Nicole Savy : Waterloo, digression et insémination dans Les Misérables[1]

Communication au Groupe Hugo du 3 octobre 2015
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Comment les derniers deviennent les premiers

Waterloo, c’est « le plus affreux carnage que j’aie jamais vu[2] », devait se rappeler le maréchal Ney qui en avait vu beaucoup d’autres. En littérature, c’est la plus grande digression du plus grand roman de Victor Hugo, c’est le surgissement d’un grand récit historique dans le récit romanesque, une épopée grandiose pourvue de la beauté oxymorique d’un affreux spectacle. Description des lieux, récit chronologique des événements, retournements dramatiques, point culminant, désastre final, méditation sur l’histoire : Hugo nous offre un formidable « morceau de bravoure », à la hauteur de l’histoire réelle. Car il sait qu’il fabrique l’une des pièces maîtresses de la légende nationale, les « livres de la nature de celui-ci » pouvant « ne pas être inutiles[3] »… Il s’est beaucoup documenté, cite Napoléon, s’inspire de l’Histoire de la campagne de 1815. Waterloo, écrite par un de ses proches, inflexible exilé républicain, le colonel Charras, et publiée par Lacroix en 1857[4]. Charras exalte l’armée aux dépens de Napoléon, qu’il tient beaucoup plus sévèrement comme responsable de la défaite, alors que Hugo fait intervenir d’autres facteurs comme les hasards de la météorologie dans une belle uchronie : « S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l’avenir de l’Europe était changé » (chapitre 3). Par ailleurs, on y reviendra, il s’était longuement rendu sur le champ de bataille pour l’explorer, méditer, dessiner le « lion flamand » érigé en 1826 et qu’il n’aimait pas : en 1837, lors de son voyage en Belgique, par bonapartisme, il n’avait pas voulu se rendre à Waterloo.

Dix-neuf chapitres donc – dix-huit si l’on retire le dernier, qui nous rattache à la fiction – au début de la deuxième partie du roman, « Cosette », sans aucun rapport apparent avec ce qui précède et encore moins  avec ce prénom charmant dont nous ne connaissons pas encore la titulaire, mais dont le programme n’est rien moins que belliqueux. Dix-huit chapitres, un livre entier des Misérables : c’est de loin la plus longue digression du roman, qui en compte bien d’autres : 12 chapitres pour Paris, 8 pour le couvent, 6 pour l’égout, 5 pour « Quelques pages d’histoire » et pour « Le 5 juin 1832 », 4 pour Patron-Minette et pour l’argot. Sans compter d’innombrables digressions secondaires comme « L’année 1817 » (un chapitre), etc.

Outre la longueur de la digression, Waterloo est omniprésent dans les Misérables, ce roman dont les premiers mots sont « En 1815 ». D’ailleurs en 1854, à Jersey, alors que le manuscrit dormait encore dans un tiroir, Hugo déclarait : « Mon roman se passe en 1815.[5] » L’année de la bataille et la mention de celle-ci courent dans le roman comme un leitmotiv. Monseigneur Myriel, qui ne s’intéresse guère à la politique, ne voit rien venir, alors qu’« en 1815, […] on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napoléon » (I, I, 11). Jean Valjean arrive à Digne « dans les premiers jours du mois d’octobre 1815 » par le chemin suivi, sept mois plus tôt, par l’Empereur débarquant à Cannes au retour de l’île d’Elbe (I, II, 1). Dans la rédaction des Misères, première version des Misérables, ce devait être d’ailleurs l’incipit du roman. On rencontre plus tard l’auberge de Thénardier à Montfermeil ; la première chose qu’on voit, c’est la méchante enseigne qu’il a barbouillée, travestissant son brigandage en sauvetage, « Au sergent de Waterloo » (I, IV, 1 et II, III, 2). Il prétendra plus tard, en voulant la revendre à M. Leblanc, le philanthrope dans lequel il a reconnu Jean Valjean, qu’il a été un soldat de Waterloo et que l’enseigne a été peinte par David « à Bruqueselles » (III, VIII, 20). Aux amis de l’ABC, Bossuet clame : « 18 juin 1815 : Waterloo » ; Enjolras y voit l’expiation du crime impérial, ce qui provoque l’indignation de Marius, fils d’officier bonapartiste (III, IV, 5). Dans la masure Gorbeau, Éponine trouve dans la chambre de Marius un livre qui évoque Waterloo et commente : « C’est une bataille dans les temps… C’est contre les Anglais Waterloo. » Elle lui raconte que son père était à Waterloo et que les Thénardier sont bonapartistes. Du général Lamarque qui avait « majestueusement gardé la tristesse de Waterloo » (IV, X, 3) au vétéran qui y fut blessé par un biscayen[6] (IV, XI, 3) et au rappel du plan de la bataille (IV, XII, 1), reviennent ce nom et cette date : ceux de l’événement qui est venu structurer le roman, et pas seulement comme son point de départ chronologique.

Or Waterloo, comme toutes les autres grandes digressions des Misérables (la « Parenthèse » du couvent, Paris, « Patron-Minette », etc.), a été ajouté lors de la seconde partie de la rédaction, pendant l’exil, et ce fut le dernier ajout. Avec beaucoup d’hésitations ; Hugo avait un moment pensé à la placer au commencement : « Peut-être Waterloo, grand récit épique mêlé au roman. Commencer par là. » (13 octobre 1860). Le 5 mai 1861, il note :  « Anniversaire de la mort de Napoléon… Je vais aller à Waterloo. » Le 20 mai, à son fils François-Victor : « Je suis ici près de Waterloo. Je n’aurais qu’un mot à en dire dans mon livre, mais je veux que ce mot soit juste. » Puis : « J’ai fini les Misérables sur le champ de bataille de Waterloo et dans le mois de Waterloo aujourd’hui 30 juin 1861 à 8h ½ du matin. »[7] Il voulait que le livre paraisse en juin, dans le mois de Waterloo (lettre à Vacquerie, 30 juin 1862).

Finalement il place l’épisode au début de la deuxième partie du roman, huit ans avant la délivrance de Cosette, en écartant brutalement la narration par une analepse. Ce qu’il accomplit de fait, et que je voudrais tenter de montrer, c’est une sorte de fécondation in vitro : l’introduction dans un corps existant d’un élément allogène, qui vient tout transformer.

 

La chose de la digression

Qu’est-ce qu’une digression ? Un « discours qui s'écarte et qui sort du principal sujet pour en traiter un autre, qui y doit avoir quelque rapport », écrit Furetière. « On pardonne les digressions quand elles sont courtes et à propos. » Tout juste tolérée et très encadrée par la rhétorique classique, pratiquée plus largement par Diderot, c’est avec Balzac que la digression fait une entrée majestueuse dans le roman. Il s’agit pour Balzac de faire du roman sérieux, d’instruire son lecteur, de décrire les lieux, d’asseoir et d’expliquer son récit et ses personnages, souvent en se posant en historien des mœurs ; des chevilles encadrent le métadiscours et le relient soigneusement à la narration, le tout construisant une architecture très négociée, à l’esthétique de laquelle la digression, au-delà de sa fonction de contrôle, est partie prenante.[8]

Hugo poursuit dans la même voie. Waterloo, c’est une description cartographique et un récit qui exhibe son souci de précision des faits ;  c’est de l’histoire réelle appuyée sur des travaux d’historiens, on l’a vu, et sur l’enquête personnelle de l’auteur, c’est du savoir présenté comme étranger à la diégèse avant de la retrouver in extremis ; c’est, mais sous forme de questions posées, une méditation historique et philosophique. Car il veut faire revivre l’épisode qu’il juge fondateur de son siècle.

Alors il va beaucoup plus loin que Balzac. Mettant un « bonnet rouge », cette fois, au genre romanesque, il transgresse totalement la loi de la brièveté, fait exploser les négociations et les politesses de son prédécesseur, arrive sans prévenir et rabat la digression dans la narration, ou l’inverse, avec une totale désinvolture – France Vernier a pu dire que Waterloo se rattachait à ce qui précède selon une logique du « marabout, bout de ficelle [9]». « Ces plages descriptives ou contemplatives cassent délibérément le fil narratif », écrivait René Journet, comparant à Tolstoï qui conçut Guerre et Paix à la fin de l’année 1863, juste après la lecture des Misérables, et chez lequel « les intersections entre ces différents plans sont aussi abruptes que chez Hugo.[10] » La comparaison des deux romans montre cependant une différence importante : l’insertion constante des personnages de la fiction dans le récit historique chez Tolstoï, à Austerlitz, Borodino ou lors de l’incendie de Moscou, comme un filet resserré[11], là où Hugo se suffit avec désinvolture d’un point de rattachement ultime, l’épisode Pontmercy-Thénardier, d’ailleurs postérieur au récit proprement dit de la bataille.

Chez Hugo, la digression est utilisée de façon spécifique : ni selon les lois du roman historique, comme chez Tolstoï ; ni à la manière encore prudente de Balzac. Elle s’éloigne « des énoncés généralisants et des lois d’explication qui structurent le roman balzacien » pour devenir, chez Hugo, « un commentaire en débat[12] » Et elle devient paradoxalement partie prenante non seulement de l’esthétique romanesque mais de la fiction.

 

La digression au cœur du roman : 1, le narrateur

L’extériorité formelle radicale n’est qu’une apparence : des liens puissants, visibles, discrets ou invisibles, inscrivent Waterloo de multiples façons dans le roman.  Autrement dit la déconstruction opérée du modèle romanesque consiste à adjoindre un dehors qui informe ce qui est dedans.

On donnera ici quelques exemples des liens de la digression avec l’auteur, avec le récit et les personnages, avec les autres digressions, avec l’ensemble de la fiction, en terminant par une inscription plus secrète qui engage la totalité du livre.

L’auteur d’abord, sans entrer dans la biographie du fils d’un général bonapartiste : c’est lui qui prend la parole et se met en scène, modeste « passant » qui, en 1861, marche vers le champ de bataille de Waterloo et nous décrit un paysage champêtre, en commençant par un lieu qui porte à peu près son nom, l’ancien château d’Hougomont, ou Hugomons. S’appuyant sur son propre examen et sur les souvenirs ou récits des paysans qu’il rencontre, le passant-guide-témoin se fait narrateur et entreprend le récit des combats acharnés qui se sont livrés à Hougomont. Après cette sorte de reportage local, il passe au récit général de la bataille. « Retournons en arrière », dit-il (chapitre 3) avant d’examiner l’échec de la stratégie pourtant géniale de Napoléon et d’affirmer qu’il ne prétend pas écrire l’histoire de Waterloo, ce qui est chose déjà faite par les historiens. Mais au chapitre 5, il affirme pourtant à propos de son propre récit que « l’historien a le droit évident de résumé », s’offrant ainsi un statut supplémentaire. Il endosse également l’habit de l’archéologue, grattant le sol pour y trouver des fragments de bombes et garantir encore son récit (7). Autre droit qu’il se donne, celui de « déposer du sublime dans l’histoire » (15), d’écrire en toutes lettres le mot – légendaire – de Cambronne, qu’il a, on le verra, d’autres raisons de mettre en exergue. Lui, narrateur, prétend ne juger Waterloo que « comme le peuple, ce juge naïf ». Or si le peuple, c’est Dieu, on mesure la stratégie infernale d’un auteur qui, de la modestie à la prétérition et à la transgression de la bienséance, de la description et de la chronique plus ou moins réalistes à la posture philosophique, se donne tous les droits et investit son objet par tous les bords. Et le pense en même temps qu’il le raconte, s’y introduit, s’en efface pour mieux revenir le surplomber et le subsumer. À moins que ce soit le contraire.

 

La digression au cœur du roman : 2, la narration et les personnages

Le principal rapport entre la digression et la narration, pour le lecteur attentif, est dans la chronologie. Les deux principaux héros du roman naissent, pour l’un, et entament leur renaissance, pour l’autre, autour de la date de Waterloo. Le goût de Victor Hugo pour l’inscription, visible ou non, de dates et de chiffres dans la fiction est avéré. Le 18 juin 1815 est la date approximative de la naissance de Cosette, qui « va sur ses trois ans » au printemps 1818, quand Fantine la confie aux Thénardier. Quant à Jean Valjean, son destin « s’inscrit évidemment à l’envers de celui de Napoléon : né comme lui en 1769, son entrée au bagne coïncide avec les premières victoires du général de l’armée d’Italie, de même qu’en octobre 1815, bagnard libéré, il semble suivre l’itinéraire de l’Empereur au retour de l’île d’Elbe, sept mois plus tôt. »[13] Il aura passé au bagne exactement les dix-neuf ans des guerres impériales, des campagnes d’Italie à la défaite finale.

Waterloo, point de départ chronologique de la narration, mais aussi repère réinvesti, parfois discrètement, à de nombreuses reprises. Dans l’épisode de la barricade, Feuilly s’étonne amèrement que des généraux de l’Empire se retrouvent face aux insurgés pour diriger la répression. Combeferre lui répond : « Il y a des gens qui observent les lois de l’honneur comme on observe les étoiles, de très loin. » (V, I, 21). Ces généraux ne sont pas nommés : mais Lobau est évoqué dans le récit de la bataille de Waterloo. Or l’histoire nous apprend que le même général Mouton, comte de Lobau, aide de camp de Napoléon, fait prisonnier à Waterloo, commande la garde nationale en juin 1832. Les ennemis des rois passés à leur service, c’est bien le produit du désastre de Waterloo, venant périmer les idéaux révolutionnaires, et d’une société qui se construit sur les compromissions et les carrières.

Ces lois de l’honneur héritées de la grande histoire, c’est Gavroche et Éponine qui les observent. Ils se sacrifient sur la barricade l’un par amour de la République, l’autre par amour pour Marius. Or Gavroche et Éponine sont les enfants de Thénardier, charognard dont la vocation se déclare sur le champ de bataille de Waterloo où il détrousse les morts et, tant qu’à faire, les blessés. Quant à Marius, il est le fils du colonel Pontmercy, blessé à Waterloo et auquel Thénardier sauve très involontairement la vie en le dégageant d’un tas de morts pour lui voler sa montre et sa bourse. L’avenir est à l’argent, et Thénardier se fera négrier en Amérique.

Tous les principaux personnages du roman ont un lien direct avec la bataille. De même pour l’action : Marius cherche Thénardier, présumé sauveur de son père, Thénardier cherche Marius pour en obtenir rétribution et cette quête réciproque, fondée sur une escroquerie et un malentendu, au sens propre, court pendant tout le roman et déclenche la découverte ultime par Marius de la sainteté de Jean Valjean. Autrement dit l’apocalypse de Waterloo débouche sur une apothéose.

 

La digression au cœur du roman : 3, les digressions

Quant aux rapports entre la digression de Waterloo et les autres digressions du roman, ils sont multiples, situés à différents niveaux, et pluriels. On songe immédiatement à la seconde bataille du roman, celle de la barricade du 5 juin 1832 : héroïsme pour héroïsme, défaite pour défaite, à égale hauteur en dépit du changement d’échelle. Elle est  précédée par une partie digressive : la réflexion politique, qui distingue l’émeute qui entend revenir en arrière de l’insurrection qui appelle le progrès ; et le récit de l’enterrement du général Lamarque, qui embrase aussitôt le cœur du vieux Paris. Mais le récit qui suit de la résistance et de la défaite des insurgés replonge au cœur de la fiction, convoquant sur la barricade non seulement les étudiants républicains, Enjolras et les amis de l’ABC, mais la plupart des autres personnages du roman : Gavroche et Éponine, le père Mabeuf, Marius, Javert et Jean Valjean. Ce qui est intéressant ici est la dissymétrie dans le traitement des deux combats, l’un historique et en tant que tel entièrement digressif, l’autre comme privatisé dans la narration.

L’exemple du couvent du Petit-Picpus est très différent : l’opposition est immédiate entre un lieu d’asile, de silence, d’éducation et un champ de bataille, lieu d’effroi, de tumulte et de mort ; mais on aurait tort de s’en tenir là. Le livre VII de la « Parenthèse », qui constitue la digression proprement dite, présente aussi le couvent comme un lieu de folie, de malheur et de  mort[14] ; pas seulement dans l’histoire, avec le souvenir des férocités de l’Inquisition, mais aussi dans les destins individuels qui s’y trouvent sacrifiés. Hugo reconnaît au couvent la grandeur d’un idéal, quand il est librement choisi ; sinon il le réprouve comme un haut lieu de la misère humaine. Ici l’examen de la misère des femmes répond au tableau de la misère des hommes.

Le rapport le plus fort entre les digressions est celui qui unit la bataille et l’égout, « l’intestin de Léviathan ». On opposerait volontiers le feu des armes et des incendies aux écoulements fétides d’un sous-sol urbain ; mais le résultat du massacre, c’est bien un cloaque, un égout à ciel ouvert, des « latrines » (chapitre 15). On se rappelle l’épisode du chemin creux d’Ohain, ravin invisible à distance, incisé dans le plateau à l’assaut duquel monte la charge des cuirassiers qui vont s’y engouffrer jusqu’à le remplir entièrement, hommes et chevaux ensemble écrasés. Le soir de la bataille, la pluie, la boue, la « terre pétrie de chair humaine » (chapitre 3 ; les historiens d’aujourd’hui comptent 11000 morts et 10 000 chevaux tués sur une très petite surface) forment une pâte immonde qui, avant de pourrir, laisse échapper des ruisseaux de sang – un lac de sang près du ravin. En ce sens, le mot de Cambronne est bien le résumé atroce de la bataille.

Ajoutons qu’un agronome, le comte Adrien de Gasparin, affirme en 1843 que la poudre d’os est un excellent engrais et que « l’importation anglaise est immense, elle a mis à contribution tout le nord de l’Europe et jusqu’aux débris glorieux de la bataille de Waterloo. [15]» En 1847, Victor Hugo en avait entendu parler : « Les journaux anglais racontent qu’il est arrivé du continent à Hull plusieurs millions de boisseaux d’ossements humains. Ces ossements, mêlés d’ossements de chevaux, ont été ramassés sur les champs de bataille d’Austerlitz, de Leipzig, d’Iéna, de Friedland, d’Eylau, de Waterloo. On les a transportés dans le Yorkshire, où on les a broyés et mis en poudre, et de là envoyés à Duncaster où on les vend comme engrais. Ainsi, dernier résidu des victoires de l’empereur : engraisser les vaches anglaises. [16]» L’avenir économique qu’il souhaitera pour le contenu de l’égout, fertiliser les terres par son épandage systématique, c’est au champ de bataille qu’il est échu : Hugo note la chose, effarante, sur le registre de l’humour noir.

Waterloo a un autre avenir, historique. C’est l’acte de naissance d’une ère et d’une civilisation nouvelle. Après le désastre, un grand silence ; puis la trahison, la Restauration : cette fois c’est le chapitre « L’année 1817 » qui montre, avant la digression de Waterloo et sur le mode du badinage, ce qu’est devenue la France sous le règne de Louis XVIII[17]. Or la liberté et la pensée, nous dit Hugo, vont être les filles paradoxales d’une contre-révolution victorieuse mais obligée de composer avec l’héritage de la Révolution française ; l’Europe de la Sainte-Alliance, Europe quand même… naît du congrès de Vienne : du mal naît un bien. Dialectique organique ou philosophique, que l’on parte comme exemple du grain de blé ou de l’engrais qui le féconde, mais dialectique qui met à mal tout manichéisme simplificateur. D’autant que le tout est vu d’un aujourd’hui, celui de l’énonciateur, qui est celui du Second Empire, temps de régression radicale des libertés : ce que mesure Victor Hugo, sans indulgence aucune, c’est l’abîme qui sépare Napoléon le grand de Napoléon le petit. L’histoire n’est pas linéaire.

On rejoint ici la perspective de Guy Rosa, pour qui l’étude de la genèse, des Misères aux Misérables, montre la transformation du roman par adjonction massive d’histoire au drame initial. Chacune des digressions tend « à déborder son objet propre vers le passé et l’avenir ; leur ensemble, lui, trace avec précision une histoire complète du siècle en interrogeant au fur et à mesure les origines de chacun des moments de l’intrigue.[18] »

 

Ces différents massifs sont trop éloignés les uns des autres, et trop variés pour autoriser la comparaison. Mais ils tracent une chaîne qui relie entre elles les différentes formes de la misère humaine. Les digressions tiennent un véritable discours, tout ensemble homogène et problématique, sur la misère, lieu de passage humain, social et historique obligé ; malédiction dont peut sortir un bien, au gré à la fois du hasard, de la Providence et de la politique humaine.

 

Quand la digression devient fiction

J’avais tenté de montrer, à propos de la digression du couvent, que la mise en débat du monachisme démentait le rôle entièrement positif du Petit-Picpus dans la fiction, que la digression contredisait en partie la narration ; mais la retrouvait à la fin du roman dans une sorte d’apothéose, quand Jean Valjean passe la nuit de noces de Cosette et Marius à genoux devant la petite valise qui contient les effets de Cosette enfant, exactement dans la posture sacrificielle des religieuses se livrant à l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement.[19] Or Victor Hugo n’ignorait rien des figuratifs pascaliens[20], cette doctrine du Dieu caché qui veut qu’à un épisode obscur de l’Ancien Testament corresponde un épisode du Nouveau Testament qui vient donner sens au premier, déchiffrement réservé aux chrétiens, et pas aux juifs qui récusent le Christ. Le « Quid obscurum, quid divinum », repris dans le titre du chapitre 5 de Waterloo, en est d’ailleurs le résumé.

Dans le cas de la bataille de Waterloo, le rapport entre la digression et la fiction est encore une fois différent. Prenons deux exemples : celui, splendide, de la couleuvre que forment les cuirassiers qui vont s’engloutir, avec leurs chevaux, dans le chemin creux d’Ohain ; on n’en trouve pas trace chez les historiens de la bataille. Celui du mot de Cambronne : Charras ne mentionne que la résistance héroïque de la garde impériale ; épisode et « mot » qui figurent en revanche, sous forme de prudente périphrase, dans l’Histoire de la Restauration de Lamartine, publiée en 1851. Cambronne lui-même s’est défendu de l’avoir jamais prononcé, pas plus qu’il n’a clamé, autre version, « la garde meurt mais ne se rend pas ». Hugo reprend là une légende répandue par la presse parisienne.[21]

Mais qu’en fait-il ? De tous les droits qu’il s’est donnés dans le prologue, il en a omis un, celui du poète. Or ces fictions constituent les hauts lieux du récit de la bataille et deviennent des épisodes essentiels du roman, écrits pour être inoubliables. Ils se placent au même niveau que la pièce volée par Jean Valjean à Petit-Gervais, que Cosette avec son seau la nuit dans la forêt, que la mort de Gavroche. La narration légendaire historique et la narration fictionnelle qui va produire de la légende dans la mémoire collective constituent, au-delà de l’hybridité des moyens littéraires utilisés, une totalité qui transcende le roman. En ce sens il n’est pas exagéré de dire que c’est Victor Hugo qui a inventé Waterloo.

 

L’alphabet de la digression : retour au moi 

Mais ce discours vient lui-même se réinscrire dans une alchimie hugolienne plus secrète.

 On a dit le goût de Victor Hugo pour l’inscription des chiffres. Arrêtons-nous sur son inscription des lettres, qui dessinent les lieux de la digression, qu’il s’agisse de lieux fictifs ou de lieux historiques : le Y (la lettre de Pythagore, le bien ou le mal) des rues qui mènent au couvent du Petit-Picpus (II, V, 3), le A du champ de bataille de Waterloo, le N que dessinent les rues des Halles autour du cabaret Corinthe de la barricade (IV, XII, 1).

Avant que la bataille prenne son nom définitif, choisi par Wellington, les Français l’avaient dénommée bataille de Mont-Saint-Jean, puisque c’est bien là qu’elle s’est déroulée plus qu’à Waterloo même. Or si l’on examine le plan du champ de bataille, conformément à sa géographie et à la description donnée par Victor Hugo, le fameux A se présente ainsi :



Il est difficile de ne pas y lire l’inscription du nom de Jean Valjean[22], dont le roman raconte comment il deviendra saint Jean au terme de sa terrible histoire, d’un petit vol à l’immense châtiment du bagne, de la richesse conquise à la dénonciation qui le renvoie aux enfers, de l’amour trouvé à l’amour sacrifié. Autre bataille tragiquement perdue, qui va cependant accoucher d’un monde nouveau, bataille indissociable de celle qui nous occupe aujourd’hui.

La présence de cette inscription est énigmatique. Est-ce l’injection d’un rapport délibéré ? Certainement pas, vu le hasard des noms de lieux et de leur disposition, et l’ajout terminal de la digression de Waterloo. En revanche l’insistance à entrer, ce moi-Hugo, sur le champ de bataille, « l’an dernier (1861) », est le point de départ du rébus. On objectera que l’auteur ne le dit pas ? mais il ne dit pas ses secrets, et il en cache beaucoup dans le texte, qu’il donne aux religieuses du couvent les deux noms de famille de Juliette Drouet, Gauvain et Drouet, que Jean Valjean porte au bagne le n° 24601, date présumée de la conception de Victor Hugo, ou que la nuit de noces de Cosette et Marius soit fixée à la date anniversaire de la première nuit de Victor et Juliette. Cette fois ce n’est pas l’autobiographie mais le hasard qui lui offre cet aleph, commencement de toute chose, dans lequel il entre lui-même, comme personnage historique, à la fois à l’histoire et à la fiction. Manière d’inscrire l’auteur  et le roman dans l’histoire.

 

Voici ce qu’écrivait Juliette Drouet, après une nuit d’orage pendant laquelle Victor avait donné lecture du livre de Waterloo. « On dirait que toute l’électricité sublime de ton style s’est répandue dans l’atmosphère au fur et à mesure que tu lisais ce foudroyant livre : Waterloo ! car ce matin avant six heures le tonnerre éclatait à grand bruit et les éclairs s’appelaient d’un bout à l’autre de l’horizon comme si la bataille voulait recommencer au ciel. Ô mon cher bien-aimé, que c’est beau, que c’est grand, que c’est divinement impartial[23] cette histoire de Waterloo ! Et comme le dit très bien Kesler[24], celui qui a gagné la bataille ce n’est ni Napoléon, ni Blücher, ni Wellington, ni Cambronne, c’est toi ! La France qui perd ce jour-là Napoléon gagne Victor Hugo. »

Écrit en style Juliette, mais elle n’a pas tort.


[1] Merci à Damien Zanone et à Franc Schuerewegen, qui m’autorisent à reprendre ici le texte de ma communication au colloque La Chose de Waterloo. Une bataille en littérature ( Bruxelles, 18-20 juin 2015, Université catholique de Louvain / Université d’Anvers).

[2] Lettre de M. le maréchal prince de la Moskowa, à S. Exc. M. le duc d’Otrante, 26 juin 1815. Texte cité par Loris Chavanette, Waterloo. Acteurs, historiens, écrivains, Gallimard, « Folio classique », 2015.

[3] Victor Hugo, préface des Misérables.

[4] Le livre a été conservé dans la bibliothèque de Hauteville-House.

[5] Le Journal d’Adèle Hugo, 13 juillet 1854, éd. Frances Vernor Guille, Lettres modernes, t. III, 1984.

[6] Balle de mousquet à gros calibre.

[7] Bernard Leuilliot, « Présentation de Jean Valjean », Centenaire des Misérables. Hommage à Victor Hugo, Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg, 1962.

[8] Éléments empruntés à Aude Déruelle, Balzac et la digression. Une nouvelle prose romanesque, Christian Pirot, 2004.

[9] France Vernier, « Les Misérables ou : de la modernité », in Hugo le fabuleux, dir. Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld, Seghers, 1985.

[10] René Journet, « Victor Hugo et la métamorphose du roman », Romantisme n° 60, 1988.

[11] Sans parler de la méthode stendhalienne, la bataille exclusivement vue par les yeux de Fabrice Del Dongo.

[12] Jacques Neefs, « L’espace démocratique du roman », in Lire les Misérables, dir. Anne Ubersfeld et Guy Rosa, José Corti, 1985.

[13] Yves Gohin, « Une histoire qui date », in Lire les Misérables, dir. Anne Ubersfeld-Guy Rosa, José Corti, 1985.

[14] « Qui dit couvent dit marais. Leur putrescibilté est évidente, leur stagnation est malsaine, leur fermentation enfièvre les peuples et les étiole ». (II, VII, 3). Où l’on retrouve à la fois l’égout et le champ de bataille, au soir de Waterloo.

[15] Comte de Gasparin, Cours d’agriculture, Paris, Bureau de la maison rustique, 1843, t. I, p. 574.

[16] Victor Hugo,  Journal de ce que j’apprends chaque jour, 5 décembre 1847. Le lecteur peut méditer sur l’erreur qui place Waterloo dans la liste des victoires impériales.

[17] Voir Pierre Laforgue, « Waterloo en 1817 », in Les Misérables, la preuve par les abîmes, colloque ENS-SER, SEDES, 1994.

[18] Guy Rosa, «"L'avenir arrivera-t-il?" - Les Misérables roman du devenir historique", communication au groupe Hugo, 20 mai 2006, http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/06-05-20Rosa.html.

[19] "Les Misérables roman de geste", in Hugo le fabuleux, actes du colloque de Cerisy, direction Jacques Seebacher et Anne Ubersfeld, juillet 1985, Seghers, 1985, et "Les Procédures de réalisation : l'exemple du Petit-Picpus", in Les Misérables, la preuve par les abimes, op. cit.

[20] À Bruxelles, Hugo relit les Pensées de Pascal dont Ernest Havet lui a envoyé une nouvelle édition (Bernard Leuilliot, « Philosophie(s) : commencement d’un livre », in Lire les Misérables, op. cit.).

[21] Voir Waterloo. Acteurs, historiens, écrivains, op. cit.

[22] En évitant les surinterprétations qui suivent, voir Jean Maurel, « Waterloo sous le crâne d’Europe », in Victor Hugo et l’Europe de la pensée, dir. Françoise Chenet, Nizet, 1995.

[23] Sur ce point, Juliette, emportée par l’admiration, se trompe.

[24] Journaliste et homme de lettres républicain, compagnon d’exil et grand admirateur de Victor Hugo.