Katherine Lunn-Rockliffe : Le
Progrès dans la poésie de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 24 septembre 2011
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La fonction des métaphores dans les vers de Hugo qui expriment une philosophie du progrès mérite d’être examinée de près. Évidemment Hugo a écrit un grand nombre de poèmes narratifs sur l’histoire, mais dans les passages qui réfléchissent sur la marche de l’histoire dans un registre philosophique, par exemple dans Dieu et Le Verso de la page, la logique est avant tout métaphorique. Nous allons considérer le rapport entre deux mécanismes à l’intérieur de ces passages philosophiques : premièrement la représentation des liens entre les domaines différents dans lesquels s’opère le progrès, tels que la science, la société, et la religion, et deuxièmement la représentation de la tension entre l’idéal du progrès et la réalité de la violence historique.
Les passages qui mettent en jeu le progrès chez Hugo tranchent souvent sur le fond. Je profite des travaux déjà faits sur les traits stylistiques particuliers des textes consacrés au progrès: Claude Millet a souligné qu’une sorte de «déréalisation s’observe a chaque fois que [...] s’opère une totalisation du devenir historique»[1], et Myriam Roman a montré que ces passages reproduisent des effets de mouvement pleins d’énergie et sont caractérisés par des marques fortes de l’énonciation[2]. Il y un autre trait frappant dans les passages sur le progrès : ils déploient souvent des métaphores saisissantes. Je vais montrer comment les métaphores du progrès dans les grands poèmes des années 1850 ont pour effet de brouiller les frontières entre des domaines disparates et comment ils travaillent à résoudre le conflit entre l’idéal et la violence historique.
Dans les poèmes d’avant 1850, Hugo évoque le progrès avant tout comme une ascension lente vers l’idéal et il n’abandonnera jamais complètement cette conception religieuse du progrès. Le progrès est avant l’exil surtout un idéal à chanter, mais très tôt Hugo reconnaît l’ambiguïté de la notion. Dans un des premiers poèmes consacrés au progrès, le premier poème des Voix intérieures (1837), Hugo constate une contradiction entre les progrès matériels et la religion. Il énumère les progrès dans les domaines de la justice, de l’égalité sociale et de la science, mais en même temps il regrette le déclin de la religion:
Mais parmi ces progrès dont notre âge se vante,
Dans tout ce grand éclat d’un siècle éblouissant,
Une chose, ô Jésus, en secret m’épouvante,
C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant[3].
Ce décalage entre le matériel et le spirituel dynamise un nombre remarquable de grands poèmes de l’exil. D’une manière générale, Hugo rejette la possibilité d’un progrès purement matérialiste, considérant que le progrès est un élargissement graduel de l’esprit.
Pourtant, Hugo observe souvent les acquis concrets de l’humanité et il construit des correspondances entre les différents domaines dans lesquels il observe le progrès. Le premier grand poème philosophique à méditer sur le progrès, «Force des choses» (1853) forge une narration qui intègre des transformations dans des domaines variés. Par exemple, il suggère que l’invention du télégraphe mène directement aux progrès sociaux:
Une force inconnue, empruntée aux éclairs,
Mêle au courant des flots le courant des idées.
La science, gonflant ses ondes débordées,
Submerge trône et sceptre, idole et potentat[4].
Ailleurs, le lien causal entre la liberté politique et les avancées scientifiques est brouillé, comme dans les vers suivants, dans lesquels «tu» dénote la nature:
Par degrés, lentement, on voit sous ton haleine
La liberté sortir de l’herbe de la plaine,
Des pierres du chemin, des branches des forêts,
Rayonner, convertir la science en décrets,
Du vieil univers mort briser la carapace.[5]
Dans «Force des choses», la science contribue donc au progrès politique et moral, et fait partie d’un progrès plus largement spirituel. Hugo continue par la suite à évoquer cette collaboration entre la science et le spirituel, dans «Les Mages» par exemple, où il loue dans la science un moyen de comprendre la nature et de faire pénétrer l’esprit dans la matière.
Dans les années cinquante, Hugo évoque de plus en plus concrètement les acquis du progrès dans des domaines spécifiques, et en même temps il aborde de plus en plus le problème de la violence révolutionnaire. Certaines œuvres réfléchissent sur les rapports entre les domaines différents dans lesquels le progrès se déroule, parfois en les reliant dans un tout poétique, parfois en regrettant les décalages. Hugo a tendance en représentant le progrès à sauter d’un domaine à un autre, juxtaposant parfois progrès matériels et progrès spirituels d’une manière surprenante. En même temps il emprunte de plus en plus le lexique d’un domaine pour décrire le progrès dans un autre, créant ainsi des liens entre eux au niveau métaphorique.
Par exemple, il saute parfois entre les domaines de la science et de l’histoire, et utilise des expressions appartenant à l’histoire pour décrire la science. Le rapport entre l’histoire et la science est complexe chez Hugo et en abordant ce sujet je dois bien sûr beaucoup aux travaux de Pierre Albouy, Guy Rosa, Pierre Laforgue, Claude Millet, David Charles, et Myriam Roman, entre autres.
En général, Hugo présente le progrès scientifique comme moralement moins problématique que l’histoire. La science apporte l’illumination graduelle, quand l’histoire procède, avec les guerres et révolutions, par bouleversements soudains et violents. Pourtant, la science est tout comme l’histoire un processus agonistique : si l’histoire est pleine des guerres et des révolutions, la science est parfois dépeinte comme une lutte contre les éléments.
Myriam Roman a montré que dans William Shakespeare Hugo annexe la science pour sa philosophie. Elle part de la phrase de Hugo «Le progrès est le moteur de la science»[6] pour souligner qu’il présente la science «non comme un sujet, mais comme un objet». Celle-ci est par conséquent «soumise à l’Histoire et traversée par le temps. »[7] Myriam Roman conclut que la science «occupe [...] une place comparable à celle de l’événement historique» et dans l’exil semble «prendre la place laissée vacante par le blocage de l’Histoire sociopolitique et les ambivalences des révolutions qui mêlent le sang au droit. Le savant permet le transfert et la sublimation qui sauve l’idée de progrès dans l’Histoire en évitant la question de la violence et de sa légitimité.» C’est un de mes propos aujourd’hui que de montrer que cette substitution s’opère d’une manière particulière dans la poésie.
Hugo établit des liens poétiques entre la science et l’histoire, à la fois dans la structure de ses poèmes et dans les métaphores. Dans l’analyse de ces techniques je vais m’appuyer sur les théories cognitives de George Lakoff et Mark Johnson sur la métaphore. Cette approche s’oppose aux théories de la comparaison, qui affirment que la métaphore relève des similitudes préexistantes entre deux termes. L’approche cognitive tient compte, elle, des systèmes de pensée auxquels les termes appartiennent, et affirme que la métaphore crée des similitudes qui permettent la compréhension d’un type d’expérience dans les termes d’un autre[8]. Dans cette perspective, la métaphore n’est pas seulement décorative mais facilite la compréhension des concepts. Chez Hugo, les métaphores sont utilisées pour affronter et tenter de dépasser des problèmes conceptuels, notamment le rapport entre progrès scientifique et progrès historique et le rapport entre l’idéal et la violence historique.
Dans certains des grands poèmes des années 1850, l’écriture métaphorique a pour fonction de proposer des articulations entre progrès scientifique et progrès historique. Je vais me concentrer sur deux exemples, tirés de Dieu (1854-5) et du Verso de la page (1857-8), deux textes dans lesquels la science ne figure que très brièvement mais d’une manière frappante. Dans les grands poèmes sur l’histoire que Hugo écrivit dans l’intervalle qui sépare ces deux œuvres – L’Âne, La Révolution, La Pitié suprême – cette question des rapports entre science et évolution sociopolitique est moins présente.
Dieu et Le Verso de la page ont évidemment des enjeux très différents. Dieu est une œuvre centrée sur l’évolution de la pensée religieuse au cours des siècles. Dans la section VII de L’Océan d’en haut, prononcée par un ange, le progrès est évoqué comme un phénomène de l’époque moderne qui englobe avancées scientifiques et progrès historique. Le progrès est une route vers Dieu, la manifestation terrestre et horizontale de Dieu. Le Verso de la page adopte une autre perspective : le texte médite sur le rôle de la révolution dans la marche du progrès – sans toutefois passer complètement sous silence la question de la science. Le Verso dépeint le progrès du point de vue de l’homme, qui essaie de comprendre la loi qui le sous-tend.
Passons maintenant à une étude plus détaillée des passages clefs de Dieu et du Verso de la page où est problématisé le rapport entre la science et l’histoire. Dans Dieu le passage clef de ce point de vue est une personnification étendue du progrès dans la section VII de L’Océan d’en haut, qui commence avec le progrès vomissant de la lumière et se conclut avec le progrès montant au ciel avec une tête décapitée. Ce passage est exprimé d’une manière tellement métaphorique qu’il est difficile de dire s’il décrit le progrès scientifique ou le progrès sociopolitique. Cette hésitation est accentuée par la position du passage dans l’ensemble de la section VII, exemple frappant de la tendance hugolienne à passer sans continuité d’un domaine du progrès à l’autre.
Avant d’aborder ce passage central sur le progrès, il faut rendre compte de la structure dont il fait partie. Ce passage se situe entre un éloge de la science, exprimant plus ou moins les idées de la révolution scientifique, et une vision spiritualiste du cosmos, exprimant la croyance que tout a une âme. La première partie, l’éloge de la science, est avancé par le locuteur, l’ange, au cours d’un discours où il reproche aux hommes d’avoir conçu Dieu comme un bourreau vengeur. Il les encourage à suivre maintenant leur curiosité et à approfondir leurs connaissances scientifiques, parce que cet élan est divin:
Chaque fois que l’homme, humble et que le doute abreuve,
Saisit un fait nouveau dans l’ombre, il a goûté
De Dieu, de la lumière et de l’éternité.
C’est bien. C’est vers le jour une marche gagnée[9].
Dans la deuxième partie, l’ange rappelle à l’homme que malgré ses succès, il n’est pas supérieur au reste de la création, au sens où il n’est pas le seul à avoir une âme. Ce rappel déclenche une longue description de l’échelle des êtres et de la métempsychose, soit du progrès sur un plan cosmique. Hugo décrit un processus de transformation continue dont Dieu est le moteur, et à l’intérieur duquel tout ce qui est matériel se spiritualise. C’est un tableau lyrique et plutôt vague dans lequel l’univers est en mouvement perpétuel et s’améliore peu à peu :
Tout se meut, se soulève, et s’efforce, et gravit,
Et se hausse, et s’envole, et ressuscite, et vit!
[...]
La bête est commuée en homme, l’homme en ange;
Par l’expiation, échelle d’équité[10].
À première vue, ces deux visions du progrès ne font pas un tout. Pour René Journet, Hugo décrit simplement deux aspects de la croyance du dix-neuvième siècle: Dieu ne nous punit pas d’être curieux et l’homme n’est pas seul à avoir une âme[11]. Mais dans une certaine mesure la vision cosmique de la métempsychose comprend et dépasse la vision de l’homme qui cherche à lutter et à élargir ses connaissances. C’est dire que le spiritualisme du XIXe siècle dépasse le rationalisme de la révolution scientifique. La logique de Dieu est peut-être une manifestation de ce qu’observe Pierre Albouy chez Hugo : «le christianisme reste encore imparfait, à cause de l’éternité des supplices de l’enfer; le progrès doit pénétrer aussi dans l’au-delà; les morts ont droit, eux aussi, au progrès»[12]. Dans Dieu, comme la vision d’un cosmos plein de vie est posée à la suite du rejet de l’idée de Dieu-juge, la structure semble bien articuler cette logique.
Pourtant, comme nous l’avons déjà constaté, Hugo ne passe pas directement de l’idée que Dieu ne nous juge pas à l’évocation de la métempsychose cosmique. Entre les deux, il y a ce passage métaphorique de quatre-vingt-trois vers sur le progrès, dans lequel les rapports entre la science, l’histoire et la violence méritent une analyse détaillée. Là où l’évocation initiale du progrès scientifique avait été avant tout un éloge, ce passage métaphorique est beaucoup plus ambigu, et semble faire obliquement référence aux changements socio-historiques, au début avec l’image des assauts contre des fenêtres, et à la fin avec celle d’une tête décapitée. Le passage instaure avec insistance un lien entre la violence et la créativité, ce qui anticipe les formulations du progrès historique que fera Hugo dans Le Verso de la page et plus tard dans L’Année terrible, et soulève une question: l’ambivalence exprimée dans ce passage est-elle éprouvée à l’égard de la science ou de l’histoire?
Dans le passage antérieur sur la science Hugo fait déjà allusion à la violence. D’abord il souligne simplement la difficulté des découvertes:
Quelle que soit la lutte ou la peine ou l’épreuve,
Chaque fois que l’homme, humble et que le doute abreuve,
Saisit un fait nouveau dans l’ombre, il a goûté
De Dieu, de la lumière et de l’éternité[13].
La quête des connaissances nécessite la prise de risque et l’homme doit se battre contre les éléments. La violence devient plus ambiguë quand la science est comparée avec une hache:
À grands coups de science, à grand coups de cognée,
Les vivants ont raison, dans leur obscurité,
D’ébaucher la statue immense Vérité[14].
Dans la mesure où l’on utilise une cognée pour abattre des arbres et non pas pour ciseler des sculptures, on peut considérer que Hugo mêle ici la destruction à la création.
Hugo introduit son hymne au progrès en dépeignant la lutte entre le bien et le mal dans les termes d’un voyage. Il fait de l’esprit humain un marcheur, ce qui est bien sûr une personnification souvent utilisée pour évoquer le progrès, et ce marcheur est figuré comme un innocent affligé par des maux extérieurs rencontrés en route:
L’esprit humain qui va voit devant lui l’écueil,
L’escarpement, l’horreur, le chaos, le cercueil,
Et le sentier toujours plus sinistre et plus roide;
Ce marcheur a le front baigné de sueur froide;
Va, marcheur! Mal et Bien portent à leurs deux bouts
L’effroi[15].
Pourtant, les deux derniers vers de cet extrait suggèrent que le mal et le bien ne sont pas si faciles à distinguer. Cette ambiguïté s’accentue dans les vers qui suivent. Au moment même où Hugo introduit le terme «progrès», le mal devient plutôt un ensemble de faits perpétrés par l’homme dans ses efforts pour avancer. Hugo évite toutefois de faire du progrès un processus intégralement ambigu et du coup trop obscur, en échafaudant un système de personnifications : à plusieurs reprises il souligne ainsi que le progrès équivaut au bien, mais il admet que ce bien fait du mal. C’est cette personnification qui lui permet de maintenir clairement la distinction entre le bien et le mal.
Le progrès demeure le bien, quoiqu’il fasse des actions violentes:
Souvent, féroce au bonheur des hiboux,
Le progrès, rudoyant tous les petits bien-êtres,
Vomit tous les rayons dans tous les fenêtres,
Le bien est sans pitié[16].
Le progrès et le bien occupent des positions analogues sur les plans métriques et grammaticaux, ce qui met en valeur leur équivalence. Les actions du progrès sont ambiguës à plusieurs niveaux, et il est impossible de savoir si le progrès vient de l’extérieur ou de l’intérieur. Vomir est une action qui fait passer quelque chose de l’intérieur vers l’extérieur. Mais les fenêtres sont d’habitude cassées de l’extérieur, en particulier lors des révolutions qui ont lieu dans les rues. Hugo ne précise même pas si les fenêtres sont cassées: une vomissure de lumière ne risque guère de casser quoique ce soit. Le fait que le progrès rudoie le confort domestique suggère que le progrès vient de l’extérieur, mais «vomit» suggère qu’il vient de l’intérieur. Le progrès est un agent qui irrite et qui salit, qui surgit parmi les hommes mais en même temps qui canalise la lumière qui vient du ciel. Le progrès vomit, ce qui est l’action d’une créature organique, mais ce qu’il vomit est de la lumière, quoique la lumière soit intangible. Hugo réunit la violence de la rue avec des images religieuses de la lumière, afin de concilier le bien et le mal. Ici on a apparemment quitté le terrain de la science pour réfléchir sur l’histoire, et le mal vient de l’homme en même temps qu’il surgit à l’extérieur. Mais Hugo a trouvé un système métaphorique pour contenir le mal et pour éviter de le confronter.
Il répète à plusieurs reprises cette équivalence entre le progrès et le bien, et s’éloigne encore plus de la réalité concrète de la science aussi bien que de l’histoire. Les vers qui suivent ne dépeignent pas les activités se rapportant à un domaine spécifique, mais créent une structure métaphorique pour évoquer à un niveau plus élémentaire le changement au cours du temps et son rapport à la dualité du bien et du mal. Hugo développe la métaphore de la marche pour mettre en évidence d’autres aspects du progrès. C’est ce que Lakoff et Johnson appelleraient une métaphore structurale, c’est-à-dire qu’un concept hautement structuré et bien défini est utilisé pour en structurer un autre[17]. La marche a une structure définie: elle implique une direction, une vitesse, un sentier, et un but. Hugo projette cette structure sur la notion de progrès pour lui donner une cohérence et pour mettre l’accent sur certains aspects.
Par exemple, ayant souligné l’âpreté du sentier, Hugo souligne ensuite la démarche du marcheur, la vitesse et l’énergie du progrès:
Le progrès a parfois l’allure vaste et fauve,
Et le bien bondissant effare ceux qu’il sauve[18].
Il constate que le progrès paraît effarant pour certains, mais n’affirme pas qu’il le soit intrinsèquement, ce qui a pour conséquence de remettre en question l’essence du progrès et surtout ce qui lui permet d’éviter le problème de la violence dans l’histoire. Encore une fois, le progrès et le bien sont équivalents; ils occupent la même position dans ces constructions parallèles. La rime de «fauve» avec «sauve» souligne les liens entre le positif et le négatif.
Ce n’est pas seulement le progrès qui est personnifié, mais aussi l’avenir même:
Va! Monte! À chaque étape une larve surgit:
C’est l’avenir debout dans sa figure étrange;
L’avenir semble spectre avant d’apparaître ange[19].
L’avenir nous fait face et en même temps il change d’apparence, ce qui implique qu’il avance vers nous. En fait, comme Hugo nous incite à avancer et à monter, c’est plutôt nous qui avançons vers l’avenir. L’avenir est déjà parmi nous, et ce décalage temporel est encore une manière d’expliquer comment ce qui paraît mauvais pourrait être bien. Il y a un décalage analogue dans l’évocation de l’avenir à la fin du Verso de la page:
Oh! ne le craignez pas, peuples! Son nom immense
C’est aujourd’hui combat et c’est demain clémence[20].
Dans ces exemples, l’homme n’est plus un corps qui passe à travers le temps, mais le temps lui-même est personnifié et figuré sur le plan spatial. L’avenir est quelqu’un qui arrive derrière les vivants pour les pousser en avant, au lieu d’apparaître devant eux.
Lakoff et Johnson montrent qu’il est possible de faire des personnifications à partir de métaphores qui ne sont pas en soi des personnifications, à partir de la possibilité que «des événements so[ie]nt des actions»[21]. Par exemple, nous attribuons à l’action de mourir un agent que nous nommons «la mort»[22]. Selon le principe que le passage du temps joue un rôle causal dans des événements de changement, «le temps» devient un agent[23]. Nous vieillissons et nous en appelons l’agent le «voleur temps». Selon le même principe, nous attribuons à l’action de mourir un agent que nous nommons «la mort»[24]. Nous vieillissons et nous appelons l’agent de ce processus le «voleur temps». Quand Hugo évoque le temps qui passe et les changements qui arrivent, il attribue ces changements au sujet «l’avenir»:
L’avenir vient avec le souffle d’un grand vent;
Il chasse rudement les peuples en avant;
Il fait sous les gibets des tremblements de terre[25].
L’avenir est le bien, et s’il fait des actions violentes, celles-ci ont pour objet le mal du passé. Dans les vers cités, Hugo justifie la violence exercée pour abolir la peine de mort. L’avenir n’est plus le but, mais un agent dans le présent qui agit dans l’espace. Attribuer ainsi la fonction d’agent au progrès ou même à l’avenir peut être interprété comme un moyen pour renoncer à la responsabilité de l’homme.
Jusqu’ici, Hugo a juxtaposé le bien et le mal sans suggérer qu’ils entrent dans un rapport réciproque ou dynamique qui pourrait aboutir à une synthèse. Par contre, dans l’extrait qui suit, les métaphores créent un effet de synthèse:
L’enfantement du mieux a ses convulsions.
Tout dans les cieux se fait par révolutions.
Qu’est-ce que le progrès? Un lumineux désastre,
Tombant comme la bombe et restant comme l’astre[26].
Dans ce passage, Hugo mêle un grand nombre de domaines de réalisation du progrès: la biologie, l’astronomie, la technique, le champ social et l’univers spirituel. D’abord il établit une analogie organique, reprenant le lieu commun selon lequel une naissance douloureuse est nécessaire pour que le bien puisse sortir du mal. Au deuxième vers, il ajoute une analogie astronomique, mais comme le mot «révolution» a aussi une valeur socio-historique il chevauche les domaines de la science et de l’histoire. L’idée selon laquelle le progrès est naturel est déjà remise en question. Le progrès se résume ensuite dans la formule du «lumineux désastre», oxymore qui n’appartient à aucun domaine concret et qui pour la première fois accorde un nom dysphorique au progrès. Le quatrième vers fait du progrès un bouleversement soudain en même temps qu’il lui confère la fixité d’une étoile. La bombe symbolise la contribution de l’Homme et l’astre symbolise celle de Dieu, comme si le progrès était le fruit de leur collaboration – collaboration qui renferme un autre conflit, car la bombe signale à la fois l’invention et la destruction.
Ces vers empruntent le lexique de la violence et attribuent à celle-ci une dimension cosmique: la bombe fabriquée par l’homme fait advenir une lumière astrale. Une explosion n’est pas simplement linéaire mais elle va dans tous les sens, et donc elle a une dimension cosmique. Cette explosion réunit la vie et la violence, et ainsi fait écho au vers qui évoque l’enfantement. En fait, la métaphore organique de la nouvelle vie implique toujours la possibilité de la mort. Judith Schlanger montre que l’Humanité est souvent personnifiée mais que cette personnification n’a pas toujours la même intention. Les approches matérialistes soulignent que l’Humanité a une vie organique et donc qu’elle croîtra et puis qu’elle mourra, tandis que les approches religieuses conçoivent l’histoire comme un perfectionnement spirituel tendant à une régénération universelle et non pas à la mort[27]. Ce genre de récit providentiel annule la référence biologique à la vie. Chez Hugo, c’est une bombe qui anéantit l’organique, et apporte la lumière éternelle d’habitude retrouvée à la fin d’un récit religieux. Dans ces vers très denses, chaque métaphore met l’accent sur un aspect spécifique du progrès, et leur combinaison souligne que le progrès est à la fois un processus naturel, une explosion faite par l’homme, et une manifestation de la transcendance.
Hugo traduit ce «lumineux désastre» en une métaphore analogue: «une sombre inondation de bonheur», et l’étend au cours de plusieurs vers:
Sombre inondation de bonheur! – O terreur!
Dit l’homme. Et le génie, indomptable éclaireur,
Crie: O joie! – Allons, marche, esprit de l’homme! Avance!
Accepte des fléaux l’énorme connivence!
Marche! Oui, souvent, douteux pour qui l’a souhaité,
Le progrès, effrayant à force de clarté,
A, quand il vient broyer le faux, l’abject, l’horrible,
Des apparitions de crinière terrible.
Sa promesse menace; et, pour tout ce qui doit
Tomber, mourir, finir dans le jour qui s’accroît,
Faux dieux, faux prêtres, mage impur, juge vendable,
Son rire est le rictus de l’aube formidable![28]
L’avant-dernier vers se réfère concrètement aux changements sociopolitiques. Le mal est pour la première fois personnifié, sous la forme des fléaux, mais ces fléaux participent au bien. Hugo leur attribue donc la capacité de contribuer activement au bien et ainsi diminue leur négativité.
La destruction et la création sont véritablement liées l’une à l’autre dans l’expression «sombre inondation de bonheur». L’eau inonde le passé, un scénario fréquent chez Hugo (il n’est que de penser aux vers déjà cités de «Force des choses»: «La science, gonflant ses ondes débordées, / Submerge trône et sceptre, idole et potentat»). Dans Dieu, l’inondation sert à réunir le bien et le mal d’une manière très convaincante, d’abord parce que le déluge rappelle l’histoire biblique, mais aussi, plus subtilement, parce qu’en tant que métaphore le déluge permet à Hugo de décrire deux aspects apparemment contradictoires du progrès : son poids destructeur et son caractère lumineux. L’eau est lourde et broie le passé – l’accentuation du verbe «broyer» grâce à sa position juste à la césure souligne la force de l’action. Mais l’eau est aussi fluide, et puisque la lumière est souvent décrite comme un liquide, la lumière ici semble être motivée par l’idée d’inondation et n’est pas seulement une apparition divine sans motif. La métaphore mixte du déluge permet de réunir deux aspects du progrès qui à première vue se contredisent : le poids et la lumière, comme le mal et le bien. Un élément commun à ces deux aspects, la force, donne sa cohérence à la métaphore.
Hugo continue à amplifier cette juxtaposition de la lumière et du poids, en évoquant une sorte de guerre astrale. Mais sans la métaphore mixte de l’inondation pour motiver les images contradictoires, celles-ci tendent à tomber dans l’artifice:
Le progrès, qui poursuit ses vaincus haletants,
Qui veut qu’on soit, qu’on marche et qu’on fouille et qu’on taille,
Pousse ses légions d’azur dans la bataille,
Ses penseurs constellés, éthérés, spacieux,
Et ces hommes divins et ces hommes solaires
Font marcher leurs bienfaits au pas de leurs colères[29].
Le progrès est un général qui envoie ses légions se battre, mais ces légions ont les attributs de la lumière astrale. L’image d’une marche militaire pour aligner les bienfaits et les colères souligne que l’alliance résulte de l’entraînement et de la discipline et n’est pas du tout naturel.
La logique qui avait réuni le poids et la lumière semble maintenant se désagréger. C’est ainsi que Hugo inscrit la difficulté qu’il y a à reconnaître la violence réelle des guerres quand on veut croire à la pureté du progrès. Au moment où surgit cette difficulté, il s’élance encore une fois vers la science:
Le bien saisit le mal et l’écrase à son tour.
Accepte l’incendie invincible du jour,
Homme! Va! Jette-toi dans ces gueules ouvertes
Qu’on nomme inventions, nouveautés, découvertes![30]
La juxtaposition des soldats et des inventeurs suggère encore une équivalence entre l’histoire et la science. Hugo développe alors la métaphore de la voracité, en indiquant que le sujet du verbe «dévorer», c’est le progrès:
Ne crains pas le progrès dévorant les ténèbres,
Trouvant les idéals par l’effort des algèbres,
Montant, géométrie et poésie, à Dieu! [31]
Le progrès dévore l’ombre pour que l’homme puisse monter à Dieu. Ayant été dévoré, englouti dans un orifice physique, l’homme accède à un niveau spirituel supérieur. Hugo reprendra cette métaphore du progrès dévorant le passé dans son poème «Abîme»:
Le beau Progrès vermeil, l’œil sur l’azur fixé,
Marche, et tout en marchant dévore le passé[32].
Dans Dieu la voracité matérielle côtoie la pureté mathématique. L’acte de dévorer peut faire peur dans la mesure où il peut-être associé à l’archaïque, mais il n’est pas négatif en soi, surtout si ce qui est avalé est mauvais. Dévorer est l’inverse de vomir, et donc on comprend rétrospectivement la métaphore du début du texte : le progrès a dû vomir la lumière parce qu’il avait avalé l’ombre du passé.
Le passage se termine en réunissant des métaphores de guerre et de voyage : le progrès est un «conquérant de ciel bleu» et un «montagnard du sublime», pour être finalement défini par l’image d’une tête décapitée – sans doute une allusion à la Terreur:
Suis ce monstre splendide, homme! Car il est beau
De toutes ces laideurs qu’on nomme Mirabeau,
Socrate, Camoëns, Cromwell, Tyrtée, Ésope;
Et, faisant le niveau du cèdre et de l’hysope,
Il apparaît, mêlé d’Homère, de Newton
Et de Moïse, avec la face de Danton,
Et monte aux cieux portant la tête échevelée
De la nuit sombre au bout de sa pique étoilée!
C’est bien. – [33]
Comme dans «Les Mages», les noms des savants côtoient les noms des écrivains et des personnages historiques. L’image de l’ascension idéale qui «monte aux cieux» est simplement juxtaposée à celle, violente, de «la tête échevelée» – sans offrir de véritable synthèse entre les deux, Hugo dépeint leur collaboration d’une manière très vive. Sur le plan rhétorique la tête décapitée sert à couper la fin du passage. Cet effet d’encadrement est alors renforcé par l’ange. C’au moment de l’évocation de la tête décapitée qu’il arrête son discours pour contempler ses propres ailes – une noire et une blanche. Malgré lui il doit admettre l’existence de l’aile noire, quoiqu’il préfère regarder la blanche. Les plumes de l’ange figurent l’existence du mal dans le progrès, mais le poète esquive le problème de la Terreur. L’ange profite de l’examen de ses ailes pour revenir à l’idée que l’homme attribue à tort la noirceur qui caractérise sa propre existence à Dieu. L’ange rejette cette conception de Dieu et appelle l’homme appesanti par la souffrance à reconnaître que la vie éternelle n’est pas déterminée par un Dieu-juge, mais reste une vie dont l’individu gardera la responsabilité, ce qui ouvre la voie au passage cosmique sur la métempsychose.
Deux mécanismes frappent dans ce passage de Dieu. Premièrement, Hugo joue sur les rapports entre les domaines différents dans lesquels le progrès s’opère. Il y a notamment un va-et-vient entre les domaines de la science et de l’histoire, et on a du mal à distinguer la quête scientifique des changements historiques. Cette section de Dieu se donne pour un éloge de la science mais finit par insinuer le progrès historique, comme si la science fonctionnait comme un substitut de l’histoire. Hugo combine des domaines différents pour évoquer le progrès métaphoriquement, et cela produit un enchaînement très dense des métaphores.
Deuxièmement, Hugo personnifie le progrès et associe ses actions à des formes naturelles de l’expérience, comme marcher et dévorer. Il fait comprendre les contradictions du progrès en invoquant ces activités humaines de tous les jours. Dieu évoque une lutte simple du bien contre le mal, mais ne développe pas de véritable dialectique. Hugo crée des métaphores qui mettent en valeur la créativité de la violence. Il accorde le mot «bien» aux entités personnifiées qui font des actions destructrices. Pourtant, ce type de métaphore n’est pas une vraie synthèse qui mène plus loin. Son effort pour évoquer l’harmonisation du bien et du mal produit des métaphores très fortes, quoiqu’elles servent souvent à esquiver le problème conceptuel.
Dans Dieu, Hugo ne s’attaque pas directement au problème de la violence dans l’histoire. Il fait de la révolution une version plus aigüe des difficultés auxquelles sont confrontés les hommes de science. Le désir de célébrer le progrès l’emporte sur le souci de comprendre la fonction de la révolution. Bien-sûr, la notion de changement historique n’est pas vraiment au cœur de Dieu, puisque ce poème trace l’évolution de la religion, et la science et l’histoire sont toutes les deux seulement des étapes sur la voie prise par cette évolution. Pourtant, cette contradiction entre l’idéal du progrès et la réalité de la violence révolutionnaire deviendra le sujet central du Verso de la page trois ans plus tard.
Je vais considérer beaucoup plus rapidement un passage du Verso de la page qui associe les mêmes éléments – l’histoire, la science, et la violence –, mais dans une nouvelle disposition.
Les enjeux du Verso de la page ne sont pas du tout les mêmes que ceux de la partie «Rationalisme» de Dieu. Alors que Dieu souligne que le bien est la force dominante, Le Verso de la page se confronte directement au problème du mal dans l’histoire. Alors que Dieu situe le progrès comme une étape entre autres dans l’histoire terrestre, Le Verso de la page essaie d’articuler une loi du progrès qui gouverne l’histoire entière.
Depuis Dieu, Hugo s’était débattu avec le problème du progrès dans des poèmes tels que L’Âne, La Révolution, et La Pitié suprême. Comme l’a méticuleusement montré Pierre Laforgue, pendant ces années Hugo essaya plusieurs moyens de traiter la question de l’histoire, et son cheminement poétique a une cohérence profonde. Hugo hésitait entre une reconnaissance de la réalité désespérante des événements historiques et une vision finaliste qui donne à l’histoire un sens, et en conséquence son écriture est pleine de tensions et de contradictions, tensions et contradictions très manifestes dans Le Verso de la page[34].
La structure même du texte établit une alternance entre la reconnaissance de la violence dans l’histoire et des appels à une nouvelle clémence. Au début Hugo reconnaît que la violence révolutionnaire en France a été nécessaire pour supprimer les iniquités du passé, mais au cours d’une argumentation en spirale il affirme que le progrès véritable devrait mener à un rejet de la peine de mort. La fin du Verso fait écho à Dieu, affirmant le triomphe du bien, mais la partie centrale du poème est beaucoup plus ambigüe et évoque le conflit entre le bien et le mal sans pouvoir le résoudre.
L’effort poétique pour faire sortir le bien du mal se manifeste clairement dans les métaphores du Verso de la page. Certaines d’entre elles trahissent la difficulté d’extraire le bien du mal, en affichant leur propre artifice. Par exemple, Hugo s’appuie sur des lieux communs organiques, tels que «toute fleur est d’abord fumier».[35] Parfois il renverse simplement les associations habituelles du bien et du mal:
Le bien est un linceul en même temps qu’un lange;
Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau[36].
Il fait référence à des mythes – «Tout déluge a pour fin le vol d’une colombe»[37] et propose même des comparaisons étonnantes comme «La guerre est un berger tout autant qu’un boucher»[38]. Ces métaphores isolées se détachent du fond mais ne mènent à aucune résolution plus durable. Par contre, ailleurs on trouve des métaphores structurales qui utilisent un concept hautement structuré pour en structurer un autre, et qui donnent l’impression que les maux ne sont pas isolés mais font partie d’un processus plus grand[39]. Par exemple, il utilise le concept de la guerre pour structurer le concept de la science. Ce parallèle se manifeste dans la partie centrale du poème, celle qui est la plus ambigüe en ce qui concerne le rapport problématique entre le bien et le mal. Publiée plus tard dans L’Année terrible sous le titre «Loi de formation du progrès», cette partie comprend deux moitiés. La première médite sur la bataille avec la nature et souligne que l’homme est vaincu:
L’homme prend la nature énorme corps à corps
Mais comme elle résiste! Elle abat les plus forts[40].
La deuxième moitié médite sur la violence parmi les hommes, et le poète essaie de se convaincre du fait que la destruction est créatrice :
Quoi! Les sabres sonnant sur les casques de fer,
L’épouvante, les cris des mourants qu’on égorge...
– C’est le bruit des marteaux du progrès dans la forge[41].
Hugo suggère une parallèle entre ces deux luttes, et le passage qui deviendra «Loi de formation du progrès» travaille à établir une loi qui intègre la nature et l’histoire, la science et la guerre.
Le Verso est un poème qui s’affronte à la difficulté de théoriser le progrès. Alors que Dieu parle de la science pour éviter de parler de l’histoire, Le Verso parle de la science afin d’échafauder la loi du progrès, c’est-a-dire qu’en essayant de saisir la logique qui sous-tend la marche de l’histoire, Hugo inclut des réflexions sur la nature et le savoir. Au milieu des méditations sur les luttes entre les hommes il évoque la bataille entre les hommes et la nature, bataille qui est en même temps le travail pratique des savants et le conflit plus fondamental entre l’esprit et la matière. À première vue, le passage sur la science et les découvertes semble une nouvelle digression pour éviter le problème historique, mais en vérité Hugo l’intègre à son projet de saisir une loi qui comprend tout.
Il résume la contradiction entre l’idéal et la violence ainsi:
O contradictions terribles! d’un côté
On voit la loi de paix, de vie et de bonté
Par-dessus l’infini dans les prodiges luire;
Et de l’autre on écoute une voix triste dire:
–Penseurs, réformateurs, porte-flambeaux, esprits,
Lutteurs, vous atteindrez l’idéal! à quel prix?
Au prix du sang, des fers, du deuil, des hécatombes.
La route du progrès, c’est le chemin des tombes.— [42]
Comme solution à ce conflit, Hugo propose la science, dans sa dimension technique, quoiqu’il admette que c’est une entreprise vaine:
Voyez: le genre humain, à cette heure opprimé
Par les forces sans yeux dont ce globe est formé,
Doit vaincre la matière, et, c’est là le problème,
L’enchaîner, pour se mettre en liberté lui-même.
L’homme prend la nature énorme corps à corps
Mais comme elle résiste! Elle abat les plus forts[43].
La juxtaposition de la violence infligée par des hommes sur leurs semblables dans le premier extrait et de l’affrontement entre l’homme et la nature dans le second suggère une parallèle entre ces deux luttes. Hugo personnifie la nature pour dépeindre les découvertes de l’homme comme un combat. L’homme doit utiliser la force pour vaincre la nature, version plus belliqueuse de l’idée habituelle que l’homme manque la force pour vaincre la nature mais qu’il a des ruses pour tourner la nature contre elle-même[44]. Ensuite il attribue la ruse à la nature:
Derrière l’inconnu la nuit se barricade;
Le monde entier n’est plus qu’une vaste embuscade;
Tout est piège; le sphinx, avant d’être dompté,
Empreint son ongle au flanc de l’homme épouvanté;
Par moments, il sourit et fait des offres traîtres;
Les savants, les songeurs, ceux qui sont les seuls prêtres,
Cèdent à ces appels funèbres et moqueurs;
L’énigme invite, embrasse, et brise ses vainqueurs[45].
Paradoxalement, la nature détruit ses vainqueurs, ce qui remet en question le terme même de «vainqueur». Pourtant, dans ce dernier vers il devient clair que Hugo s’appuie sur la personnification habituelle de la nature comme une femme – les actions «invite» et «embrasse» appartiennent au code de l’amour, aussi bien que le terme «vainqueur». Dans cette perspective, il est tout à fait logique que la nature nous trompe, parce que la femme perfide est encore un lieu commun. En structurant le concept de la lutte avec la nature par la métaphore de l’amour, Hugo utilise encore une fois une expérience humaine fondamentale pour décrire le progrès. Il y a aussi un chevauchement entre ces métaphores, parce que c’est un lieu commun que de dire que l’amour est comme la guerre. Cette métaphore mixte sert à concilier le bien et le mal, et suggère en outre que les activités humaines diverses entreprises par les savants et les songeurs ont toutes la même fin: ici la nature, en guise de femme fatale. La nature ressemble au progrès lui-même, dans la mesure où elle détruit les hommes.
Dans les vers qui suivent Hugo continue à structurer la lutte avec la nature à la fois comme la guerre et comme l’amour:
Les éléments, du moins ce qu’ainsi l’erreur nomme,
Ont des attractions redoutables sur l’homme;
La terre au flanc profond tente Empédocle, et l’eau
Tente Jason, Diaz, Gama, Marco Polo,
Et Colomb que dirige au fond des flots sonores
Le doigt du cavalier sinistre des Açores;
Le feu tente Fulton, l’air tente Montgolfier;
L’homme fait pour tout vaincre ose tout défier[46].
Le vocabulaire d’attraction et de tentation fait penser à une séduction, et la référence au flanc profond de la terre renforce cet effet. Encore une fois, Hugo affirme que l’homme est fait pour vaincre, mais le montre déçu et trahi. La ruse de la nature est peut-être de faire penser à l’homme que la science est le moyen de percer la vérité. Le dernier vers de cet extrait est ironique et tout de suite renversé par le suivant :
Maintenant regardez les cadavres. La somme
De tous les combattants que le progrès consomme,
Étonne le sépulcre et fait rêver la mort.
Combien d’infortunés noyés dans leur effort
Pour atteindre à des bords nouveaux et fécondables!
Les découvertes sont des filles formidables
Qui dans leur lit tragique étouffent des amants;
O loi! Tous les tombeaux contiennent des aimants;
Les grands cœurs ont l’amour lugubre du martyre,
Et le rayonnement du précipice attire.[47]
Ce passage évoque les efforts faits par l’Humanité pour découvrir les lois de la nature, et souligne la violence de la rencontre. Il déploie un vocabulaire de conquête, décrivant les explorateurs comme des «combattants». C’est un rappel du fait que les hommes sont mortels et que la science n’y change rien. On est ramené au chemin des tombes, mais cette-fois-ci ce n’est plus la guerre qui mène à la mort mais la science. La science a été décrite en des termes de guerre, suggérant qu’il y a une équivalence entre elles dans la mesure où elles sont des nécessités violentes. Mais d’habitude la science n’est pas si violente chez Hugo. Le Verso reprend la notion de la science comme défi et risque qui avait été esquissée dans Dieu et accentue aussi la violence de la science qui y avait été évoquée. Tout se passe comme si la science apparaissait plus violente dans Le Verso de la page parce que le poème essaie avant tout de comprendre la violence historique.
La métaphore érotique continue dans le vers «les découvertes sont des filles formidables». Ces filles sont les aspects de la nature découvertes par les aventuriers, présentées comme des femmes fatales qui étouffent ceux qu’elles séduisent. Les aventuriers sont non seulement des guerriers mais aussi des amants tragiques.
Ces vers mobilisent aussi le topos de la vanité de l’effort humain. Comme nous l’avons vu dans Dieu, le progrès est un dévoreur. Le verbe «consommer» pourrait être une métaphore du feu, de la maladie ou de la voracité, mais l’allusion au «sépulcre» souligne la voracité puisque la tombe a des affinités avec la bouche (dans Dieu le tombeau a des «lèvres de granit»[48]). Cette métaphore de la voracité chevauche deux autres métaphores. Premièrement, elle est une version amplifiée du topos traditionnel du temps qui ronge, souvent exprimé par l’image des dents du temps. Dans Les Travailleurs de la mer, le narrateur résume les efforts de l’homme ainsi:
De toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire[49].
Dans cet extrait du roman, Hugo fait du temps une force vaste et impersonnelle qui transforme le monde, avec la collaboration de l’homme. Dans Le Verso de la page, le progrès est un personnage qui étonne la mort avec son appétit, ce qui fait du progrès un rival de la mort, et qui souligne la parenté entre le progrès et le temps. Le progrès prend du temps et en acquiert ici certains attributs. Si le temps ronge, le progrès dévore.
Deuxièmement, le progrès qui dévore anticipe la métaphore de la forge. Nous avons déjà cité le vers suivant:
— C’est le bruit des marteaux du progrès dans la forge.
Hugo utilise fréquemment cette métaphore de la forge, qui brûle le vieux pour faire du nouveau. Dans cette perspective, le progrès consomme des individus pour alimenter son fourneau et donc leur mort sert à faire avancer l’Humanité vers l’idéal.
Une fois encore le réseau des métaphores est très riche. Dans le Verso de la page, Hugo développe les logiques de Dieu. Le progrès est toujours le bien qui fait du mal. Le poète emprunte toujours le langage d’un domaine pour structurer un autre, et il personnifie toujours le progrès et décrit ses actions comme des formes naturelles d’expérience pour faire comprendre ses contradictions. Mais maintenant, c’est la personnification elle-même qui sert à réunir les domaines divers: le progrès est une force dévoratrice, nourrie à la fois par la science et les luttes historiques, et faisant de l’histoire et la science un seul matériau. La loi que Hugo cherche à articuler est formée de métaphores.
On me reprochera certainement d’avoir sélectionné deux passages pour les considérer hors contexte, mais j’ai voulu mettre en évidence les procédés à l’intérieur de ces passages métaphoriques très riches. Dans ces poèmes des années cinquante Hugo utilise des techniques de plus en plus complexes pour résoudre des problèmes impossibles a résoudre au niveau conceptuel. Ses métaphores réunissent souvent les fils disparates du progrès – religieux, naturels, scientifiques – et lui permettent de construire une entité imaginaire: le progrès, qui ne s’opère plus dans des domaines isolés mais au contraire les relient entre eux. En même temps, Hugo fait un effort énorme pour transformer le mal en bien au niveau poétique. Ses métaphores mettent en évidence les difficultés du concept du progrès mais parfois créent l’illusion d’avoir harmonisé le bien et le mal. Sa tendance à sauter entre les domaines de la science et de l’histoire est un moyen d’esquiver le problème douloureux de la violence révolutionnaire mais la stratégie mène aussi à des métaphores très riches qui chevauchent les deux domaines et donc qui ouvrent la voie à une unité possible. Pourtant, cette unité n’est guère optimiste. À plusieurs reprises le progrès est érigé en moteur de tout, mais en même temps qu’il réunit des activités humaines diverses, il leurre et dévore l’humanité.
[1] Claude Millet, «Bateau à vapeur et aéroscaphe – les chimères de l’avenir dans la Première Série de La Légende des siècles», Claude Millet (ed.) Victor Hugo, Science et technique, La Revue des lettres modernes, Série Victor Hugo, 4, Paris, Minard, 1999, 117-128, p.118.
[2] Roman, Myriam, « ‘Ce cri que nous jetons souvent’: Le Progrès selon Hugo. » Romantisme,
108 (2000), 75-90. pp.87-8.
[3] Victor Hugo, p.806, OEC, « Poésie I » ; dir. Guy Rosa et Jacques Seebacher, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985-91. Toutes nos références à la poésie de Hugo renvoient à cette édition.
[4] OEC, « Poésie II », p.194.
[5] OEC, « Poésie II », p.194.
[6] William Shakespeare, OEC, « Critique », p.294.
[7] Myriam Roman, «L’Art et la science au temps de William Shakespeare. Des chiffres et des lettres», Claude Millet (ed.), Victor Hugo, Science et technique, La Revue des lettres modernes, Série Victor Hugo, 4, Paris, Minard, 1999, 19-41 (p.33).
[8] George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, trad. Par Michel de Fornel et Jean-Jacques Lecercle, Paris, Minuit, 1985, p.163.
[9] OEC, « Poésie IV », pp.670-71.
[10] OEC, « Poésie IV », p.691.
[11] René Journet, «Notice», OEC, « Poésie IV », p.1148.
[12] Pierre Albouy, Mythographies, Paris, Corti, 1976, p.114.
[13] OEC, « Poésie IV », p.670.
[14] OEC, « Poésie IV », p.671.
[15] OEC, « Poésie IV », pp.671-2.
[16] OEC, « Poésie IV », p.672.
[17] Les Métaphores dans la vie quotidienne , p.70.
[18] OEC, « Poésie IV », p.672.
[19] OEC, « Poésie IV », p.672.
[20] OEC, « Poésie IV », p.1109.
[21] George Lakoff and Mark Turner, More than Cool Reason: A Field Guide to Poetic Metaphor, Chicago and London, University of Chicago Press, 1989, pp.74-75.
[22] More than Cool Reason, p.78.
[23] More than Cool Reason, p.76.
[24] More than Cool Reason, p.78.
[25] OEC, « Poésie IV », p.672.
[26] OEC, « Poésie IV », p.672.
[27] Judith Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Paris, L’Harmattan, 1971, pp.146-47.
[28] OEC, « Poésie IV », pp. 672-3.
[29] OEC, « Poésie IV », p.673.
[30] OEC, « Poésie IV », p.673.
[31] OEC, « Poésie IV », p.673.
[32] OEC, « Poésie III », p.557.
[33] OEC, « Poésie IV », p.673.
[34] Pierre Laforgue, Victor Hugo et La Légende des Siècles: de la publication des « Contemplations » à l’abandon de « La Fin de Satan » (avril 1856-avril 1860), Orléans, Paradigme, 1997.
[35] OEC, « Poésie IV », p.1100.
[36] OEC, « Poésie IV », p.1102.
[37] OEC, « Poésie IV », p.1107.
[38] OEC, « Poésie IV », p.1100.
[39] Lakoff et Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, p.70.
[40] OEC, « Poésie IV », p.1099.
[41] OEC, « Poésie IV », p.1102.
[42] OEC, « Poésie IV », p.1099.
[43] OEC, « Poésie IV », p.1099.
[44] Jean Reynaud, Terre et Ciel, Paris, Furne, 1854, p.89.
[45] OEC, « Poésie IV », p.1099.
[46] OEC, « Poésie IV », p.1099.
[47] OEC, « Poésie IV », p.1099-1100.
[48] OEC, « Poésie IV », p.676.
[49] OEC, « Romans III », pp. 37-8.