Jean-Claude Yon : Le statut administratif de la Comédie Française et du Théâtre de la Renaissance à l'époque d'Hernani et de Ruy Blas
Communication au Groupe Hugo du 13 février 2009
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Le but de cette intervention[1] est de resituer Hernani (créé en 1830 à la Comédie-Française) et Ruy Blas (créé en 1838 au Théâtre de la Renaissance) dans leur contexte d’histoire théâtrale. En effet, si Hernani et Ruy Blas sont bien sûr avant tout des créations hugoliennes, l’étude de la pensée et de la dramaturgie de Victor Hugo n’est pas suffisante pour comprendre pleinement ces deux ouvrages. Une pièce de théâtre, dès lors qu’elle est écrite pour la représentation puis jouée devant un public, est tributaire des réalités sociales qui servent de cadre à ces représentations. Même si une pièce, a fortiori quand il s’agit d’un chef-d’œuvre, ne peut être enfermée dans ces réalités contingentes, il est indispensable de les prendre en compte, comme l’a fait l’auteur dramatique, pour en avoir la vision la plus complète possible. L’analyse littéraire a ainsi tout intérêt à intégrer les travaux d’histoire culturelle, et l’étude du théâtre ne saurait être vraiment satisfaisante que menée de façon interdisciplinaire. Étudier le cadre administratif des théâtres autour de 1830 peut donc aider à mieux comprendre Hernani et Ruy Blas. On s’intéressera successivement à la Comédie-Française autour de 1830 et, de façon plus détaillée, à l’aventure du Théâtre de la Renaissance.
La Comédie-Française autour de 1830
Il est impossible de comprendre la situation de la Comédie-Française à l’époque romantique si l’on n’a pas bien en tête le « système du privilège », en vigueur de 1806-1807 à 1864. Nous ne reviendrons pas ici en détail sur ce cadre administratif[2] mais rappelons que les trois décrets adoptés par Napoléon Ier ont mis fin à la liberté des théâtres proclamée en 1791. Le nombre des théâtres est désormais limité, à Paris comme en province, chaque scène se voit attribuer un genre précis et tous les directeurs de théâtre du pays sont nommés par le pouvoir, un « privilège » étant nécessaire pour diriger une entreprise théâtrale. Tout le système, qui s’inspire de l’Ancien Régime, est conçu pour favoriser les théâtres officiels (la Comédie-Française, l’Opéra, l’Odéon et l’Opéra-Comique), au détriment des théâtres dits « secondaires ». Hiérarchie des salles et hiérarchie des genres dramatiques et lyriques vont de pair. La Restauration reprend à son compte le système administratif hérité de l’Empire et sa politique théâtrale est clairement guidée par la volonté d’avantager les théâtres royaux. Le comte de Pradel, directeur général du ministère de la Maison du Roi, écrit ainsi, le 10 avril 1820, au préfet de police que les décrets de 1806 et 1807 « étaient fort sages et [sont] des meilleurs à maintenir[3] ». Mais cette politique s’avère un échec complet car elle ne parvient pas à brider le dynamisme des théâtres secondaires ni à empêcher la création à Paris de nouvelles salles, tous les moyens étant bons pour obtenir un privilège… quitte ensuite à ne pas en respecter les termes ! Le 9 décembre 1822, le marquis de Lauriston, ministre de la Maison du Roi, écrit au ministre de l’Intérieur :
Ce qui leur est funeste [aux théâtres royaux], […] c’est l’augmentation progressive de ces théâtres secondaires dont les uns, tels que le Gymnase, la Porte-Saint-Martin, et presque tous les établissements dramatiques du Boulevard, offrent au public, à meilleur marché et dans les lieux les plus fréquentés de petites comédies mêlées d’ariettes, véritable genre d’opéra-comique, que les spectateurs ne vont plus chercher à nos théâtres lyriques. […] La plupart de ces théâtres, de nouvelle création, sont d’ailleurs consacrés à un genre qui ne frappe les yeux que par l’éclat des costumes et des décorations, qui procure des émotions fortes par des moyens que le goût n’approuve pas sans doute, mais qui n’en font paraître que plus froide, à des juges ignorants et peu difficiles, les combinaisons des grands Maîtres dont les chefs-d’œuvre ont porté si haut la gloire de notre théâtre[4].
Le système du privilège est donc incapable de maintenir la double hiérarchie qui le justifie. Le prodigieux succès du théâtre du Gymnase, ouvert en 1820 pour accueillir le répertoire de vaudevilles d’Eugène Scribe[5], démontre que les théâtres royaux ont perdu de facto la prééminence que la loi leur accorde. La conquête de la scène par les écrivains romantiques a comme arrière-fond cette obsolescence du système du privilège, le public parisien préférant aller applaudir des genres mineurs tels que le vaudeville ou la féerie plutôt que fréquenter les théâtres officiels. Ceux-ci n’en gardent pas moins un fort capital symbolique, ce qui explique que les romantiques, pour des raisons de prestige, cherchent malgré tout à s’y implanter.
Premier théâtre dramatique de France (seul l’Opéra est plus prestigieux), le Théâtre-Français (ou Comédie-Française) se porte plutôt mal sous la Restauration. En octobre 1826, la mort de Talma lui enlève sa principale vedette. Mlle Mars demeure le seul pilier de la troupe. Le théâtre est administré par la Société des Comédiens Français, soumise aux règlements du décret de Moscou (1812), et par un commissaire royal. À ce poste est nommé en juillet 1825 le baron Taylor, homme de grande culture qui a dirigé d’avril 1822 à juin 1823 l’éphémère Théâtre du Panorama-Dramatique, sur le boulevard du Temple, entreprise qui s’est signalée par la qualité de ses mises en scène. Le nouvel administrateur, qui certes s’absente souvent pour voyager, cherche à redonner au théâtre de la rue de Richelieu son éclat d’autrefois. Sa tâche est compliquée par les intrigues des comédiens et par la tutelle peu efficace qu’exerce le ministère de la Maison du Roi. Un exemple de cette tutelle maladroite est l’interdiction du Mariage de Figaro alors que l’opéra de Mozart est joué en italien au Théâtre-Italien, en français à l’Odéon et, sous une forme arrangée, au Théâtre des Nouveautés ouvert en mars 1827. Le 12 février, le Comité d’administration de la Comédie-Française écrit au ministre de l’Intérieur :
Une des objections qui lui ont été faites [à la Comédie-Française] lorsqu’elle en sollicite la permission, c’est que plusieurs scènes de cet ouvrage sont peu conformes aux lois de la morale. Nous n’entreprendrons pas, Monseigneur, de répondre d’une manière détaillée à ce reproche ; notre mission n’est pas de traiter de matières aussi graves ; mais nous aurons l’honneur de soumettre à Votre Excellence une seule considération, c’est que les scènes qui paraissent le plus représentatives à un certain nombre de personnes sont conservées dans la pièce représentée au Théâtre des Nouveautés et qu’elles ne seraient pas plus dangereuses sur le Théâtre Français. Nous ajouterons que sur plusieurs autres théâtres se jouent des ouvrages plus blâmables relativement à la morale ou aux attaques contre les grands, et qu’enfin les mœurs vicieuses satirisées dans la pièce n’existent plus parmi les personnes de la Cour. Nous osons donc supplier Votre Excellence de vouloir bien nous rendre Le Mariage de Figaro, comme ouvrage essentiellement utile aux intérêts de la Comédie-Française dans un moment où ses besoins sont si grands et ses ressources si faibles[6].
En avril 1828, deux mois plus tard, Le Mariage de Figaro est en effet repris après six années d’interdiction (la pièce est jouée 27 fois cette année-là). Cette réclamation est en tout cas symptomatique de l’attitude de la Comédie-Française à cette époque, prompte à défendre des privilèges que sa situation réelle au sein des théâtres parisiens ne justifie plus vraiment.
En 1829 pourtant, grâce aux efforts de Taylor, la Comédie-Française s’ouvre aux auteurs romantiques, avec Henri III et sa cour et Le More de Venise. En 1826, le comité de lecture du théâtre avait été réformé, des académiciens se joignant aux comédiens (système « mixte » qui dure jusqu’en avril 1831). Mais les résistances à la nouveauté restent grandes. Le 6 juillet 1829, dans une lettre à Taylor, Alexandre Dumas se plaint de la troupe : « Certes, je désire être joué aux Français. Et je veux y lire [une nouvelle pièce], mais ce théâtre encroûté et stupide n’a à offrir que des demi-siècles pour amoureux ; j’en excepte Mars dont l’admirable talent a 20 ans. […] Le théâtre se lézarde de vieillesse et des jeunes gens seuls peuvent le soutenir, acteurs et auteurs[7] ». Quelques semaines plus tôt, au printemps 1829, Casimir Delavigne avait préféré faire jouer sa tragédie Marino Faliero au Théâtre de la Porte-Saint-Martin alors que l’ouvrage devait être créé à la Comédie-Française. Aussitôt, le Comité d’administration de la Comédie-Française demande que les représentations soient interdites car elle seule a le droit de jouer des tragédies. La réponse du ministère de l’Intérieur est intéressante :
Il a toujours été difficile de déterminer d’une manière bien fixe le genre des ouvrages réservés aux théâtres royaux et interdits aux théâtres secondaires. Les innovations introduites dans notre système dramatique et auxquelles la Comédie-Française elle-même est loin d’être restée étrangère rendent aujourd’hui cette limitation bien plus difficile encore. M. Casimir Delavigne, en donnant à sa pièce le titre de mélodrame et en y ajoutant pour la représentation les accessoires qui accompagnent ordinairement ce genre d’ouvrages a donc pu en disposer pour une scène consacrée aux mélodrames[8].
Comme le laisse entendre cet extrait, le mélange des genres que pratiquent conjointement le théâtre romantique et, d’une façon plus souterraine mais non moins importante, le vaudeville, rend de moins en moins pertinente la hiérarchie des genres qui est censée justifier la prédominance de la Comédie-Française.
Quand survient l’année 1830, marquée par la création d’Hernani et par le changement de régime, la Comédie-Française est confrontée à de graves soucis financiers, en particulier parce que les décors des pièces romantiques qu’elle a montées ont coûté cher. La chute des Bourbons entraîne la suppression de facto du système du privilège. Taylor étant en voyage de mars à octobre, la Comédie-Française se retrouve dans une situation anarchique et les comédiens, qui ont pris le pouvoir, se brouillent avec Hugo et avec Dumas. Antony, pourtant reçu et répété rue de Richelieu, est porté au Théâtre de la Porte-Saint-Martin où la pièce triomphe en mai 1831, Marie Dorval et Bocage créant les rôles initialement prévus pour Mlle Mars et Firmin. L’Echo de Paris commente : « La Porte-Saint-Martin est aujourd'hui, sans contredit, le premier Théâtre-Français[9] ». Le baron Taylor, que le nouveau pouvoir politique avait remplacé par l’auteur dramatique Mazères dès le mois de septembre, démissionne en décembre 1830 mais retrouve son poste en avril 1831, secondé par Jouslin de la Salle comme régisseur. Malgré une baisse du prix des places destinée à attirer les spectateurs, les recettes continuent d’être médiocres. Mlle Mars n’en affiche pas moins des prétentions pécuniaires exorbitantes. Finalement, un arrangement entre la comédienne et Taylor est trouvé en mars 1832. D’octobre 1832 à avril 1833, la Comédie-Française obtient l’autorisation de jouer à l’Odéon puis, à partir d’octobre 1833, elle y joue en alternance avec l’Opéra-Comique, sans grand succès (une troisième tentative d’exploitation de l’Odéon a lieu de mars 1837 à juin 1838). En juin 1833, Jouslin de la Salle est nommé directeur-gérant et obtient une augmentation de la subvention. Taylor demeure commissaire royal mais son rôle est amoindri. Ces modifications administratives traduisent la mauvaise situation du théâtre qui, certes, renoue avec le succès en novembre 1833 grâce à Bertrand et Raton, une comédie politique de Scribe. Mais l’avenir de la Comédie-Française demeure flou. Le pouvoir orléaniste annonce une loi sur les théâtres sans passer à l’acte. Le système du privilège est a priori toujours aboli mais les pouvoirs publics font tout pour empêcher la création de nouveaux théâtres[10] et l’interdiction du Roi s’amuse, après la première représentation du drame, en novembre 1832, montre qu’ils n’entendent pas accorder aux théâtres une liberté totale[11]. L’attentat de Fieschi, en juillet 1835, fournit à la monarchie de Juillet le prétexte qu’elle cherchait pour rétablir la censure, à la fois sur la presse et sur les théâtres. Les lois de septembre rétablissent du même coup le système du privilège. En janvier 1837, Jouslin de la Salle est révoqué pour une affaire de trafic de billets et le caissier du théâtre, Védel, lui succède comme directeur-gérant. Enfin, en octobre 1838, François Buloz, ancien directeur de la Revue des Deux Mondes, remplace Taylor comme commissaire royal. Durant tout le mandat de Taylor, la Comédie-Française n’est jamais parvenue à retrouver durablement prospérité et stabilité.
L’aventure du Théâtre de la Renaissance
Ne réussissant pas à s’implanter à la Comédie-Française[12], condamnés à se replier sur les théâtres secondaires tel celui de la Porte-Saint-Martin, les écrivains romantiques ne parviennent pas, on le voit, à trouver la salle qui pourrait accueillir leur répertoire et songent à créer un nouveau théâtre. Le système du privilège étant de nouveau en vigueur, il leur faut néanmoins obtenir un privilège. Le 27 octobre 1836, Hugo, Dumas et Casimir Delavigne écrivent une lettre au ministre de l’Intérieur :
Le Théâtre-Français, tel qu’il est constitué actuellement avec son ancien et admirable répertoire qui, au grand applaudissement du public et des amis de l’art occupe la scène pendant six mois de l’année, obligé en outre d’employer trois autres mois environ à la reprise d’ouvrages modernes dont le succès explique cette faveur, se trouve dans l’impossibilité de conserver plus de trois mois chaque année à la représentation des ouvrages nouveaux. Or, tandis que le mélodrame et le vaudeville ont dix théâtres, et nous ne comptons ici que les principaux, la tragédie, la comédie et le drame n’ont qu’un seul théâtre, ou plutôt, comme nous venons de le démontrer, trois mois de l’année dans un théâtre : c’est-à-dire, à proprement parler, le quart d’un théâtre. De là résulte un encombrement dont souffrent également la littérature dramatique d’une part, et la Comédie-Française de l’autre. C’est donc un vœu général, un vœu fondé en droit et en raison, un vœu ressortant de la nécessité même que l’ouverture d’une seconde scène réservée à la littérature sérieuse. Les auteurs, la Commission [de la S.A.C.D.] qui les représente, la presse unanime réclament de toutes parts et depuis longtemps ce second Théâtre-Français, toujours promis par le pouvoir, toujours attendu par le public[13].
Grâce aux bonnes relations des trois auteurs avec le pouvoir orléaniste, un privilège est accordé par arrêté ministériel du 12 novembre 1836. Ce « Second Théâtre-Français » doit être établi sur la rive droite et jouer la tragédie, la comédie et le drame. Le privilège est attribué à Anténor Joly, ancien ouvrier typographe, journaliste et fondateur en 1835 du Théâtre de la Porte-Saint-Antoine. Reste à trouver une salle. Le ministère suggère à Joly la salle Ventadour, construite en 1829 pour l’Opéra-Comique et fermée depuis 1835. Mais Joly trouve que la salle est trop grande, trop coûteuse à chauffer et à éclairer et que ses propriétaires s’y sont réservés trop d’entrées. Au printemps 1837, il pense faire bâtir une salle rue de Richelieu mais le pouvoir refuse cette solution, du fait de la proximité de la Comédie-Française. Celle-ci, du reste, obtient au même moment la possibilité d’exploiter l’Odéon sous le nom de « Second Théâtre-Français », de sorte que le privilège de Joly doit être modifié.
En même temps, une nouvelle pétition est envoyée au ministre de l’Intérieur, en juillet 1837. Elle est signée par les douze membres de la Commission de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques et par un grand nombre d’auteurs et de compositeurs, soixante dix sept en tout parmi lesquels Hugo, Dumas, Vigny, Scribe, Adam, Halévy, Cherubini, Auber, Meyerbeer, Berlioz, etc. On réclame la possibilité pour Joly de faire jouer, outre le drame et la comédie, l’opéra-comique. Dans un courrier du 23 juillet 1837, Joly appuie cette demande et sollicite le titre de théâtre royal. Un deuxième arrêté est pris le 30 septembre 1837. Joly ne peut plus jouer la tragédie mais son entreprise, désormais appelée « Théâtre de la Renaissance », est autorisée à donner, outre des comédies et des drames, « des vaudevilles avec airs nouveaux sans les autres développements de musique qui caractérisent le genre de l’opéra-comique ». Le pouvoir, par cette formulation, a voulu calmer les craintes de Crosnier, directeur du Théâtre de l’Opéra-Comique depuis mai 1834. Du reste, le Théâtre de la Renaissance n’obtient pas le titre de théâtre royal, même si l’arrêté le place, dans la hiérarchie de salle, « immédiatement après les théâtres royaux » puisqu’il est « destiné à la représentation de pièces d’un ordre plus élevé que celle des théâtres secondaires ». Le privilège est accordé pour quinze ans. En décembre 1837, Joly doit se résoudre, faute de mieux, à louer la salle Ventadour à partir du 1er septembre 1838. Il engage des travaux pour faire rétrécir la taille de la salle et l’ouverture du cadre de scène.
En butte aux tracasseries de Crosnier alors que son théâtre n’est même pas encore ouvert, obtient par un troisième arrêté (du 30 août 1838) la possibilité de jouer des « opéras de genre[14], en deux actes et en français, c’est-à-dire [des] opéras avec récitatif chanté, sans dialogue parlé, dans le genre des opéras italiens ». Dans la presse, il annonce qu’il ouvrira son théâtre avec un drame de Hugo et un opéra de Meyerbeer puisqu’il a recruté deux troupes, une de drame et une de chant. À la même époque, un prospectus assez luxueux est imprimé pour attirer des actionnaires à la « Société du théâtre de la Renaissance ». Le document loue « l’heureuse position de la salle Ventadour[15] », étant donné que « Paris fashionable marche vers la Chaussée-d’Antin, où ont élu domicile les affaires, la mode et les plaisirs[16] ». Le Théâtre de la Renaissance ouvre bien ses portes avec la création de Ruy Blas, le 8 novembre 1838, mais Meyerbeer manque à l’appel. Le premier spectacle musical, le 15 novembre, réunit un opéra-comique et une comédie mêlée de chants dont la musique est composée par deux musiciens beaucoup moins prestigieux, Auguste Pilati et Albert Grisar. Malgré le changement de privilège, ces deux premiers ouvrages musicaux (un opéra-comique en un acte et une comédie en trois actes mêlée de chants) appartiennent bel et bien au genre de l’opéra-comique, si bien que Crosnier fait tout pour gêner l’activité de son nouveau rival qu’il accuse d’empiéter sur son privilège. Des procédures judiciaires sont en engagées, sans aboutir du reste. La gestion de la Renaissance s’avère très vite déficitaire à cause de la taille de la salle, des entrées de faveur des propriétaires et du coût excessif que représentent deux troupes. L’une des rares ressources d’appoint est la location de la salle au chef d’orchestre Musard, dès janvier 1839, pour l’organisation de bals masqués. Mais Joly ne peut guère compter sur le pouvoir qui refuse obstinément de lui accorder le titre de « théâtre royal » de peur d’avoir à lui accorder une subvention. La Renaissance n’en rencontre pas moins un certain succès auprès du public. Si L’Alchimiste de Dumas et Nerval est un échec en avril 1839, d’autres drames, notamment ceux de Frédéric Soulié (Diane de Chivy en février 1839, Le Fils de la folle en juillet, Le Proscrit en novembre), sont bien accueillis. La Fille du Cid, tragédie en 3 actes de Casimir Delavigne créée en mars 1840, est également un succès. Du côté musical, outre le succès du Naufrage de la Méduse de Pilati et Flotow en mai 1839, la Renaissance a la bonne fortune de créer en août 1839 la version française de Lucie de Lammermoor de Donizetti qui obtient un triomphe. Mais cela ne suffit pas à remplir les caisses du théâtre. Joly doit emprunter 60.000 francs dès avril 1839. Il est certes très actif et, par exemple, fait installer un jardin avec jet d’eau dans le foyer du théâtre pendant l’été 1839. Cependant, faute de ressources suffisantes, la Renaissance doit fermer le 2 mai 1840. En dix-huit mois d’exploitation, Joly a bien engrangé 715.000 francs de recettes mais il doit faire face à un déficit de 280.000 francs[17].
Cependant, Joly ne se décourage pas et, le 15 juillet 1840, il fonde une nouvelle société en commandite par actions pour réunir des capitaux et rouvrir le théâtre. Normalement, lorsqu’un directeur fait faillite et doit fermer son entreprise, il perd du même coup son privilège. Dans le cas présent, le pouvoir fait un geste de bonne volonté en autorisant Joly, par un arrêté du 19 octobre 1840, à exploiter de nouveau la salle Ventadour mais jusqu’au 1er août 1841 seulement, la salle devant ensuite être affectée au Théâtre-Italien. Péniblement, Joly parvient à rouvrir le 21 janvier 1841. La réouverture aurait dû avoir lieu un peu plus tôt mais Il était une fois un roi et une reine, la pièce de Léon Gozlan qui devait être créée, fut interdite le jour même de la première car elle déplaisait à l’ambassadeur d’Angleterre. De même, un conflit opposant Frédérick Lemaître à Joly retarde la création de Zacharie, un drame de Rosier qui, du reste, réussit peu. Les représentations ne durent que jusqu’au 16 mai, soit moins de quatre mois. Durant cette seconde et courte période d’activité, Joly a dû renoncer à son répertoire musical, trop coûteux. De novembre 1838 à mai 1841, la Renaissance aura monté cinquante-trois pièces dont quatorze pièces musicales et quinze drames (parmi lesquels dix en cinq actes), le reste de son répertoire étant constitué essentiellement de comédies. Après cette seconde fermeture, le ministère de l’Intérieur accepte de laisser à Joly son privilège, le temps qu’il trouve un nouvelle salle pour y installer le Théâtre de la Renaissance. De 1841 à 1844, Joly propose plusieurs emplacements mais ceux-ci sont successivement refusés par la préfecture de police dont l’accord est nécessaire. À bout d’argument, Joly propose en janvier 1844 de s’installer provisoirement dans le modeste Théâtre de la Porte-Saint-Antoine qu’il avait créé presque dix ans plus tôt mais cette solution est refusée et Joly perd son privilège. Il meurt en 1853, ruiné. Vers 1844, du reste, c’est la partie musicale de son privilège qui suscite encore de l’intérêt. Plusieurs projets sont ébauchés pour fonder un troisième théâtre lyrique, lequel finit par être créé sur le boulevard du Temple, sous le nom d’ « Opéra-National », en novembre 1847. L’idée de consacrer un théâtre au drame romantique n’est plus du tout d’actualité et le Théâtre-Historique[18], ouvert par Alexandre Dumas en février 1847 grâce à son amitié avec le duc de Montpensier, propose un répertoire d’une autre nature.
Hernani et Ruy Blas sont donc créés à un moment où la situation administrative des théâtres parisiens est particulièrement compliquée, le changement de régime survenu en 1830 remettant en cause un système du privilège dont on a vu qu’il fonctionnait très mal sous la Restauration (il en sera de même, d’ailleurs, après son rétablissement en 1835). Victor Hugo aurait-il écrit Hernani si le baron Taylor n’avait pas été à la tête de la Comédie-Française ? Aurait-il écrit Ruy Blas si Joly n’avait pas obtenu le privilège du Théâtre de la Renaissance ? Sans doute ces questions sont-elles un peu artificielles et vaines. Mais il n’en demeure pas moins que Hugo a écrit chacune de ces deux pièces pour une troupe particulière, pour un théâtre précis et en fonction de la situation de l’art dramatique telle qu’il la percevait au moment où il prenait la plume. Que Ruy Blas soit la pièce d’ouverture d’un établissement sur lequel beaucoup fondaient de grand espoirs, qu’Hernani ait été écrit pour un théâtre qui s’estimait au-dessus des autres mais qui se savait en difficulté ne sont pas des données indifférentes car elles nous fournissent des pistes pour envisager ces œuvres sous des angles nouveaux. Et ceci d’autant plus qu’un chef-d’œuvre, par essence intemporel, ne perd rien à être replacé dans son contexte, bien au contraire.
Annexe
Nombre de représentations à la Comédie-Française (1829-1838)