Caroline Julliot : « Sage comme une image » ou lorsque l’enfant paraît... à cache-cache avec l’infante
Communication au Groupe Hugo du 21 novembre 2009
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Comme chacun sait, « La Rose de l’Infante », célèbre poème de la Première Série de La Légende des Siècles, a pour objet la défaite de l’Invincible Armada de Philippe II. Mais le personnage central, celui qui donne son nom au poème, ce n’est pas le Roi, archétype du tyran ; c’est sa fille, une délicate et innocente petite fille de cinq ans : sa conscience de la situation est extrêmement limitée, pour ne pas dire inexistante, et pourtant « c’est en elle que se formule le sens du poème. »[1] Son apparition, qui encadre le texte, n’est pas qu’un artifice narratif permettant de raconter l’Histoire de façon détournée et inattendue ; elle est bien plus que cela. À la fois lumière et faux-semblant, elle se situe au centre d’un dispositif complexe d’échanges de regards qui insuffle au poème sa dynamique profonde : la structure narrative et spatiale du texte est telle qu’elle inclut en effet le lecteur dans le tableau qu’elle crée, l’attachant à l’infante tout en dénonçant le système monarchique qu’elle incarne déjà – et le chargeant d’une responsabilité politique nouvelle.
Au milieu de cet univers baroque décrit dans le poème, où tout n’est qu’illusion, reflets déformés et trompeurs, l’infante pourrait même bien constituer, pour qui sait la voir, c’est-à-dire le poète et le lecteur la contemplant depuis l’âge de la modernité, la clef de voûte du système symbolique à l’œuvre dans ce texte, le trait d’union entre un passé déjà mort et un futur encore à construire. Si l’Espagne de Philippe II, ivre du mirage de sa toute-puissance, n’est qu’un songe, c’est la présence, pourtant, elle aussi, à bien des égards, fantomatique, de l’infante, qui seule offre un appui solide – permettant à l’œil du lecteur d’aller au-delà du vertige sans fin des apparences, afin qu’il puisse donner son plein sens à la morale du poème, enclose dans le dernier vers : « Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent ».
Portrait de l’Infante : la Sainte Châsse.
On croit volontiers que Hugo, sautant allégrement deux générations de Habsbourg, s’est inspiré d’un tableau, l’un des portraits de l’infante Marie-Marguerite, fille de Philippe IV, par Vélasquez, dont la représentation la plus célèbre occupe le centre des Ménines, pour composer sa description de l’infante. Elle est charmante et altière, parée comme une poupée. Tous ses gestes sont gracieux et mesurés ; elle est presque immobile – en accord avec les contraintes de l’étiquette espagnole, mais, aussi, comme si elle posait pour l’artiste. Née pour être vue et admirée, elle s’offre aux regards émerveillés du poète, devenu peintre pour l’occasion, comme le fera plus tard sa petite-fille de trois ans :
Ma Jeanne, dont je suis doucement insensé
Étant femme, se sent reine : tout l’ABC
Des femmes, c’est d’avoir des bras blancs, d’être belles,
De courber d’un regard les fronts les plus rebelles
De savoir avec rien, des bouquets, des chiffons,
Un sourire, éblouir les cœurs les plus profonds
D’être à côté de l’homme ingrat, triste et morose,
Douces plus que l’azur, roses plus que la rose (...)
Elle est femme, montrant ses rubans bleus ou verts,
Et sa fraîche toilette, et son âme au travers ;
Elle est de droit céleste et par devoir jolie
Et son commencement de règne est ma folie.[2]
L’infante se présente comme une lumineuse évidence : « un bel ange », capable de nous faire entrevoir Dieu. « Tout est rayon : son œil éclaire et son nom prie »[3]. Une apparition, au sens plein du terme : nimbée de lumière, mise en valeur, au premier plan d’un décor « comme au fond d’une gloire »[4], son portrait commence comme une hagiographie. Comme le suggère le choix de Hugo d’élider dans son poème le deuxième terme du prénom composé « Marie-Marguerite » et d’insister sur sa valeur symbolique (« Et quel doux nom, Marie ! »[5]), elle concentre en elle deux figures : celle de la sainte, et plus précisément de la Vierge, et celle de l’enfant. Portant en elle une dimension sacrée, elle fait d’emblée signe vers un autre monde – d’autant plus qu’elle ne peut guère sembler réelle pour qui connaît un peu l’Histoire, Philippe II n’ayant jamais eu de fille du nom de Marie. Plus peut-être que chez tout autre enfant décrit par Hugo, sa mise en scène acquiert une dimension symbolique et métaphysique : c’est une allégorie, un être intermédiaire, descendue du ciel pour rappeler où se situe l’absolu[6]. « L’enfant est par essence un contemplateur parce qu’il rêve le regard rivé sur la nature, [...] l’enfant établit, consciemment ou inconsciemment, un lien entre l’immanence et la transcendance et devient ainsi le contemplateur tel qu’Hugo l’a décrit dans les Contemplations. »[7] Cette « petite fille étonnée et rêvant »[8], sans le savoir, montre le chemin du ciel, dont son œil est déjà la promesse : « Quel doux regard, l’azur ! »[9].
Cette valeur d’épiphanie liée à la présence de l’enfant, Hugo la théorisera par la suite, au moment de L’Art d’être grand-père : contempler l’enfant qui, lui-même, contemple spontanément, c’est retrouver l’évidence de la révélation divine – « Car les petits enfants étaient hier encore / Dans le ciel, et savaient ce que la Terre ignore »[10]. Ainsi, la mise en scène de l’enfance relie-t-elle d’emblée celui qui la regarde à un bonheur à la fois simple et essentiel – comme Hugo le remarquera plus tard à propos de ses petits-enfants :
Leurs regards radieux dissipent les effrois ;
Ils ramènent notre âme aux premières années ;
Ils font frémir en nous toutes nos fleurs fanées ;
Nous nous retrouvons doux, naïfs, heureux de rien ;
Le cœur serein s’emplit d’un vague aérien [11]
En accord avec cette conception, le début du poème nous plonge dans cette béatitude sans objet, ce « vague aérien » dont parle ici Hugo : émerveillé par la petite infante, le poète laisse errer son regard sur elle et ce qui l’entoure. Il est tout à sa description, comme l’infante est toute à sa rose. Il n’a pas à chercher le sens de ce qu’il voit : celui-ci s’offre, lumineux. Il voit Dieu dans l’œil de la petite princesse :
Quel rayon qu’un regard d’enfant, saintes étoiles !
C’est quand Dieu, pour venir des voûtes éternelles
Jusqu’à la terre, triste et funèbre milieu,
Passe à travers l’enfant qu’il est tout à fait Dieu.[12]
En harmonie avec cette douce présence, dans le parc tout est beauté, luxe, calme et volupté : les superlatifs et exclamations euphoriques se succèdent et se multiplient, faisant de cette description une image de perfection, un Eden sur terre – du moins dans un premier temps, car, envers cette enfant d’un monde révolu, le malaise et la distance adviennent vite. Cette représentation figée d’un passé idéalisé, hommage amoureux et ambivalent de Hugo à la peinture espagnole du Siècle d’Or, peut en effet évoquer les analyses de Jean Starobinski, à propos du goût bourgeois du XIXe siècle pour les peintures de fêtes galantes d’Ancien Régime, comme « les images d’un paradis déjà secrètement travaillé par la mélancolie de sa destruction prochaine, déjà blessé à mort par une faute inséparable de ses plaisirs. »[13]
Ainsi créée par ce portrait, l’infante, par son statut social, d’âge et de sexe, est quadruplement souveraine – parce qu’elle est rejeton de roi, parce qu’elle est enfant, parce qu’elle est fille, et parce qu’elle est image de la Vierge. Mais ces raisons de la transformer en pur objet d’admiration semblent la vider de toute initiative propre. Elle est en représentation ; elle n’est pas sujet des événements, ni même de son regard : « Quoi ? Que regarde-t-elle ? Elle ne sait pas. L’eau »[14]. Dans son œil, nous suggère le déroulement du vers, une succession fluide d’impressions qui passent : « un regard vide, disponible à toutes les visions. »[15] Ce qui pouvait apparaître à première vue comme un mode supérieur de rapport au monde, proche de la contemplation poétique, ressemble vite à un manque pur et simple de conscience. Et, en effet, ce n’est pas dans l’esprit de l’infante, obscur et balbutiant, et de surcroît obscurci par les mensonges dans lesquels elle baigne, qu’il faut chercher la signification du poème, mais dans l’interprétation qu’elle suscite. Son identité est mouvante selon le regard qui lui donne sens – et toute la dynamique du poème est peut-être justement de nous apprendre à bien la regarder, car, pour Hugo, le Vrai s’y trouve bel et bien. Mais, dans ce monde d’illusion, il a une fâcheuse tendance à être occulté, détourné, par des faux-semblants. Tout le travail du poète réside donc, au fil des vers, dans sa capacité à substituer à un point de vue dépassé, celui du roi, un regard moderne, qui, tel le vent balayant la puissance de l’Invincible Armada, scelle d’emblée l’échec de la monarchie.
Le cache-cache de l’enfant et de l’infante : un signe ambigu.
Ainsi, à première lecture, on pourrait naïvement croire que ce qui rayonne, ce qui provoque l’admiration dans ce beau tableau, c’est le décorum royal : la riche étoffe de sa robe, le jardin où tout est ordonné, où la nature est domptée et organisée à la convenance du roi. Derrière l’univocité apparente de la description, l’immobilité de la pose, la cohérence dans l’euphorie du vocabulaire choisi, tout est fait pour créer ce vertige, cette perte de repères typique de l’esthétique baroque : à l’instar des volutes tarabiscotées des broderies de la robe de l’infante[16], au fil des vers se mêlent de façon inextricable le naturel et l’artificiel, le vrai et le faux, l’apaisant et l’angoissant, les signes de sainteté et les signes de puissance temporelle. Les nombreuses tournures exprimant l’idée d’illusion viennent troubler l’impression première d’évidence, et un soupçon peut naître : n’est-on pas victime d’une mystification, d’un portrait de propagande, comme l’étaient ceux de Vélasquez, à la gloire des Habsbourg ? N’admire-t-on pas l’infante parce que le tableau lui-même est artistement et artificiellement composé pour qu’on l’admire ? Comme le remarque Claude Millet dans l’une de ses notes, « toute la description du parc semble une transposition de tableau, pour rendre hommage à la peinture espagnole, mais surtout peut-être pour suggérer que le parc de l’infante est une sorte de décor artificiel, d’idéalisation précieuse de la nature qui fait de celle-ci un luxe royal, une propriété du pouvoir – ‘‘ hors le vent’’. »[17] De la même façon que, dans ce parc, tout entier maîtrisée par la main de l’homme, la nature est contaminée par la revendication de la puissance temporelle, l’accès à Dieu que la petite fille, en tant qu’incarnation de l’innocence, peut offrir à l’homme, est brouillé par le rôle social qu’on lui impose. Avant même qu’elle puisse le comprendre pleinement, elle est déjà un despote en puissance :
Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant ;
Un jour elle sera duchesse de Brabant ;
Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne ;
Elle est l’infante ; elle a cinq ans ; elle dédaigne ;
Car les enfants des rois sont ainsi ; leurs fronts blancs
Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants
Sont des commencements de règne. Elle respire
Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire ;
Et son regard, déjà royal, dit : c’est à moi.[18]
Comme dans Les Ménines, l’image prend un sens différent lorsque l’on y décèle le véritable ordonnateur du tableau, à l’intérieur de la diégèse du moins – celui qui semble s’effacer, qui se cache au second plan, dans le palais, tout comme il est réduit, dans Les Ménines, à un reflet brouillé dans le miroir, au-dessus de l’infante : le Roi. Regardée du point de vue social, l’infante perd toute référence à l’absolu. Elle n’est plus une enfant ; elle est aussi déjà un reflet du pouvoir tyrannique qui la place au sommet du monde, et projette sur tous « l’ombre de l’échafaud »[19]. La perception de l’infante, en effet, devient vite inquiétante. Sous le « grand soleil couchant horizontal et sombre »[20], métaphore possible de cette monarchie décadente, la nuit tombe vite sur la mini-Vierge en majesté ; les ténèbres l’enveloppent, jusqu’à occulter sa radieuse lumière : « Hugo, il est vrai, s’emploie au début du texte à présenter l’infante, non pas comme une petite fille, mais comme une reine miniaturisée (...) Dans ses vers Hugo a cherché à faire de l’infante le double du roi : tel père, telle fille. Le portrait est dur et assez noir », remarque Pierre Laforgue dans son analyse du poème.[21] Prise au piège de son image sociale, l’infante oublie l’enfant qu’elle est, pour se conformer à son rôle de despote. « Hier encore dans le Ciel », comme dit Hugo dans un poème déjà cité, son éducation la prive de toute humanité. À la fin de la description, il ne reste plus grand-chose de l’émerveillement initial – premier désenchantement, ou desengaño, que nous fait expérimenter le poète.
À mesure que le poème avance, tout se confond, « si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait… »[22] qui nous avons en face de nous : non seulement on ne pouvait « distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue / Et si l’on voit la rose, et si l’on voit la joue »[23], mais, ce qui est beaucoup plus gênant, très vite on ne peut plus distinguer l’enfant de l’infante – l’image de Dieu de l’image du tyran. Signe à la fois de présence céleste et de puissance despotique, l’ambiguïté de sa présence se fait la complice du pouvoir tyrannique de Philippe II, qui s’est approprié l’image de Dieu sur terre, jusqu’à s’y assimiler totalement : le tableau enchanteur, un peu trop idyllique pour être honnête, de l’infante dans le jardin, n’est-il pas la version séduisante de la mystification qu’exerce le Roi sur les « yeux troublés des hommes »[24], qui confondent « le Mal tenant le glaive »[25] avec « Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu »[26] ? Est-ce à dire que l’émerveillement premier, l’impression d’être face à « la souveraineté des choses innocentes »[27], n’était qu’une illusion parmi d’autres – illusoire comme les rêves de grandeur de Philippe II, eux-mêmes aussi infantiles que les caprices d’un gamin, encore dans l’imaginaire de la Toute-puissance, persuadé qu’il est « le seigneur (...) qu’on ne contredit point » et que « Tout est fini (...) quand il a dit : Je veux ! »[28] ? L’infante peut-elle cacher définitivement l’enfant ?
Un trésor perdu.
Un élément est frappant à la lecture, vu le soin apporté par le peintre espagnol Hugo pour son portrait : personne, à l’intérieur de la diégèse, ne regarde ce tableau. Surtout pas celui pour qui il devrait avoir le plus de sens, celui qui, exactement comme dans le tableau de Vélasquez, est posté hors du cadre, en position de spectateur privilégié[29] : son propre père, Philippe II. Il devrait la voir, de derrière sa fenêtre, à l’intérieur du palais ; il regarde pourtant dans sa direction. Toute l’insensibilité du tyran est déjà tangible dans ce dispositif déceptif d’un spectateur désigné qui ne joue pas son rôle de spectateur : perdu dans ses projets de conquête et de destruction, Philippe II est incapable de voir l’évidence, qui crève les yeux du poète et ouvre le poème. Ivre de l’illusion de son pouvoir, il s’est mis à la place de Dieu, et ne peut donc plus le reconnaître là où il est : rayonnant à travers la petite Marie, comme à travers tous les enfants pour Hugo.
Philippe II, lui, ne voit pas l’œil bleu dans lequel Dieu se reflète. C’est pourquoi on pourrait défendre l’idée que lui non plus, mais pour d’autres raisons que la petite infante, ne comprend pas ce qui se passe. On peut tout à fait penser, à la suite de Pierre Laforgue, que le regard surplombant de Philippe II, capable de dépasser les limites physiques de son corps pour contempler l’Invincible Armada sur les flots est un alter ego de celui du poète : « Un père voyant sa fille sans la voir. Une créature éminemment poétique : sombre figuration du Moi, il est un visionnaire, un œil, absorbé par la contemplation spectrale de l’océan et de ses fonds. »[30] Mais on peut aussi remarquer que Philippe II, à aucun moment, ne voit sa flotte défaite. Au contraire, à l’intérieur de son œil vitreux, s’étale un défilé stéréotypé de toutes les forces surnaturelles dont il dispose : la flotte, mais aussi des animaux mythiques, la foudre et les vents[31]. Le poème montre Philippe II se gargarisant, s’étourdissant avec sa propre épopée, un monde de fiction où il est invincible. Rien n’indique que l’analogie entre les pétales balayés par le vent et la défaite de la flotte, lorsque la narration en revient à l’infante et à sa rose, soit le fait du Roi ; au contraire, la voix poétique semble à ce moment-là quitter l’œil du souverain, dans lequel il puisait son spectacle, pour revenir à ses premières amours, la contemplation de l’infante. On pourrait donc penser que le roi, ne voyant pas l’infante, ne voit pas non plus ce qui arrive à sa rose, et reste enfermé dans ses propres représentations, et dans la ratiocination de sa toute-puissance. Il est sans doute une figure de visionnaire, mais c’en est une figure partiale, tronquée : incapable, justement, de reconnaître que c’est en voyant l’infante qu’il pourrait véritablement avoir la révélation de l’issue de la bataille. Il voit au-delà du réel, certes, interprète les choses dans leur sens symbolique, mais il n’y voit vraisemblablement que ce qui l’arrange. Son regard a beau traverser les océans pour voir sa fière flotte en marche, il est incapable de prêter attention à ce qui se déroule sous ses yeux : la métaphore de sa défaite. De même qu’il est trop loin pour entendre la morale du dernier vers, proférée par la duègne, qui affirme les limites de son pouvoir et affirme une puissance supérieure à la sienne, l’Armada naufragée se reflétant dans le bassin, à travers les pétales de rose épars[32] demeure vraisemblablement hors de sa portée.
Si l’on excepte la duègne, qui joue plus un rôle de révélateur de la situation que d’acteur véritable, l’infante est donc seule, à détenir le secret de l’Histoire : « La petite infante, comme Léopoldine à la fin des Contemplations, tient le livre dans ses mains et le voit se défaire. »[33] Enfermée dans le jardin clos de l’Escurial et dans son rôle, comme dans une prison dorée, ce signe ambigu n’en peut plus de faire signe en vain. Dépositaire de secrets trop gros pour elle, l’évidence divine et le sens de l’Histoire, elle attend, impuissante, figée dans sa pose, celui qui, contrairement à son père, saura donner au tableau qu’elle constitue son sens véritable.
Une Petite Reine pour la fin des Rois.
Vu le rôle métaphysique exorbitant que Hugo prête à la présence de l’enfant, se dessine en creux, au fur et à mesure du poème un face-à-face manqué, une chance de rédemption que le souverain ne sait pas saisir – et qui le mène à sa perte. Hugo, dans l’Art d’être grand-père, imagine même la conversion à la douceur et à l’espoir des bêtes les plus féroces de la ménagerie du jardin des plantes, par l’action miraculeuse des regards enfantins[34] ; mais le monstre Philippe II est plus endurci, plus féroce encore que les lions et les tigres enragés derrière les barreaux de leur cage. Non seulement cette créature de l’ombre ne peut plus voir la lumière où elle se trouve, mais, en plus, il est devenu totalement imperméable à ce sentiment essentiel qu’est pour Hugo l’amour filial.
Voir un enfant, et, a fortiori, le voir comme le sien, pour Hugo, c’est, pour des personnages aussi divers que Jean Valjean dans Les Misérables ou le Marquis de Fuentel dans Torquemada, connaître une véritable révélation – c’est d’emblée devenir meilleur moralement[35]. On peut remarquer d’ailleurs que, chez Hugo, la monstruosité morale ne peut être compatible avec un tel sentiment, alors qu’elle s’accommode très bien de la sexualité, généralement dans sa version sadique : Ratbert, le tyran du poème précédant celui de l’infante, peut entretenir « Matha, la Blonde Fauve », et chercher son pied dans les mares de sang, mais Hugo ne peut l’imaginer chérir une progéniture, même sur un mode déviant, pour se façonner des complices dans le crime. En ignorant sa fille, Philippe II se condamne à disparaître du réel : comme dans Les Ménines, il n’est qu’un songe, duquel le monde désillusionné est en passe de s’éveiller : « la plus pâle, la plus irréelle, la plus compromise de toutes les images : un mouvement, un peu de lumière suffiraient à [l’] évanouir »[36]. Ici, dans le poème, c’est le souffle du vent qui le balaiera. Mais Marie, elle, est bien réelle. Elle reste au bord du bassin, indécise, secouée, mais indemne, protégée par la part de ciel qui reste en elle des tourments de l’Histoire. En marge des événements, elle montre la seule manière de rester sur la terre, de ne pas vivre dans un songe vain : rêver, mais rêver les yeux rivés sur ce qui ancre l’homme dans la sphère divine – comme l’ange du jugement dernier à la fin du recueil : « [le] pied dans les Enfers, [le] front dans les étoiles »[37]. Se laisser envahir par la beauté naturelle, tremplin à la conscience métaphysique. Regarder la petite fille comme la petite fille regarde la rose. Se régénérer dans l’évidence de la contemplation – et fonder sur elle un nouveau rapport politique au monde, où, à l’image du sort échu aux trois petits de Michelle Fléchard, paysanne bretonne royaliste, dans Quatrevingt-Treize, tous les enfants sont regardés avec bienveillance et adoptés comme les siens propres par la communauté, représentée dans le roman de 1873 par le bataillon républicain.
Ainsi, la vision de l’enfant, ramenant l’adulte à l’innocence première, a chez Hugo des vertus non seulement métaphysiques mais aussi morales et politiques. Comme il le développera dans la Nouvelle série de sa Légende des Siècles, c’est l’exemple de l’enfance qui peut permettre à une humanité définie selon les mêmes modalités que Philippe II dans ce poème, de sortir du cercle sans fin de la domination et de la violence, des épopées rivales qu’ils écrivent dans le sang :
Les hommes ont la force, et devant eux tout croule [...]
Ils font les Dieux ; ils sont les Dieux ; ils sont l’enfer ;
Ils sont l’ombre et la guerre ; on les entend bruire
Rugir et triompher ; ils peuvent tout détruire
Et, plus hauts et plus sourds que le sphinx nubien,
Fouler aux pieds le vrai, le faux, le mal, le bien,
Les uns au nom des droits, d’autres au nom des Bibles ;
Ils sont victorieux, formidables, terribles ;
Mais les petits enfants viennent à leur secours. (...)
Notre hautaine voix n’est qu’un clairon superbe ;
C’est dans la bouche rose et tendre qu’est le verbe ;
Elle seule peut vaincre, avertir, consoler...[38]
Par rapport à « La Rose de l’infante », ces vers sont postérieurs de plus d’une décennie. Mais, déjà, dans le poème qui nous occupe, on perçoit cette fonction de baume politique dévolue à la présence de l’enfant : objet consensuel de pitié[39], l’enfant, « si tremblante et si frêle »[40], fait émerger chez l’homme qui, contrairement à Philippe II, n’a pas renié en lui toute humanité, l’un des ciments fondamentaux des valeurs démocratiques : la nécessité de protéger les faibles, de leur faire une place dans l’espace commun. Or, le monde de Philippe II est justement celui où ce sentiment instinctif est prohibé, entravé par la tyrannie. Exclue de l’humanité, la petite infante n’a pas plus droit à l’affection d’un anonyme quidam qui croiserait son chemin qu’à la considération de son père.[41] Mais la douceur et l’innocence qui n’ont pas encore été étouffés en elle montrent la voie d’un autre rapport au monde, d’un autre régime politique où, comme tout autre individu, elle aurait sa place.
En effet, si son père ne sait pas la voir, il y a d’autres instances qui, d’emblée, la mettent en vedette. Équivalent littéraire du tableau des Ménines, le complexe et vertigineux dispositif que met en place la structure narrative pointe vers un autre spectateur que celui qui était désigné d’emblée, c’est-à-dire Philippe II – le point de vue du Roi ayant été, en fait, d’emblée décrédibilisé, rejeté dans l’obscurité du fond du décor, par le véritable ordonnateur du tableau : celui du républicain du XIXe siècle, qui, dès le début du poème, dirige le regard, choisissant de sauver ou de faire plonger dans les ténèbres tel ou tel élément, tel ou tel personnage. Par l’action de ce duel de points de vue entre le passé et le présent, un renversement s’opère, réalisant de façon performative la morale finale du poème : ce ne sont plus les membres de la famille royale qui règnent ; au contraire, figés par le regard qui leur assigne une place et les déconsidère, ce sont eux qui sont asservis à ce souverain nouveau, qui, du haut du point de vue surplombant de celui qui connaît déjà la fin de l’Histoire, les condamne et les fait disparaître – épargnant néanmoins la petite infante.
Comme dans l’analyse de Michel Foucault du tableau des Ménines, « il s’agit d’introduire, au dernier instant et comme par un coup de théâtre artificiel, un personnage qui n’avait point encore figuré dans le grand jeu classique des représentations »[42], afin de donner son plein sens à la morale finale, qui, contrairement aux apparences, n’est pas seulement à l’usage de l’infante et des tyrans de ce monde. Dans l’écart entre la voix hugolienne, qui donne à voir l’Histoire depuis le XIXe siècle, et l’objet de son poème, le XVIIe siècle, s’est jouée en effet un bouleversement fondamental des représentations. Il y a désormais d’autres acteurs capables d’accompagner le vent de l’Histoire – et ce sont justement eux qui regardent l’infante. Michel Foucault montre, à propos des Ménines, comment la composition et le jeu des regards aboutit à inclure dans le tableau le spectateur lui-même – le mettant à « la place du Roi […] d’où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue. »[43] On remarque que, de la même façon, la structure narrative de « La Rose de l’Infante », actualisant le principe révolutionnaire dans sa poétique même, offre au lecteur-citoyen la place du Roi, en position de spectateur de l’infante – là où, dans la diégèse, au contraire, tout spectateur éventuel serait immédiatement exécuté.
Et, si pour Foucault, tout se passe au XIXe siècle « comme si en cet espace vacant vers lequel était tourné tout le tableau de Vélasquez [...] toutes les figures [...] exigeaient que fût enfin rapporté à un regard de chair tout l’espace de la représentation »[44], on peut considérer, de la même façon, que tout ce dispositif qui, chez Hugo, place le lecteur à la place du Roi a pour fin d’amener celui-ci à s’interroger sur sa place dans le monde et son rôle d’acteur politique – afin d’agir pour que le monde ne redevienne jamais plus aussi fantomatique et irréel que sous Philippe II. La morale finale n’est pas qu’un avertissement aux Rois ; c’est aussi, comme souvent dans La Légende des siècles, un appel à l’action. Et c’est l’infante, enfin regardée, qui motive et donne sens à l’inclusion de ce spectateur nouveau.
Contrairement au tableau de Vélasquez, où le peintre s’est lui-même représenté, on retrouve à cette « place vacante » du spectateur à la fois le poète et le lecteur. Confondant les deux instances, cette place commune de spectateur de l’Histoire passée, créée par la narration, permet de créer un espace nouveau, modèle d’une démocratie future. Plaçant le lecteur et le poète à la place que le Roi n’a pas su occuper, à la place du spectateur qui sait voir dans l’innocence de l’enfant un exemple à préserver et à suivre pour fonder les valeurs de la société, « La Rose de l’infante » légitime dans sa poétique même la lutte contre les tyrans – en chargeant de nouvelles instances, le lecteur éclairé par le poète, d’accompagner et de faire advenir l’esprit qui balaiera le despotisme. L’infante, en même temps qu’elle montre l’exemple par son innocence et sa douceur, pour qui sait voir au-delà du voile que pose sur elle son éducation, permet au lecteur d’expérimenter, dans cette « place vacante » qu’il partage avec le poète et les autres lecteurs, le désir de protéger et de donner sa vraie place à la petite fille – cette « pitié immense »[45], partagée par tous, et capable de fonder une société plus juste.
Conclusion.
La mise en scène de l’infante comme un tableau perdu, appelant un spectateur, constitue donc bien une façon d’instituer le lecteur et le poète comme les nouveaux acteurs possibles de l’Histoire : couronnant l’infante parce qu’elle est, simplement, enfant, et non plus fille de roi, le regard démocratique remplit sur les représentations la même fonction que le vent dans le poème – balayer l’autorité des rois. Encore faut-il que le spectateur à qui on assigne cette place, exclu du jeu avant le XIXe siècle, ait su traverser le voile baroque des apparences et des faux-semblants dans lequel il peut se perdre, pour voir l’enfant derrière l’infante, et fonder sur son exemple des principes politiques nouveaux.
L’infante, figée dans un monde d’illusions, prisonnière de l’autre côté du miroir de l’Histoire, est, comme son père, menacée d’inexistence – jusqu’à ce qu’une instance salvatrice la considère comme objet de contemplation, et, l’adoptant pour elle-même, veuille lui redonner les privilèges normaux de son âge, « l’âge du hochet / Du bonbon, des baisers »[46]. Perdue tout en haut de l’échelle sociale, elle est finalement aussi fantomatique, aussi niée, que cette autre petite fille de cinq ans, affamée, traînant sa misère devant l’un des cabarets où sa mère officie, à laquelle Hugo consacrera l’un des poèmes de la Nouvelle série de La Légende des Siècles[47]. Deux petits spectres « rêvant », que leurs parents ne voient pas – métaphore absolue d’une société qui a perdu tout sens commun, et, ivre de mauvais vin ou de puissance, oublie l’essentiel, l’amour filial, pour courir à sa perte, sacrifiant sans vergogne les plus faibles, et appel à fonder un ordre nouveau, où jamais aucun enfant, riche ou pauvre, ne sera ainsi délaissé.
À la fois victime et bourreau en puissance, image du passé et promesse de l’avenir, la réplique exacte de son père et son absolu contraire, pur objet vide de représentation et apparition divine, inconsciente et ultraconsciente, l’infante est l’une de ces figures énigmatiques et ambiguës devant lesquelles, en miroir du personnage, devenus nous-mêmes l’un de ses innombrables reflets, on reste « étonné(e) et rêvant »[48] – l’une des invitations privilégiées à devenir ce « lecteur pensif » que Hugo appelait de ses vœux, mais dans sa version baroque.
[1] P. Laforgue, Victor Hugo et la Légende des Siècles, Paradigme, Orléans, 1997, p. 314.
[2] V. Hugo, L’Art d’être grand-père, Nelson, s.d., « Grand âge et bas âge mêlés », V, p. 115.
[3] V. Hugo, « La Rose de l’infante », in La Légende des Siècles, Première Série, éd. Cl. Millet, Le Livre de Poche « Classique », 2000, p. 396, v. 34.
[4] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid., v. 9. La note de C. Millet rappelle la définition du terme de « gloire » : « en peinture, la gloire est un fond de lumière ardente, sur laquelle se détachent les apparitions surnaturelles et les saints » (Littré).
[5] Ibid., p. 33.
[6] Sur la question de l’évolution de la conception de l’enfance, comme figure de la pureté originelle, depuis Rousseau, voir notamment l’article de Sheila Gaudon, « Victor Hugo poète de l’enfance », in Lorsque l’Enfant paraît... Victor Hugo et l’enfance, E. Poirel ( dir.), Somogy éditions d’art, Paris, 2002, p. 30.
[7] F. Deschamps, « L’enfant dans Les Petites épopées de Victor Hugo », in Lorsque l’Enfant paraît... Victor Hugo et l’enfance, ibid., p. 91.
[8] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid., p. 405, v. 247.
[9] Ibid., p. 396, v. 33.
[10] V. Hugo, L’Art d’être Grand-Père, ibid., « Georges et Jeanne », p. 25.
[11] Ibid., « L’Autre », p. 23.
[12] Ibid., « Le Poëme du Jardin des Plantes », X, p. 99.
[13] J. Starobinski, L’Invention de la liberté, Skira, Genève, 1987, p. 9.
[14] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », in La Légende des Siècles, ibid., p. 395, v. 3.
[15] P. Laforgue, ibid., p. 315.
[16] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid., p. 396, v. 20-21 :
« Une arabesque, errant dans les plis du satin,
Suit les mille détours d’un fil d’or florentin »
[17] Ibid., note 2 p. 395.
[18] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid., p. 397, v. 43 à 51.
[19] Ibid., v. 56.
[20] Ibid., v. 38
[21] P. Laforgue, Victor Hugo et la Légende des Siècles, Paradigme, Orléans, 1997, p. 314.
[22] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid., p. 396, v. 28.
[23] Ibid., v. 29-30.
[24] Ibid., p. 399, v. 114.
[25] Ibid., v. 113.
[26] Ibid., v. 115.
[27] V. Hugo, L’Art d’être grand-père, ibid., « L’Exilé satisfait », p. 19.
[28] V. Hugo, « La Rose de l’infante », ibid., p. 403, v. 204 à 207.
[29] Sur la composition du tableau et le système de représentation qu’il met en jeu, cf. les analyses de Michel Foucault, qui ouvrent Les Mots et les choses, Gall. « Tel », 1966, pp. 24-31.
[30] P. Laforgue, Victor Hugo et La Légende des Siècles, ibid., p. 316.
[31] V. Hugo, « La Rose de l’infante », ibid., pp. 401-404, v. 163 à 215.
[32] V. Hugo, « La Rose de l’Infante », ibid.,, p. 405, v. 238 à 245.
[33] P. Laforgue, Victor Hugo et La Légende des Siècles, ibid., p. 316.
[34] V. Hugo, L’Art d’être grand-père, ibid., « Le Poëme du Jardin des Plantes », X, pp. 95-100.
[35] Hugo écrivait, dès 1833, à propos de Triboulet et de Lucrèce Borgia : « le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel (...) ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature la plus dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau [...] mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre, mettez une mère [...] et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux » ( Préface à Lucrèce Borgia in Lucrèce Borgia, éd. C. Anfray, Gall. « Folio théâtre », 2008, p. 36),
[36] M. Foucault, Les Mots et les Choses, ibid., p. 29.
[37] V. Hugo, « La Trompette du jugement », ibid., p. 521.
[38] V. Hugo, « Fonction de l’enfant », in La Légende des Siècles, Nouvelle série, R. Laffont, « Bouquins », 1985, p. 529.
[39] Sur cette question, cf. Cl. Millet, « Commençons par l’immense pitié », in Romantisme N°142, A. Colin, 2008, pp. 9 à 25.
[40] V. Hugo, « La Rose de l’infante », ibid., v. 54.
[41] Ibid., v. 53 à 56 :
« Si quelqu’un la voyant si tremblante et si frêle
Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle
Avant qu’il eût pu faire un pas, ou dire un mot,
Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud. »
[42] M. Foucault, Les Mots et les Choses, ibid., p. 318.
[43] Ibid., pp. 19 à 31 et pp. 318 à 323.
[44] Ibid., p. 323.
[45] Cf. Cl. Millet, « Commençons par la pitié immense », ibid., p. 18 : « ‘‘L’immense pitié’’ n’a de fondement qu’en ce ‘‘nous’’ démocratique. »
[46] V. Hugo, « Fonction de l’enfant », in La Légende des Siècles, Nouvelle série, ibid., p. 531.
[47] Ibid., pp. 531-532.
[48] V. Hugo, « La Rose de l’infante », ibid., p. 405, v. 247.