comme le génie littéraire qui refuse de se laisser corseter dans les contraintes étouffantes des règles et des convenances, manifeste son pouvoir transgressif, et authentiquement créateur. À l’inverse, Richelieu, et c’est ce que montre également la scénographie si originale de Marion de Lorme, incarne un ordre une fois pour toutes enfermé dans un modèle institutionnel : politique, en tant que puissance de mort implacable ; littéraire, en tant que fondateur de l’Académie française, gardienne des contraintes et convenances classiques. Si Richelieu est « à peine un personnage », s’il demeure enfermé dans sa litière, c’est que l’ubiquité typique de son statut de grand homme reste limitée à l’intérieur d’un modèle qu’il contribue à pérenniser – et, à moyen terme en tout cas, à renforcer : la monarchie d’Ancien régime. Mais la concurrence, exhibée tout au long du drame, entre le roi et son ministre révèle également que cet État qu’il incarne est en passe de se désolidariser de la logique dynastique, et qu’il ouvre une brèche vers un monde sans roi – processus qui aboutira, un siècle et demi plus tard, avec la Révolution française[47].

 

Ainsi, Richelieu est, finalement, à peine plus libre théâtralement que Louis XIII, enfermé entre les quatre murs du Louvre ; il se déplace sur la scène, et dans le monde entier, mais toujours à l’intérieur de son propre palais mobile – qui, dérobant son corps maladif et incapable de se mouvoir seul au monde, derrière des rideaux de velours, ressemble d’ailleurs déjà beaucoup à un corbillard[48]. La litière est, ainsi, le signe d’une autorité à la fois mortifère et moribonde. Richelieu, en effet, n’est pas une figure triomphante de la personnification du pouvoir ; au contraire. Son invisibilité scénique manifeste l’impersonnalité de l’ordre étatique. Il aurait été facile, étant donné les bruits qui, dès le XVIIe siècle, ont attribué à ce Richelieu – que Hugo décrit, dans une citation que nous avons déjà rencontrée, comme « galant » – une liaison avec Marion de Lorme, de donner à son refus de faire grâce une motivation personnelle : la jalousie vis-à-vis de Didier ; or, force est de constater que ce n’est pas du tout le choix dramaturgique pour lequel opte Hugo. Contrairement à son sbire et bras armé Laffemas[49], les charmes éplorés de Marion ne semblent pas pouvoir le fléchir. Hugo préfère, ainsi, s’emparer de Richelieu pour le traiter, non pas en personnage, au sens strict du terme, mais bien plutôt en figure de l’État moderne, tel qu’il apparaît et se définit au XVIIe siècle, à la suite des guerres de religion.

Un passage de la Préface de Cromwell nous semble confirmer cette conception du personnage comme ne relevant pas d’une caractérisation classique :

 

Richelieu subira le capucin Joseph (...) car les hommes de génie, si grands soient-ils, ont toujours en eux leur bête, qui parodie leur intelligence. C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques. [50]

 

Hugo est ici en accord avec une constante de l’imaginaire romantique du « Sphinx à robe rouge »[51] : il nous présente ainsi un personnage opaque, dénué de toute caractérisation individuelle, qui n’est dramatique que par l’action de ses sbires, qui occupent le devant de l’intrigue – ici, Laffemas, ailleurs, Le Père Joseph, Laubardemont, Rochefort ou Milady de Winter. Mais Hugo pousse jusqu’au bout la logique et radicalise l’opacité des motivations du personnage, qui s’effacent derrière la raison d’État, jusqu’à l’invisibilité totale. À la fin du siècle, Edmond Rostand, grand admirateur de Hugo, s’en souviendra lorsqu’il mettra en scène, au premier acte de Cyrano de Bergerac, l’ombre de Richelieu, cachée derrière le grillage de sa loge, à la place d’honneur de l’hôtel de Bourgogne[52].   

 

 

L’Homme rouge

Que pense Hugo, finalement, de cet État qui émerge au XVIIe siècle ? La noirceur de son bilan politique, dressé notamment par le roi (« Cet homme fait le bon mauvais, le mauvais pire, / Comme le roi, l’état, déjà malade, empire »[53]), demeure à interroger. On a vu, en effet, à quel point Louis XIII demeurait dépendant des cadres de pensée anciens, et notamment religieux ; or, parmi les griefs qu’il adresse à Richelieu, on trouve des éléments qui pourront être portés à son crédit, déjà en tant que libéral, et en tout cas lorsque Hugo aura officiellement rompu avec le catholicisme[54] : notamment, on l’a vu, la perte de pouvoir des extrémistes de la « ligue catholique », et l’alliance avec les protestants, généralement perçus par les romantiques comme une incarnation des forces de progrès. De la même façon, que Richelieu soit conspué par le petit groupe des nobles à l’acte III ne constitue pas forcément un indice de la position de Hugo : en effet, certains d’entre eux font éclater un mépris tout à fait semblable pour Corneille, dont on sait bien qu’il incarne, pour les romantiques, leur alter ego à l’époque même du classicisme triomphant[55]. Ce qu’ils détestent chez Richelieu, c’est avant tout ce qui les hérisse aussi chez Corneille : le pouvoir politique comme la création littéraire leur renvoient directement l’annonce de la fin des privilèges pour l’aristocratie. Paris encense Corneille, dont le nom « sent le bourgeois d’une façon qui blesse »[56], au moment même où un prêtre-ministre décrète, jusque dans l’application de la peine de mort, l’égalité de tous devant la loi[57]

 

Mais, malgré cette dimension de modernité, et la logique nouvelle qu’il instaure, le pouvoir de Richelieu demeure, incontestablement, une figure oppressive – et donc, s’oppose au progrès de l’histoire. Tout sécularisé que soit son pouvoir, Richelieu ne saurait être une image de la tolérance religieuse : comme le rappelle Hugo dans son drame, il n’hésite pas à persécuter, en tant que protestants, les huguenots qui contrecarrent ses desseins – notamment, lors du long et meurtrier siège de La Rochelle.

Ainsi, à travers la figure de Richelieu, plus qu’un bilan politique, c’est avant tout la monstruosité dévoratrice de l’État moderne, que garde en elle la référence biblique au Léviathan choisie par Hobbes[58], qu’il nous est donné de contempler. La puissance mythique qui se dégage du personnage de Richelieu vient de ce qu’il apparaît, bien souvent, comme une pure puissance de mort. « Inexorable »[59] et impersonnel, Richelieu incarne le destin fatal qui nous menace tous. Toutes les raisons politiques que poursuit Richelieu tendent ainsi, bien souvent, à s’effacer, dans l’esprit du spectateur, au profit de la sidération terrifiée qui nous envahit à l’idée de la mort. Le compte toujours croissant des victimes de l’État devient le tableau de chasse halluciné d’une puissance monstrueuse, sans autre justification qu’elle-même. Et, face à ce « large faucheur qui verse à flots le sang »[60], difficile en effet d’avoir plus de pertinence et de recul dans son jugement qu’un Louis XIII incapable de comprendre la mutation du pouvoir étatique qui s’opère avec son ministre :

 

Puis ce sont tous les jours quelques nouvelles listes,

Puis, si j’osais compter les têtes sur mes doigts,

Les têtes qu’il a fait tomber en Grève ! Toutes

De mes amis ! Sa pourpre est faite avec des gouttes

De leur sang ! Et c’est lui qui m’habille de deuil ! (...)

Hier des huguenots, aujourd’hui des duellistes,

Dont il lui faut la tête. – Un duel ! Un grand forfait !

Mais des têtes toujours ! Qu’est-ce donc qu’il en fait ?[61]

 

L’une des grandes réussites symboliques de la figure de Richelieu chez les romantiques, ce qui l’élève au rang mythique[62], est ainsi de lier inextricablement dans l’imaginaire l’idée, toute politique et potentiellement démocratique, de l’égalité de tous devant la loi, et celle, d’une tragique profondeur métaphysique, de l’égalité de tous devant la mort – laquelle, qu’on soit « Grand, petit / [...] dévore tout d’un égal appétit »[63]. Richelieu ne peut être un grand homme, en ce qu’il est l’image de cette instance qui, comme le rappelle le bouffon L’Angély, rabaisse toutes les fortunes, lui-même, dont la mort est imminente, compris :

 

Monsieur le cardinal vous obsède et vous pèse ;

Attendez, Sire ! – Un jour, un mois, l’an révolu,

Lorsque nous aurons bien, durant le temps voulu,

Fait tous les trois, moi le fou, vous le roi, lui le maître,

Si grand que soit un homme au compte de l’orgueil,

Nul n’a plus de six pieds de haut dans le cercueil ![64]  

 

Ainsi, Richelieu est, chez Hugo, une des incarnations de cette « pénalité barbare »[65] qui, de Louis XI à Robespierre, a ensanglanté l’histoire nationale. Dans l’une de ses diatribes, prononcée pendant l’exil, contre la peine de mort, Hugo, érigeant la figure du cardinal en symbole de la dissimulation par l’État de sa propre cruauté, nie toute différence entre meurtre et exécution, et renvoie chaque citoyen à sa responsabilité morale :

 

Quelle idée les hommes se font-ils donc du meurtre ? Quoi ! En habit, je ne puis tuer ; en robe je le puis ! Comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout ! [...] meurtre, meurtre vous dis-je ! [...] le bourreau, voilà une sinistre espèce d’assassin ! l’assassin officiel, l’assassin patenté, entretenu, renté, mandé à certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins ‘‘les bois de justice’’, reconnu assassin de l’État ! L’assassin fonctionnaire, l’assassin qui a un logement dans la loi, l’assassin au nom de tous ! Il a ma procuration et la vôtre, pour tuer. Il étrangle ou égorge, puis frappe sur l’épaule de la société, et lui dit : Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l’assassin cum privilegio legis, l’assassin dont l’assassinat est décrété par le législateur, délibéré par le juré, ordonné par le juge, consenti par le prêtre, gardé par le soldat, contemplé par le peuple. [...] Que la civilisation y songe, elle répond du bourreau. Ah ! Vous haïssez l’assassinat jusqu’à tuer l’assassin ; moi je hais le meurtre jusqu’à vous empêcher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensée en guillotine, la force collective employée à une agonie, quoi de plus odieux ? Un homme tué par un homme effraye la pensée, un homme tué par les hommes la consterne.[66]

 

La soutane de Richelieu, image de l’onction religieuse, cachant les crimes d’État, est ainsi un symbole de cette dilution de la responsabilité morale de la peine de mort – absoute parce que légale, non imputable à l’individu parce que collective, perpétrée au nom d’un agent inhumain : l’État, ce Léviathan monstrueux à l’intérieur duquel, à la fin de Marion de Lorme, se cache le cardinal-ministre pour justifier de ne pas faire d’exception à la règle – « Pas de grâce ! »... 

On mesure, de ce point de vue, toute la profondeur de la dernière réplique de cette pièce : « Voilà l’homme rouge qui passe ! ». Dans ce choix de ne pas nommer Richelieu, Hugo exprime la dimension impersonnelle de ce pouvoir, qui ne semble plus émaner d’une décision individuelle mais de la logique même de la loi, et, en même temps, il dénonce que, derrière cette loi, se trouve toujours un homme, une conscience, responsable des exécutions. Mais, également, si l’on comprend l’article défini dans son sens générique, il invite déjà chaque spectateur à se reconnaître en l’homme rouge, lui rappelant sa responsabilité morale face aux crimes d’un pouvoir contre lequel il ne se révolte pas. L’homme rouge, c’est aussi l’incarnation des « hommes tués par les hommes » – phénomène social sur lequel Hugo nous invite, à de nombreuses reprises, à méditer, en prenant en compte, contrairement à Richelieu, la question religieuse de « l’âme »[67] du condamné. Ainsi, à la fin de la préface du Dernier jour d’un condamné, Hugo appelait-il déjà de ses vœux un régime qui renoue avec la transcendance, où « la douce loi du Christ pénétrera enfin le Code et rayonnera à travers. »[68] Le vrai progrès de l’Histoire, ce sera lorsque toute vie, quelle que soit son extraction sociale, sera sacrée ; lorsque il n’y aura plus aucune « tête à bon marché »[69], dans les rangs de l’aristocratie comme dans ceux du peuple.

 

Tout meurtrier soit-il, le pouvoir-Richelieu est donc un pouvoir moderne, qui bouscule l’équilibre ancien – tout comme Le Cid bouleverse les codes esthétiques académiques en vigueur. Sur scène, ses contemporains ont du mal à comprendre le sens de l’histoire, tel qu’il s’amorce à cette période, ne pouvant définir les bouleversements auxquels ils sont confrontés autrement que très superficiellement, comme une évolution passagère, comparable au remplacement par « les grands chapeaux de feutre », des « mortiers de velours »[70] : « C’est la mode », entend-on à la scène I de l’Acte II, aussi bien pour définir l’ « usurpation » du pouvoir royal par le cardinal, que la pièce de Corneille (que, d’ailleurs, les duels et Marion de Lorme). Mais Hugo, qui a sur les événements un recul de presque deux siècles, peut différencier quelle évolution est, à l’époque romantique, encore d’actualité. Et il s’avère que, même si cela n’est pas explicite si l’on reste à Marion de Lorme, le vrai sens de l’Histoire est du côté de Corneille, et non de Richelieu. 

 

 

Le vrai grand homme : le génie poétique.

Lors de sa lecture des fragments de Corneille, projet de drame ébauché par Hugo en 1825 autour de l’opposition entre ces deux grandes figures, Georges Zaragoza avait noté l’emploi exclusif que Hugo avait fait, dans ce texte, du terme de « grand homme » :

 

On est frappé, à la lecture de la séquence qui nous occupe, par la récurrence marquée de l’expression « grand homme ». Pas moins de cinq occurrences dans les quatre scènes. [...] Dans le fragment Corneille, le « grand homme » est synonyme de génie et s’applique à l’artiste, non à l’homme qui fait l’histoire d’une nation.[71]  

 

Cette promotion souterraine de Corneille, en qui Hugo voyait incontestablement un alter ego[72], par rapport à Richelieu, grand homme dé-personnifié, ambigu, à qui il manque le charisme personnel, permet ainsi peut-être à Hugo, dans ces années où il conçoit encore « la fonction religieuse, sociale et politique de l’artiste » comme celui qui fixe et immortalise la gloire du grand homme[73], de commencer à creuser un sillon qui deviendra, petit à petit, dominant, ou du moins, explicite, dans sa pensée : l’idée que « la grandeur est ailleurs »[74] que chez les grands politiques, et qu’elle se trouve, en particulier, chez les grands poètes. La forme spécifique, dénuée d’héroïsation individuelle, de la grandeur de Richelieu a pu ainsi permettre à Hugo, dès avant les années 1840, de considérer le génie de l’esprit comme plus visionnaire, et porteur d’un progrès supérieur à celui du grand politique. Ainsi, ce que Hugo énonce en 1833 à propos du jeune poète Ymbert Galloix, en termes de complémentarité, pourrait bien déjà se dire en termes de progrès dialectique ; et il n’est pas impossible que l’équivalence de surface soit déjà travaillée sourdement par une inégalité profonde :

 

Toute grande ère a deux faces ; tout siècle est un binôme, a + b, l'homme d'action plus l'homme de pensée, qui se multiplient l'un par l'autre et expriment la valeur de leur temps. L'homme d'action, plus l'homme de pensée ; l'homme de la civilisation, plus l'homme de l'art ; Luther, plus Shakespeare ; Richelieu, plus Corneille ; Cromwell, plus Milton ; Napoléon, plus l'inconnu. Laissez donc se dégager l'inconnu! Jusqu'ici vous n'avez eu qu'un profil de ce siècle, Napoléon, laissez se dessiner l’avenir. Après l’empereur, le poète.[75]

 

Richelieu et Corneille sont tous les deux des grands hommes ; mais l’un ouvre sur l’avenir – alors que l’autre incarne un moment de l’Histoire, qui, pour fondamental qu’il soit, est appelé à être dépassé. Peu visible dans Marion de Lorme, la concurrence des différents types de génie commence néanmoins à se faire entendre. Chez Hugo comme d’ailleurs chez les autres romantiques, la question est donc moins de refuser à Richelieu le titre de « grand homme » que de promouvoir une grandeur supérieure : celle du génie poétique. Si Hugo reconnaît la modernité de la politique du cardinal, notamment en matière religieuse, il n’en fait pas pour autant dans Marion de Lorme une figure du progrès, et encore moins un modèle ; mais, à travers la figure du véritable grand homme, incarné par Corneille, se profile une alternative politico-religieuse à l’impersonnalité amorale de l’État sécularisé que figure le cardinal. Dès Marion de Lorme, le théâtre de Corneille vient incarner, selon la belle expression qu’utilisera Michelet dans son Histoire de France, à une époque étouffée par un pouvoir autoritaire, un esprit de résistance, « la liberté d’esprit, chassée du monde réel [...] réfugi[ée] dans celui des fictions, du drame d’intrigue. »[76] Elle est, ainsi, à l’acte III, le refuge des deux amants qui, s’ils avaient su rester dans leur rôle, auraient échappé à la justice implacable de Richelieu.

 

Dans Marion de Lorme, Hugo semble avoir soigneusement gommé les traces directes de la rivalité entre ces deux figures que la tradition romantique se plaît pourtant à opposer, et qu’il avait prévu, quelques années auparavant, de placer au cœur d’une intrigue théâtrale : le ministre et le poète. Ainsi, dans Marion de Lorme, Hugo paraît ainsi avoir totalement renoncé au projet qu’il caressait en commençant à composer un Corneille, celui de montrer « le génie en proie aux entraves de la société, le génie sous l’oppression du pouvoir »[77]. À regarder les choses superficiellement, Corneille y est plutôt décrit, à l’inverse, comme gravitant dans la lignée du cardinal, ou du moins, comme ayant accepté son autorité ; Laffemas se réjouit d’ailleurs du ralliement à l’ordre classique de ce génie poétique un peu trop rebelle :

 

Le Corneille, après tout, ne vaut pas le Garnier.

Pourtant, il fait en vers meilleure contenance,

Depuis qu’il a l’honneur d’être à son éminence.[78]

 

Mais Corneille n’est en fait pas plus soumis au cardinal que le cardinal ne l’est au roi – de la même façon que Hugo, en écrivant Marion de Lorme, ne se soumet qu’en apparence aux contraintes classiques en ne montrant, à rebours des pratiques romantiques en vigueur, aucun mort sur scène[79]. La figure de Corneille, discrète ici, est l’image du rapport que Hugo entretient à cette époque à l’autorité politique : une adhésion apparente, un refus de provoquer, mais qui n’empêche pas la revendication d’une liberté qui pourrait bien s’assumer, à terme, comme intrinsèquement subversive.

Ici, nulle trace directe de la rivalité, et même du « duel », aux enjeux à la fois poétiques et politiques[80], exhibé largement à cette période sur les scènes romantiques, entre Richelieu et l’auteur du Cid ; mais le triomphe à venir de Corneille, comme incarnant un modèle de pouvoir alternatif à celui du cardinal, travaille souterrainement tout le drame. Ainsi, la liberté dont Corneille fait preuve dans la composition hétérodoxe de sa pièce – « Monsieur veut créer ! Inventer ! insolent ! » le conspue Villac[81] – préfigure aussi l’émancipation future du citoyen, qui doit devenir effective, dans la continuation du grand bouleversement révolutionnaire. Et, dans cette configuration, c’est la protection de Richelieu qui permet à la voix de l’avenir de se faire entendre – c’est en fait lui, la « vitre un peu terne » qui permet au véritable « flambeau », celui de Corneille, qu’il déteste d’ailleurs tout aussi cordialement que le Roi déteste son ministre, de briller.

 

Le péché mortel du pouvoir de Richelieu, c’est en effet moins l’absence de grandeur que la verticalité. Et là encore, sa litière peut être vue comme une manifestation scénique de l’oppression du peuple, qui le porte et qu’elle écrase : Richelieu impose par le haut, dans toutes les dimensions de la société, un ordre tyrannique – sous lequel tous, s’ils ne meurent pas, étouffent :

 

                                              Au diable l’éminence !

N’est-ce donc pas assez que soldats et finance,

Il ait tout, et que de tout il puisse disposer,

Sans que sur notre langue il vienne encor peser ?[82]

 

Or, le triomphe du Cid manifeste l’existence d’un bastion de résistance à cet univers privé de liberté, corseté par les règles et les contraintes, dont l’ordre classique est la conséquence esthétique. Que la légitimité poétique du Cid fasse, dans le groupe des nobles à l’acte III, l’objet de débats contradictoires, annonce la future démocratisation du politique. Comme Hugo le dit à la même époque, contredisant la modestie qu’il prétend assigner aux enjeux de Marion de Lorme, en les circonscrivant au champ purement « littéraire » dans sa préface[83], « tout se tient. La liberté politique et la liberté littéraire, etc... »[84] L’écriture de Hugo est aussi celle d’un « homme-monde » ; et sa pièce est, de ce point de vue, comme la litière du cardinal : trop large pour le passage étroit auquel on essaie de la cantonner. Littéraire, elle est aussi, même quand elle prétend ne pas l’être, éminemment politique[85]

Ainsi, dans Marion de Lorme, ces nobles qui discutent, prennent position dans le débat esthétique, fût-ce pour y exprimer des conceptions réactionnaires, commencent déjà à se comporter en citoyens, au lieu d’obéir servilement à une autorité surplombante. Alors que, dans leur opposition politique unanime au cardinal, ils demeurent dans une pure position réactive, de défense de leurs intérêts de classe, ils développent sur scène, à propos de Corneille, un véritable débat contradictoire – qui se solde, certes, sur la tentation du duel[86], c’est-à-dire de clore la discussion en faisant triompher la loi du plus fort, encore confondue avec le jugement de Dieu ; mais on peut néanmoins défendre l’idée que le débat esthétique joue, sur la scène de l’absolutisme du XVIIe siècle, le rôle d’entraînement à la pratique démocratique et à la gestion du dissensus qui lui est inhérent, et que prônent les libéraux à l’époque de la pièce.

 

Aux commandes de l’État Léviathan de Richelieu, comme dans la litière de Marion de Lorme, il n’y a que l’autorité politique ; le peuple assemblé n’a d’autre choix que de la regarder passer, sans pouvoir encore directement agir. Mais, au XIXe siècle, le temps est en effet venu pour le peuple de devenir acteur de l’Histoire à part entière ; ainsi, la dernière réplique du drame de Victor Hugo est-elle, aussi, un appel direct aux spectateurs – qui, eux, sont désormais en mesure de se révolter contre la tyrannie. L’avenir, en tout cas tel qu’Hugo le décrira vers 1857 dans un poème comme le Verso de la page, en tant que force qui va, et, qui, parfois, renverse brutalement tout sur son passage, peut à première vue ressembler au Léviathan du cardinal. « Regardez-le passer, ce grand soldat masqué ! »[87] clame Hugo, dans une tournure qui pourrait sembler un écho au dernier vers de Marion de Lorme ; mais, à la différence de « l’homme rouge qui passe » qu’une Marion rageuse désigne à la vindicte publique, il est une émanation du collectif. Il avance, non plus tout seul, mais en sollicitant l’engagement et l’action de tous :

 

Son bouclier, où luit ce grand mot : Essayons ! 

Est fait d’une poignée énorme de rayons.[88]   

 

Ainsi, au lieu de séparer et d’exclure, au lieu de « tuer l’avenir »[89], la démocratie vise à ouvrir sur une société où l’égalité est facteur de cohésion sociale et d’unité, et non seulement de contrôle des individus : 

 

Oh ! Ne le craignez pas, peuples ! Son nom immense

C’est aujourd’hui combat et c’est demain clémence.[90] 

 

L’avenir, pour Hugo, et ce depuis ses débuts, porte ainsi en lui cette vertu morale et politique cardinale du grand homme qui manque à Richelieu : la clémence. Mais, pour prendre part au processus du progrès, le peuple peut encore avoir besoin, en ces années de constitution de l’identité démocratique, d’un guide[91] qui, tel Hugo dans ces vers, lui indique le chemin et élucide pour lui le sens de l’Histoire. C’est ainsi que, après deux siècles de sécularisation, une nouvelle autorité spirituelle, indépendante du politique comme des instances religieuses traditionnelles, vient s’autoproclamer par la magie du verbe poétique.

 

C’est peut-être pourquoi, dès les Odes et Ballades (1827), Hugo place, dans son petit panthéon personnel, « Corneille sans Richelieu »[92]. Hugo affirmera de plus en plus fermement cette idée : le progrès de l’Histoire s’accomplira lorsque le génie poétique, garant de l’Esprit, se désolidarisera officiellement de son allégeance, et même de sa complémentarité, à la grandeur politique, trop souvent synonyme de tyrannie, et affirmera son propre rôle spécifique : celui de guider le peuple, pas à pas, vers son autonomie. À l’époque de Marion de Lorme, cette indépendance du génie est encore souterraine et prudente – comme le montre « l’étrange éloge de l’autocensure qu’il professe dans la préface de Marion de Lorme »[93] ; mais la même préface affirme d’emblée avec hauteur, tout comme Corneille l’avait fait en son temps face aux remontrances d’une Académie à la solde de Richelieu, l’intégrité de son œuvre et le triomphe de la liberté du dramaturge face à l’autorité politique :

 

     À cela près de quelques changements de détail qui ne modifient en rien ni la donnée fondamentale de l’ouvrage, ni la nature des caractères, ni la valeur respective des passions, ni la marche des événements, ni même la distribution des scènes ou l’invention des épisodes, l’auteur donne au public, au mois d’Août 1831, sa pièce telle qu’elle fut écrite au mois de juin 1829. Aucun remaniement profond, aucune mutilation, aucune soudure faite après-coup, aucune main-d’œuvre nouvelle, si ce n’est ce travail d’ajustement qu’exige toujours la représentation.[94] 

 

La fonction, à la fois politique et religieuse, que Hugo assigne au poète se précise notamment lorsqu’on se reporte à une référence, bien plus tardive, à Richelieu. Dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion des funérailles de Balzac (1850), Hugo célèbre en effet, à travers l’auteur de La Comédie humaine, l’ensemble des écrivains romantiques dont il a été le chef de file :

 

cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l'illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu, – comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fît succéder aux dominateurs par le glaive les dominateurs par l'esprit.[95]

 

On retrouve ici l’idée ambiguë de succession qu’on a déjà rencontrée dans la citation de 1833 ; mais, vu le contexte, il semble ici nettement insuffisant d’entendre le terme de « succéder » dans le sens strictement chronologique. Lorsque Hugo parle de « succession », il faut l’entendre aussi, et peut-être avant tout, dans le sens dynastique. Une nouvelle ère est venue : le « sacre de l’écrivain »[96]. À l’ère des oppressions théologico-politiques anciennes succède un autre ordre, de progrès, guidé par l’Esprit. Prenant le relais d’une autorité politique qui a renoncé à son lien avec la transcendance, le mage romantique Hugo vient ainsi, à l’occasion de la mort d’un autre grand écrivain contemporain, ré-enchanter le monde, et reprenant le flambeau de la parole sacrée, instituer « l’homme de génie »[97], nouvel intermédiaire entre l’humanité et Dieu.

 

À travers son éloge funèbre de Balzac, Hugo marque en effet clairement le champ d’action qu’il assigne au génie littéraire. En premier lieu, l’écrivain romantique, fils de la Révolution française, a pour fonction d’accompagner les évolutions de l’histoire vers le progrès – un progrès qui retrouve, in fine, l’intentionnalité divine :

 

     À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires [...] Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-là un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. [...] par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la Providence.[98]

 

Or, cette définition peut déjà, rétrospectivement, s’appliquer à l’auteur de Marion de Lorme : qu’il nie, face à la censure, la projection directe de la figure du roi contemporain sur celle de Louis XIII, et circonscrive le débat au strict champ littéraire[99], n’est finalement pas fondamental ; la portée de l’œuvre est largement politique – et plus précisément, républicaine. Comme l’a craint le comité de censure sous la Restauration, on peut penser que, dans la mise en scène d’un roi faible, même s’il ne vise pas directement Charles X, mais aussi dans toute la construction du drame, Hugo, qu’il le veuille ou non, affaiblit la monarchie. En tant qu’auteur, Hugo a donc été, dans ses démêlés avec la censure, l’objet d’un procès équivalent à celui que des auteurs comme Vigny, et, plus généralement, une grande partie des historiens, légitimistes comme libéraux, adressent, à la même époque, à Richelieu : celui d’être, sous couvert de soutenir le régime royal, révolutionnaires « malgré eux », et d’avoir, tout comme Hugo le dira lui-même en 1850 à propos de Balzac, ouvert la voie à l’avènement de la démocratie. 

Dès 1829, la trame qu’il conçoit pour Marion de Lorme donne en effet raison à la fin des privilèges de la noblesse, en tant que caste, telles que les combat Richelieu : toute l’intrigue, qui tourne autour du duel qui les oppose, met en valeur l’égalité de dignité morale et de bravoure entre Didier, l’enfant trouvé, et Saverny, l’aristocrate descendant d’une des plus anciennes et glorieuses lignées de la noblesse féodale ; et elle met en scène, dans le dernier acte, la possibilité d’une amitié sincère et d’une estime réciproque, dénuée de toute condescendance, qui se noue, peu à peu, entre les deux personnages. De ce point du vue, on peut ainsi dire que Hugo, par son écriture, est aussi, un peu un Richelieu « malgré lui » ; d’où peut-être, aussi, la solidarité entre la figure du cardinal et celle du poète dans ce drame : lui aussi impose à ses personnages l’égalité de condition que décrète le ministre. À deux différences fondamentales près : son égalisation, par le bas et non par le haut, rehausse la dignité des êtres au lieu de les abaisser : Hugo accorde, ainsi, à ses deux héros, la mort « noble » que leur refusait le décret de Richelieu[100]. Et surtout, lui, ferait grâce – pour des raisons qu’on pourrait qualifier de religieuses, celles que revendiquent Louis XIII, au seul moment où, selon son bouffon, il se conduit véritablement, « par mégarde »[101], en roi, lorsque, à la fin de l’acte IV, il signe la grâce des condamnés, et déclare : « Vivre est un don du ciel trop visible et trop beau »[102]. Au fil de son évolution, Hugo, c’est déjà visible ici, se méfiera de plus en plus de la puissance oppressive du catholicisme romain, dont Richelieu est une incarnation sécularisée ; ce n’est pas pour autant qu’il ne proclame pas la nécessité d’un sens religieux, mais totalement redéfini, comme moteur du politique[103]

 

La deuxième fonction du génie, qui découle directement de celle qu’on vient d’évoquer, est en effet de porter la parole divine, parole de pardon et de miséricorde, et de donner un sens supérieur aux événements humains, même les plus terribles – et, en particulier, de réintégrer le scandale de la mort à l’ordre de l’absolu, en dépassant la déploration pathétique et en en faisant apparaître le sens supérieur :

 

     Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois, il était rentré en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir sa patrie, comme à la veille d’un grand voyage on vient embrasser sa mère ! Sa vie fut courte, mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de jours ! [...] Aujourd’hui, le voici en paix. [...] Il entre, le même jour, dans la gloire et dans le tombeau. [...] Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d’une telle perte, résignons-nous à ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu’elles ont de poignant et de sévère. [...] La Providence sait ce qu’elle fait, car c’est là le plus haut des enseignements.[104]  

 

Ici, la prose de Hugo prend des accents de prédicateur – annonçant le statut de « fonctionnaire de Dieu »[105] qu’il revendiquera à partir de l’exil. Rendant compte de plusieurs discours funèbres de Hugo dans sa monumentale biographie, Jean-Marc Hovasse a déjà relevé les échos qu’on pouvait leur trouver avec ceux de Bossuet[106] – que Hugo ne portait pas particulièrement dans son cœur, loin de là[107], mais qui constitue incontestablement le modèle rhétorique et catholique de référence, incarnation de la perfection classique, en la matière. 

Or, ce discours, particulièrement, nous semble une réécriture directe et critique de la célèbre oraison funèbre de Bossuet sur la mort d’Henriette-Anne d’Angleterre ; il nous serait impossible d’étayer cette hypothèse avec certitude, mais nous y voyons un indice dans une remarque par laquelle Hugo entame son discours, où il affirme que les guides du peuple ont changé, « les regards se fixent désormais, non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu’une de ces têtes disparaît »[108] – ce qui pourrait renvoyer l’auditoire à un autre discours connu ayant pour sujet la mort d’une tête couronnée. Il ne nous semble donc pas absurde de comparer la structure et le message du discours de Hugo à celui de Bossuet.

En tout cas, que l’on se soucie moins des rois que des écrivains, c’était, finalement, déjà le constat qu’il pouvait tirer en 1831 dans sa préface à Marion de Lorme : deux ans après ses démêlés avec le pouvoir, Charles X est « plus oublié que Louis XIII »[109], alors qu’on continue à lui réclamer sa pièce. Le phénomène se confirmera à la mort de Balzac : « L’Événement accorda à la mort de Balzac une place tout aussi prépondérante que dans le discours de Victor Hugo [...] La mort de Louis-Philippe, la semaine suivante dans son exil de Claremont, ne ferait pas autant de bruit, du moins dans certains milieux »[110].  Les rois passent, mais  les génies de l’esprit construisent l’avenir, et imposent donc leur autorité pour longtemps ; et leur reconnaissance se fait par la faveur du public, Vox Populi qui, mûrie par les révolutions, est devenue, véritablement, Vox Dei.[111] Et, force est de constater que Hugo est, aussi bien sous la monarchie de Juillet que sous la seconde république, plébiscité par elle : lorsqu’elle insiste pour que soit jouée sa pièce en 1831, comme lorsqu’elle l’acclame, comme son champion, à la sortie du Père-Lachaise, au détriment du ministre Baroche.[112] 

 

Ainsi, à la grandeur royale se substitue celle du génie littéraire ; et la mort de ces nouveaux guides du peuple, comme ceux de l’Ancien régime, doit devenir pour celui-ci source de sagesse. La dimension de « génie » pour définir Balzac semble particulièrement importante pour définir l’écrivain, puisque, lors de la cérémonie religieuse, qui a lieu à Saint-Philippe du Roule, il corrige sèchement le ministre Baroche, à côté de qui il se trouve assis, et qui réduisait le mort au statut d’ « homme distingué »[113] : c’est ici la « vraie » grandeur, celle de l’écrivain, par opposition à celle du politique, que Hugo affirme dans cette discussion privée, avant de la réitérer dans son oraison publique[114] – qui, elle aussi, « succède » à l’hommage du prêtre, dans le sens strictement chronologique, mais aussi dans le sens que, venant après lui, elle vient « dire le dernier mot » de la mort de Balzac, et délivrer le sens ultime de sa mort – qui, même s’il peut emprunter en partie les accents de la rhétorique catholique, en change radicalement la portée.

 

On peut, ainsi entendre, dans les paroles de Hugo sur la tombe de Balzac, les échos du sermon de Bossuet – dans le choc que provoque la mort, comme dans l’appel à la résignation. Bossuet disait :

 

Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n’y a rien de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit [...] Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable ! Où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé tout à coup, comme si quelque tragique accident avait frappé sa famille ? [...] La Princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l’enlevait entre ces royales mains. Quoi donc, elle devait périr si tôt ?[115]

 

            Bossuet, à travers l’exemple de cette princesse qui partageait déjà avec le génie romantique d’avoir « l’esprit et le cœur plus haut que sa naissance [...,] une grandeur qui ne devait à rien à la fortune »[116], affirmait déjà que la mort d’un être supérieur devait être comprise comme une leçon religieuse, qui nous permet d’entrevoir de l’existence humaine une dimension autre que celle de la société et des réalités matérielles :

 

Jusqu’à ce que je commence à vous raconter ce qui l’unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra, dans ces discours, que comme un exemple le plus grand qu’on puisse proposer, et le plus capable de persuader aux ambitieux qu’ils n’ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit ; puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d’empire que, d’une main si prompte et si souveraine, elle renverse les têtes les plus respectées [...]. Nous devons être assez convaincus de notre néant : mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible.[117]

 

Hugo, de la même façon, déclare ici que :

 

Il est bon peut-être, il est nécessaire peut-être, dans une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement religieux. La Providence sait ce qu’elle fait lorsqu’elle met ainsi le peuple face à face avec le mystère suprême, et quand elle lui donne à méditer la mort qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté. La Providence sait ce qu’elle fait, car c’est là le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que d’austères et sérieuses pensées dans tous les cœurs quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée dans l’autre vie ! Quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles du génie, déployant tout à coup ces autres ailes qu’on ne voit pas, s’enfonce brusquement dans l’inconnu ![118] 

Or, dans les deux cas, la consolation qu’apporte le mouvement de l’oraison funèbre est l’affirmation de la félicité de l’âme après la mort. Bossuet clamait :

 

     Peut-on bâtir sur ces ruines ? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines ? Mais quoi, Messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous ? Dieu, qui foudroie toutes nos grandeurs, jusqu’à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance ? [...] Ici, un nouvel ordre des choses se présente à moi : les ombres de la mort se dissipent : les voies me sont ouvertes à la véritable vie. Madame n’est plus dans le tombeau ; la mort, qui semblait tout détruire, a tout établi [...] nous changeons deux fois d’état, en passant premièrement des ténèbres à la lumière, et ensuite de la lumière imparfaite de la foi à la lumière consommée de la grâce.[119]

 

Hugo reprend et remotive les mêmes images :

 

     Non ! Ce n’est pas l’inconnu ! Non, je l’ai déjà dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n’est pas la nuit, c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin, c’est le commencement ! Ce n’est pas le néant, c’est l’éternité ! N’est-il pas vrai, vous tous qui m’écoutez ? De pareils cercueils démontrent l’immortalité ; en présence de certains morts illustres, on sent plus distinctement les destinées divines de cette intelligence qui traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu’on appelle l’homme, et l’on se dit qu’il est impossible que ceux qui ont été des génies dans leur vie ne soient pas des âmes après leur mort ![120]  

 

Le mage romantique se présente ici comme le nouveau prêtre de l’ère post- révolutionnaire ; mais le memento mori de la théologie classique est réinvesti dans le sens d’une confirmation des valeurs politiques que promeuvent la démocratie. La structure reste la même. Au lieu du mépris catholique pour l’ici-bas, nourri de la fameuse formule Vanité des vanités de l’Ecclésiaste, par lequel Bossuet commence son oraison, et de l’exhortation d’un Bossuet à « nous détromper et des sens, et du présent, et du monde »[121], le prophète des temps nouveaux fait entendre son appel à transposer l’ordre et les enseignements divins dans l’ici-bas lui-même. Et ce triomphe de la vie se manifeste et éclate aussi dans son refus viscéral, et affirmé dès ses débuts littéraires, de la peine de mort.

Comme le montrent ces citations, la mort accomplit pour Hugo les deux premiers grands pôles de la trinité républicaine : l’égalité et la liberté – ajout d’une valeur positive, d’émancipation individuelle, niée par le pouvoir oppressif, qui permet au poète de conjurer l’aura menaçante et tyrannique de l’assimilation symbolique puissante entre égalité et mort, que vient incarner, comme nous l’avons vu, Richelieu. Quant à la fraternité, elle s’institue, sous l’égide du Verbe romantique, dans l’espace commun du deuil, dans ce nous que crée la parole du poète, et qui innerve toute son oraison funèbre – et que préfigure déjà l’amitié sincère, au seuil du trépas, entre Didier et Saverny. Le discours de Hugo aux funérailles de Balzac est aussi la fondation performative d’une communauté sociale et politique, sous l’égide spirituelle du génie littéraire : Balzac, dit-il, « va briller désormais, au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de notre patrie ! »[122]

De la même façon, c’est déjà une forme de liberté, jusque dans leur exécution, qu’accorde Hugo à ses héros, puisqu’ils refusent, au nom de l’honneur, les possibilités qui leur sont offertes d’y échapper – Saverny, lorsqu’il offre à Didier la liberté obtenue par Nangis en soudoyant le geôlier, Didier, lorsqu’il refuse le prix de la vertu de Marion pour le faire échapper. Le véritable duel, où les personnages éprouvent vraiment qu’ils ont « du cœur »[123], n’a en fait pas lieu entre Didier et Saverny ; il a lieu entre les deux jeunes gens et la Mort – face à laquelle ils décident, comme Rodrigue, de ne pas abdiquer l’honneur, et de « rendre leur sang pur / Comme [ils l’ont] reçu »[124]. La mort des héros de Marion de Lorme est, d’une certaine façon, volontaire – comme est volontaire, selon Hugo, son choix de ne pas représenter sa pièce, c’est-à-dire de la laisser temporairement lettre morte, puisqu’elle aurait encore pu être perçue comme une provocation politique, au début de la monarchie de Juillet.[125]

 

Le prophète romantique est donc, tout comme Richelieu, un usurpateur – dans le sens le plus élevé du terme, qui se confond avec la figure du révolutionnaire : il vient prendre la place d’un pouvoir qui a renoncé à remplir sa mission, deux siècles après que Richelieu est venu prendre en main les affaires de l’État, que ne pouvait plus incarner Louis XIII. Richelieu est la figure du prêtre qui ne s’occupe plus de religion, mais exclusivement de politique ; mais, du coup, sa mise en scène manifeste également que la place anciennement dévolue au prêtre est désormais à prendre. Richelieu et Corneille : de ces deux figures d’autorité qui instaurent, non pas seulement une nouvelle « mode », comme le remarquent le groupe de nobles à l’acte III de Marion de Lorme, mais, plus profondément, un nouveau mode d’être au monde et dans la société, l’une est, ainsi, beaucoup plus « moderne » que l’autre. Même si Richelieu, par son détachement vis-à-vis du catholicisme, est en avance sur son siècle, Corneille incarne déjà l’étape suivante du Progrès : un pouvoir qui, émanation du peuple, se partage avec le peuple au lieu de l’opprimer.

 

Conclusion

            Du roi de droit divin à l’État moderne, du prêtre au génie littéraire : à travers la mise en scène de Richelieu, c’est tout une pensée de l’histoire, une série de transferts d’autorité et de sacralité qui se joue, dans l’imaginaire romantique en général, et chez Hugo en particulier. Concernant Richelieu, la question est ainsi moins de savoir s’il est un grand homme, que de faire comprendre au peuple qu’il n’a, désormais, plus besoin de despotes – grands, et a fortiori, petits. L’autorité du génie poétique est d’une autre nature : étant de l’ordre de l’esprit, elle augmente, au contraire du pouvoir tyrannique, au fur et à mesure qu’elle est partagée avec le peuple : exerçant « l’influence, et non le pouvoir »[126], comme dira Victor Hugo en 1848, sa parole, nouvel avatar du Verbe religieux, demande l’adhésion et non l’obéissance. Reste à savoir si, dans son long processus d’émancipation, le peuple et ses nouveaux représentants choisiront, à leur tour, de se conduire en « grand homme », c’est-à-dire, notamment, de faire grâce. Ligne de fracture entre les « deux pôles du vrai » de la Révolution, entre Cimourdain et Gauvain, que Hugo ne cessera, dans son œuvre et dans sa vie, d’interroger – et qu’en tant que « grand homme », c’est-à-dire, avant tout, grand poète lui-même, nouveau porte-parole de Dieu, il affirmera avec force, du Dernier jour d’un condamné aux débats sur la Commune. 


[1] V. Hugo, Marion de Lorme, in Œuvres Complètes :Théâtre I, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 773.

[2] Ibid., p. 778.

[3] F. Laurent, « La Question du Grand homme dans l’œuvre de Victor Hugo », Romantisme, vol. 28, N°100, 1998. Nous renvoyons ici à la pagination d’une autre version de cet article, disponible sur le site du Groupe Hugo (http://groupugo.div.jussieu.fr/groupugo/textes_et_documents/laurent_grand_homme.pdf)

[4] Ibid., pp. 2, 4, 5 et 11.

[5] Cf A. Dumas, Vingt Ans Après, éd. C. Schopp, Paris, Laffont, « Bouquins », 1991, ch. I, « le Fantôme de Richelieu », pp. 557-558 : « À voir cette simarre rouge et ces riches dentelles, à voir ce front pâle et courbé sous la méditation, à voir la solitude de ce cabinet, le silence des antichambres, le pas mesuré des gardes sur le palier, on eût pu croire que l’ombre du cardinal de Richelieu était encore dans sa chambre. Hélas ! C’était bien en effet seulement l’ombre du grand homme. La France affaiblie, l’autorité du Roi méconnue, les grands redevenus forts et turbulents, l’ennemi rentré en-deçà des frontières, tout témoignait que Richelieu n’était plus là. » Voir aussi L’Histoire de France de Jules Michelet, pour qui « l’Histoire se répète en farce » avec le ministère de Mazarin (P. Petitier, introduction au tome XII, Paris, éd. des équateurs, 2008, p. XV).

[6] F. Laurent, Victor Hugo, espace et politique, Rennes, PUR, 2008, p. 62.

[7] L. Avezou, La Légende de Richelieu, fortune posthume d’un rôle historique, thèse de doctorat, Paris I, 2004, p. 371. Version remaniée à paraître aux éditions Champvallon. 

[8] V. Hugo, ibid., p. 775.

[9] Notre analyse s’intègre dans un travail consacré, plus largement, à la légende romantique de Richelieu dans la fiction et l’historiographie : Le Sphinx Rouge, un duel entre le génie romantique et Richelieu, à paraître en 2017 aux éditions Garnier, coll. « Le Siècle de l’Histoire », dirigée par C. Millet et P. Petitier.

[10] V. Hugo, Choses Vues, in Œuvres complètes : Histoire, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 995.

[11] V. Hugo, Napoléon le petit, in Œuvres complètes : Histoire, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 142 : « Ce que le lion n’eût pas osé, le singe l’a fait ; ce que l’aigle eût redouté de saisir dans ses serres, le perroquet l’a pris dans sa patte. Quoi ! Louis XI eût échoué ! Quoi ! Richelieu s’y fût brisé ! Quoi ! Napoléon n’y eût pas suffi ! En un jour, du soir au matin, l’absurde a été le possible ».

[12] F. Laurent, « La Question du Grand homme dans l’œuvre de Victor Hugo », art. cit., p. 3.

[13] A. Thierry, Essai sur l’Histoire de la formation et des progrès du Tiers-état [1850], Paris, Furne, 1868, p. 205.

[14] Cf. la discussion qui a suivi cette communication, et dont le compte-rendu est disponible sur le site du groupe Hugo, le 19 Mars 2016.

[15] V. Hugo, ibid., p. 773.

[16] Ibid., p. 786.

[17] ibid., p. 775.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Gustave Adolphe II, dit « le Grand », ou « le Lion du Nord », est roi de Suède de 1611 à 1632. Stratège militaire remarquable, il a hissé son pays au rang des grandes puissances de l’époque par ses victoires éclatantes, côté protestant, lors de la guerre de Trente ans.

[21] V. Hugo, ibid., p. 776.

[22] Rappelons que, dans Marion de Lorme, elle est censée être portée par « vingt-quatre hommes à pied » (ibid., didascalie p. 796) – ce qui, rapporté à la taille de l’espace scénique, la rend proprement énorme.

[23] F. Laurent, ibid., p. 4.

[24] Cf les paroles du marquis de Nangis : « Votre père Henri (...) Ce temps était le bon. J’en fus et je l’honore. (...) Jamais à des seigneurs un prêtre n’eût touché. On n’avait point encore de tête à bon marché » (Marion de Lorme, op. cit., pp. 778-779)

[25] Ibid., p.

[26] C. Jouhaud, La Main de Richelieu ou le Pouvoir Cardinal, Paris, Gallimard, « L’un L’autre », 1991, p. 58.

[27] V. Hugo, Marion de Lorme, in Œuvres Complètes : Théâtre I, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 783.

[28]Ibid., pp. 775-776.

[29] Ibid., pp. 712-713.

[30] J. Michelet, Histoire de France, Paris, éd. des équateurs, 2008, t. XII, p. 16.

[31] Le mot est de Vigny dans Cinq-Mars (Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1990, p. 212).

[32] V. Hugo, Marion de Lorme, op. cit., pp. 795 sqq.

[33] Sur cette question, et en particulier sur l’impersonnalité étatique, voir le chapitre « Le Roi, l’État, la nation »  (F. Laurent, Victor Hugo, espace et politique, jusqu’à l’exil, PUR, 2008, pp. 55-80.

[34] V. Hugo, ibid.,

[35] F. Laurent, « La Question du Grand Homme », ibid., p. 7.

[36] Ibid.

[37] C’est du moins de cette façon que l’analyse, assez perfidement, Maurice Spronck dans l’article qu’il consacre à cet auteur : « La gloire oblige. Mais, peut-être Émile Augier s’exagéra-t-il les obligations auxquelles le contraignaient sa rapide et victorieuse carrière. (...) il crut devoir, par un coup d’éclat, affirmer la formule des poètes dits du bon sens, en opposition avec la formule des écrivains romantiques. Il s’attaqua directement au grand prêtre de la doctrine adverse, et voulant apprendre à Victor Hugo comment on traite un sujet historique, il refit Marion de Lorme sous le titre de Diane. », in Revue des deux mondes, 4e période, tome 132, 1895, p. 385.

[38] À l’héroïne qui fait remarquer au cardinal : « Monsieur de Richelieu / Le génie est bien grand que vous tenez de Dieu ; / Mais l’histoire dira que dans votre œuvre immense / Il manque une grandeur suprême – la clémence ! », Richelieu réplique, lui accordant la requête qu’elle est venue implorer : « Pas même celle-là. Voici la grâce (...) Je ne commets jamais de rigueur inutile / Et tiens la cruauté sans but pour puérile » (E. Augier, Diane, Paris, Lévy Frères, 1852, p. 96.

[39] L’expression est de Sylvain Ledda, parlant d’un des nombreux « drames sanglants » qu’inspire le personnage à cette époque ; cliché romantique dont il prend néanmoins d’emblée le soin d’excepter Marion de Lorme, du fait de l’invisibilité du personnage (Des Feux dans l’Ombre, Paris, Champion, 2009, pp. 540 sqq).

[40] Le triomphe de la logique étatique sur la logique féodale se manifeste dans l’arrestation de Saverny, dans le château du marquis de Nangis, son oncle, et ce malgré sa farouche opposition (ibid., pp. 759 sqq) Cf sur ce point, F. Laurent, Victor Hugo, espace et politique, ibid., pp. 70 sqq

[41] Comme le rappellera Hugo dans son dernier roman, ce n’est pas un hasard si, sous la Terreur, la « rue de Richelieu » est rebaptisée « rue de la Loi » : la centralisation de Richelieu, qui continue celle de Louis XI, est à son tour perpétuée par celle des jacobins (V. Hugo, Quatrevingt-Treize, in Œuvres Complètes : Romans III, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 860.) Cf. à ce sujet, les analyses sur l’État que développe Franck Laurent dans Victor Hugo, espace et politique, jusqu’à l’exil, PUR, 2008 ; cf. aussi l’article « État » du Dictionnaire Hugo, qu’il a rédigé : « Dans les drames d’avant l’exil, le tragique hugolien ne repose pas sur l’arbitraire royal, mais sur la rigidité de l’État, de sa loi et de sa raison (...) l’unité du territoire et celle de la loi lui apparaissent d’abord comme des accélérateurs de la puissance de coercition (jusqu’à la mort) de l’État, qu’il définit déjà implicitement par la formule webérienne du ‘‘monopole de la violence légitime’’ » (Dictionnaire Victor Hugo, dirigé par Cl. Millet et D. Charles, éditions Garnier, à paraître)

[42] Ibid., p. 779.

[43] C. Jouhaud, op. cit., p. 7.

[44] Selon R. Thuau, le cardinal a constitué un modèle possible de l’ouvrage de Hobbes : « Il n’y aucun doute que Hobbes, en exil prolongé à Paris (où il écrit Léviathan) a eu l’occasion de comprendre et de méditer la politique de Richelieu et ses effets. » (Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Albin Michel, « Petite bibliothèque de l’évolution de l’humanité, 2000, p. 470)

[45] V. Hugo, Marion de Lorme, in Œuvres Complètes : théâtre I, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 796.

[46] F. Laurent, « La question du grand homme, ibid., p. 7.

[47] L’idée que Richelieu a, à long terme, sapé les fondements de la monarchie devient, notamment à la suite du Cinq-Mars de Vigny (1826), un véritable lieu commun de l’historiographie, non seulement réactionnaire, mais aussi libérale ; Hugo ne semble pas prendre directement position sur cette thèse dans ses écrits. On reviendra sur cette question dans la dernière partie de notre communication, à propos de la définition du génie romantique comme, lui-même, intrinsèquement « révolutionnaire », quand bien même il professerait des opinions réactionnaires. 

[48] C’est en tout cas ce que suggère directement L’Angély, le bouffon, au Roi, évoquant la mort prochaine du cardinal : « Lui, voyez déjà comme en litière on le traîne ! » (Marion de Lorme, ibid., p. 789)

[49] Cf la proposition de Laffemas, de faire évader Didier en échange de ses grâces, pp. 799 sqq.

[50] V. Hugo, Préface de Cromwell, in Œuvres Complètes, éd. Massin, Paris, Club Français du livre, 1967, t. III, p. 61.

[51] J. Michelet, Histoire de France, Paris, éd. des Équateurs, 2008, t. XI, p. 248.

[52] Cf les belles analyses de J-M. Apostolidès sur Richelieu figure souterraine et néanmoins omniprésente de l’État dans cette pièce, dans Cyrano, qui fut tout et qui ne fut rien, Paris-Bruxelles, éd. Les Impressions Nouvelles, 2006, pp. 119 sqq.

[53] V. Hugo, Marion de Lorme, op. cit., p. 776.

[54] On souscrit ici à la thèse de J-C. Fizaine, selon laquelle « Victor Hugo n’a jamais été un catholique, ni croyant ni pratiquant », qui souligne que Hugo va se proclamer, dès qu’il le sera socialement « possible » en France – après la rupture de Lammenais avec l’Église, en 1834 – chrétien et non plus catholique (Cf. l’article « Catholicisme » du Dictionnaire Hugo, dirigé par Cl ; Millet et D. Charles, à paraître aux éditions Classiques Garnier) ; son anticléricalisme deviendra militant vers 1849, avec le raidissement de la Papauté dans l’Affaire de Rome, mais on peut déjà nettement en percevoir les prémisses dès sa jeunesse. (Voir aussi l’article « Anticléricalisme » du même dictionnaire, rédigé par A. Spiquel)

[55] Cf M. Dufour-Maître et F. Naugrette, Le Corneille des romantiques, Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2006. 

[56] Ibid., p. 712.

[57] Ibid., pp. 715-716, les nobles s’insurgent du décret, qui vient d’être annoncé par le crieur, qui promet à tous les duellistes une mort par pendaison, mort des bandits, alors qu’aux nobles était, traditionnellement, réservée la mort par décapitation, perçue comme plus convenable à leur dignité sociale. 

[58] L’article « Léviathan » du DictionnaireVictor  Hugo, rédigé par D. Charles, confirme que Hugo emploiera alternativement, toute sa vie, le terme dans les deux sens : le monstre du chaos biblique, et l’État contractuel (à paraître, éditions Garnier) ; l’originalité, nous semble-t-il, ici, est qu’il fait entendre et fonctionner ensemble les deux connotations.

[59] J. Lockroy et E. Badon, Un Duel sous le cardinal de Richelieu, Paris, Barba, 1832, p. 1. On reprend ici ce qualificatif, en tant qu’il définira de façon récurrente Cimourdain, incarnation de la Terreur dans Quatrevingt-Treize.   

[60] V. Hugo, Marion de Lorme, ibid., p. 714.

[61] Ibid, p. 776.

[62] Cf. J. Rousset, Le Mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, 1978, p. 179 : « Il n’y a pas de mythe sans la présence symbolique, proche ou lointaine, de la mort. »

[63] V. Hugo, Marion de Lorme, ibid., p. 789.

[64] Ibid.

[65] V. Hugo, Le Dernier jour d’un condamné, in Œuvres Complètes : Romans I, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, pp. 409.

[66] V. Hugo, « Genève et la peine de mort », in Actes et Paroles : Pendant l’exil, in Œuvres Complètes : Politique, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 545.

[67] V. Hugo, Le Dernier jour d’un condamné, in Œuvres Complètes : Romans I, Paris, Laffont, 1985, p. 414.

[68] Ibid., p. 416.

[69] Ibid., p. 778.

[70] V. Hugo, Marion de Lorme, op. cit., p. 711.

[71] G. Zaragoza, « La tentative dramatique Corneille de Hugo », in M. Dufour-Maître et F. Naugrette, Le Corneille des romantiques, PURH, 2006, p. 117.

[72] Sur la place particulière de Corneille dans l’imaginaire romantique en général, et hugolien en particulier, cf. notamment A. Ryckner, « Hugo lecteur de Corneille », in S. Guellouz (dir.), Postérités du Grand Siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2000, pp. 35-52, et M. Dufour-Maître et F. Naugrette (dir.), Le Corneille des romantiques, Rouen, PURH, 2006.

[73] F. Laurent, « La Question du Grand homme dans l’œuvre de Victor Hugo », art. cit., p. 9.

[74] F. Laurent, art. cit., p. 16.

[75] Repris dans Littérature et philosophie mêlées (1834), in Œuvres complètes : Critique, p. 206.

[76] J. Michelet, Histoire de France, Paris, éd. des équateurs, 2008, t. XII, p. 13.

[77] A. Ubersfeld, Présentation des Fragments de Corneille, Paris, éd. Massin, Club français du Livre, 1967, t. II, p. 935.

[78] V. Hugo, ibid., p. 754.

[79] Cf. sur ce point les analyses de S. Ledda, op. cit., pp. 71 sqq.

[80] Autour de la querelle du Cid, qu’on présente à l’époque romantique comme téléguidée à travers les remontrances de l’Académie Française par Richelieu, se joue non seulement la question d’un pouvoir central qui impose ses règles aux auteurs, mais aussi l’autorité politique du cardinal : Le Cid, qui glorifie l’héroïsme espagnol, et la bravoure individuelle, est largement perçu comme un camouflet direct contre la politique de Richelieu, qui mène à ce moment la guerre contre l’Espagne et interdit les duels.

[81] V. Hugo, Marion de Lorme, op. cit., p. 711.

[82] ibid., p. 712.

[83] Ibid., p. 684 : « L’auteur a donné sa pièce au public, et le public l’a prise comme l’auteur la lui a donnée, naïvement, sans arrière-pensée, comme chose d’art, bonne ou mauvaise, voilà tout. L’auteur s’en félicite et en félicite le public. C’est quelque chose, c’est beaucoup, c’est tout pour les hommes d’art, dans ce moment de préoccupations politiques, qu’une affaire littéraire soit prise littérairement ».

[84] V. Hugo, Littérature et Philosophie mêlées, feuillet 13425, 1830, Paris, éd. Massin, Club français du Livre, 1967,

t. III, p. 1199.

[85] C’est d’ailleurs cette posture à la fois politique et littéraire que revendiquera Hugo lors de son discours de réception à l’Académie française.

[86] V. Hugo, Marion de Lorme, ibid., p. 713.

[87] V. Hugo, Le Verso de la page, in Œuvres complètes : Poésie IV, Paris, Laffont, Bouquins, 1985, p. 1108.

[88] Ibid., p. 1109.

[89] P. Petitier, introduction au t. XI de l’Histoire de France, de J. Michelet, Paris, éd. des Équateurs, p. XIX.

[90] V. Hugo, ibid.

[91] Sur ce point, cf. l’article « Suffrage universel », rédigé par Franck Laurent pour le Dictionnaire Hugo, dirigé par D. Charles et C. Millet, à paraître aux éditions Garnier. 

[92] V. Hugo, « À mes amis », in Odes et Ballades, Œuvres complètes : Poésie I, Paris, Laffont, p. 285.

[93] C. Anfray, « Hugo et la censure », prononcée au Groupe Hugo le 5 Février 2011, et disponible à l’adresse suivante : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/11-02-05Anfray.htm.

[94] V. Hugo, Préface à Marion de Lorme, op. cit., p. 683.

[95] V. Hugo, « Discours prononcé aux funérailles de M. Honoré de Balzac », 20 Août 1850, in  Actes et Paroles, avant l’exil, in Œuvres complètes : Politique, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 326.

[96] Cf P. Bénichou, Romantismes Français, Paris, Gallimard, « Quarto », 2 t., 2004.

[97] V. Hugo, ibid.

[98] Ibid., p. 327.

[99] Cf. la Préface de l’auteur à Marion de Lorme, op. cit., pp. 683-684. Sur ce sujet, voir notamment la communication de Clélia Anfray, citée plus haut.

[100] V. Hugo, Marion de Lorme, ibid., p. 806.

[101] Ibid., p. 794.

[102] Ibid.

[103] Sur ce point, je me permets de renvoyer à l’article co-écrit avec Franck Laurent, « L’âme romantique et la citoyenneté », in D. Avon (dir.), Sujet, fidèle, citoyen, Berne, Peter Lang, « Dynamiques citoyennes en Europe », pp. 141-164, disponible sur le site du groupe Hugo à l’adresse suivante :

http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/15-06-13julliot-laurent.htm

[104] V. Hugo, « Discours prononcé à l’occasion des funérailles de M. de Balzac », ibid.

[105] V. Hugo, Océan prose, Fo 67 [1868-69], in Œuvres complètes : Océan, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 287 : « Être ministre, président, etc. ? À quoi bon ? Je suis sur la Terre un esprit. Je veux rester cela. Je n’ai pas besoin d’être fonctionnaire des hommes ; je suis fonctionnaire de Dieu. »

[106] J-M. Hovasse, Victor Hugo, t. I, Fayard, 2001, pp. 860 et 944.

[107] En Bossuet, ce que Hugo exècrera par-dessus tout, c’est le prêtre inféodé à la politique royale, qui applaudit même aux dragonnades ; il se moquera ouvertement de « ces boniments célèbres qu’on appelle les oraisons funèbres » (L’Homme qui rit, in Œuvres complètes : Romans III, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 485) ; dès sa jeunesse, il a failli se battre en duel contre Armand Carrel, qui avait affirmé être prêt à brûler tout Chateaubriand pour une page de Bossuet (J-M. Hovasse, Victor Hugo, t. I, Fayard, 2001, p. 272), et reprochera à Bossuet historien la partialité de son point de vue monarchiste (Littérature et Philosophies mêlées, in Œuvres complètes : critique, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985, p. 64)

[108] V. Hugo, « Discours prononcé à l’occasion des funérailles de M. de Balzac », ibid., p. 326.

[109] V. Hugo, Préface de Marion de Lorme, ibid., p. 684.

[110] J-M. Hovasse, ibid., p. 1102.

[111] V. Hugo, ibid., p. 685.

[112] J-M. Hovasse, ibid., p. 1102.

[113] Ibid., p. 1101.

[114] Ibid., p. 1102.  

[115] Bossuet, œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1961, p. 91.

[116] Ibid., p. 86.

[117] Ibid., pp. 90-91.

[118] Ibid.

[119] Bossuet, ibid., pp. 93-96.

[120] V. Hugo, ibid., pp. 327-328.

[121] Bossuet, ibid., p. 104.

[122] V. Hugo, ibid., p. 237.

[123] On se réfère bien évidemment ici à la célèbre réplique du père de Rodrigue, lui rappelant son devoir filial : « Rodrigue, as-tu du cœur ? ». Le terme est ici à entendre, dans le sens classique de « courage ».

[124] Nous citons ici les célèbres stances de Rodrigue dans Le Cid, Acte I, sc. VI.

[125] V. Hugo, Préface de Marion de Lorme, op. cit., pp. 683-684.

[126] Cité par D. Gleizes, « Victor Hugo en 1848 : légitimité du discours. », in 1848, Une Révolution du discours, dir. H. Millot et C. Saminadayar-Perrin, Saint-Étienne, éd. des Cahiers Intempestifs, 2001, p. 159.