Franck Laurent : Les trois espaces de Torquemada ou Le Dernier Empereur

Communication au Groupe Hugo du 10 avril 2009
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Il y a trois espaces dans Torquemada. Trois idées, trois représentations, trois pratiques de l’espace. Leur concurrence contribue pour une part importante à la configuration de l’espace scénique, de  la fable et de  l’action du drame, à son esthétique et à sa signification. Elle figure une de ces jointures du politique, de l’éthique et de l’ontologique, dont l’écriture hugolienne a toujours le souci, et parfois le secret.

 

L’Espace royal-étatique

C’est principalement l’espace de Ferdinand, roi d’Aragon et (par son mariage avec Isabelle) roi de Castille. Cet espace est présenté dès le Prologue par un de ces tableaux géopolitiques si fréquents dans les drames historiques de Hugo :

 

Roi, vous avez le Tage et le Guadalquivir,

Et l’Èbre, et votre altesse à la Castille ajoute

Naple, et le roi de France est vaincu dans la joute.

L’Afrique craint mon roi dont, bien souvent déjà,

L’ombre au soleil levant sur Alger s’allongea ;

[…]

Vos drapeaux, de l’Etna jusqu’à la rive indoue,

Flottent [.] (Prol., sc. 2,  635[1])

 

Même au sein d’un contexte énonciatif qui fait douter a priori de sa valeur de vérité (il s’agit d’un éloge du roi par le courtisan, ce marquis Gil de Fuentes dont le drame montrera à maintes reprises la capacité de mensonge, pour la mauvaise cause ou pour la bonne), cette tirade ne bascule pas dans l’ironie (du moins pas simplement), et rappelle bien des grands moments du théâtre joué de Hugo. L’énumération de toponymes plus ou moins exotiques, le déploiement d’une érudition historique toujours un peu étrange (mais assez sûre), parmi d’autres procédés confèrent au drame sa couleur locale. L’ampleur géographique du tableau, sa dimension collective au moins implicite, son organisation plus ou moins ferme autour d’un individu, acteur historique, y font souffler, plus ou moins fort, un vent d’épopée. Enfin, toute cette géopolitique théâtrale comporte toujours quelques éléments qui déterminent un aspect de la fable et de l’action : ici, le mariage des deux jeunes premiers, pris dans le jeu des rivalités franco-espagnoles autour des Pyrénées, instrument d’une intrigue de Ferdinand qui vise à fixer sa frontière sur le versant septentrional : « Allons, marions Sanche et Rose. La Durance / Et l’Adour sont à nous, nos frontières se font, » (Acte II, sc. 4, 711).

Mais cette représentation de l’espace mérite une description plus précise, et produit des effets de sens plus nombreux. Elle se caractérise d’abord par sa complexité, proche du chaos. La figure énumérative, si fréquente, permet d’allier effets d’ampleur et effets de confusion, notamment par l’hétérogénéité des séries de toponymes désignant en vrac fleuves, mers, montagnes, villes, provinces, États, continents, mêlés aux noms d’acteurs historiques plus ou moins célèbres, de nature et de puissance diverses, désignés par leur nom, leur titre ou leur fonction (Gonzalve de Cordoue, le roi de France, le cardinal…). Dans Torquemada, l’espace de référence de Ferdinand d’Aragon mêle entre autres choses plusieurs niveaux et plusieurs natures de souveraineté. La souveraineté royale moderne qu’il s’efforce d’incarner, au nom de laquelle il s’efforce de dessiner son territoire (« L’Espagne, pierre à pierre et pas à pas, se fonde. » (Prol., sc. 4, 657)), n’en a pas fini avec les souverainetés féodale et ecclésiastique. Plus directement que le roi de France, c’est le vicomte d’Orthez, de Dax et de Bayonne, protecteur-geôlier de Rose d’Orthez et de Sanche de Salinas, que Ferdinand doit vaincre pour fixer la frontière septentrionale de son royaume :

 

En mariant ta nièce à mon cousin, vicomte,

Tu veux par Salinas me dérober Burgos.

C’est bon, je laisse faire. Et nos droits sont égaux.

Et moi, qui comme toi de mon bien suis avare,

Je compte par Orthez te prendre la Navarre. (Prol., sc. 2, 651)

 

Quant à la souveraineté temporelle de l’Église, ce corps où, selon la logique d’État déployée par le marquis aux oreilles du roi, « […] fermente un fond de république » (Prol., sc. 2, 635), elle résiste à la simplification étatique de l’espace, soit en en appelant directement à Rome et à sa fiction d’universalité, soit en mettant en avant des solidarités et des découpages spatiaux différents et concurrents de ceux que tentent d’imposer l’État royal. Le monastère de Laterran, pourtant situé en Catalogne, centre et base historique du royaume d’Aragon, « Dépend de deux chefs, l’un à Cahors, l’autre à Gand » (Prol., sc. 2, 633). Son prieur lance au roi : «  Nous sommes les sujets du vicomte d’Orthez.  » - « Et les miens. », reprend Ferdinand (Prol., sc. 2, 647). Au reste, souverainetés féodale et ecclésiastique se mêlent souvent, en dépit de la distinction traditionnelle des deux ordres, ajoutant encore à la confusion. Ainsi le vicomte d’Orthez est aussi cardinal, « clerc en même temps que laïque, étant prince », « Homme de guerre en France et d’Église en Espagne » (Ibid.).

Le roi lui-même, loin d’imposer  une logique et des méthodes clairement alternatives à la confusion médiévale des pouvoirs et des espaces, en use à son gré pour parvenir à ses fins. Il accepte la logique féodale des droits de suzeraineté, invoquée par le vicomte d’Orthez pour obtenir Burgos (« nos droits sont égaux », dit-il)  quitte à s’avérer plus fort et plus fin que son rival pour mieux garder Burgos et gagner la Navarre. Au prieur de Laterran qui s’appuie sur Rome et sur la hiérarchie ecclésiastique, il oppose bien entendu son droit royal, mais également le Pape (« je sévirai. De sorte que / Rome le saura » (Prol., sc. 2, 643)), et un évêque à sa dévotion (« Ton chef est en France. […] / Mais l’évêque d’Urgel est ici. » (Prol. Sc. 5, 659)).

Certes  l’effort politique de Ferdinand est essentiellement tourné vers la constitution d’un royaume espagnol moderne, au territoire homogène et centralisé, clairement dessiné, fermé et gardé, sorte de pré carré péninsulaire. Dans le drame, l’effort porte principalement au nord : « […] il me faut la Navarre, sans quoi / Je n’ai pas de frontière. » (Acte II, sc. 4, 711). Mais le sud andalou est évoqué, on le verra plus loin. Cette politique territoriale, nationale, prend place dans un contexte de rivalité permanente entre puissances européennes le travail étatique d’homogénéisation de l’espace, de constitution centralisée du territoire royal, apparaissant alors comme l’un des principaux vecteurs de puissance au niveau continental. À Ferdinand qui lui demande « Que vois-tu de solide en Europe ? », le marquis répond :

 

                                                           Une digue.

Cette digue, c’est vous. Vous seul, vous restez droit.

Tout s’abaisse devant la France qui s’accroît.

Seigneur, par un seul point vous êtes vulnérable,

La Navarre ; frontière ouverte. L’admirable,

C’est que, bien avant nous, vous avez vu le mal

Et trouvé le remède, et pris au cardinal,

À ce vieux roitelet d’Orthez, l’infant don Sanche,

Et de votre côté la balance enfin penche.

La puissance est en vous, Sanche a le droit en lui.

[…] Tant qu’il vivra, la France est en échec. (Acte IV, sc. 4, 709-710)

 

Enfin, à cette logique d’États territoriaux européens, homogènes et rivaux, s’ajoutent non seulement les logiques de la féodalité et de l’Église, mais celle des empires, pour une part héritée du passé médiéval (en Méditerranée, en Allemagne), pour une autre en voie de constitution (en Asie surtout, en attendant l’Amérique). A cette logique Ferdinand participe en tenant Naples, en envoyant de temps à autres ses navires devant Alger, en faisant flotter ses drapeaux jusqu’aux fleuves de l’Inde (voir Prol., sc. 2, 635), et en s’entourant d’une « garde africaine » (voir acte II, sc. 1, 702 et acte III, sc. 1, 738).

Cette extrême complication de l’espace, tel qu’il est représenté dans Torquemada et référé principalement au personnage du roi, vaut d’abord pour signe historique. Il caractérise assez bien ce quinzième siècle où les monarchies d’Europe occidentale (surtout celles de France, d’Angleterre et d’Espagne) installent un État territorial efficace, s’engagent sur la voie de la forme Nation, mettent en place le jeu d’équilibre européen des puissances, sans pour autant faire table rase des logiques spatiales de pouvoir antérieures et/ou concurrentes (féodales, ecclésiastiques, impériales), mais en s’efforçant avec plus ou moins de bonheur de leur imposer l’hégémonie de la logique territoriale-nationale.

Cet espace implique également une certaine figure du politique. Figure moderne et que Hugo voit toujours à l’œuvre en son temps, même s’il fait partie de ceux qui s’efforcent de lui en substituer une autre. En effet, l’espace de Ferdinand est essentiellement un espace politique, si l’on entend par ce mot la gestion du pouvoir d’État. Cet espace apparaît comme le champ d’un perpétuel jeu de forces, d’actions et de réactions, mettant aux prises d’innombrables acteurs de puissance et de niveaux divers, s’opposant sur d’innombrables terrains de nature et d’ampleur variable. La scène et l’enjeu d’une vaste intrigue éternelle, immensément ramifiée, jamais achevée. Qui mêle toutes sortes de temporalités. Où jamais rien ne meurt ni ne naît vraiment. Dans un tel cadre, l’art politique requiert de l’homme d’État d’éminentes qualités, en particulier une grande capacité d’accommodement de la vision et de l’action (du plus vaste au plus infime, du global au détail), seule à même de prendre en compte la confusion des forces en présence. Cela peut comporter une certaine part de grandeur, et, somme toute, le Ferdinand de Torquemada n’en est pas absolument dénué. Mais cette politique d’État n’est guère au fond qu’une technique étrange, dont la règle de fonctionnement est également critère de validation et but ultime : augmenter ou au moins conserver la puissance de l’État, dont le principal signe et symbole est le territoire, l’espace en tant qu’il est tenu par le pouvoir.

On comprend qu’un tel espace politique (machiavélien en quelque sorte) semble faire l’économie de toute transcendance. À cet espace monde compris comme champ de forces, enjeu permanent de luttes de pouvoirs, de rivalités de préhension, vaste machine dont chaque rouage peut être, à un moment où à un autre, moteur (mais jamais sujet), point n’est besoin d’imaginer une instance autre, qui le légitime en l’orientant voire en le dirigeant vers un ailleurs. Le monde est essentiellement ce qu’il est, et si sa configuration se modifie incessamment, son principe demeure, en lui-même. Le roi Ferdinand certes est bon catholique, et le bouffon Gucho annonce plaisamment qu’il « aura plus tard ce sobriquet. » (Prol., sc. 2, 640). Le drame le montre à plusieurs reprises en prières, et, même si Gucho le traite d’« athée » (ibid.), rien ne permet vraiment de mettre en cause la sincérité de sa dévotion. Mais dans l’exercice de son métier de roi, la référence au divin ne joue pas (à cet égard, il ressemble assez au Louis XI de Notre-Dame de Paris). Même lorsqu’il s’oppose aux privilèges du clergé, c’est en « politique », en usant des moyens de pouvoir à sa disposition, dans le vaste conflit de pouvoirs qui agite l’espace. Ses adversaires ou partenaires, même ecclésiastiques (le prieur, le cardinal-vicomte d’Orthez, le pape lui-même) ne font pas autrement. Seul Torquemada imposera au roi l’argument divin (en particulier à la scène 5 de l’acte III)  – mais c’est aussi qu’il impose, comme on le verra, un autre espace. Les valeurs plus laïques susceptibles de soutenir elles aussi une transcendance au cœur du politique, Justice, Humanité, Sens de l’Histoire…, voire seulement Bien Public, sont tout aussi absentes.

Néanmoins, une certaine forme de transcendance continue d’habiter cet espace étatique. Celle de la religion royale, religion du pouvoir royal, évoquée par Ferdinand dans  une saisissante tirade du prologue :

 

                                                           Dieu met

Sur on ne sait quel fauve et tragique sommet,

Au-dessus d’Aragon, de Jaën, des Algarves,

De Burgos, de Léon, des Castilles, deux larves,

Deux masques, deux néants formidables, le roi,

La reine ; […]

L’homme de marbre auprès de la femme de bronze.

Les peuples prosternés nous adorent ; tandis

Qu’on nous bénit en bas, nous nous sentons maudits ;

L’encens monte en tremblant vers nous et l’ombre mêle

L’idole Ferdinand à l’idole Isabelle. (Prol. sc. 2, 638)

 

            Le couple royal, situé « au-dessus » de l’espace confusément désigné par l’énumération des toponymes, lui donne nom et unité, transforme l’espace en territoire, et, tandis que Dieu s’absente, reçoit l’adoration des peuples de l’espace, dont la pluralité indécise et confuse se résorbe en communauté, dans et par cette religion commune. Pourtant, la mélancolie domine cette évocation. On peut y voir, certes à juste titre, une  condamnation du pouvoir monarchique de la part de l’auteur. Mais pour qu’elle soit justifiée de la part du personnage (le roi), il faut autre chose, développée par Ferdinand en début de tirade, et qui précise l’analyse du dit pouvoir :

 

N’être pas même un roi ! misère ! être un royaume !

Sentir un amalgame horrible de cités

Et d’états, remplacer en vous vos volontés,

Vos désirs, vos instincts ; et des tours, des murailles,

Des provinces, croiser leurs nœuds dans vos entrailles ;

Se dire en regardant la carte : me voilà !

J’ai pour talon Girone et pour tête Alcala.

Voir croître en son esprit, chaque jour moindre et pire,

Un appétit qui prend la forme d’un empire,

Sentir couler sur soi des fleuves, voir des mers

Vous isoler dans l’ombre avec leurs plis amers,

Subir l’étouffement qu’a sous l’onde une flamme,

Et, morne, avoir le monde infiltré dans son âme ! (Prol., sc. 2, 637-638)

 

La religion royale repose sur une incarnation. Mais la vieille théorie des deux corps du roi est ici considérablement gauchie. D’abord par sa polarisation presque exclusive sur l’espace : ce qu’incarne le roi c’est, essentiellement voire exclusivement, le territoire qu’il régit. Mais surtout par son étrange circularité : le roi est son territoire, autant, sinon davantage, qu’un territoire est son roi. Aux yeux des peuples, les rois sont au-dessus de l’espace où eux vivent, et l’encens s’élève. Mais dans la déploration de Ferdinand, cette distance disparaît, au profit de rapports plus intimes et plus menaçants : le territoire est son corps (il a « pour talon Girone et pour tête Alcala »), son ténia (« des tours, des murailles / Des provinces, croise[nt] leurs nœuds dans [ses] entrailles »), des « fleuves », des « mers » qui l’avalent, une « onde » sous laquelle il étouffe. La religion royale qui habite l’espace politique est une fausse transcendance. Non seulement ni surtout parce qu’elle évince Dieu (les rois sont les « idoles »), mais parce que loin d’en appeler à une instance autre qui donnerait au monde son sens et son orientation, elle se déploie dans une circularité morbide, une spécularité doublement aliénante, qui renvoie toujours à l’ici-maintenant du pouvoir d’État. La religion royale semble ainsi la seule religion possible d’un espace politique dont le seul principe est celui de sa défense et de son accroissement. Même appuyée sur cette transcendance  fallacieuse, le politique reste un solipsisme qui ne permet en rien de sortir, fût-ce seulement en pensée, de la confusion, de la répétition, et de l’évanescence. À ce jeu, le monde demeure ce qu’il est : un chaos insignifiant et vain.

Elle a pourtant quelque vertu cette fausse transcendance, que Ferdinand nomme ailleurs « la raison d’état » (Acte II, sc. 4, 711), et sa passion du territoire. Vertu éthique, au vrai toute négative, elle joue le rôle de frein moral. L’individu Ferdinand est un jouisseur cynique, qui allie les qualités de l’espion (« Voir, me plaît » (Prol., sc. 2, 644), « Épier des âmes entr’ouvertes / M’amuse » (Prol., sc. 4, 656)) à celles du violeur. Mais si le métier de roi se  satisfait des premières, il contraint bien souvent à brider les secondes :

 

                                               Être roi, quelle chaîne !

Être un jeune homme, plein d’explosions, de haine,

De tumulte, vivant, bouillant, ardent, moqueur,

Avec un tourbillon de passions au cœur,

Etre un mélange obscur de sang, de feu, de poudre,

De caprices, pareil au faisceau de la foudre,

Vouloir tout essayer, tout souiller, tout saisir,

Avoir soif d’une femme, avoir faim d’un plaisir,

Ne pas voir une vierge, une proie, un désordre,

Un cœur, sans tressaillir du noir besoin de mordre,

Se sentir de la tête aux pieds l’homme de chair !

Et sans cesse, en la nuit d’un magnifique enfer,

Pâle, entendre une voix qui dit : sois un fantôme !

N’être pas même un roi ! misère ! être un royaume ! (Prol., sc. 2, 637)

 

            C’est cette passion royale du territoire qui retient Ferdinand d’exécuter don Sanche et de posséder doña Rose. Par une logique proche du calembour, son désir de frontière freine son désir de meurtre et de viol :

 

                                               Ah ! la raison d’état

Voudrait qu’à ses penchants le maître résistât.

[…]

Diable ! elle est bien jolie ! oui, mais ce mariage

Est utile, il me faut la Navarre, sans quoi

Je n’ai pas de frontière. Amour, tenez-vous coi !

Mais quels yeux ! quelle peau de satin ! quelle grâce !

Halte-là, roi ! Veux-tu pour un jupon qui passe

Perdre en un jour le fruit de dix ans de combats ?

Regarde par-dessus les montagnes là-bas,

Le roi d’Espagne fait rire le roi de France.

Allons, marions Sanche et Rose. La Durance

Et l’Adour sont à nous, nos frontières se font,

Soyons un politique admirable et profond,

Qu’ils s’épousent ! C’est dit. – Non ! Quel joug que le nôtre ! (Acte II, sc. 4, 711)

 

            De même, c’est le désir de sa frontière méridionale qui pousse un moment Ferdinand à accepter la rançon des Juifs et surseoir à leur exécution et à leur expulsion : en maniant « les piles d’or », il rêve à voix haute : « Je reprendrais Grenade au vil croissant bâtard. » (Acte III, sc. 4, 747).

            Bien des motifs de pensée et de représentation de l’éthique politique, motifs dont Hugo a souvent fait usage dans son théâtre d’avant l’exil, se trouvent ici profondément gauchis, voire inversés. À la grandeur stoïque avec laquelle don Carlos renonçait brutalement à doña Sol pour accéder à son être d’empereur, répond ici un renoncement contraint, entravé, hésitant, qui ne transfigure en rien le personnage royal et ne saurait être perçu comme un signe de magnanimité. Mais le roi Ferdinand s’écarte également de la figure du roi jouisseur et dévorant, réalisant tous ses désirs, et d’abord ses désirs érotiques, grâce et pour ainsi dire  au nom de son pouvoir royal. Il n’est pas François Ier (Le Roi s’amuse), lançant à Blanche qu’il va prendre :

 

                                   Oh ! sais-tu qui nous sommes ?

La France, un peuple entier, quinze millions d’hommes,

Richesse, honneurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni loi,

Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi ! (Acte III, sc. 2, 904)[2]

 

Ferdinand sait au contraire que, parce qu’il est l’Espagne, cette incarnation le lie, que « […] certe, il serait doux d’être roi, qui le nie ? / Si le tyran n’avait sur lui la tyrannie ! » (Prol., sc. 2, 638). Et, pour assouvir ses désirs individuels, il doit faire «  hors du roi des sorties » (ibid.)[3]. Ainsi la raison d’État, si souvent principe actif ou au moins auxiliaire efficace de l’injustice (sous forme de mise à mort et/ou de viol) dans les drames hugoliens d’avant l’exil[4], s’avère dans Torquemada une limite, un frein, aux ardeurs cyniques et sadiques des puissants. Ajoutons que le motif du mauvais conseiller, du flatteur courtisan, subit une torsion analogue : c’est en arguant de la raison d’État, en présentant au roi les oripeaux de la grandeur politique, que le marquis Gil s’efforce de détourner Ferdinand de son projet de meurtre et de viol, comme de le faire revenir sur son décret d’exécution et d’expulsion des Juifs.

Efforts impuissants : le marquis n’obtiendra du roi que la réclusion de don Sanche dans un cloître  ̶  avant que le jeune couple ne soit mis à mort (juste après le tomber de rideau) par un autre homme et pour d’autres raisons. Ces raisons qui, malgré le marquis, le roi, la reine, et la raison d’État, allumeront le bûcher et expulseront les Juifs. L’État, ses acteurs et sa logique ne sont pas, dans Torquemada, les vraies figures du Mal. Mais ils ne sont pas non plus les vraies figures de la Puissance. Ils ne sont que les figures d’un pouvoir sans véritable aura, dont la grandeur même est petite, l’éthique faible, et qui règne sur un espace confus et vain. La Puissance et le Mal véritables sont autres, ils ont une autre allure, sont autrement fascinants, et ils déploient et imposent une toute autre figure de l’espace.

 

L’espace impérial-mystique

Le thème de la division du pouvoir entre un pôle officiel, brillant et relativement impuissant, et un pôle plus ou moins obscur et détenteur de la puissance réelle, se rencontre, à un niveau structurant, dans la plupart des drames de Hugo avant l’exil. Dans certains cas, il reprend l’opposition classique du roi et du ministre (Marion de Lorme, Ruy Blas, Les Jumeaux). Cette division demeure alors à l’intérieur de la logique du pouvoir d’État royal-national, et permet d’en exposer les contradictions, plus ou moins profondes. Dans d’autres cas, cette division oppose deux logiques distinctes, deux rapports à la souveraineté et à l’espace, et alors apparaissent, sous diverses formes, l’empereur et/ou l’empire (Hernani, Marie Tudor, Angelo tyran de Padoue, Les Burgraves). Torquemada reprend ce thème, dans sa seconde variante, mais sous d’autres allures, et lui fait produire des significations neuves.

On l’a vu, les premières tirades du roi (ou à lui adressées et référées) brossent le tableau à la fois vaste et confus d’un espace aux prétentions mondiales. L’effet est plus saisissant encore s’agissant de Torquemada, dont la première réplique, un long monologue, est lancée puis structurée par un propos spatial, d’ampleur universelle :

 

                                                           D’un côté,

La terre, avec la faute, avec l’humanité,

Les princes tout couverts de crimes misérables,

Les savants ignorants, les sages incurables,

[…]

Tous, grands, petits, souillant le signe baptismal,

À tâtons, reniant Jésus, faisant le mal,

Tous, le pape, le roi, l’évêque, le ministre…

Et de l’autre côté l’immense feu sinistre !

Ici l’homme, oubliant, vivant, mangeant, dormant,

Et là les profondeurs sombres du flamboiement ! (Prol., sc. 6, 665)

 

Au regard de l’espace géopolitique de Ferdinand, caractérisé par la confusion chaotique de ses lieux, la multiplicité innombrable de ses forces rivales, la précarité de ses figures dominantes, l’espace de Torquemada émerge tout entier dans le geste radical d’une simplification : « d’un côté » / « de l’autre », « ici » / «  »  et l’univers semble tenu dans ce partage et cette orientation. On pourrait dire qu’il n’y a rien à comparer : au roi Ferdinand la gestion subtile et malaisée d’une réalité complexe qui ne se hisse jamais vraiment ni durablement au-dessus du chaos des choses historiques ; au moine mystique la vision d’un monde simplifié par la seule dernière instance qui vaille, la mort, et le partage qu’elle exige et permet. Sauf que Torquemada refuse cette répartition des rôles, et cette coexistence parallèle et pacifique des espaces. D’emblée, il intègre à sa vision les pouvoirs institués, politiques et autres (« princes », « savants », « sages », « le pape, le roi, l’évêque, le ministre »). D’emblée, il assume la forme énumérative propre à dire du monde la diversité résistante et vague. D’emblée, comme il l’avoue à François de Paule, il a su avoir et faire sienne cette vision totalisante et préhensive de l’espace politique, qui semblait devoir être réservée aux rois :

 

J’étais jeune, et j’avais depuis peu cette robe,

J’ai vu dans Sainte-Croix de Ségovie un globe

Qui figure le monde avec tous les états ;

Les fleuves, les forêts ; toute la terre ; un tas

D’empires ; les pays, les frontières, les villes ;

La neige avec ses monts, la mer avec ses îles ;

Toutes les profondeurs où remue à grand bruit

Le vaste genre humain fourmillant dans la nuit.

Tu sais, père, qu’il n’est pas d’empereur qui ne tienne

Un globe dans sa main, idolâtre ou chrétienne ;

Moi, j’ai sous mon regard eu cette vision,

L’univers ; chaque zone et chaque nation ;

Europe, Afrique ; et l’Inde où l’on voit l’aube naître ;

Et j’ai dit : Il s’agit d’en devenir le maître.

Et j’ai dit : Il s’agit de dominer cela

Pour Jésus, qui souvent en songe m’appela.

Il faut prendre la terre et la rendre au ciel. Père,

Oui, la sphère terrestre, avec ses cris, sa guerre,

Ses royaumes, ses chocs, son fracas, son effroi,

C’est mon globe, entends-tu ? (Acte I, sc. 2, 690-691)

 

Au vrai, cette vision n’est pas celle des rois. Torquemada ne sera pas roi, pas l’un de ces dignitaires ecclésiastiques prenant leur place et jouant plus ou moins habilement leur rôle au sein du champ de forces à somme nulle de l’espace royal-étatique. Pas un « vieux roitelet » comme le cardinal-vicomte d’Orthez (Acte II, sc. 4, 710), ni même un pape, du moins pas le pape astreint à son rôle d’acteur géopolitique parmi d’autres (« Le pape est à genoux. Devant qui ? Devant Dieu ? / Non. Devant l’homme. Il craint César. Rome, avant peu, soumise aux rois, sera servante de Ninive. » (Prol., sc. 6, 667-668)). S’il est quelque chose ce sera, conformément à sa vision, l’Empereur. Non pas un de ces rois tentant de tailler dans le chaos du monde quelques pans de terre, quelques lignes de mer, et de nommer empire cet agrégat fragile et toujours menacé, toujours relatif. Mais l’Empereur universel. S’il reprend à son compte la prétention universaliste de l’église catholique et son modèle impérial, s’il reste « par devoir, prosterné / Devant l’altier vicaire, au hasard couronné » (Acte I, sc. 2, 690), c’est en déniant toute légitimité réelle au souverain de Rome, puissance affaiblie et rentrée dans le rang des aléas du monde géopolitique, et en lui opposant le pouvoir charismatique de l’usurpateur inconnu de tous, élu de l’Esprit : « Cet inconnu pensif porte en lui l’âme même / De l’église, dont l’autre a la vain diadème » (ibid.). Torquemada intervient dans le champ de l’espace politique des rois, mais n’en respecte pas les règles, n’en accepte pas le principe, et le vide de sa réalité. L’espace des territoires multiples, des pouvoirs rivaux, ce « tas / D’empires »,  il ne l’assume que pour l’annuler, et pour lui substituer une simplicité sidérante : « d’un côté » / « de l’autre » ;  le renvoyer à un principe unique et qui l’excède : « le ciel » ; au nom d’un seul : « Jésus ». Torquemada est celui qui affirme que la seule réalité politique est celle de l’universel.

On l’aura compris, Torquemada représente, au sein du monde désacralisé de la politique machiavélienne, contre la fausse religion royale, le retour massif de la transcendance. Au monde mouvant, informe et vain, dépourvu de direction et d’ailleurs, il oppose une rectitude ontologique qui n’a que faire des territoires, et qui subsume sous elle la variété confuse de « la sphère terrestre », « ses cris, sa guerre, / Ses royaumes, ses chocs, son fracas, son effroi ». À la spécularité morbide et aliénante de l’incarnation royale, il oppose le vide individuel traversé par l’énergie d’une instance autre, la force du « voyant » (Acte I, sc. 2, 690) et celle de l’ascète (« Oui, vieux, humble, indigent, / Cet homme est fort. », admet le roi (Acte III, sc. 2, 731)). À un espace régi par l’État, animé du seul souci de sa maintenance, il oppose la promesse d’autre chose (« je suis le salut. » (Acte I, sc. 2, 695)). À l’émiettement des acteurs historiques, il oppose l’Humanité (que lui seul, avec le saint François de Paule, invoque dans le drame). Au mépris inquiet des rois à l’égard du peuple, vile masse de manœuvre qu’il convient pourtant de ménager (« un tas de mendiants », professe le roi, mais qui « Prend mal la politique et ses expédients » (Acte II, sc. 5, 716)), il oppose l’ardent amour mystique (« Ô genre humain, je t’aime ! » (Prol., sc. 6, 668)).

Hugo n’a pas fait de Torquemada un Tartuffe, usant du prestige de l’Église et de la crédulité des hommes pour parvenir à des fins personnelles. Il a même repoussé la version du bourreau sanguinaire, du pervers sadique[5]. Aussi monstrueuse soit-elle, rien dans le drame ne permet de douter de la sincérité de son amour du genre humain. C’est au nom de la seule réalité qui vaille, le Salut dans l’Ailleurs, sur fond de minoration, voire de négation ontologique, de l’ici-maintenant, que le Grand Inquisiteur enverra au bûcher ses victimes :

 

L’enfer d’une heure annule un bûcher éternel.

Le péché brûle avec le vil haillon charnel,

Et l’âme sort, splendide et pure, de la flamme,

Car l’eau lave le corps, mais le feu lave l’âme. (Prol., sc. 6, 667)

 

            Seule la mort sauve. Seul l’Ailleurs est vrai. Car c’est bien à ce niveau d’universalité qu’il faut comprendre la logique du Torquemada de Hugo. Les Juifs ne sont pas l’objet unique, ni même vraiment privilégiés, de sa sollicitude. Si leur martyre et leur expulsion d’Espagne constitue l’événement historique du drame, son climax, à l’acte III, la persécution généreuse du Grand Inquisiteur les déborde largement : il englobe « Hérétiques, vaudois, juifs, mozarabes, guèbres » (Prol. sc. 6, 665). En fait, comme le montre l’évocation par le marquis Gil de la terreur que fait régner dans toute l’Espagne le Saint-Office (« On est hardi de vivre, et c’est un péril d’être. » (Acte III, sc. 2, 736)), ou la mise à mort finale du couple d’amoureux, nobles catholiques officiels, nul n’est à l’abri de l’amour du moine. Ici comme ailleurs, dans « À mort les Juifs ! » on entend toujours distinctement « Viva la muerte ! »[6]

            Mais le principal coup de force de Hugo est peut-être ailleurs : dans le maintien envers et contre tout de la grandeur du personnage[7]. Ni l’atmosphère pesante de délation généralisée qu’il a fait s’abattre sur l’Espagne (Acte III, sc. 2), ni le pathétique sublime du Grand Rabbin (Acte III, sc. 3), ni la hideur ignoble du bûcher (Acte III, sc. 2[8] et 5) n’entament vraiment l’aura éclatante et sombre du Grand Inquisiteur. L’ironie saine du marquis Gil, déployée dans tout l’acte III, le laisse intact. C’est que Hugo attribue à Torquemada tout un ensemble de traits qui, notamment dans son théâtre d’avant l’exil, caractérisait le Héros, et surtout le Héros politique, le Grand Homme[9]. L’amplitude du mouvement, potentiellement universelle (« Je viens de l’Univers et je vais à la Ville. » (Acte I, sc. 2, 688)), apte à être figurée par cet usage intransitif du verbe aller, que Hugo a forgé, un peu avant 1830, pour Mazeppa et pour Hernani : « Et j’entends dans ma nuit Jésus qui me dit : Va ! / Va ! le but t’absoudra pourvu que tu l’atteignes ! / Je vais ! » (Acte I, sc. 2, 692)[10]. La capacité de Vision, qui prend le monde comme un tout et du chaos refait un ordre, que don Carlos a cru un moment éprouver, sous le charme des grandes références impériales (voir Hernani, Acte IV, sc. 2). Et, surtout, l’audace et la puissance d’humilier les puissants de ce monde, les États et les rois. La véhémence avec laquelle Torquemada fait leur procès, en particulier dans sa tirade de l’acte III, scène 5, renvoie au modèle du prophète biblique ; mais la désinvolture avec laquelle il leur impose sa volonté, avec laquelle il nie, en acte, non seulement la légitimité de leur pouvoir, mais sa réalité, n’est pas sans rappeler d’assez près quelques Grands Hommes qui fascinèrent Hugo, de Cromwell à Napoléon. Torquemada, un fou peut-être[11], mais un fou marqué par la grandeur, et un fou puissant.

Bien entendu, aucun procès en réhabilitation dans ce traitement du personnage. Nul doute que le Grand Inquisiteur n’apparaisse à Hugo (et au lecteur-spectateur de son drame) comme l’un des points limite du Mal historique. Reste qu’il faut bien prendre en compte cette double donnée, frappante en soi comme au regard du passé dramatique de l’auteur : la relative minoration de la puissance et du caractère maléfique du roi et de la raison d’État ; la Grandeur efficace de l’ange exterminateur.

Deux commentaires s’imposent. Torquemada peut être compris comme l’une des étapes du parcours qui conduit Hugo à se défier des pouvoirs charismatiques (fussent-ils dirigés, apparemment et/ou momentanément, contre le pouvoir d’État), du modèle impérial en particulier, même et peut-être surtout si sa puissance temporelle est auréolée de prestige spirituel. Évolution sensible dès avant le Deux-Décembre, avec notamment l’abandon de la nostalgie romaine, celle des Césars et celles des Papes. Évolution qui relève moins de la palinodie que du passage au premier plan des contradictions et des perversions, des limites et des apories, du modèle impérial  présentées, en fait, dès Hernani[12].

Mais il y a plus inquiétant. Le triomphe de Torquemeda semble dire la fragilité profonde des sociétés politiques modernes. Ce monde sans ailleurs ni direction, animé du seul désir de durer, cet espace politique confus perpétuellement agité par ses conflits de territoire, faiblement auréolé par la religion royale, pauvrement justifié par la raison d’État et la morale faible qu’elle fonde, s’avère, même quand elle fait la preuve négative du moindre mal, particulièrement sensible au désir d’autre chose, à la simplicité radicale d’un monde orienté, à l’héroïsme flamboyant d’une destruction qui s’affirme Salut, Justice ou Fondation, à l’héroïsme dépouillé et sans scrupule qui ose affronter et sait vaincre l’arrogance précautionneuse des pouvoirs en place. La vie sans aura, sans véritable avenir figurable, que l’espace royal-étatique (l’espace politique moderne quand il se dépouille de tout principe qui l’anime en l’excédant) offre à ses habitants, cet espace n’a pas d’arguments très forts à opposer à l’espace impérial-mystique, dont l’universalité, refusant presque tout être à l’ici, pour mieux l’unifier sous l’exigeant réel d’un là-bas dispensateur de force, de valeur et de sens, s’appuie sur le désir de mort : passion suprême, énergie dévorante, aspiration tenace au sublime[13].

Recharger d’être l’ici-maintenant, lui offrir l’ampleur simple de l’universel et la sidérante beauté du miracle, le prémunir ainsi contre le sublime de la mort érigé en principe de vie, c’est, dans Torquemada, le rôle dévolu à l’amour – l’amour déployé dans l’espace immanent.

 

L’espace immanent de l’amour

Le couple d’amoureux formé par don Sanche et doña Rose a pu paraître un peu falot, et leur idylle un peu niaise[14]. Ballotés du couvent au palais et du palais au couvent par des personnages qu’ils connaissent peu et ne comprennent pas, au gré de motivations et d’intrigues dont ils ignorent tout ; emprisonnés, libérés, sauvés puis mis à mort pour des raisons qui les dépassent et dont ils ne sauront à peu près rien ; ils pourraient aisément être tournés en ridicule, être considérés comme les figures imposées d’un code dramatique qui n’imagine pas un drame sans amour, et comme le tribut versé par un auteur qui a tout autre chose à dire mais désire être joué. Ce serait, évidemment, une grave erreur d’interprétation. Même peu présents (seulement huit scènes sur vingt-six), ils constituent le fil principal de la fable, et, tout le dernier acte leur étant consacré (que de souvenirs du cinquième acte d’Hernani dans ce quatrième de Torquemada ! cette terrasse au clair de lune, ce vieillard qui vient réclamer sa proie), ils apparaissent, dramatiquement parlant, comme les principales victimes de l’Inquisiteur. Leur passivité même est relative : en libérant Torquemada de l’in pace (Prol., sc. 8), ils l’ouvrent à son destin – non seulement parce qu’ils lui évitent la mort, mais parce que seul sans doute ce séjour dans la tombe lui confère sa puissance, en quelque sorte fantomale[15]. Mais l’essentiel n’est pas là.

L’essentiel, ce sont les papillons que poursuit Rose et les roses que cueille Sanche, lors de leur première apparition, dans ce jardin sauvage qui est aussi un cimetière. On a vu que, dans le prologue, le roi et Torquemada sont chacun introduits par un long propos sur l’espace, qui contribue fortement à leur caractérisation. Il en va de même pour le couple amoureux, et plus particulièrement pour don Sanche, dont les premières répliques (après celle où il exprime sa faveur pour les roses, fleurs et lèvres) sont les suivantes : « Oh ! je suis enivré de tant de douces choses ! », « Tout est vie et parfum ! », « Il passe / On ne sait quoi de tendre et de bon dans l’espace. » (Prol., sc. 5, 659-660). L’émoi amoureux du jeune couple, dont la sensualité est patente, est ainsi comme noyé dans l’amour universel, qui sature l’air comme un parfum. Et la conscience sensuelle de cet « espace » habité par l’amour, se déploie bientôt en credo naturaliste :

 

                        Oh ! la nature immense et douce existe !

Vois-tu, que je t’explique. En hiver, le ciel triste

Laisse tomber sur terre un linceul pâle et froid ;

Mais quand avril revient, la fleur naît, le jour croît ;

Alors la terre heureuse au ciel qui la protège

Rend en papillons blancs tous ses flocons de neige,

Le deuil se change en fête, et tout l’espace est bleu,

Et la joie en tremblant s’envole et monte à Dieu.

De là ce tourbillon d’ailes qui sort de l’ombre.

Dieu sous le ciel sans borne ouvre les cœurs sans nombre,

Et les emplit d’extase et de rayonnement.

Et rien ne le refuse et rien ne le dément,

Car tout ce qu’il a fait est bon ! (Prol., sc. 5, 662-663).

 

Cette tirade prend toute sa signification d’être prononcée parmi les tombes[16], et d’apporter ainsi une réponse à la passion de la mort qui, avec Torquemada, menacera bientôt de tout envahir. Plus généralement, sous ses allures d’idylle charmante et limitée (l’enivrement érotique de deux jeunes gens), le propos se hisse au niveau des pensées et représentations de l’espace déployées par le roi et le marquis d’une part, par le futur Inquisiteur d’autre part. Lui aussi multiplie les marques de totalité, lui aussi parle du monde – autrement. Néanmoins l’importance de la tirade de Sanche, voire celle du couple d’amants, risqueraient d’être sous-estimées si le rôle de François de Paule ne les confortait, dans ce premier acte dont on comprend pourquoi Hugo, s’il hésitait à le donner à la représentation, le croyait « nécessaire au développement de l’idée[17] ».

Dans sa grotte, « ouverte sur l’espace »  (Acte I, 685), le saint reprend et développe le propos de l’amant. Il confirme la valeur, ontologique autant qu’éthique, accordée à l’ici-maintenant, élargi sans perte de matérialité concrète à un partout-toujours. À Torquemada qui lui demande s’il fait des miracles, il répond :

 

J’en vois. Tous les matins l’aube argente les eaux,

L’énorme soleil vient pour les petits oiseaux,

La table universelle aux affamés servie

Se dresse dans les champs et les bois, et la vie

Emplit l’ombre, et la fleur s’ouvre, et le grand ciel bleu

Luit ; mais ce n’est pas moi qui fait cela, c’est Dieu. (Acte I, sc. 2, 689)

 

            Même si François appuie davantage sur le rôle créateur de Dieu, on retrouve dans ses propos l’articulation fondamentale d’une transcendance qui délègue sa capacité d’être à l’horizontalité d’un espace immanent[18]. Espace que François et Sanche opposent aussi bien à la fausse transcendance royale qui transforme l’espace en corps du puissant, en signe de pouvoir territorial (sans jamais parvenir à l’extraire de la confusion), comme à la transcendance radicale et destructrice de Torquemada, par laquelle la « sphère terrestre » en dernière instance ne se figure, ne s’ordonne et ne prend sens, que de s’abolir dans l’alternative du ciel et de l’enfer. Même si le saint minore l’attrait sensuel exalté par l’amant, au profit de la fraternité et de l’amitié, l’amour demeure le fluide, l’anima de cet espace immanent, et il  s’y déploie sous la bienveillance divine, dont il confirme la bonté : « Sous la fraternité des branchages épais / On s’aime » (Acte I, sc. 1, 686) ; et plus loin, en réponse au terrifiant projet de Torquemada :

 

                                   L’homme est sur terre

Pour tout aimer. Il est le frère, il est l’ami.

Il doit savoir pourquoi s’il tue une fourmi.

[…]

Dans l’herbe, dans la mer, dans l’onde et dans le vent,

L’homme ne doit proscrire aucun être vivant.

Au peuple un travail libre, à l’oiseau le bocage,

À tous la paix. Jamais de chaîne. Point de cage.

Si l’homme est un bourreau, Dieu n’est plus qu’un tyran. (Acte I, sc. 2, 693)

 

            L’amour de Ferdinand s’exalte et s’épuise dans la dévoration jalouse de son objet, sans reste. Celui de Torquemada n’embrasse le genre humain qu’au prix de son annulation terrestre, dans la mort. Celui de Sanche et de Rose participe d’un flux vital qui l’excède et le justifie, déployé dans l’espace où l’on sent passer « on ne sait quoi de tendre » - et dont le saint déplie l’universalité naturelle.

            C’est peut-être le rapport à la nature qui départage le plus clairement les trois espaces de Torquemada. Dans le cadre de l’espace royal-étatique, les réalités naturelles, principalement les mers, les fleuves et les montagnes, n’apparaissent que comme des éléments du territoire, signes de la puissance de l’État, membres du corps du roi, enjeux du perpétuel conflit géopolitique (l’Adour et la Durance que désire tant Ferdinand). Elles n’apparaissent guère autrement dans l’espace impérial-mystique, sauf à être annulées en tant que telles par le rêve de domination universelle (voir Acte I, sc. 2, 690-691), dans lequel, ayant perdu leur statut de critères discriminant dans le jeu des rivalités de pouvoir, elles n’ont plus de sens, et révèlent leur inanité au regard de l’être. Une exception : les volcans. Torquemada est l’homme pour qui la « sphère terrestre » n’accède à une forme de réel que par son feu central, et son éruption jusqu’à la surface :

 

                                               En douter, impossible.

Qu’avons-nous là devant nos yeux ? l’enfer visible.

Son souffle jusqu’à nous vient pestilentiel !

L’âtre de Bélial fait jusqu’en notre ciel,

Avec la fumée âcre et rouge de la cuve,

Monter sa cheminée horrible. Le Vésuve.

L’Etna. Le Stromboli funèbre. Au nord l’Hékla.

Mais à quoi donc penser si ce n’est à cela ? (Prol., sc. 6, 666)

 

            Les volcans sont les seules réalités naturelles à posséder quelque chose de l’être, négatif. Le prestige intellectuel et ontologique dont Torquemada les pare, s’explique non seulement par l’image du feu, mais par l’articulation qu’ils imposent du naturel et de l’invivable. Les volcans sont, parce qu’ils tuent. Faire flamber les bûchers, volcaniser la terre, ce sera « combattre l’abîme par l’abîme » (ibid.), c’est-à-dire en particulier user d’un élément de la nature pour mieux annuler celle-ci.

            À ces deux visions du monde naturel, les amants et le saint opposent la lueur de l’aube et la douceur de l’air, l’ombre des feuillages et la clarté des eaux, les roses et les papillons… Et ils y voient le grand réel.

 

           

 Reste qu’elle paraît bien impuissante, cette opposition. Fragile, et peu agissante. En particulier, elle ne fait guère la preuve de sa capacité politique. Torquemada a beau jeu de lancer à François de Paule : « Tu ne sauves que toi ! », et d’accuser son inaction : « Ah ! tu croises tes mains ! Ah ! tu chantes des psaumes ! / […] Mais c’est l’isolement ! Or, quand tout penche, croule / Et périt, le devoir, vieillard, c’est une foule ! / […] Le devoir vous arrache au cloître, aux solitudes, / Et vous crie : au secours ! pensez aux multitudes ! / Pensez au genre humain ![19] » (Acte I, sc. 2, 694-695). Deux enfants reclus dans des jardins de couvents mal gardés, dont ils ne sortiront que pour mourir. Un vieillard ermite dont le retrait est violé par le Pape, devenu chasseur (voir Acte I, sc. 1 et 3). Cela n’est pas grand-chose, et ne semble pas bien solide. Trois figures prématurées de la République universelle, dont ils diraient, plus ou moins maladroitement, quelque chose d’essentiel ? Peut-être. Mais dans Torquemada, l’amour et la fraternité, et l’espace qu’ils impliquent et dans lequel ils se déploient, sont comme en réserve. À tous les sens du mot. Réserve d’indiens, parc naturel, île à proscrits. Blanc de la feuille laissé vierge par la couleur et le dessin, antérieur à eux et sans lequel est impossible la figure. Et puis tout simplement ce lieu, un peu secret, où l’on garde les choses précieuses et qui pourront servir un jour[20].



[1] Notre édition de référence est : Victor Hugo, Le Théâtre en liberté (Paris, Arnaud Laster éd., Gallimard, « folio classique », 2002).

[2] Victor Hugo, Œuvres complètes, « Théâtre I », Jacques Seebacher et Guy Rosa dir., Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985.  Dans Torquemada, le personnage qui s’approche le plus de cette figure du pouvoir absolu représentée par François Ier dans Le Roi s’amuse, ce n’est pas le roi, c’est le pape  dont la devise est : « Jouir, c’est vire. Amis, je voi / Hors de ce monde rien, et dans ce monde moi. » (Acte I, sc. 3, 696). Mais la Papauté d’Alexandre VI (Borgia) est un empire déclinant, quand l’Espagne des Rois catholiques est au seuil de sa grandeur historique.

[3] Ceci en revanche l’apparente au roi François (voir Le Roi s’amuse, en particulier le quatrième acte).

[4] On peut citer au moins Marion de Lorme, Hernani (avant le retournement du quatrième acte), Marie Tudor, Angelo tyran de Padoue, Les Jumeaux.

[5] Dans une « Préface possible » demeurée manuscrite, il écrit : « Les opinions des historiens sont partagées sur Torquemada. Pour les uns, c’est un sanguinaire, le bourreau par nature ; pour les autres, c’est le visionnaire, le bourreau par pitié. / Entre ces deux données, l’auteur a choisi celle qui lui a paru, au point de vue humain, la plus philosophique, au point de vue littéraire, la plus dramatique. » (cité par A. Laster, « Notices et notes »,  903).

[6] Sur cette pitié dangereuse, et plus généralement sur l’articulation du pathétique et du politique chez Victor Hugo, voir l’article de Claude Millet, « Commençons donc par l’immense pitié (Victor Hugo) », Romantisme, n° 142, 4ème trimestre 2008.

[7] « Quant à Torquemada, écrit Hugo à Paul Meurice, une seule chose est plus grande que lui, c’est son fantôme, et ce fantôme c’est la bannière à tête de mort [du Saint-Office] » (cité par A. Laster, « Notices et notes », 922).

[8] Dans la description qu’en donne le marquis Gil, la pulsion sadique des bourreaux est très clairement dénoncée ; mais elle est référée aux prêtres anonymes, pas à Torquemada : « Le bûcher va flamber, monceau de feu, massif / De braise, où, sous les yeux du confesseur lascif, / Des femmes se tordront d’âpres flammes vêtues » (735).

[9] Voir Franck Laurent, « La question du Grand Homme dans l’œuvre de Victor Hugo », Romantisme, n° 100, 2ème trimestre 1998.

[10] Mais le mouvement se déploie ici dans un espace centré, et finalisé, proprement impérial. Celui éprouvé par Mazeppa (voir Les Orientales, XXXIV) et par Hernani (voir Hernani, Acte III, sc. 4) est éminemment plus vague, plus nomade.

[11] Au reste, il n’est pas le premier dans le théâtre de Hugo à avoir des « visions de feu » (Prol., sc. 2, 641) ; Hernani en avait déjà : « […] et l’abîme est profond, / Et de flammes ou de sang je le vois rouge au fond ! » (Acte IV, sc. 4, 600, dans Victor Hugo, Œuvres complètes, « Théâtre I », Jacques Seebacher et Guy Rosa dir., Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985).

[12] Voir Franck Laurent, Victor Hugo : Espace et Politique (jusqu’à l’exil), Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2008.

[13] On sait que la publication en 1882 de Torquemada (écrit en 1869), s’inscrit dans une campagne de dénonciation des pogroms qui enflammaient alors  la Russie tsariste (voir notamment Nicole Savy, « Du stéréotype à l’humanité : Victor Hugo et les juifs », pp. 209-223, in Choses vues à travers Hugo. Hommage à Guy Rosa, Claude Millet, Florence Naugrette et Agnès Spiquel éd. (Presses Universitaires de Valenciennes, 2007)). Mais il n’est pas impossible que l’installation de la République française, sous sa forme opportuniste, et la perte d’aura qui en résultait pour ce qui fut longtemps un idéal politique, ait rendu Hugo particulièrement sensible à la menace projetée par les Torquemada de l’avenir. Et nous n’en avons pas fini… Selon un point de vue un peu différent, et sur le rapprochement fréquent au dix-neuvième siècle de Torquemada et de Robespierre, voir Caroline Julliot, « Torquemada et les autres », communication  au Groupe Hugo (Paris 7 Denis Diderot), 18 novembre 2006,  http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/

[14] Ce n’est pas la première fois que l’auteur qui sut écrire l’amour de doña et d’Hernani semble prêter le flanc à une critique de ce genre : Régina et Otbert, dans Les Burgraves, ont pu donner cette impression – fausse.

[15] Ce qui rapproche Torquemada de Barberousse (Les Burgraves), réveillé de la mort et sorti de la grotte de Kaiserslautern pour rétablir la justice et sauver l’Allemagne…

[16] On remarquera qu’au même moment le jeune Émile Zola ouvre le premier roman des Rougon-Macquart (La Fortune des Rougon) sur l’idylle de deux jeunes gens, Sylvère et Miette, dans un ancien cimetière…

[17] Note du manuscrit, citée par A. Laster, « Notices et notes », 900.

[18] Sur ces montages d’immanence et de transcendance, fréquents surtout pendant l’exil, voir la remarquable étude d’Yves Gohin, Sur l’emploi des mots immanent et immanence chez Victor Hugo, Paris, Minard, « Archives des lettres modernes », 1968.

[19] Hugo écrit Torquemada de mai à juillet 1869, alors que les élections législatives des 23 et 24 mai ont vu, à l’issue d’une campagne intense et mouvementée, la défaite sur le fil des Républicains. Il n’est pas impossible qu’il ait songé, écrivant les vers ci-dessus, aux reproches que certains d’entre eux parmi les plus actifs adressaient alors aux proscrits, et aux « exilés de l’intérieur ».

[20] Les limites de cet article n’ont pas permis de poursuivre systématiquement l’étude au niveau proprement dramaturgique. On se contentera donc de suggérer la dimension structurante des espaces clos ambivalents, à la fois asiles, prisons et pièges ; l’importance pour la fable, l’action et la caractérisation des personnages, du motif de l’effraction ; enfin la remarquable densité symbolique de la situation et de la construction des espaces scéniques, dont la didascalie liminaire du Prologue, avec ses « montagnes frontières », son « jardin sauvage » parmi les « tombes » et les « croix », et « la muraille d’enceinte du monastère, très élevée mais tombant en ruine » (627), offre un magistral exemple.