Stéphanie Loncle : La scène romantique peut-elle réenchanter le monde? Réflexion sur les pouvoirs de l’illusion et les pouvoirs de la performance à partir de l’analyse de Ruy Blas

Communication au Groupe Hugo du 26 novembre 2011
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« Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est à tout prendre, dans sa définition réelle, que le libéralisme en littérature[1] ». Cette célèbre définition que formule Victor Hugo dans la préface d’Hernani exprime l’espoir des auteurs romantiques dans l’avènement prochain d’une nouvelle ère politique où « la liberté, comme la lumière », pour citer cette fois la Préface de Cromwell, « aura pénétré partout ». Cette œuvre politique est « déjà bien avancée » précise Hugo, et ne craint plus aucune réaction car « en révolution tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d’excellent que tout ce qu’on fait pour elles, et tout ce qu’on fait contre elles, les sert également ». Cette confiance en la liberté sœur de la vérité, destinée à être le principe du siècle contraste de façon saisissante avec le cynisme amer qui transparaît dans Ruy Blas, où la vérité est asservissement et avilissement, et la liberté illusion.

Huit ans après Hernani, la liberté littéraire, qui promettait alors d’être « fille de la liberté politique », n’a pas trouvé les moyens de son existence dans le libéralisme politique et économique mis en œuvre dans le champ théâtral sous la monarchie de Juillet. Le marché théâtral a bien réuni à la Porte Saint-Martin, le temps d’un miracle, les comédiens, auteurs et capitaux permettant la représentation de ce drame moderne, mais il a aussi laissé sombrer cette expérience dans la faillite. Les efforts fournis et les compromis passés pour constituer et stabiliser un nouveau théâtre où l’on pourrait jouer le drame romantique ont pesé sur l’espoir de 1830 dont la renaissance, si elle est proclamée par le nom donné à la nouvelle entreprise, n’a lieu qu’au prix de renoncements (Hugo ne sera pas le directeur de « son » théâtre[2]) et d’une lucide désillusion sur la vérité de la liberté libérale. Ces illusions perdues ont un goût d’autant plus amer que l’espoir était mis dans la vérité libérée du mensonge, du déguisement, des faux semblants du passé. Or cette promotion même d’une vérité libérée du mensonge semble désarmer la littérature, et le théâtre peut-être encore davantage : si le théâtre a toujours su démasquer les imposteurs, comment peut-il lutter contre un régime de vérité?

      Lassé des « tracasseries[3] » administratives, Hugo s’investit dans l’écriture et l’organisation du spectacle qui doit faire l’ouverture de la Renaissance[4], comme s’il cherchait à retrouver dans la scène un exercice du pouvoir qui lui réussit bien mieux que celui qui s’exerce dans les coulisses de l’administration et dans les assemblées d’actionnaires. Cependant, l’heure n’est plus à la confiance, mais à la conscience des contradictions, et c’est la valeur même des pouvoirs du spectacle qui est réinterrogée après deux années d’errance administrative. Le spectacle peut-il à nouveau l’emporter sur le monde marchand administratif du Tout-Paris théâtral qui a levé tant d’obstacles à la création de la Renaissance ? Ou bien n’est-il lui aussi qu’une activité productive, le spectacle mettant son pouvoir au service de la réussite de la nouvelle entreprise ? Or, cette interrogation sur la représentation et ses pouvoirs dans et contre le monde économique et administratif est bien au cœur de Ruy Blas. La performance théâtrale de Ruy Blas auprès des ministres est le fruit d’un double pari sur le pouvoir de la représentation, au service non seulement de celui qui paye et dirige, Don Salluste, mais aussi de celui qui joue et par son jeu s’oppose aux valeurs désillusionnées du pouvoir et de l’argent.

C’est à partir de ce questionnement sur la relation paradoxale entre le libéralisme et le théâtre romantique que j’aimerais développer une analyse de la représentation de Ruy Blas pour l’ouverture du théâtre de la Renaissance[5].

La libéralisation du champ théâtral est une réalité de la monarchie de Juillet[6] qui engage, dans l’organisation des activités théâtrales, des transformations profondes reposant sur des contradictions de plus en plus saillantes que la cohérence idéologique du libéralisme peine à masquer. Au cœur de ce dispositif idéologique, la définition de l’individu comme propriétaire de lui-même et du travail, y compris du travail intellectuel depuis la juridiction sur le droit de propriété littéraire, comme production aliénable. La dimension performative du travail théâtral – le travail du comédien, qui se produit sur scène et, partant, ne produit rien mais aussi du travail de l’auteur dramatique qui n’est rémunéré comme auteur de théâtre qu’à la condition de la performance et enfin de l’activité des spectateurs, dont le plaisir n’est lui aussi que performance, exercice dans le temps de la séance, et non consommation  –, fait de cette activité sociale le lieu de l’expérience particulièrement aiguë des contradictions qui naissent de la libéralisation de la société sous la monarchie de Juillet.

Ruy Blas est traversé par la contradiction entre d’un côté la perception de l’impérative nécessité de réenchanter le monde et de réactiver un pouvoir de production d’illusion du théâtre et de l’autre l’impossible économie de la vérité critique, seule expérience véritable de la liberté révolutionnaire qui se manifeste au théâtre dans l’exhibition d’une improductivité radicale de la performance.

Je tente donc d’analyser non seulement la pièce mais aussi sa représentation le soir de l’ouverture du théâtre de la Renaissance à l’aune de ce contexte libéral (qui n’épuise pas tous les contextes de la période mais constitue un des éléments de la réalité sociale de la monarchie de Juillet) afin de comprendre de quoi peut être porteuse l’expérience théâtrale dans la société libérale en cours d’institutionnalisation au début de ce XIXe siècle.

Cette expérience qui se déploie dans la séance théâtrale est structurellement plurielle : il faut l’appréhender en tenant compte de la diversité des instances théâtrales (auteurs, comédiens, spectateurs, directeurs) et de la multiplicité des individualités contingentes (le Victor Hugo de 1838 ne saurait se fondre dans une catégorie générale d’ « auteur dramatique » et même d’« auteur romantique », de même que Frédérick Lemaître, au moment où il joue Ruy Blas, se situe à un moment particulier de sa carrière dont il convient de tenir compte pour l’analyse de sa performance).

Ce travail prend également une dimension méthodologique dans le domaine des arts du spectacle dans la mesure où il impose un retour critique sur un certain nombre des outils théoriques récurrents, utilisés pour l’analyse dramaturgique des œuvres théâtrales et en particulier pour le théâtre du XIXe siècle : l’idée d’un théâtre producteur, à dimension industrielle, d’illusion et de plaisir consommable.

 

La valorisation paradoxale des pouvoirs de l’illusion à l’œuvre dans Ruy Blas.

La scène du conseil des ministres dans Ruy Blas est emblématique de cette valorisation paradoxale de l’illusion. Dans leurs échanges, les ministres font montre, sans le moindre effort de dissimulation, d’une conception marchande et individualiste du pouvoir politique dont ils ont la charge.

La scène commence ainsi par une discussion sur le mystère qui entoure Don César :

 

UBILLA.

Je le crois homme probe.

LE COMTE DE CAMPOREAL, riant.

                                      Oh ! Candide Ubilla !

Qui se laisse éblouir à ces probités-là !

D’un ton significatif

La maison de la reine, ordinaire et civile,

Appuyant sur les chiffres

Coûte par an six cent soixante-quatre mille

Soixante-six ducats ! – C’est un pactole obscur

Où, certes, on doit jeter le filet à coup sûr[7].

 

Ubilla[8] qui « le croit homme probe » fait l’objet des sarcasmes du Comte de Camporeal[9], riant de sa candeur. L’acte III, qui est l’acte politique du drame, où Ruy Blas, déguisé en Don César exerce les fonctions de Premier ministre, s’ouvre donc par un renversement des valeurs politiques et théâtrales. La vertu politique de « probité » ne peut être qu’un leurre visant à séduire les candides. Le comte de Camporeal rétablit la lecture politique correcte de la situation qui se dit en chiffres (« les six cent soixante-quatre mille / Soixante-six ducats »). Bien sûr, la situation dramatique est d’abord ironique car le comte est dans l’illusion sur l’identité de ce Don César, alors qu’il y a, dans les propos d’Ubilla, une part de vérité : Ruy Blas triche mais par probité. Toutefois, au-delà de cet effet d’ironie, l’échange sans importance entre Ubilla et le comte, qui précède immédiatement l’arrivée de Ruy Blas et le début du conseil des ministres, montre que l’identification des questions d’État à des enjeux d’intérêts financiers privés ne relève pas d’un secret précieusement gardé. La désillusion du regard porté sur les affaires d’État est partagée par tous. Ce dialogue liminaire désigne l’hypothèse dramatique d’une révélation de l’imposture politique par un imposteur comme dérisoire et déplace ainsi la scène théâtrale et politique à venir sur un autre terrain.

L’intention dramatique de la scène du conseil des ministres est donc d’offrir au spectateur non pas la possibilité d’observer l’illusion des hommes de pouvoir et le pouvoir de l’illusion, mais d’assister à la façon dont ces derniers exercent, sans aucune illusion, leur pouvoir politique à des fins privées. Ainsi, l’examen des « affaires publiques » à la table des ministres, d’abord marqué par l’oisiveté[10], a bientôt des allures de curée :

 

COVADENGA, se levant.

Messieurs les conseillers de Castille, il importe,

Afin qu'aucun de nous de sa sphère ne sorte,

De bien régler nos droits et de faire nos parts.

Le revenu d'Espagne en cent mains est épars.

C'est un malheur public, il y faut mettre un terme.

Les uns n'ont pas assez, les autres trop. La ferme

Du tabac est à vous, Ubilla. L'indigo

Et le musc sont à vous, marquis de Priego.

Camporeal perçoit l'impôt des huit mille hommes,

L'almojarifazgo, le sel, mille autres sommes,

Le quint du cent de l'or, de l'ambre et du jayet ;

à Montazgo.

Vous qui me regardez de cet œil inquiet,

Vous avez à vous seul, grâce à votre manège,

L'impôt sur l'arsenic et le droit sur la neige ;

Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton,

L'amende des bourgeois qu'on punit du bâton,

La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose ! ...

Moi, je n'ai rien, messieurs. Rendez-moi quelque chose !

 

LE COMTE DE CAMPOREAL, éclatant de rire.

Oh ! Le vieux diable ! Il prend les profits les plus clairs.

Excepté l'Inde, il a les îles des deux mers.

Quelle envergure ! Il tient Mayorque d'une griffe,

Et de l'autre il s'accroche au pic de Ténériffe !

 

COVADENGA, s'échauffant.

Moi, je n'ai rien !

 

LE MARQUIS DE PRIEGO, riant.

                            Il a les nègres !

Tous se lèvent et parlent à la fois, se querellant.

 

         MONTAZGO.                   

                                                    Je devrais

Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts !

 

COVADENGA, au marquis de Priego.

Donnez-moi l'arsenic, je vous cède les nègres[11] !

 

La tirade de Covadenga sur le « malheur public » prend ouvertement la forme d’une réclamation individuelle : « Moi, je n’ai rien, messieurs. [s’écrie le ministre] Rendez-moi quelque chose ! ». La réflexion politique sur l’inégalité entre ceux qui « n’ont pas assez » et ceux qui « ont trop » ne sort pas de l’examen des intérêts privés des conseillers. Dans le monde politique qui nous est donné à voir la désillusion est valorisée et le pouvoir de représentation de l’individu politique, sa capacité à incarner autre chose que lui-même est dévalorisée. Le texte dramatique joue ainsi avec les mots et les valeurs politiques pour informer le spectateur que le temps n’est plus à la dissimulation (et donc à la possible révélation dramatique) des affaires privées derrière les affaires de l’État mais à la réduction légitimée de celles-ci au service des premières. Dans cet extrait, même l’arsenic, l’arme mélodramatique dont le drame romantique fait souvent usage[12], est une valeur d’échange économique au même titre que les hommes réduits en esclavage, c’est-à-dire à l’état de chose aliénable.

Assistant à cet intolérable débat sans être vu, Ruy Blas surgit sur la scène dans l’attitude propre au héros romantique. Caché, sinon derrière un rideau, du moins derrière son manteau de velours noir, Ruy Blas est ici dans la position caractéristique du spectateur utopique du drame telle que Diderot ou plutôt le personnage désigné par le pronom « Moi » l’expérimente dans Le Fils naturel[13]. Cependant, Ruy Blas, parce qu’il est costumé, peut investir la scène dramatique – contrairement au spectateur. Le personnage partage donc l’indignation propre à l’expérience du spectateur mais dispose d’un pouvoir d’intervention dont ce dernier est conventionnellement, c’est-à-dire dramatiquement dépourvu ou plus exactement, d’un pouvoir d’intervention dont l’existence même d’un personnage relais dans le drame dépourvoit activement le spectateur. Ruy Blas tient alors un discours – c’est la fameuse tirade « Bon appétit, messieurs ! » – qui ne dénonce pas l’illusion mais la désillusion des ministres comme immorale et indigne de leur rang. Son propos relève de la critique morale et présente toute la fragilité de celle-ci : en affirmant que les ministres « n’[ont] pas ici d’autres intérêts que remplir [leur] poche et [s’]enfuir après », Ruy Blas ne révèle rien qui ne soit caché mais compte uniquement sur l’activation spontanée des valeurs morales par la parole d’indignation. Ruy Blas s’exprime comme un directeur de conscience, ce n’est pas lui qui révèle au confessé son action mais il s’efforce de la lui faire considérer comme une faute dont il doit avoir honte : « Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur[14] ». Devant la grandeur de Dieu ou de la nation, le pécheur doit se repentir d’avoir cessé de croire, d’avoir oublié qu’il appartenait à un autre qu’à lui-même.

Cependant, la honte des ministres ne tient pas seulement à leur incapacité à s’élever au-dessus de leur intérêt personnel, mais également au vol dont ils se rendent coupables sur la propriété d’autrui :

 

RUY BLAS

Quel remède à cela ? – L’État est indigent,

L’État est épuisé de troupes et d’argent […].

Et vous osez ! ... – Messieurs, en vingt ans, songez-y,

Le peuple, – J’en ai fait le compte, et c’est ainsi !

Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,

Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,

Le peuple misérable, et qu’on pressure encor,

A sué quatre cent trente millions d’or [15]!

 

Ruy Blas ne nie pas que les affaires d’État sont bien des affaires d’économie. Il sait lui aussi faire « le compte » et parler avec des chiffres mais il connaît et révèle l’origine de la richesse produite. Ruy Blas ne s’en tient donc pas à une parole morale contre l’argent mais articule la critique morale à la critique sociale, pour reprendre les catégories proposées par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme[16], critique qui repose sur la révélation d’une vérité cachée et donc d’un mensonge. Avec la frappante métaphore de la sueur, il révèle le vol que constitue l’appropriation privée de l’argent public prélevé par l’impôt sur le travail du peuple. Il entend donc non seulement rappeler les ministres pécheurs à leur condition de serviteurs de l’État (qui doivent adhérer à la légitimité du pouvoir qu’il exerce sur eux) mais aussi révéler le vol dont ils sont les auteurs. Ces ministres sont coupables de ne plus croire et coupables de vol.

Ruy Blas les invite alors à se souvenir des valeurs nationales en invoquant la figure de Charles-Quint :

 

RUY BLAS

Charles-Quint, dans ces temps d’opprobre et de terreur,

Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?

Oh ! Lève-toi ! Viens voir ! – Les bons font place aux pires.

Ce royaume effrayant, fait d’un amas d’empires, penche...

Il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !

Car l’Espagne se meurt, car l’Espagne s’éteint !

Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde,

Soleil éblouissant qui faisait croire au monde

Que le jour désormais se levait à Madrid,

Maintenant, astre mort, dans l’ombre s’amoindrit.

 

Le pouvoir de Charles-Quint est valorisé comme un pouvoir de la représentation où l’illusion a une action positive. En évoquant le « globe qui [brille] dans [sa] droite », Ruy Blas convoque le portrait de l’empereur pour convoquer l’empereur : l’un ne va pas sans l’autre. Le pouvoir de l’empereur est celui d’enchanter le monde : de savoir « faire croire au monde » la vérité. Ainsi Charles-Quint ne trichait pas en régnant par le pouvoir de la représentation, il s’élevait au contraire à la hauteur de son rang. Pour Ruy Blas, la représentation est le mode légitime d’existence de la réalité : le « soleil se levait » effectivement sur Madrid parce que Charles-Quint parvenait à le faire croire. C’est donc bien au pouvoir de l’illusion que Ruy Blas en appelle pour restaurer la nation qui s’est perdue en se désillusionnant. Or, cette désillusion se traduit pour Ruy Blas par la toute-puissance de la valeur marchande :

 

RUY BLAS

Hélas ! Ton héritage est en proie aux vendeurs.

Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,

On les souille ! – Ô géant ! Se peut-il que tu dormes ?

– On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes

Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;

Et l’aigle impérial, qui, jadis, sous ta loi,

Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,

Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme[17] !

 

Pour Ruy Blas, le problème politique de l’Espagne vient donc de la perte de l’illusion qui ne permet plus de transformer l’argent produit par le peuple en puissance nationale. L’or de la nation ne disposant plus de pouvoir de représentation, il perd son « aura » et peut se vendre au poids, comme n’importe quel or. Le risque est non seulement la perte de l’adhésion du peuple à la légitimité de l’impôt mais aussi l’incapacité de la nation à se défendre elle-même, faute de moyens qui lui soient propres : la révolte intérieure et l’invasion étrangère menacent l’État qui a renoncé à exercer son pouvoir de représentation. Face à ce problème de la désillusion politique, Ruy Blas convoque tous les pouvoirs de l’illusion dramatique : le déguisement, la possibilité de faire apparition et l’hypotypose. Si le portrait de Charles-Quint a perdu son pouvoir de représentation, son fantôme, avatar dramatique du portrait du roi, pourrait bien ré-illusionner les incroyants.

Il y parvient en partie. Le pouvoir d’enchantement théâtral permet à Ruy Blas d’emporter l’adhésion de quelques-uns des conseillers. D’autres bien sûr démissionnent et se retirent « fièrement[18] ». S’ils ne sont pas convaincus par la proposition de Ruy Blas, du moins sont-ils momentanément désarmés par son pouvoir d’illusion.

Ruy Blas se donne donc à lire comme l’affirmation de la nécessité d’un recours à l’illusion pour affronter les malheurs du temps. Ce héros romantique, parce qu’il sait jouer la comédie, est doté d’un pouvoir d’enchantement sur les autres personnages. On retrouve cette force de séduction chez Lorenzaccio qui lui permet d’établir sa relation privilégiée avec le Duc et rend possible l’assassinat de ce dernier. Le héros romantique tire ce pouvoir d’un usage dramatique du passé qui valorise dans le même temps un certain type de dramaturgie. Dans la précédente réplique de Ruy Blas, le passé est convoqué dans le présent grâce au pouvoir de la représentation et dans le but de revaloriser le pouvoir de la représentation qui caractérise la vertu politique de ce passé. Le théâtre, dans son acception dramatique, offre ici au romantisme la possibilité de rendre présente et agissante la plénitude du passé qui nourrit sa mélancolie. Par le théâtre dramatique, le romantisme incarné dans Ruy Blas cherche le moyen d’agir dans le présent. Cela passe par la promotion d’une certaine idée du pouvoir de la représentation et de la littérature, moyen pour la nation de se constituer comme valeur et produire de l’adhésion. Ici, Ruy Blas espère reproduire le miracle politique et dramatique de l’héroïsation de Don Carlos en Charles-Quint devant le tombeau de Charlemagne, qui a lieu dans Hernani. Mais chez Hugo comme chez Musset, cette conscience du passé, si elle confère d’abord du pouvoir au héros, le condamne également à la mélancolie de l’impuissance, et par là même, c’est peut-être aussi le théâtre dramatique qui est conduit au silence.

En effet, le pouvoir d’illusion dramatique auquel Ruy Blas a recours est désigné dans le drame lui-même comme fragile. Si les conseillers sont pris par l’illusion du spectacle que leur donne Ruy Blas, déguisé en Don César, l’effet n’est pas durable. Il y a toujours un spectateur qui sait que c’est faux ou qui peut, quand il veut, cesser de faire comme si c’était vrai. Ce spectateur-là existe toujours et il ruine à lui seul tous les espoirs de ceux qui s’en remettent au pouvoir d’un théâtre dramatique. Dans le cadre du drame, c’est Don Salluste qui décrète quand l’illusion fonctionne et quand elle ne fonctionne pas. La célèbre scène de la croisée[19] a ainsi pour fonction, dans une perspective dramatique, de rappeler à Ruy Blas et au spectateur que l’illusion n’a qu’un temps.

Cette trajectoire dramatique du héros romantique repose donc à la fois sur la valorisation du pouvoir de l’illusion et l’exhibition de sa fragilité. On peut alors se demander quelle expérience théâtrale cette valorisation paradoxale de l’illusion dramatique offre au spectateur.

 

L’impossible expérience de l’illusion.

La scène v de l’acte III a pour fonction de montrer que l’illusion ne dure qu’un temps et qu’elle est soumise à une convention prise dans une réalité qui peut la briser à tout instant. La démonstration est faite en trois temps. Premièrement, Don Salluste signale par les ordres qu’il adresse à son valet que Ruy Blas agit comme sil était Don César mais qu’il n’est pas Don César. Les didascalies indiquent alors que Ruy Blas souffre de cette situation, comme s’il s’était lui-même illusionné, comme s’il avait cru à son propre personnage. C’est une façon dramatique d’interpréter « la torture » qu’il vit comme le déchirement de la désillusion. Deuxièmement, et en réaction à cela, Ruy Blas s’efforce d’ignorer ce que Don Salluste lui fait subir pour lui rappeler les enjeux réels, politiques de la fiction dans laquelle il joue : impossible de faire la guerre si l’argent n’y est pas. Ruy Blas a donc lui aussi l’impression que Don Salluste est pris dans l’illusion. La troisième manche de cette confrontation est remportée par Don Salluste qui se moque de l’ambition politique et dramatique, qu’il désigne comme désuète, ridicule et hors de propos dans sa modernité contemporaine. Il n’y a pas de valeur non marchande dans le monde corrompu : pas de masque à faire tomber ! Après avoir rappelé à sa condition de valet, il rappelle Ruy Blas à la vérité de son temps : un temps sans illusion qui n’a pas de besoin de comédien, de valet rusé pour trouver son salut. En effet, le chemin vers le salut commun a été révélé par la vérité libérale : il se trouve dans la poursuite par chacun de son intérêt particulier. Or cet intérêt est déterminé lui-même par la définition libérale de l’homme comme propriétaire de lui-même : cupidité et individualisme sont donc les valeurs légitimes d’une société humaine enfin libre de vivre selon sa vraie nature.

Ruy Blas apparait comme doublement illusionné donc ridicule : non seulement il s’est cru Don César mais encore il a cru que son rôle politique de Don César consistait à défendre « l’intérêt public ». Il résulte de cette scène le constat mélancolique de la nécessité et de l’impossibilité de ré-illusionner un monde désillusionné qui constitue ce que l’on pourrait appeler la « conscience romantique ». Cette conscience romantique est associée dans Ruy Blas à une conscience dramatique (c’est-à-dire la promotion tout aussi paradoxale du théâtre comme expérience toujours déçue de l’illusion dramatique) qui est elle-même mélancolique. Cette conception du théâtre attribue un rôle au spectateur, celui du candide venu éprouver l’illusion et la mélancolique désillusion, mais elle est également porteuse d’une conception du travail du comédien aliéné dans une relation inégalitaire avec un donneur d’ordre, figure de directeur-employeur voire de metteur en scène avant l’heure.

En effet, dans une logique de théâtre dramatique où l’illusion est possible, puissante mais fragile, Don Salluste est une figure du donneur d’ordre qui est plus lucide que sa créature et ce faisant la domine, et Ruy Blas un acteur nécessairement subalterne dont la puissance et le talent dépendent justement de sa capacité à s’illusionner, à s’aveugler, à se perdre dans son personnage. Dans cette perspective dramatique, le désarroi de Ruy Blas lorsque Don Salluste lui demande d’aller fermer la croisée est le signe qu’il s’est oublié dans son rôle. Si on adhère à cette herméneutique, comment dès lors ne pas considérer que c’est à cette condition seulement qu’il a été si convaincant devant les ministres ? Comment ne pas reconnaître que d’un côté seules la perversité, peut-être, mais surtout l’intelligence remarquable de Don Salluste et de l’autre la bonté certes, mais aussi la naïveté de Ruy Blas ont permis de ré-enchanter momentanément le monde ? Le théâtre d’illusion se donne alors comme la légitimation d’une double contrainte : celle qui pèse sur le comédien convié à s’oublier lui-même et celle qui invite le spectateur à s’identifier au personnage relais. Or, la conséquence d’une telle conception du théâtre conduit à considérer que Ruy Blas supplie son donneur d’ordre de continuer à produire les conditions de sa propre aliénation, et que le spectateur espère que le personnage relais continue à agir à sa place.

Ainsi, il n’y pas seulement une « conscience romantique » qui s’exprime dans le drame mais aussi une « conscience dramatique », deux formes de mélancolie qui semblent se satisfaire et même jouir du constat de leur impuissance. Or, il nous semble que ces deux « consciences » dès lors qu’elles sont mises sur la scène se trouvent mises en débat. Si la scène nous montre que l’illusion ne fonctionne pas, comment pouvons-nous considérer que Ruy Blas est dans l’illusion ? Le pouvoir de Ruy Blas tient-il effectivement à sa capacité à faire croire qu’il est un autre ? N’est-il pas aussi possible de considérer qu’il réussit dans son rôle politique non pas parce que les autres sont dans l’illusion sur son identité mais parce qu’il agit avec du talent politique ? De considérer que son pouvoir ne tient pas à son identité (usurpée) mais à son action performative? L’herméneutique mélancolique, romantique et dramatique de cette scène suppose chez le lecteur l’adhésion à l’idée que l’individu Ruy Blas est défini par une double identité, l’une naturelle (l’âme d’un héros) brimée et contrainte par l’autre sociale (la condition d’un valet). Or, c’est précisément l’adhésion à une telle définition identitaire de l’homme qui est mise en question par la performance théâtrale dans la mesure où elle donne à voir et à interroger la façon dont des individus se construisent par leurs actions et non par leurs identités prédéfinies ou imposées. En somme, le paradigme de l’illusion est une solution dramatique de résolution de la contradiction des identités qui s’oppose à une résolution critique de cette contradiction, résolution que l’on peut rapprocher de l’expérience d’une nouvelle conscience tragique.

Ainsi, nous aimerions insister sur le fait que cette « conscience romantique » n’est pas pleinement réalisable sur une scène de théâtre ou du moins que l’expérience pratique, performative du théâtre romantique ne saurait s’y réduire. La formulation sur la scène de théâtre de cette conception mélancolique d’un théâtre dramatique impuissant à ré-enchanter le monde offre au spectateur une autre expérience que celle d’expérimenter à son tour, dans un rapport d’identification à la fiction, cette frustration mélancolique. Elle ouvre une voie critique, où le jugement s’exerce en actes, à blanc, pendant la performance théâtrale. L’activation ou non de cette réflexion critique est alors de la responsabilité des comédiens et des spectateurs, lors de la séance théâtrale.

La prise en compte de l’existence même de la performance théâtrale, dans la mesure où elle est une contradiction en actes opposée à la mélancolie de l’impuissance dramatique formulée par le texte, oblige à saisir la spécificité de la rencontre entre la scène et la conscience romantique et dramatique, qui constitue l’expérience théâtrale proposée par Ruy Blas. De cette confrontation peut naître une forme nouvelle « conscience tragique », pour reprendre les notions définies par Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Nacquet à propos de la Grèce antique[20]. Cette conscience tragique naît de la perception d’une absence, de l’expérience d’un présent vide à habiter en puisant dans les valeurs du passé, tout en les critiquant de façon radicale. Elle n’est que proposition faite au spectateur et nul ne peut garantir que cette nouvelle conscience tragique soit effectivement produite historiquement.

Ici, le pouvoir d’illusion qui est promu par le drame est désigné comme une valeur du passé dont le héros serait l’incarnation anachronique dans le présent moderne désillusionné. Or ce pouvoir est lui-même désigné comme fragile et vain. Cette contradiction est offerte au jugement des spectateurs du Théâtre de la Renaissance. Hugo donne à voir, à juger et à jouer un partage du sensible où la représentation politique et dramatique ont du pouvoir. Comme la tragédie grecque offre aux spectateurs la possibilité de juger de la pertinence de rétablir le mythe dans le temps de la nouvelle cité, Ruy Blas propose à la nouvelle société de se doter à nouveau de l’arme de la représentation, et de l’illusion. Mais il y a des dissonances dans ce combat fantasmé d’un passé contre un présent, qui ne peuvent être saisies qu’à condition d’analyser le drame comme une proposition faite à la performance théâtrale de comédiens comparaissant devant les spectateurs, eux-mêmes conviés à exercer, en actes, leur(s) jugement(s).

En effet, de même que l’analyse de la représentation théâtrale de tragédies grecques fait apparaître les contradictions qui permettent de produire la « conscience tragique », l’analyse de ce drame romantique à partir de la séance théâtrale permet de saisir la « conscience » propre au théâtre dans la nouvelle société libérale en cours d’institutionnalisation. Vernant et Nacquet[21] ont montré que dans la tragédie grecque antique, le chœur, composé de citoyens et censé représenter sur le plan de la fable le présent moderne de la cité politique, s’exprime à la façon des œuvres du passé : il emprunte sa prosodie à l’épopée et au dithyrambe. Au contraire, le héros tragique parle la langue de l’homme ordinaire alors qu’il est étranger à sa condition par son statut même de héros. La performance des acteurs produit ainsi une présence contradictoire avec le sens de la fable, contradiction qui transforme la leçon politique en expérience théâtrale du politique. De même dans Ruy Blas, l’usage dramatique du passé et du lointain dans le but de ré-enchanter le monde révèle ses propres contradictions dans l’exercice de la représentation ou de la séance théâtrale.

         Mais si l’on peut emprunter une méthode à l’analyse de la conscience tragique propre à la Grèce antique, on ne saurait en transposer les résultats. Il convient donc, par l’analyse structurelle de l’intention du spectacle romantique, d’essayer de définir le contenu de cette nouvelle conscience tragique propre à la société libérale en cours d’institution.

 

La conscience tragique libérale

Pour la saisir, il faut sortir d’une lecture dramatique de la pièce qui s’appuie sur une problématique de l’illusion et tenter une analyse de Ruy Blas qui tienne compte de la performance du comédien, ici Frédérick Lemaître.

En effet, la lecture dramatique de la scène de la croisée évacue une question : celle du sens de l’obéissance de Ruy Blas aux ordres humiliants de Don Salluste. Si Ruy Blas est dans l’illusion ou même croit à son pouvoir d’illusion sur les ministres,  pourquoi ne profite-t-il pas de cette scène pour tuer immédiatement Don Salluste[22] ? Il exerce de facto les fonctions de Premier ministre et Don Salluste est en situation de faiblesse sociale depuis qu’il a été disgracié : si Ruy Blas était effectivement l’excellent comédien aliéné que l’on a décrit, il aurait là un coup à jouer, risqué mais pas impossible. Or, cette remarque conduit à considérer que ce qui afflige Ruy Blas ce n’est pas de ne plus pouvoir croire et faire croire qu’il est Don César, mais peut-être de se croire condamné à être valet, bien qu’il ait prouvé sa capacité à agir comme un grand homme politique, ou encore de savoir qu’il ne peut qu’accepter que ses actes ne lui appartiennent pas comme individu agissant. Il y a là une ouverture possible à plusieurs interprétations. Seules les didascalies indiquent la « honte », le « désespoir » et la « torture », sans d’ailleurs donner le sens de cette souffrance. Rien dans les répliques à jouer, ne dicte au comédien l’interprétation à donner de cette obéissance de Ruy Blas à Don Salluste. Hugo laisse donc ici au comédien la liberté de jouer avec cette figure de comédien aliéné qu’incarne Ruy Blas. C’est au comédien de choisir le sens de cette aliénation qu’il propose aux spectateurs, sachant que cette aliénation est nécessairement aussi un peu la sienne dans le champ théâtral parisien. Quel pouvoir révèle-t-elle? Le pouvoir précieux car fragile de l’illusion dramatique, le pouvoir de l’identification de l’individu à sa condition sociale (autre forme d’illusion que produirait la société libérale et que le théâtre pourrait dénoncer) ou bien le pouvoir de la domination économique d’un personnage sur l’autre ?

Le comédien qui joue Ruy Blas peut en effet choisir de ne pas jouer la honte, mais au contraire, par exemple le défi ou bien l’amusement. Ce serait alors suggérer que les comédiens ne sont pas dupes du jeu qu’on leur fait jouer et déjà une première façon d’exprimer sa liberté. Frédérick Lemaître transformant le rôle mélodramatique de Robert Macaire de façon à se faire aimer du public a déjà opéré ce type de renversement et a joui du pouvoir qui peut en être tiré. C’est ainsi en effet qu’il s’est approprié une pièce et bientôt un personnage[23]. Mais cela l’a conduit à devenir une vedette, c’est-à-dire à transformer non plus simplement sa force de travail mais sa personne en marchandise. Il se vend comme vedette, plus cher certes, mais il est plus que jamais contraint d’être le Robert Macaire du Paris théâtral : mi-voleur, mi-génie, tyrannisant le monde pour sauver individuellement sa peau.

Or, Frédérick Lemaître prend une autre voie pour jouer Ruy Blas. De même que Hugo s’interroge lors de l’ouverture de la Renaissance sur la pertinence qu’il y a à poursuivre le rêve de diriger un théâtre, Frédérick Lemaître saisit cette représentation pour jouir pleinement de la liberté que ses frasques boulevardesques[24] lui ont économiquement offerte. Frédérick Lemaître gagne peut-être sa liberté financière grâce à Robert Macaire mais au prix d’un assujettissement de l’exercice de son art à l’obligation de jouer Frédérick-Lemaître-détournant-un-drame-sur-la scène. L’allusion à l’actualité politique, le clin d’oeil, le détournement sont une forme d’asservissement de l’acte de jouer. Certes ils détachent l’acteur de l’emprise de l’auteur mais ils le détournent aussi de son activité de représentation, c’est-à-dire de mise à distance de la réalité. En effet, l’allusion est un acte de présentation, de superposition de deux réalités et non d’interprétation critique et distanciée.

Le geste de Frédérick Lemaître dans Ruy Blas est célèbre : « après avoir fermé la croisée, il se retourne le visage baigné de larmes[25] ». Le comédien ne choisit donc pas de jouer le contre-pied, de détourner le drame comme il a l’habitude de le faire, mais de jouir pleinement du pouvoir que lui offre le texte d’exercer librement son activité de comédien en ne faisant pas dire au personnage le sens de sa souffrance mais en proposant au comédien de jouer et donc d’interpréter une souffrance.

Quel sens scénique donner aux larmes que le comédien fait verser à son personnage ? Quelle est l’intention non pas du comédien mais du geste théâtral dans le contexte où il est exécuté ? Les fameuses larmes de Frédérick Lemaître ont pour effet de décaler le moment du clou, du double suicide des amants (qui serait le clou dramatique mélancolique) vers cette scène de la croisée (qui devient le clou tragique du spectacle) et ainsi de poser différemment le problème de Ruy Blas. En effet, ces larmes outrées rendent Frédérick Lemaître présent sur la scène comme comédien : avec ce geste, il montre son travail de comédien en actes, il l’exhibe comme liberté d’action et d’interprétation. Parce qu’il ne s’oublie pas derrière Ruy Blas, il empêche de considérer qu’il évident que Ruy Blas s’est oublié dans la peau de Don César. Ce faisant, il rappelle au spectateur que le comédien ne doit pas forcément être dans l’illusion qu’il est le personnage pour être bon. Au contraire, le comédien manifeste qu’il exerce son talent à la condition de la liberté de son action. Dès lors, la gestuelle désigne la souffrance de Ruy Blas comme pouvant être autre chose que celle d’un comédien désillusionné : de quoi Ruy Blas souffrirait-il ? Qu’est-ce qui pourrait retenir Ruy Blas d’abandonner sans difficulté son rôle de Don César ou au contraire de se débarrasser de Don Salluste qui le brime dans sa puissance d’exécution ? La réponse est peut-être précisément dans les paroles de Ruy Blas que Don Salluste s’empresse de balayer en l’accusant de s’illusionner : « Que faire sans argent ? ». Ruy Blas souffre d’obéir aux ordres de Don Salluste non pas seulement parce qu’il est partagé entre deux identités, l’une réelle mais indigne, l’autre à sa hauteur mais illusoire, mais aussi parce qu’il est conscient de soumettre son action à la volonté d’un autre en échange de son argent. Parce que Ruy Blas a vendu sa force de travail à Don Salluste, celui-ci en dispose, comme valet tout d’abord, puis comme comédien jouant sur commande. Les larmes de Ruy Blas ne sont pas seulement des larmes d’illusion ou de désillusion, elles sont des larmes de lucidité, forme libérée de la conscience d’être aliéné. C’est cela aussi qui fait leur beauté. Le comédien Frédérick Lemaître n’exerce son art en toute liberté et en toute beauté qu’à la condition d’être financièrement indépendant (ce qui lui coûte son aliénation dans le vedettariat) et scéniquement libre de jouer un texte qui ne dit pas tout. Parce qu’il est dans cette situation et que Ruy Blas ne l’est pas, son interprétation du rôle de valet donne peut-être une toute autre dimension au rapport entre spectacle romantique et liberté. La liberté du théâtre suppose de libérer celui-ci du paradigme de l’illusion qui légitime la contrainte pesant sur l’action du spectateur tout autant que sur celle du comédien.

La réflexion mélancolique offerte par Ruy Blas sur les pouvoirs de l’illusion dans un monde sans illusion est ainsi d’abord proposée à l’interprétation des comédiens et au jugement des spectateurs. La représentation théâtrale du drame de Ruy Blas dans les circonstances de l’ouverture du Théâtre de la Renaissance produit ainsi une conscience tragique actualisée et romantisée dans le monde libéral. La performance théâtrale met en discussion l’herméneutique dramatique proposée par le texte. Il convient donc de séparer la façon dont le drame montre d’une part l’impuissance du héros et la division de son être entre deux identités, et d’autre part la façon dont la scène interroge le principe d’identification. Si Ruy Blas s’identifie à Don César ou s’identifie au valet de chambre, il est sous l’emprise de Don Salluste. Son action ne lui appartient pas : il ne comprend pas ce que Don Salluste veut lui faire faire dans le rôle de Don César, et Don Salluste décide pour lui de sa façon d’agir (comme Don César ou comme valet). En revanche, si l’on considère que Ruy Blas prend conscience de la liberté d’exercice de sa performance lorsqu’il joue Don César, alors le héros accède à la connaissance pratique que son existence tient tout entière dans ses actes. À partir de la même pièce, deux philosophies de l’homme sont donc possibles selon que l’on adhère à la conception du théâtre comme producteur d’illusion ou que l’on traite le théâtre comme espace d’expériences à blanc[26] permettant à chacune de se saisir comme un être agissant en liberté dans un système de contrainte.

On peut conduire un raisonnement parallèle à propos du spectateur. Si l’on considère que Ruy Blas est contraint d’être dans l’illusion, de croire qu’il est un autre pour être crédible, alors le spectateur a intérêt à s’identifier à Ruy Blas pour prendre du plaisir dans l’abandon à l’illusion, cette valeur théâtrale précieuse et rare car disparue du monde réel présent. Le théâtre devient alors effectivement une boîte à fabriquer une valeur rare, donc chère, donc désirable : de l’illusion. Mais cette lecture du théâtre dramatique évacue le fait que la scène est incapable de produire une valeur à elle seule : elle ne sait que la mettre en question. La question de la séance théâtrale n’est pas « suis-je cet autre ? » mais « qu’aurais-je fait d’autre » ? Le héros romantique n’est alors plus le relais du spectateur sur la scène, il est une option, il est l’expérimentation d’une attitude dans le monde, comme le héros tragique grec. La représentation de ce drame romantique pose donc la question de la possibilité ou de la pertinence même de la promotion du théâtre et de la politique, lorsqu’ils sont définis comme des arts d’exercer un pouvoir d’illusion.

 

L’illusion est un problème, pas une solution (Conclusion)

Par l’intermédiaire du protocole théâtral de déguisement du valet en ministre, Ruy Blas convoque le pouvoir dramatique de l’illusion au service d’un dépassement du monde marchand. Cette illusion idéale est désignée comme vertueuse car elle permet de ré-enchanter un monde où même l’illusion est un produit marchand. La scène exhibe ainsi une tentative idéaliste de renversement de l’ordre marchand en un ordre politique vertueux, tout en la désignant comme vouée à l’échec.

Partant de cette proposition, le spectateur a le choix entre deux lectures du drame. Il peut considérer que l’illusion a un réel pouvoir (sur Ruy Blas ou sur lui-même), ou bien, au contraire, que le problème vient de la contrainte objective qui pèse sur les actions des hommes. La nécessité sociale pour l’individu de se définir comme un « être » et un « avoir » est une aliénation au moins aussi puissante que celle supposée de l’illusion. Or, elle renvoie directement à la définition libérale de l’individu propriétaire de lui-même et du produit de son travail. Ainsi, une interprétation dramatique de Ruy Blas dans la mesure où elle valorise l’illusion comme moyen d’agir sur le monde participe, en retour, à l’occultation d’un autre pouvoir exercé par le libéralisme désillusionné sur la condition humaine. Mais une interprétation de la pièce qui met l’accent sur ce qui est offert au jeu et au jugement, c’est-à-dire à la performance des acteurs et des spectateurs dans la séance théâtrale réintroduit la réflexion sur le pouvoir de l’action contre la mélancolie de l’impuissance.


[1] Extrait de la préface d’Hernani, datée du 9 mars 1830 : « Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquens et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d'aujourd'hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l'élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d'examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu'ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Ces ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l'ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu'ils auront échafaudé. Et, en définitive, leurs efforts de réaction auront été utiles. En révolution, tout mouvement fait avancer. La vérité et la liberté ont cela d'excellent que tout ce qu'on fait pour elles, et tout ce qu'on fait contre elles, les sert également ».

[2] Je fais référence au désir qu’il exprime dans la lettre à Victor Pavie du 25 février 1831 : « Je n’ai jamais songé à diriger un théâtre, mais à en avoir un à moi » (O.C., IV, p. 1021) cité par Anne Ubserfeld dans Le Roi et le bouffon. Étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, José Corti, 1974, p. 58.

[3] Idem.

[4] Sur cette question, voir notamment les travaux d’Anne Ubersfeld dans l’édition critique de Ruy Blas, Belles Lettres 1971, p. 99-103 et dans Le Roi et le bouffon. éd.cit., p. 410-411. Voir aussi son article « Hugo metteur en scène », dans Victor Hugo et les images, Ville de Dijon, Aux Amateurs de Livres, 1989.

[5] Je reprends pour cette communication des éléments de la troisième partie de ma thèse (dont la publication est en préparation) à laquelle je me permets de renvoyer : « Libéralisme et théâtre. Pratiques économiques et pratiques spectaculaires à Paris (1830-1848) » (Université Paris-Ouest Nanterre, La Défense, 2011).

[6] Je résume ici l’analyse de la libéralisation des pratiques théâtrales qui occupe les deux premières parties de la thèse déjà citée.

[7] Ruy Blas, Acte III, scène II.

[8] La didascalie indique : « Antonio Ubilla, écrivain-mayor des rentes ».

[9] La didascalie indique : Don Pedro Velez De Guevarra, comte de Camporeal, conseiller de cape et d’épée de la contaduria-mayor ».

[10] Voir la didascalie : « Tous s'asseyent autour de la table ; les uns prennent des plumes, les autres feuillettent des papiers. Du reste, oisiveté générale. Moment de silence. », Acte III, scène 1.

[11] Acte III, scène 1.

[12] Voir les développements sur l’usage du poison dans le drame romantique, dans A. Ubersfeld, Le Roi et le bouffon…, op. cit., p. 214-217.

[13] « Je m’y rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire, excepté la dernière scène », Diderot, Le Fils naturel, présentation par Jean Goldzink, Paris : Flammarion, 2005, p. 44.

[14] Id., p. 117-118.

[15] Id., p. 118.

[16] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[17] Acte III, scène 2.

[18] Id.

[19] Acte III, scène 5.

[20] Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit., tome 1, Paris, La Découverte, 2001 [Maspero, 1972].

[21] Ibid., p. 27-29.

[22] Ce n’est qu’à la fin de la pièce que Ruy Blas révèle son identité à la reine et tue Don Salluste. Cet assassinat n’est donc pas la traduction d’une volonté pour Ruy Blas de continuer à « être » Don César.

[23] Voir la thèse déjà citée : p. 203-211.

[24] Frédérick Lemaître ne cesse pas de pratiquer ce jeu de l’allusion et du détournement d’un drame par la scène : après Macaire, c’est dans Vautrin qu’il porte en 1840 des favoris, enfin bien sûr il faut compter l’épisode de la couronne négligemment jetée dans les affaires du chiffonnier dans le Chiffonnier de Paris. Voir O. Bara, « Le rire subversif de Frédérick Lemaître / Robert Macaire, ou la force comique d’un théâtre d’acteur », Insignis. Trans(e), n°1, mai 2010, p. 9-23. Internet, 08/09/10, http://www.revue-insignis.com/rubrique,sommaire,700017.html, consulté le 8/09/10.

[25] H. Laplace-Claverie, S. Ledda et F. Naugrette (dir.), Le Théâtre français du XIXe siècle, Paris : L’Avant-scène théâtre, p. 196.

[26] Voir Christian Biet et Christophe Triau, « La comparution théâtrale. Pour une définition esthétique et politique de la séance », Tangence, « Devenir de l’esthétique théâtrale », sous la direction de Gilbert David et Hélène Jacques, n° 88, automne 2008, p. 29-43.