Patricia Izquierdo : L'importance de V. Hugo chez certaines poétesses de la belle époque

Communication au Groupe Hugo du 21 juin 2008
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Le 22 mai 1885 meurt Victor Hugo, celui qui « était le vers personnellement » selon Mallarmé. Le choc en France est considérable, l'enterrement du 1er juin est grandiose. Le monde littéraire parisien se réveille. La disparition du Père va jouer le rôle d'un électrochoc pour les jeunes poètes nés dans les années 1870-1880. C'est particulièrement vrai pour un grand nombre de poétesses qui commencent à publier dans les années 1900: Anna de Noailles qui le vénère, Lucie Delarue-Mardrus, Gérard d'Houville, Cécile Sauvage, Cécile Périn, Amélie Murat, Helène Picard, Jean Dominique, Marie Krysinska qui a mis en musique certaines de ses chansons, et même Natalie Barney et Renée Vivien qui rêvait d'écrire une somme critique sur l'homme et son œuvre, sans oublier la doyenne, Judith Gautier, qui l'a bien connu. Leur quête de légitimité auctoriale explique leur besoin de Père, et Victor Hugo joue clairement ce rôle dans leur vocation puis leur oeuvre.

Nous allons voir l'importance du « Maître » perçu comme le pair/père/Père le plus important dans la carrière de ces femme-écrivains courageuses qui revendiquent un héritage romantique, puis son inscription précise dans leur œuvre, grâce à l'analyse du paratexte (péritexte et épitexte) et de l'héritage thématico-stylistique qui travaille leur écriture.

 

 

I. VICTOR HUGO, LE PÈRE/PAIR ROMANTIQUE PAR EXCELLENCE

   Avant de préciser le rôle exceptionnel de Victor Hugo, il convient d'expliquer la prééminence des romantiques chez les poétesse de la Belle Époque.

 

Prééminence des romantiques

L'analyse du paratexte[1] (qui contient le péritexte: titres, intertitres, nom de l'auteur, préface, postface, avant-propos, illustrations, épigraphes, dédicaces, notes infrapaginales, polices tailles de caractères, italiques, titres des poèmes et indications spatio-temporelles, citations en exergue, et l'épitexte: correspondance, critiques, entretiens avec l'auteur, journaux intimes...) des 64 recueils que j'ai dépouillés dans le cadre de ma thèse a révélé une présence écrasante de poètes romantiques français et étrangers, ce que confirment souvent les écrits intimes, les déclarations et les essais critiques des femmes poètes étudiées[2].

Par exemple, Hélène Picard dans le poème « Littérature », paru en 1908 dans son quatrième recueil Les Fresques (p. 204), offre un concentré de ses goûts, très proches de ceux de la comtesse de Noailles et de ses autres consoeurs : Dante, Pétrarque, Ronsard, et surtout les romantiques, Lamartine, Hugo, Musset, Chateaubriand ; elle les évoque tour à tour:

 

O tendre Millevoye, amant de la vallée,

Et toi, pauvre Gilbert qu'un seul vers fit élu,

Et vous tous que le saule et que le mausolée

Obsédaient... O vous tous dont on ne parle plus!...

 

Et toi, Chateaubriand qui, par ta main pâlie,

Ton ennui génial, tes monuments chrétiens,

Ta Bretagne dorée et tes lacs canadiens

Donnait un nouveau cœur à la mélancolie!...

[...]

 

Je revivais les jours de l'admirable essor :

Les temps fameux du romantisme et de la lyre,

De l'âme de Byron et du sacré délire

Sonnaient dans une France à l'atmosphère d'or.

 

Hugo se levait droit aux pourpres des théâtres,

Et le cor annonçait la guerre d'Hernani,

Lamartine fixait ses regards idolâtres

Sur la lune argentant le vent de l'Infini.

  

De fait, Anna de Noailles, Hélène Picard, Jean Dominique, Amélie Murat, Lucie Delarue-Mardrus, Cécile Périn, Cécile Sauvage, Natalie Barney notamment, multiplient les citations, les  épigraphes ou les dédicaces à des poètes romantiques français ou étrangers. Par ordre d'importance, nous trouvons en tête Lamartine (C.P., H.P., L.D.-M., A.M. A.de N.) puis son rival de toujours, Victor Hugo[3] (N.B., J.D., A.de N., H.P.) à égalité avec Musset (L.D.-M., A.M., J.D., H.P.), Chateaubriand (L.D.-M., A.de N., H.P.,), Vigny (N.B., J.D.), Michelet (A.de N.), le préromantique Millevoye (J.D., H.P.); les romantiques allemands: Henri Heine (J.G., J.D., A. de N.), également, même s'ils sont antérieurs, Goethe (M.D., H.P.), Schiller (H.P., A. de N.); les anglais, Byron (H.P.), Shelley, Keats (N.B., R.V.), Coleridge et Wordsworth (C.S., R.V., H.P.); enfin, les « Les Muses plaintives du romantisme » de la génération de 1830: Marceline Desbordes-Valmore (M.B.-P., H.P., G.D.-H., L.D.-M.), Elisa Mercoeur, Delphine de Girardin et Loïsa Puget, chez Hélène Picard seulement. George Sand n'est citée qu'une fois chez Cécile Périn.

Il n'est pas étonnant que les femmes apparaissent nettement moins que les hommes. N'oublions pas que nous sommes à une période où anti-romantisme et anti-féminisme se conjuguent pour endiguer l'expression des femmes poètes considérées comme dangereuses. On reproche à ses femmes poètes « leur incurable romantisme »[4]et on les traite d' « attardées ». Elles sont romantiques alors qu'on a cessé de l'être, déplore Alphonse Séché[5]en 1913.

Même si 1904 célèbre l'anniversaire de la naissance de George Sand, l'auteur de La petite Fadette n'est pas pour autant en odeur de sainteté. Nous pensons notamment aux attaques virulentes d'Henri Ner peu de temps avant dans La Plume[6]relayant Barbey d'Aurevilly L'attirance pour l'oeuvre de George Sand se lit dans les écrits intimes mais n'apparaît pas dans l'œuvre publiée. Ainsi, Judith Gautier écrit dans ses souvenirs d'enfance « Les romans de Sand avaient ma préférence... »[7], mais aucune citation ni même allusion n'apparaît dans son œuvre. « Il est de mode aujourd'hui de dénigrer le Romantisme » peut-on encore lire en 1913 dans l'enquête sur Les tendances présentes de la littérature française[8].

 

Raisons de cette prééminence romantique : l’exemple d'Anna de Noailles

Comment expliquer l'omniprésence de ces références romantiques masculines? Plus que l'assimilation abusive de Pierre Lasserre[9] qui affirmait que « l'idiosyncrasie romantique est d'essence féminine »[10], il s'agit, selon nous, d'un conditionnement culturel. Très tôt, et comme la critique littéraire continue à le faire jusqu'en 1914, et même au-delà, on associe au romantisme le plus négatif (élégiaque et morne, triste et mièvre) ce qu'on appelle alors la « poésie féminine » et les femmes (auteurs). De nombreux écrits intimes attestent l'importance des lectures d'écrivains romantiques pendant leur enfance. Lectures personnelles enchantées ou lectures familiales souvent à haute voix, récitations aussi. Dans ce panthéon familial règne le Maître incontesté, Victor Hugo.

Hugo fait en effet partie du patrimoine littéraire français que les parents doivent léguer à leurs enfants. Le meilleur exemple de notre corpus est sans conteste Anna de Noailles, je la cite:

 

La poésie était tenue en suprême honneur dans la maison de mes parents. Le nom de Victor Hugo y était prononcé avec une salutation d'amour et une soumission unanime. Grands et petits nous habitions son temple aux sonores colonnes, nous obéissions à ses tables de loi. Victor Hugo! Voilà vers quoi il fallait marcher! [...] Oui, le projet, le but, c'était bien d'aller vers Victor Hugo, de s'étendre au pied de la lyre. Et quoi de plus raisonnable que de s'élancer confiants, trébuchants, véritable pèlerinage d'enfants, vers celui qui les aima tous, qui recueillit les plus humbles dans ses strophes retentissantes, et s'adressa avec la gravité d'un amant ébloui aux plus petits d'entre eux .[11]

 

Elle raconte[12] les récitations quotidiennes à Paris ou Amphion, en villégiature :

 

Il ne se passait guère de jours où l’un des amis de mes parents […] ne récitât quelque poème d’Hugo.

 

C'est souvent M. Dessus qui récite:

 

Le vieil ami de nos parents s'avançait avec componction au milieu du groupe fervent [...] On entendait, mouvement des âmes, s'organiser le silence et le vibrant respect. Convaincu de sa mission, assurant sa voix émue, notre ami vénérable déclarait les vers illustres. Mains jointes, yeux clos, sachant que le miracle toujours s'accomplirait, j’écoutais s’épandre en moi le bonheur noble, chargé de visions.  [13]

 

 La dévotion est frappante, je cite: [Victor Hugo] représentait pour nous l'espace, la sagesse, les pleurs, la beauté, le paradis »[14]. Elle se souvient notamment, je cite, « d'un certain été de mon enfance, où l'on se consacra deux fois par jour au moins à la lecture et à l'exégèse du plus bouleversant poème des Contemplations, « À Villequier »[15]. Elle ajoute, faisant référence à son propre père, tôt disparu:

 

Au comble du désespoir, nous aussi nous portions le deuil de Léopoldine, et je sentais se réveiller, dans une étrange gloire, la douleur effrayée, l'immense répulsion à vivre, la mystérieuse offense que m'avait causé [...] la mort de mon père. [...]. Ainsi fus-je initiée poétiquement à la catastrophe et aux cruautés de la nature, dont je révérais les prodigues élans, par les stances que Hugo dédiait à la disparition tragique de sa fille. [16]

 

 Très émue par la douleur de ce père sublime, Anna écrit le « Convoi d'un enfant » (20 vers, 4 septembre 1889), reprenant les propos d'un aumônier qui aurait accusé Hugo de blasphémer:

 

Il n'est plus homme, il est esprit,

Et si tout jeune Dieu l'a pris

C'est qu'il était digne de lui![17]

 

On le voit, Hugo joue un rôle de premier plan dans sa vocation de jeune écrivain: à cinq ans déjà, ses premiers écrits baignaient dans cette « atmosphère hugolienne, familiale et exaltante »[18]. Elle se remémore un début de poème:

 

J'étais une enfant triste, enivrée et chétive,

Avec je ne sais quoi de fort comme la mer...[19]

 

Le 20 août 1883, elle copie les « Conseils à un enfant » de Victor Hugo. « Oceano Nox » et Pêcheur d'Islande en 1886 lui inspirent « L'Adieu » (20 vers) la plainte d'un marin quittant sa promise:

 

C'était sur ce banc de granit...

Là-bas! Près d'un buisson de roses,

Avant que le vaisseau partît

Que je baisais ses lèvres closes!..  (ibid.)

 

Plus tard, vers 11-12 ans, elle s'essaie à imiter le Maître :

 

Elle commença d’écrire des ‘chants touffus, sonores’, des ‘premiers vers maladroits’ que sa mère pourtant n’hésitait pas à réciter en public − ce dont Anna ressentait une certaine fierté, tout en ayant pleinement conscience que leur tristesse était factice et devait presque tout à l'imitation de vers célèbres de Hugo. Evoquer les tombeaux, les cendres, le néant lorsqu'on a onze ou douze ans, même si l'on possède un tempérament ou un don poétique, ne peut relever que de l'exercice de style. [20]

 

Ses premiers essais ont pour la plupart été détruits.

En 1890 encore, elle écrivit trois poèmes qui empruntaient à Hugo l'antithèse poignante « du berceau et de la tombe »[21].

Plus tard, elle reconnut que Victor Hugo lui avait appris le « placement parfait »[22] du premier vers, et elle est capable, adulte, de réciter des milliers de vers de Victor Hugo »[23]...Cette idolâtrie se ressent dans le reste de son œuvre, ses articles (dont je parlerai plus loin) et ses romans, – elle attribue à ses héros (Antoine Arnault par exemple dans La Domination) sa propre passion pour Hugo qui rejaillit aussi sur sa vie : le 28 février 1902, toute la famille va Place des Vosges aux festivités de son centenaire. En 1905, elle découvre sa maison.

Une anecdote montre aussi l'importance de Victor Hugo dans la famille de Noailles. L'oncle d'Anna, Paul Musurus, qui forma son goût, était parnassien et admirait fort Victor Hugo[24]. En 1882, il devait lui être présenté car l'un de ses sonnets avait été retenu pour célébrer le 80ème anniversaire du Maître. Terrorisé devant la porte, et ne sachant s'il devait dire : « Monsieur Victor Hugo est-il chez lui? » ou simplement « Victor Hugo est-il chez lui?», il s'était enfui après avoir sonné[25].

Dans son autobiographie[26], Anna lui rend un hommage vibrant :

 

Victor Hugo surmonta, en mon esprit d'enfant, l'amour que je portais à tous les poètes. Son souffle de géant, l'univers parcouru au moyen de la poésie, la puissance aisée du métier, les milliers de vers, chacun aussi vivant dans l'isolement que dans le bloc de marbre qui les retient groupés, m'inspirèrent une dévotion que le temps n'a pas modifiée. Chez Hugo l'honneur est inclus dans la sonorité même des syllabes: il hausse la vie et le courage de qui le lit; il ne prophétise que le plausible et le véritable [...]. Par l'agilité et le nombre étourdissant du verbe, cet homme oiseau bondit du sous-humain au céleste, s'élance du volcan jusque dans les astres. Si, chez la créature, tout sentiment était porté sur un vers de Victor Hugo, la noblesse de l'âme en serait élevée. Habitant des sommets, son génie s'abaisse aussi vers la grâce, comme on voit, sur une miniature persane, le col de l'antilope s'enfoncer dans une touffe de digitales. Certains de ses vers ont un prolongement infini d'évocation; d'autres suffisent, tant leur début est direct et plaisant, à réveiller une époque, une cité, un homme engloutis dans les ténèbres du temps:   '' Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore..". »

 

Consciente de la disgrâce contemporaine dont souffre son idole, elle ajoute:

 

« On peut ignorer, oublier, renier ce que l'on doit à Victor Hugo, c'est là l'ingratitude naturelle à ceux qui, dans les jours indigents, se sont nourris du pain des dieux. Pour ma part, dès que je le lus, il me subjugua entièrement et je fus son enfant ».

 

On constate encore l'imbrication du Pair et du Père.

L'influence du Maître dépassait bien sûr les frontières: en Belgique, le frère de Marie Closset qui prendra le nom de plume Jean Dominique lui offrit à 11 ans une anthologie des poèmes de Victor Hugo qu'elle s'empressa, elle aussi, de lire à haute voix puis de réciter.

Victor Hugo est aussi le poète le plus lu et appris à l'école de la Troisième République. Normal pour celui qui appelait de ses vœux l'enseignement républicain, laïque, gratuit et obligatoire.

Cette imprégnation de l'enfant hante encore l'adulte qui garde d'ailleurs souvent la nostalgie de cet âge édénique. Anna de Noailles adorait ce vers d'Hugo : « La beauté de l'enfance est de ne pas finir »; elle le citait souvent et l'avait glissé dans une dédicace à Colette.  

Ces femmes sont capables, adultes, de réciter des poèmes entiers de Victor Hugo. C'est encore plus vrai bien sûr pour celle qui l'a côtoyé intimement.

 

Place de choix de Judith Gautier : le cas particulier de Judith Gauthier

Dans son cas, Victor Hugo ne fut plus seulement le Père mais l'amant ; une relation exceptionnelle exista entre l'auteur des Odes et Ballades et Judith Gautier, la fille de Théophile. Il convient d'en parler même si cet échange privilégié n'est pas représentatif de la situation de la majorité des poétesses de la Belle Époque: Judith Gautier est bien plus âgée puisqu'elle est née en 1845, soit 30 à 35 ans plus tôt en moyenne, et qu'elle se sentait plus romancière et dramaturge que poétesse.

Victor Hugo était déjà l'ami de Théophile Gautier depuis longtemps à la naissance de Judith en 1845. Mais elle fut élevée par une nourrice jusqu'à la mort de son grand-père et ne rencontra Hugo que tardivement pendant son exil à Guernesey.

À 22 ans, en 1867, sous le nom de Judith Walter, elle publie Le livre de jade, un recueil de poésies chinoises soit disant traduites mais en fait créées par la jeune sinophile; et, je cite, elle

 

n'eut qu'une pensée, faire parvenir un exemplaire au Père Hugo comme on disait [27], qui était exilé dans son île, là-bas, à Guernesey. Mais une dédicace pour le Maître devait être très originale! Alors elle l'écrivit en caractères chinois! 

 

Après des heures de recherche, aidée par le précieux Ting Tun Ling, elle obtient la traduction suivante de Victor Hugo: Hi-ka-to-hu-ko qui signifie prophétiquement « à l'exilé triomphant, qui marche avec gravité, en disant de grandes choses immortelles »[28]. Et elle envoie le précieux ouvrage...

   Quelques semaines plus tard, Victor Hugo répond:

 

« A Ju-ti-te

J'ai votre livre, et sur la première page, je vois mon nom écrit par vous et devenu hiéroglyphe lumineux comme sous la main d'une déesse. Le Livre de jade est une œuvre exquise et laissez moi vous dire que je vois la France dans cette Chine et votre albâtre dans cette porcelaine. Vous êtes fille de poète, fille de roi, reine vous-même et plus que reine, Muse, votre aurore sourit à mes ténèbres.

   Merci Madame et je baise vos pieds.

Victor Hugo [29]

 

Il s'était donné la peine d'écrire Judith en caractères chinois : « Je crois bien être la seule à posséder du chinois écrit par Victor Hugo » se plaisait-elle à dire.

François Coppée qui était allé voir Hugo à cettte époque écrivit à un ami: « Le Maître m'a longuement parlé de la dédicace du Livre de jade qui l'a beaucoup surpris et charmé ».  Deux ans plus tard, en 1869, Judith Gauthier lui dédie Le dragon impérial, roman exotique, avec une dédicace « À l'exilé ». C'est bien sûr l'auteur (surtout le poète et le dramaturge) mais aussi le paria du Second Empire qui la séduit.

Judith Gautier qui a tout lu du maître[30] et qui a appris de multiples poèmes enfants, adore La légende des siècles. Elle confie dans ses souvenirs:

 

 Son nom avait rayonné sur toute mon enfance. J'avais pour ainsi dire appris à lire dans La Légende des siècles, moi, la fille d'un de ses plus chers disciples .[31]

 

En mai 1869, Hugo lui avait envoyé, dédicacé, un exemplaire de L'homme qui rit qu'elle a beaucoup apprécié ; elle répondit en qualifiant son roman de « formidable et splendide »[32]. Elle veut absolument rencontrer le grand homme et demande une audience ; il l'invite à dîner.

Ce 2 octobre 1869 à Bruxelles, ils se rencontrent enfin grâce à un ami commun, Louis Brassin, pianiste et professeur au conservatoire de Bruxelles. Rappelons que Judith Mendès (mariée avec Catulle Mendès depuis 1866) a 24 ans et Hugo 67. Elle est venue avec son mari, mais, curieusement, dans son récit, il disparaît:

 

A l'heure dite, je me rendis à l'hôtel du Grand Miroir [...]. Victor Hugo était là assis près d'une dame, qui, sous ses jolis cheveux blancs, ressemblait à une marquise poudrée. Il vint à moi avec empressement et me parla tout de suite de mon père, puis il me présenta à la dame, Madame Juliette Drouet. [...] Je n'ai pas très bien le sentiment que c'est Victor Hugo qui est devant moi. Ce cadre banal lui convient si peu [...]. Victor Hugo donne tout d'abord l'impression d'être un marin, un loup de mer avec sa barbe courte, ses cheveux blancs taillés en brosse, sa carrure robuste. Très simple, très affable, la voix bien timbrée, il a un sourire charmant, aux dents toutes petites, presque enfantin »[33].

 

Charles Hugo arrive et l'on se met à table. Le fils s'exclame, au milieu d'une conversation animée: « Mon père est un crétin de Génie qui croit en Dieu et en Napoléon », ce qu'il concède en riant. Judith est conquise.

L'année suivante, elle vient attendre Hugo à son retour d'exil triomphant, le 5 septembre 1870 ; elle raconte, émue:

 

Il y eut une foule délirante qui fit un accueil frénétique au grand exilé et se rua vers lui, d'une telle poussée qu'elle faillit l'étouffer. Il m'avait offert son bras et serrait le mien nerveusement. À grand-peine, nous pûmes gagner un petit café [...] Dès qu'il eut un peu repris haleine, Victor Hugo me parut très calme et maître de son émotion. Il me parla sur un ton de galanterie charmante et me redit ces vers d'André Chénier:

         C'est toi qui la première

Ma fille m'a ouvert la porte hospitalière »[34]

 

C'est de cet endroit que Hugo fit son discours de bienvenue aux Parisiens. Pendant le siège, on sait qu'il tenait table ouverte. Voici deux quatrains humoristiques qu'il écrivit à Judith Gautier:

 

Si vous étiez venue, O belle que j'admire,

Je vous aurais offert un dîner sans rival

J'aurais tué Pégase et je l'aurais fait cuire

Afin de vous servir une aile de cheval.

 

Et lorsqu'elle vint enfin à sa table :

 

 Je lègue à Paris, non ma cendre,

Mais mon beefsteck, morceau de roi

Mesdames, en mangeant de moi,

Vous verrez comme je suis tendre.[35]

 

   Il admirait son œuvre. A propos du Dragon impérial, il écrivit :

 

Madame,

J'ai lu votre Dragon impérial. Quel art puissant et gracieux que le vôtre. Cette poésie de l'Extrême-Orient vous en avez l'âme en vous, et vous en mettez le souffle dans votre livre. Aller en Chine, c'est presque aller dans la lune. Vous nous faîtes faire ce voyage sidéral. On vous suit avec extase et vous fuyez dans le bleu profond du rêve, ailée et étoilée.

Agréez mon admiration

Victor Hugo[36].

 

Mais il aima aussi la femme. C'est en 1872, alors que Théophile Gautier se meurt, que leur relation prend un tour intime ; Judith a 27 ans et Hugo 70. Le premier janvier, elle va lui présenter ses vœux. Puis elle assiste à la reprise de Ruy Blas avec son père et son mari à l'Odéon, Victor Hugo les invite à dîner, le 4 mars. C'est à partir de cette date, les carnets intimes d'Hugo l'attestent, leur correspondance aussi et celle de Juliette Drouet, que leur liaison commence. Combien de temps dura-t-elle, nous l'ignorons et cela importe peu finalement ; restent les textes que ce lien suscita. Hugo propose à Judith d'emmener son père à Hauteville-House pour le soigner ou de venir seule :

 

Soyez charmante autant que vous êtes belle, et bonne autant que vous êtes divine, et venez voir le solitaire. Les astres me rendent parfois visite, et leur rayon entre chez moi; faites comme eux.

Deux ans d'absence ont délabré ma masure, et je n'ose vous y offrir un affreux coin ; mais en face de de Hauteville-House il y a un petit Family Hôtel [...]. Laissez-vous tenter. Si vous ne pouvez venir avec votre père, venez avec votre mari; s'ils ne peuvent ni l'un ni l'autre, venez seule. Je serais bien heureux de serrer leur main, et de baiser vos pieds, madame.

Victor Hugo [37]

 

Mais Théophile Gautier agonise... Hugo multiplie les invitations pressantes... Judith précise dans ses souvenirs : « lui aussi était sérieusement épris de moi, il me faisait une cour d'écolier ». Après la mort de Gautier, il lui écrivit: « Le grand et cher poète qui est votre père revit en vous. À force de contempler l'idéal, il vous a créée, vous qui comme femme et comme esprit êtes la beauté parfaite. Je baise vos ailes »[38]. Plus prosaïquement, il lui avouait aussi : « Je suis un imbécile et je vous attends... » Elle gardait ces autographes dans une boîte chez elle au 30 rue Washington.

Il faut enfin citer les superbes poèmes que Victor Hugo lui offrit, en 1872. Le plus connu est un sonnet écrit le 12 juillet « Ave Dea, moriturus te salutat » dont le premier alexandrin ravissait Proust:

 

La mort et la beauté sont deux choses profondes

Qui contiennent tant d'ombre et d'azur qu'on dirait

Deux sœurs également terribles et fécondes

Ayant la même énigme et le même secret;

 

O femmes, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,

Brillez, je meurs! Ayez l'éclat, l'amour, l'attrait,

O perles que la mer mêle à ses grandes ondes,

O lumineux oiseaux de la sombre forêt!

 

Judith, nos deux destins sont plus près l'un de l'autre

Qu'on ne croirait, à voir mon visage et le vôtre;

Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux,

 

Et moi, je sens le gouffre étoilé dans mon âme;

Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame,

Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux.[39] 

                    12 juillet [1872]

 

Ce poème était adressé « À Judith Gautier (Mme Catulle Mendès) » et Victor Hugo nota « 29 juillet [1872]. Les journaux publient mon sonnet à Mme Judith Mendès » (notamment La Renaissance du 27 juillet 1872). Le 7 août, Hugo regagnait Guernesey. Le titre joue de la formule de salut des gladiateurs romains à l'empereur: « Ceux qui vont mourir te saluent ».   Deux autres poèmes existent datés du mois d'avril, le 4 « À madame J*** »[40] (« À judith Mendès »), poème qu'il eut la cruauté de montrer à Juliette Drouet:

 

Âme, statue, esprit, Vénus.

Belle des belles,

Celui qui verrait vos pieds nus

Verrait des ailes.

 

À travers vos traits radieux

Luit l'espérance;

Déesse, vous avez des dieux

La transparence.

 

Comme eux, vous avez le front pur,

La blancheur fière,

Et dans le fond de votre azur

Une lumière.

 

Pas un de nous, fils de la nuit,

Qui ne vous sente

Dans l'ombre où tout s'évanouit,

Eblouissante!

 

Vous rayonnez sous la beauté;

C'est votre voile,

Vous êtes un marbre, habité

Par une étoile.

 

et, daté du 5 avril, « NIVEA NON FRIGIDA »[41], « La neige peut ne pas être froide »:

 

Elle prouve que la blancheur

N'ôte à la femme

Aucune ivresse, aucun bonheur,

Aucune flamme;

 

Qu'en avril les cœurs sont enclins

Aux tendres choses,

Et que les bois profonds sont pleins

D'apothéoses;

 

Qu'une femme fait en tout lieu

Son doux manège

Et que l'on peut être de feu,

Etant de neige.

 

Peut-être ces deux poèmes n'en firent-ils qu'un[42].

Leur correspondance et leur liaison se poursuit si l'on en croit Escholier; Hugo, comme il l'avait fait pour son père, lui obtient une pension en 1881. Elle avait quitté Mendès en 1874. À sa mort en 1885, elle va lui rendre hommage avenue Victor Hugo et fait une cire de son visage mortuaire.

Avec Anna de Noailles et Judith Gautier, d'autres femmes poètes de cette époque partagèrent cette admiration pour Victor Hugo: Lucie Delarue-Mardrus notamment, Hélène Picard... Quelles en sont les raisons?

 

Explications

Hugo, toujours, défendit les femmes ; voici le texte qu'il écrivit pour Léon Richer et L'avenir des femmes en 1872:

 

L'homme a fait verser tous les droits de son côté et tous les devoirs du côté de la femme. [...] Dans notre législation, telle qu'elle est, la femme ne possède pas, elle n'este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n'est pas [...] C'est là un état violent, il faut qu'il cesse.

 

Cette déclaration avait fait scandale. En 1853, il fit une oraison funèbre sur la tombe de Louise Julien à Jersey, cette ouvrière morte de phtisie. Il réclame pour la femme l'égalité des droits, l'égalité politique et le droit de vote, encore en 1855. Sa lettre de 1872 pour L'Avenir des femmes est très explicite. Il dénonce le fait que la femme est une esclave mineure et réclame pour elle la liberté et l'égalité civile.

Il défendit aussi souvent les femmes écrivains et entretint des liens avec plusieurs d'entre elles : George Sand et Louise Michel notamment qu'il fit libérer pendant la Commune. Il côtoya Delphine de Girardin : elle vint à Jersey en 1853 et l'initia, lui et sa famille, aux mystères des « tables parlantes », activité occulte qu'il pratiqua jusqu'en 1855. Louise Colet vint aussi le voir en août 1856.

Il écrivit ce texte révélateur pour l'enterrement de George Sand à Nohant:

 

George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme puisant son évidence dans le génie de la femme.

 

Il adorait les femmes. Aucune misogynie ne l'habitait. Dans Les Châtiments (livre VI « La stabilité est assurée »), le poème intitulé « Aux femmes » (Jersey, mai 1853) leur rend hommage: « Quand tout se fait petit, femme, vous restez grande »[43].

De plus, il stimulait l'écriture féminine autour de lui : sa femme et ses maîtresses prirent la plume. Juliette Drouet lui écrivit une lettre quotidienne pendant leur longue liaison; Adèle publia en 1862 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie et un article sur l'actrice Marie Dorval qui parut dans L'Evénement; Léonie Biard raconta le Voyage au Spitzberg en 1839.

Peut-être enfin son statut passé d'exilé permettait-il à ces femmes poètes, en marge, elles aussi, de l'Institution, de s'identifier et de puiser dans son parcours la combativité dont elles avaient besoin.

Victor Hugo lui-même avait senti ce parallélisme intéressant dans Les Contemplations[44]:

 

Toi, n'es-tu pas, comme moi-même,

Flambeau dans ce monde âpre et vil,

Ame, c'est-à-dire problème,

Et femme, c'est-à-dire exil ?

 

Ces poétesses sont en effet considérées comme des paria dans la création poétique contemporaine et exilées dans une infra littérature insulaire dont elles peinent à sortir... C'est paradoxalement en se réclamant d'un autre exilé, voire d'autres disgraciés, les romantiques, si décriés à l'époque[45], qu'elles peuvent prétendre à une reconnaissance institutionnelle.

Que devient précisément cette admiration dans l'œuvre de ces femmes poètes?

 

 

II. INSCRIPTION DE VICTOR HUGO DANS L'OEUVRE DES POÉTESSES RETENUES (péritexte, épitexte puis textes)

 

Péritexte

Victor Hugo apparaît dans le troisième recueil poétique de Natalie Barney Actes et entr'actes en 1910. C'est le poème intitulé sobrement « Sonnet » qui apporte une légère note dissonante, ironique, dans le concert admiratif de ses contemporaines. Elle parle de la mort des jeunes poètes:

 

Que ta précoce mort me semble désirable!

Survivre à son bel âge, et mourir vénérable

Comme Hugo, bourgeois- ou bien comme Chénier,

Plein d'orgueil, aux bourreaux livrer sa jeune tête?...

 

Dans le premier recueil de Jean Dominique, L'ombre des roses, en 1901 (p. 68), dans le long poème « Le Gilles en blanc », ce personnage de Watteau aux intonations verlainiennes, laforguiennes et romantiques, nous lisons une courte citation de Victor Hugo : « Ne la réveillez pas avant qu'elle le veuille... ». C'est une allusion à l'âme du héros qui dort doucement dans la plaine...

Hugo apparaît également, bien sûr, chez Anna de Noailles dès 1901, en épigraphe générale de son recueil fameux Le coeur innombrable : « Murmurer ici bas quelque commencement des choses infinies... », puis dans son quatrième volume, le plus abouti de cette période, Les vivants et les morts, où il est cité quatre fois. L'ombre du grand homme travaillée par la mort et du patriote est omniprésente dans ce recueil grave dont les pièces datent de 1907 à 1913. D'abord en exergue pour des poèmes écrits en 1909 sur les champs de bataille d'Alsace-Lorraine : « O morts pour mon pays, je suis votre envieux » (p. 302). Elle lui emprunte aussi l'exergue général du chapitre IV « Les tombeaux »: « Grandeur, gloire, ô néant! Calme de la nature! ». Une troisième citation constitue l'exergue du poème « La nuit rapproche mieux... » (p. 335):

 

Et nous nous regardons tous les deux fixement,

Elle qui brille et moi qui souffre.

 

Enfin le poème « Malgré mes bras tendus » (p. 342) a comme exergue cette nouvelle citation : « Il est humiliant d'expirer ».

Nous avons déjà mentionné la citation de Victor Hugo chez Hélène Picard dans son troisième ouvrage, L'instant éternel, de 1907, p. 437.

Voyons maintenant l'épitexte.

 

Épitexte : Journal intime de Lucie Delarue-Mardrus

De nombreux articles, notamment d'Anna de Noailles ont été écrits à propos de Victor Hugo par les femmes poètes de la Belle Époque, d'innombrables déclarations aussi, lors des multiples enquêtes qu'on affectionnait alors à cette époque de bouillonnement intellectuel et littéraire. Mais j'aimerais seulement citer un extrait assez long d'un cahier de notes[46] manuscrit inédit de Lucie Delarue-Mardrus qu'un de ses descendants que je remercie, Monsieur Labayle-Couhat, m'a confié récemment, et dans lequel elle raconte sa lecture d'un manuscrit de Victor Hugo, à la Bibliothèque nationale. Elle a 22 ans et il s'agit des Châtiments.

 

Les Châtiments de Victor Hugo

Ils ont été recueillis en un seul volume relié, à la Bibliothèque Nationale et leur classement par l'auteur est si net, qu'on pourrait faire une édition parfaite avec ces manuscrits autographes. Il y a des notes pour l'éditeur recommandant un format petit, ne recherchant pas la beauté matérielle; il y a des tables de matières, des divisions en livres, des numéros à toutes les pages. En général, l'écriture est petite et nerveuse, quelquefois seulement, grande et accentuée comme on a coutume de la voir. Le volume est ornementé d'un dessin fait par Victor Hugo lui même représentant les deux tours de Notre Dame formant les deux barres de l'H de son nom. Les autres lettres sont prises l'une dans l'autre avec assez d'habileté pour qu'on puisse lire ce nom facilement. Peu de ratures dans l'ensemble; les vers sont écrits sur des papiers utilisés, programmes de concert, parts, lettres, beaucoup sur une sorte de papier mince bleuté tenant très peu de place. L'une des pièces est écrite au verso d'une feuille à grande écriture vulgaire portant la dédicace: 'à Victor Hugo, l'illustre poëte, à Victor Hugo, le grand patriote, à Victor Hugo le malheureux exilé etc'. C'est une déclamante protestation de foi et d'admiration terminée par ces mots:

'À notre poëte, notre tribun, notre soldat proscrit etc... un encouragement, une larme, une prière et une fleur de France.

   Signé: une femme du peuple'

   On devine que Victor Hugo a choisi ce papier à dessein car ce grand génie avait ses faiblesses et songeait d'avance à la figure qu'il lui faudrait faire en face de la postérité; or ce papier faisait bien pour sa réputation d'ami du peuple, il a donc choisi ce papier.

   Il est à remarquer que dans la pièce intitulée 'L'homme a ri', écrite après la publication de Napoléon le Petit, il a changé trois fois les derniers vers. Primitivement, il avait écrit:

Tu dis, 'Je ne sens rien et tu nous railles, drôle!

Ton oeil dédaigneux semble à demi se fermer

Mais je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer'.

   Il a barré pour remettre

'Tu fais semblant de rire avec un rire amer

Mais je tiens le fer rouge et vois fumer ta chair'.

   Et l'édition de Genève et New York porte:

'Ton rire sur mon nom vient gaiement écumer

Mais je tiens etc...'

   Et dans l'autographe, sous la pièce terminée, il y a une accolade sur le côté de laquelle est inscrit le mot « Réserve! » et qui modifie ainsi le vers:

'Tu dis je ne sens rien et poursuivant ton rôle

Tu fais semblant de rire avec un rire amer etc.'

   Dans la pièce qui a pour titre définitif 'Idylles', il avait primitivement mis pour titre 'Miserere' puis 'Fête partout (chanson)' et commencé par une strophe barrée ensuite que voici:

   'Du jour de l'an à Saint Sylvestre

Chantons l'ordre et son paladin

Fanfare, honneur, statue équestre!

Dressons un orchestre au jardin,

Dressons dans la salle un orchestre!

Les caves de Lille

Miserere!

Miserere!'

   Et dans la pièce intitulée définitivement 'Au peuple', il avait primitivement pris pour titre; 'Paroles dites au bord d'une tombe' et ainsi de suite. Ces petites corrections sont peu de choses en somme et on peut dire que tout le manuscrit est écrit au courant de la plume. Mais je pense que chaque pièce n'est là que recopiée, ne pouvant admettre qu'on compose de tels vers du premier jet sans plus de ratures. Ce n'est pas l'opinion de tous ceux qui ont eu ces manuscrits dans les mains car j'ai entendu certaines personnes éclairées dont Pallain [?], l'exécuteur testamentaire de Victor Hugo, déclarer que ces manuscrits avaient été écrits tels que, de prime abord. Il faudrait supposer alors une force de composition mentale qui me semble à moi presque impossible. Comment admettre que des grandes pièces comme Nox et l'expiation aient été conçues de pied en cap sans un mot d'écrit, rien que dans la pensée, et reportées sur le papier sans presque de ratures? Il faut avoir soi-même pratiqué les vers, il faut s'être heurté aux mille subtilités de ce travail, il faut avoir été ce que Banville appelle 'un bon ouvrier' pour se rendre compte de ce qu'une pareille manière d'écrire a d'invraisemblable; là encore, il y a peut-être ce sentiment qui pousse Victor Hugo à choisir pour feuilles des versos à sensation. Il a voulu faire croire que ces vers coulaient de source et a soigneusement supprimé les 'brouillons' sur lesquels seuls (et l'intérêt n'aurait pas été mince) on aurait pu surprendre l'élucubration de la pensée, les mille phases par lesquelles passe le vers avant d'avoir atteint sa forme pure et définitive.

   Quoi qu'il en soit, ces précieux documents sont infiniment intéressants à feuilleter et, par la forme même qu'ils affectent, par leur classement clair et précis, par leur écriture même, peuvent donner de nouveaux éclaircissements sur le caractère de l'auteur de Notre Dame de Paris - 16 juin 97.

 

On sent bien par la précision de la lecture, le relevé patient des variantes et même la réserve émise à propos du travail d'écriture de Victor Hugo l'admiration de Lucie Delarue-Mardrus.

Cette admiration inspira quelques réussites poétiques chez ses consœurs.

 

Textes

Anna de Noailles écrivit des « Stances à Victor Hugo » qui parurent en 1907 dans Les Éblouissements (p. 179):

 

On ne peut que se taire, Hugo ; la voix se meurt

Chez celui qui t’écoute ;

On ne peut que rester baigné de ta rumeur,

Sur le bord de ta route.

 

Dans les chemins du monde où tes pieds ont marché,

La cigale est sonore;

C'est toi le masque noir des nuits, c'est toi l'archer

Qui décoches l'aurore!

 

Qu’un autre ose élever vers ton autel si haut

Une ode triomphante,

Je ne veux qu’effeuiller sur ton divin tombeau

La rose de l’Infante.

 

Je suis la sœur de Ruth, la sœur de l'Enfant grec

Et du Roi de Galice;

Je viens ivre d'azur et de rosée, avec

L'aube dans ma pelisse;

 

Je viens comme une enfant qui voudrait caresser

Ta face auguste et sainte,

Et qui, ne pouvant rien pour ta gloire, a tressé,

Le lierre et la jacinthe ;

 

Comme une enfant qui tremble et qui tombe à genoux

Joignant des mains glacées,

Et qui baise en pleurant les pieds joyeux et doux

De tes grandes pensées !

 

Je crois que c'est toi Pan, que c'est toi Jéhova,

Toi le chantant Homère,

Que l'immense océan, brisant ses bords, s'en va

Dans ta poitrine amère.

 

«Quand je vois l’infini, je pense : ‘C’est Hugo,

C’est sa bouche profonde !’

Et je crois que c’est vous les deux pôles égaux

Qui contiennent le monde !

 

Je vous lis en pleurant, en chantant tour à tour,

Vous seul m’avez fait croire

Qu’on peut mettre au dessus de l’ineffable amour

L’héroïsme et la gloire.

 

Ah! près d'Eviradnus, près du divin Roland

Qui gardent votre tombe,

Laissez que, déchirant son gosier tiède et blanc,

J'immole ma colombe... 

 

Le lyrisme cosmique et l’alternance émue du tutoiement et du vouvoiement divinisent le Poète adoré[47].

Péritexte et épitexte prouvent cette vénération de Victor Hugo, mais

 

De quel Victor Hugo s’agit-il ?

L'homme les séduit, le grand exilé, courageux et combatif. Mais, en ce qui concerne le poète,  c'est le premier Victor Hugo, le jeune romantique des années 1822-1840 qui marque les poétesses de la Belle Époque, celui d'avant l'exil. Il a alors 20 à 38 ans, c'est l'auteur des Odes et Ballades, des Orientales, etc. C'est aussi le Victor Hugo de la préface de Cromwell (1826) jusqu'à la « Fonction du poète » écrit du 10 au 13 juin 1839.

 

Marques de son influence

Nous parlerons d'abord de la fonction du poète inséparable de la conception de l'inspiration, qui entraînent la prédilection pour les structures orales lyriques de l'ode, la ballade, la chanson, les stances; puis nous développerons les similitudes de la relation à la nature et aux déshérités.

 

➢        Fonction du poète :

Plusieurs poétesses partagent clairement la conception du poète et de l'inspiration développée par Victor Hugo dès 1824 et qu'il précisera par la suite. Selon Victor Hugo, le poète est un prophète, un mage qui « doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin »[48]. « Lui seul a le front éclairé », c'est un guide. Pour Renée Vivien[49], et Cécile Périn[50], le poète est celui qui sait écouter : ce mot d’ordre est récurrent, également chez Marie Dauguet dans Par l’amour de 1904 : « J’écouterai » (p. 80), « Écoutons » (p. 86), « Viens […] écouter » (p. 85), « Écoute » (p. 92), « Écoute bien !» (p. 106), rythment les poèmes. L’attention est extrême à « tout ce qui vibre et résonne » (p. 25) : au-delà des « chansons sournoises » des roseaux (p. 87), du murmure de l’eau (« l’eau qui pleure et roucoule » p. 39 ; « Fontaine résonnant comme une triste lyre » p. 324), du vent[51] qui résonne « comme un sistre » (p. 250), du cri du coq (p. 41), des crapauds (p. 27), des « chants d’oiseaux » (p. 25), il s’agit de percevoir l’harmonie, le « concert » des sons naturels et de se fondre en lui :

 

Le ciel passionné comme un cœur agonise ;

Et, mêlant leurs accords en des rythmes fervents,

Mélodieusement confondus s’harmonisent

Les sanglots du désir et les plaintes du vent [52].

 

Seul le poète, plus attentif que les autres, plus présent aux sons, est capable de tout chanter. Il perçoit même la musique du « Silence » avec lequel il s’accouple :

 

Tu es étendu, beau Silence,

Et je t’écoute respirer

Avec la forêt que nuance

Tendrement le vent azuré !

[...]

Et moi je partage ta couche,

Sous les chênes, parmi la mousse ;

Je la bois, ton haleine douce,

Je t’ai sur le cœur, sur la bouche.

[...]

À toi, Silence, dieu secret,

- Comme le ciel et comme la forêt

Et pareille à la saison ivre,

Qui t’ouvre les bras − je me livre.

 

Tu me dispenses fervemment

Une volupté souveraine

Et je sens ton ruissellement

Se confondre au sang de mes veines.

 

Par le bois d’or léger vêtu,

O beau Silence, mon amant,

Dormons lèvre à lèvre, veux-tu,

Heureux comme des éléments ? [53]

 

L’harmonie entre la nature et le cœur est recherchée, c’est toute la quête de « Pleurez avec mon cœur » (p. 221) :

 

Pleurez avec mon cœur, orchestre fantastique ;

Que mon rêve évoqua,

Pâles harmonicas

Et clavecins voilés, orgues aux cris mystiques ;

Pleurez avec mon cœur, orchestre fantastique.

[...]

O pleurez dans le soir, douloureuse musique,

Vous, lyre que fêla

Le temps, violons las,

Et tympanons fanés, et harpes squélétiques [sic] ;

O pleurez dans le soir, douloureuse musique.

 

Nous retrouvons cette même tension du poète qui écoute et vibre : Victor Hugo scandait déjà cet ordre dans Les Rayons et les Ombres, « Fonction du poète » : « Va dans les bois ! va sur les plages !/ Compose tes chants inspirés/ Avec la chanson des feuillages/ Et l’hymne des flots azurés ! ». Nous retrouvons cette même quête d'harmonie, marque d'un romantisme actif, dynamique, énergique qui laisse parler le monde, même dans le silence.

 

➢        Inspiration

Était-ce réalité ou mythographie? Probablement les deux... Les poétesses de la Belle Époque passent pour des Inspirées aux yeux des critiques qui ne ratent pas une occasion de les décrire comme des romantiques attardées...   Ainsi, Barrès témoigne qu'Anna de Noailles était une inspirée comme Lamartine et Hugo[54], ce que cette dernière s'empresse de confirmer.   Jean Larnac encore en 1931[55], oppose « le poietes, celui qui fabrique, l’ouvrier, l’artisan, le mathématicien, le chimiste » (Valéry) à « la prêtresse atteinte du mal sacré, dont la vie est faite d’abattements et de transes » (Anna de Noailles). Il place Anna de Noailles dans la lignée de Victor Hugo (celui de la préface de Cromwell) et de Coleridge. Cette « pythie antique » est avant tout femme « et le subconscient, chez la femme, semble beaucoup plus riche que chez l’homme, raisonneur »[56]. La boucle est bouclée : ce poète est une femme, dominée par l’irrationnel, donc cette femme est romantique ; nous retrouvons, à peine voilé, le même simplisme que chez Lasserre et Maurras, dans son article essentiel de 1903 : « Le Romantisme féminin ».

Anna de Noailles défendra longtemps sa conception hugolienne de l'inspiration et le romantisme qu'il incarne, de façon souvent réductrice, encore après la première guerre mondiale. Ainsi, elle s'oppose violemment à Maurras en 1921 en soutenant Laurent Tailhède, dans un débat où, je cite, « le mot 'romantique' devient presque une injure »[57]. La même année, dans les salons mondains de la capitale, on se plaît à organiser après leurs lectures des joutes entre Valéry soutenant Mallarmé et Anna de Noailles défendant Hugo (ibid.). « Hugo! Ego! » commente l'abbé Mugnier. Et on répète la boutade dépitée d'Anna: « Conservez à la France le seul poète intelligible! » (ibid.). Elle défend encore Hugo en 1922 dans l'enquête Varillon-Rambaud[58], écrit un poème d'hommage en 1930 pour le centenaire d'Hernani et trois articles importants à propos de Victor Hugo, dans Le Gaulois du 2 mars 1919, « Victor Hugo », dans Les Nouvelles littéraires du 30 juin 1923, une « Apologie pour Victor Hugo », et enfin « Victor Hugo » pour Les Nouvelles Littéraires d'avril 1927.

Une autre femme poète de l'époque illustre et même incarne la conception hugolienne de l'inspiration : Hélène Picard. Elle partage en effet la vision romantique du poète, le Vates : c’est Corinne de Madame de Staël, que cite Hélène Picard[59]. L’Inspiré est l’élu, possédé par le « Génie poétique », l’enthousiasme. Elle s'oppose radicalement à Valéry, selon lequel le poète est avant tout l’artisan, le ciseleur, un habile technicien, érudit et rigoureux, maître de lui-même, je le cite :

 

J’aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d’enfanter à la faveur d’une transe et hors de moi-même un chef d’œuvre d’entre les plus beaux.[60]

 

C’est exactement le contraire de l’image que propagent les media de nos poétesses et de celle que certaines veulent donner d’elles-mêmes : les « bacchantes » ou les « Amantes de la vie », spontanées et effrénées.

Cette mythographie perdure bien après la Belle Époque, Jean Cocteau, qui rencontra Anna de Noailles en 1911, nous en livre un portrait caustique et parle de sa « folie de la langue, de vertige verbal »[61] en ajoutant perfidement la citation de Baudelaire : « Hugo se lance dans un de ces monologues qu’il appelle une conversation ».

 

➢        Relation à la nature

La nature est la grande lyre,

Le poète est l’archet divin ! 

Victor Hugo [62].

Chez la plupart des poétesses que j'ai étudiées, hormis clairement Renée Vivien toujours « À rebours », un lyrisme de la nature proprement hugolien s'épanouit, reposant sur une conception musicale et harmonique de l'univers, fondée sur un réseau de résonances entre le microcosme qu'est l'homme et le macrocosme, et sur l'empathie entre le locuteur et le paysage (« Mon cœur, frère dolent du dolent paysage »[63]), les animaux, les végétaux (les arbres parlent chez Amélie Murat[64], « Les forêts sont pleines de son »[65]), l’eau (la fontaine ou le lac[66], l’étang et le ruisseau), l’air (le vent, la brise) ; le locuteur désirant même se fondre dans le règne végétal ou animal :

 

Il faut, pour être heureux, être doux comme l’œil

Du pigeon, du chevreuil, du geai, de la grenouille ;

Il faut comme le champ que l’eau de l’aube mouille,

Plier et luire au gré de mon désir mouvant. [67]

 

Comme chez Lamartine, Hugo ou Vigny[68], la Nature peut parfois être accusée d’indifférence et de froideur, voire d’insolence :

 

O Nature, insensible et grave créatrice,

Des hommes ont heurté contre ton sein leur front,

Criant que les sanglots mortels te réjouissent

Et que tu ris, insolemment, quand nous pleurons .[69]

 

Mais ce divorce est très rare, âme et paysage s’épousent le plus souvent, de façon charnelle et concrète. La nature est féminisée, maternelle et consolatrice ; même la montagne, chez Marguerite Burnat-Provins :

 

Source intarissable, elle est la mère des eaux bienfaitrices qui étendent leurs bras à travers la vallée. […] Pour qui la connaît, la montagne est bonne, elle prend les villages sur ses genoux dans les plis de sa robe reprisée où il y a des pièces de seigle et d’avoine, des pièces de prés bien verts dans le bas, roussis dans le haut, des coutures de haies vives et de murailles basses et, sur sa grande busquière[70] jaune, les lacets des routes couleur de ficelle, pareilles à ces tresses de paille sinueuses qu’on voit aux doigts des femmes qui font des chapeaux.

Et dans sa toilette ancienne si simple, je l’aime, Marie-Raphaële, comme une aïeule assise et qui saurait tout de ma vie.[71]

 

La poétesse appréhende la nature non plus seulement avec son cœur, mais avec son corps, et elle la réhabilite[72]. Un contemporain, Jean de Gourmont, avait déjà compris que là était l’originalité de ces femmes poètes :

 

 Il faut noter ici que, sous l’inspiration des femmes-poètes, le sens de la nature s’est métamorphosé. Jadis, on ne cherchait en elle qu’un apaisement, elle était le symbole de la sérénité, les poétesses ont fait de la nature un lit voluptueux : elles s’y couchent, s’y roulent en se pâmant, appuyant leur chair nue contre la chair des fleurs, humant avec sensualité l’excitation des parfums. C’est de la pâmoison. Si madame de Noailles a ‘tenu l’odeur des saisons’ dans ses mains amoureuses, madame Lucie Delarue-Mardrus entre dans un paysage comme en un bain.[73]

 

Ces effusions lyriques, empreintes de paganisme et de panthéisme, prédisposaient les poétesses de l'époque à privilégier, comme Victor Hugo, à ses débuts, mais pour d'autres raisons, certaines formes poétiques, notamment, l'ode et la ballade.

 

➢        Structures : odes et ballades, stances

Nous constatons chez les poétesses de la Belle Époque une grande diversité d'odes, mais moins graves bien sûr que celles de Victor Hugo comme « Le sacre de Charles X ». La tonalité est moins élevée mais la prédilection pour la forme identique.

Lucie Delarue-Mardrus dans La figure de proue, son quatrième recueil (paru en 1908), rend hommage à l’Afrique du Nord et présente une « Ode au désert » (p. 161), une « Ode aux juifs » (p. 169), et une « Ode funèbre » « à la mémoire d’Isabelle Eberhardt » (p. 175). Renée Vivien écrit une « Ode à la force » dans Les Kitharèdes (p. 228). Marie Dauguet, dans Les pastorales (p. 267) adresse une longue ode à la nature (« O nature tu m’as doté / Du spectacle de ta beauté ») dont elle se proclame « l’amant luxurieux » ! Dans un registre plus ludique, Judith Gautier s’est amusée à écrire une « Ode au champagne » (p. 107). Quel que soit le sujet, il faut vibrer « comme une lyre ».

À l'instar de Victor Hugo qui le proposait déjà dans ses Ballades, avec la Ballade onzième, « La chasse du Burgrave » écrite en janvier 1828[74], Marie Dauguet utilise l'hétérométrie de vers très courts dans Par l’amour, en 1904 avec le poème intitulé « Sous la bise »(p. 255). Le principe est simple et efficace, le deuxième vers, beaucoup plus court, rompt le rythme des hexasyllabes tout en maintenant la rime :

 

Sous la bise qui le knoute[75],

Écoute

Le bois se tordre et hurler

 

Et, dans un ciel sans lumière,

Lanières,

La pluie fauve le cingler.

 

Fuyant l’atroce martyre

Chavire

D’un coup le bois tout entier,

 

Puis soudain jusqu’en la nue

Se rue

Redressé d’un bond altier ;

[...]

 

Le poème, saccadé, crée une succession de « flashes », heurtés, métaphorisant le chaos angoissant de la scène.

Un autre genre poétique propose également un balancement propice au chant et à la danse, ce sont les stances. Les exemples abondent; nous avons vu le plus pertinent avec Anna de Noailles.

 

➢        Compassion pour les humbles et les enfants : vers un socialisme romantique?

 Nous retrouvons cette préoccupation et cette affection pour les humbles et les opprimé(e)s chez nombre de femmes poètes de la Belle Époque. Lucie Delarue-Mardrus s’est penchée sur la condition des prostituées et des misérables. Anna de Noailles, qui plaçait parmi les poèmes qui « avaient formé » sa pensée « Le Mendiant » des Contemplations, en qui la charité reconnaît l'image du Christ[76], s'occupa beaucoup des indigents.

Elle écrit le 7 mai 1891 « Les Pauvres » dont voici le début:

 

Ah qu'ils doivent souffrir ces tristes dédaignés!

- Pensez-vous quelquefois que tremblant sur la terre

Le pauvre est un sanglot qui doit toujours se taire

Et une blessure qui ne doit pas saigner! -[...]

 

Ah donnez bien, afin que le ciel vous pardonne

Afin que le Mendiant qui sur votre chemin

Pâle, les yeux baissés, vous demande l'aumône

Ne se souvienne pas d'avoir tendu la main !... 

 

Cette attention se retrouve souvent aussi chez Marguerite Burnat-Provins par exemple, Hélène Picard. Elle s'épanouit stylistiquement dans un melting pot lexical où règne la mixité des vocables nobles et des termes roturiers, des mots français et étrangers, que l'on critiqua fort à l'époque et que Victor Hugo pratiquait déjà.

Elles créent, à l'instar du Maître, une sorte de démocratie lexicale, mêlant les « mots vrais » aux autres, prouvant que « tout a droit de cité en poésie » (Préface des Orientales).

Voici un exemple de métaphore jugée triviale, ignoble et très critiquée à l'époque, extrait du premier recueil d’Anna de Noailles, le plus célèbre, Le coeur innombrable:

 

Mon coeur, indifférent et doux, aura la pente

Du feuillage flexible et plat des haricots.

 

Les mots « fumier » (chez Marie Dauguet), « cul » (chez Lucie Delarue-Mardrus) choquent les lecteurs de l'époque. Est-ce parce que ce sont des femmes qui écrivent? Pas seulement. Même après Baudelaire et Hugo, on a encore une « haute » idée de la Poésie à la Belle Époque.

C'est que les poétesses veulent dire la totalité du monde, embrasser l'ensemble du Beau et du Laid, du Sublime au Trivial. La comtesse est socialiste. La bourgeoise Lucie Delarue-Mardrus s'effraie du sort des prostituées et des ouvriers de Boulogne. Leur poésie comporte une dimension sociale, voire politique, niée et trop peu analysée. L'idée d'un « socialisme romantique » me paraît tout à fait pertinente et constituerait peut-être encore un point commun avec Hugo.

La place et l'influence de Victor Hugo chez les femmes poètes de la Belle Époque est prépondérante. Du moins celle du jeune Victor Hugo romantique et audacieux et celle de l'exilé à l'aura encourageante. Un Victor Hugo et un romantisme énergiques, vitalistes, combatifs, bien loin des attaques de Louis Estève ou Lasserre qui déplorent le désenchantement et le laisser aller du romantisme[77]. Certaines vénèrent Victor Hugo, Anna de Noailles – la seule dont le souffle lyrique peut lui être comparable - et Judith Gautier; d'autres le citent seulement, Natalie Barney, Hélène Picard, Jean Dominique, mais beaucoup l'ont lu, aimé, récité. Nous sommes loin de cette déclaration recueillie par Albert Cim dans ses Souvenirs littéraires[78] publiés en 1903, c'est Mme Blanchecotte qui parle:

 

Qu'attendre d'un homme qui ne craint pas d'installer une maîtresse à son foyer, qui vivait publiquement à Guernesey entre deux femmes [...]. Quelles pensées vraiment nobles, vraiment élevées, réconfortantes et bienfaisantes peuvent germer dans le cerveau d'un  poète aussi irrespectueux de la dignité féminine, d'un poète polygame !

 

Hormis Judith Gautier, elles ne l'ont pas connu, il est mort alors qu'elles étaient fillettes ou adolescentes. Il est  resté un Maître omniprésent, une référence incontournable pour affirmer sa légitimité auctoriale. Peut-être aussi pour valider, sciemment ou non, l'association souvent abusive de la critique contemporaine qui font de ces femmes poètes des attardées romantiques. En cette époque d'anti-romantisme, il n'était pourtant pas judicieux de revendiquer cet héritage hugolien. C'est dire la force de cet engouement. Peut-être une solidarité d'exilés?

Remarquons toutefois que seule Anna de Noailles le défend nommément, haut et fort, contre ses détracteurs de plus en plus nombreux, Maurras et ses acolytes, Valéry aussi. Elle se démena tellement qu'on la confondit bientôt avec lui: un ami, le père Chomel, lui appliquait deux vers du Maître:

 

Elle était pâle et pourtant rose,

Petite avec de longs cheveux... [79]

 

 Et Jean Cocteau, qui voudra la flatter, bien plus tard, lui adressera ce compliment : « vous êtes plus exquise que Ronsard, plus noble que Racine et plus magnifique que Hugo ! »[80]   François Mauriac lui écrit en 1913 à propos de son recueil Les vivants et les morts :

 

Pascal et Hugo... C'est votre gloire madame qu'on ne vous puisse donner d'autres ancêtres que ces deux demi-dieux. Autrefois, quand la pensée d'un mort me possédait, je ne pouvais boire à d'autres sources qu'à celle des Contemplations lorsque Hugo pleure sa fille – Une autre m'escortera désormais dans la cité pierreuse du silence- Une autre a trouvé des mots qui ne fussent pas indignes de notre désespoir .[81]

 

Et n’oublions pas  cette dédicace de Proust en mai 1922, avec son ouvrage Sodome et Gomorrhe II:

 

À la comtesse de Noailles, incarnation miraculeuse dans un corps féminin du génie des Hugo, des Vigny, des Lamartine[82]

 

Sans aller jusqu'à cette emphase désuète, contentons-nous de relire leurs textes, versifiés ou non, publiés ou inédits, qui raviront tous les amateurs de Victor Hugo. Ils disent la même quête de l'harmonie entre le poète et le cosmos, le moi dilaté jusqu'à l'infini, l'abolition des frontières et des contradictions. Cette lecture transversale s'est révélée à la fois esthétique (prose/poésie; mot noble/ « mot vrai »; sublime/grotesque), sociale (mendiant/noblesse; raffiné/ignoble; l'ouvrier, la prostituée/le poète), spirituel et métaphysique (l'homme/ Dieu; l'ici bas/l'au-delà).

La poésie est bien « Tout ce qui est intime dans tout ». Quête d'une harmonie musicale qui transforme le cosmos et le moi en un réseau fascinant d'analogies et de correspondances. Le « hiéroglyphe énorme » à décrypter, voilà au final le point commun entre Victor Hugo et ces poétesses de la Belle Epoque. Elles sont filles d'Hugo plus que de Musset ou de Lamartine, en ce que, charnellement, elles mettent toute leur âme et tout leur corps à sentir la vie, le monde qui les entoure et les habite. Elles sont innombrables et exigeantes, révolutionnaires sous leur soumission apparente à la doxa contemporaine. Elles malmènent le Verbe, la syntaxe et les valeurs pour s'affirmer. Il faut les (re)découvrir.

L'importance de V. Hugo chez certaines poétesses de la belle époque


[1]    Gérard Genette: Seuils, Paris, Seuil, collection « Poétique », 1987, p. 7.

[2]    Natalie Barney, Marguerite Burnat-Provins, Gérard d'Houville, Marie Dauguet, Lucie Delarue-Mardrus, Jean Dominique, Judith Gautier, Marie Krysinska, Amélie Murat, Anna de Noailles, Cécile Périn, Hélène Picard, Cécile Sauvage, Renée Vivien. Ces noms sont abrégés avec les deux initiales par la suite. Elles représentent non pas une écriture féminine homogène, juste un corpus d'étude. Nous n'accréditons pas l'existence d'une « poésie féminine » ni d'une « littérature féminine », ce que faisait la critique contemporaine.

[3]    Enfant, Helène Picard voulait se marier avec Victor Hugo.

[4]    Georges Casella et Ernest Gaubert : La nouvelle littérature (1895-1905), Paris, Sansot, 1906, p. 173.

[5]    Alphonse Séché: Les caractères de la poésie contemporaine, Sansot, 1913, p. 100.

[6]    Henri Ner: « Le Massacre des Amazones » in La Plume, 1er novembre 1897-1er octobre 1898.

[7]    Anne Danclos, Judith Gautier, Barré et Dayez, 1990, p. 17.

[8]    Jean Muller et Gaston Picard, Les tendances présentes de la littérature française, E. Basset, 1913.

[9]    Pierre Lasserre: Le Romantisme français Garnier frères, 1919 (première édition, 1907).

[10]  Pierre Lasserre, op. cit., p. 155.

[11]  Anna de Noailles: Poèmes d'enfance, Grasset, « Les Amis des cahiers verts », 1928, p. 18.

[12]  Anna de Noailles, ibid., p. 19.

[13]  Anna de Noailles: Derniers vers et poèmes d'enfance, op.cit., p. 150-152.

[14]  Citée par Claude Mignot-Ogliastri: Anna de Noailles, une amie de la Princesse Edmond de Polignac, Méridiens Klincsieck, 1986, p. 41.

[15]  François Broche : Anna de Noailles, un mystère en pleine lumière, Robert Laffont, 1989, p. 43.

[16]  Avant-propos aux Poèmes d'enfance, op.cit., p.21.

[17]  Cité par Claude Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 56.

[18]  François Broche, op.cit., p. 43.

[19]  Ibid., p. 44.

[20]  p. 44.

[20] Ibid., p. 74.

[21]  Poèmes d'enfance, op.cit., p. 22.

[22]  Anna de Noailles, Le livre de ma vie, Mercure de France, 1976, p. 66.

[23]  Claude Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 72.

[24]  Il écrivit des articles le concernant dans La Revue félibréenne.

[25]  Op.cit., p. 68. Voir Anna de Noailles: Le livre de ma vie, op.cit., p. 165-166.

[26]  Anna de Noailles: Le livre de ma vie, op.cit., p. 65-66.

[27]  C'est nous qui soulignons.

[28]  Ibid., p. 45.

[29]  Id.,pp. 45-46.

[30]  Bettina L. Knapp: Judith Gautier une intellectuelle française libertaire (1845-1917), L'Harmattan, 2007, pp. 156-157.

[31]  Joana Richardson: Judith Gautier, Seghers, 1986, p. 91. C'est un fragment de son autobiographie Le collier des jours.

[32]  Joana Richardson, op.cit., p. 83.

[33]  Suzanne Meyer-Zundel: Quinze ans auprès de Judith Gautier, 1969, p. 247.

[34]  Suzanne Meyer-Zundel, op.cit., p. 233.

[35]  op.cit., p. 234.

[36]  Joanna Richardson, ibid., p. 91.

[37]  Op.cit., 111.

[38]  Ibid, p. 73.

[39] Toute la lyre (Poésie IV p. 371, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », pièce XXXIV; édition de 1986). Voir note 119 p. 1142.

[40] Ibid., voir p. 411 et note 142 p. 1144.

[41] Ibid., voir p. 410 et note 141 p. 1144.

[42]  C'est une hypothèse d'Anne Danclos.

[43]  Voir aussi « La femme » dans Toute la lyre (1874).

[44]  Victor Hugo, « A celle qui est voilée » (1854). Voir Nicole Savy, « De Notre-Dame aux Bénédictines- L'asile et l'exil », Hugo 3-Femmes, Revue des lettres modernes, Minard, 1991.

[45]  On pense par exemple à l'analyse psycho-pathologique de Louis Estève, L'hérédité romantique dans la littérature contemporaine qui connut deux éditions pendant cette période en 1909 sous le titre Les héritages du romantisme (étude de psychopathologie littéraire), et en 1914 chez Gastein Serge. Il y est question de psychoses et de névroses et des différents maux qui caractériseraient l'écrivain romantique: le mal de la province, de l'au-delà... Nous sommes loin de l'énergie vitaliste de ces poétesses.

[46]  Ce cahier inédit non paginé est manuscrit. C'est l'auteur qui souligne. La graphie du nom de l'exécuteur testamentaire est délicate.

[47] Ces poétesses étaient en outre très jeunes lorsque Victor Hugo mourut et fut enterré comme un homme d’État, en 1885. Ce souvenir doit être ancré dans leur mémoire, surtout celles des parisiennes.

[48]  Préface de Les nouvelles odes, 1824.

[49] Voir le poème « Sonnet », cité p. 415.

[50] Le poème « Aube » dans Variations d’un cœur pensif (p. 47), titre musical, est construit sur la même anaphore : « Écoute ».

[51] Dans Le Cœur innombrable, le vent est « un joueur de flûte » (p. 84).

[52] Par l’amour, p. 100. La comparaison entre les sanglots du cœur et la plainte du vent est récurrente chez ces poétesses. Nous la retrouvons p. 257 du même recueil : « […] l’hurlante bise/ Chante comme pleure un cœur las ».

[53] « Et la mousse dessous les chênes », Les Pastorales, pp. 27-29.

[54]  Claude Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 199.

[55]  Jean Larnac, Comtesse de Noailles, sa vie, son oeuvre, éd. du Saittaire, 1931. p. 159.

[56]  Jean Larnac, ibid., pp. 161-162.

[57]  Claude Mignot-Ogliastri, op. cit., p. 329. Voir La Renaissance du 1er janvier 1921.

[58]  « Depuis le temps que Victor Hugo est, pour toujours, le plus grand des poètes français, [...] bien des esprits se sont acharnés sur cette inattaquable matière de marbre et d'or, sur cet aspect de la nature entière qu'est le génie de Victor Hugo» note-t-elle in Paul Varillon et Henri Rambaud, Enquête sur les maîtres de la jeune littérature Librairie Bloud et Gay, 1923, p. 281. Victor Hugo apparaît dans cette enquête de 1923 renié voire méprisé par la jeune génération.

[59] Voir « À mon art » in Les Fresques, p. 255: « Je ne suis plus hélas! L'orgueilleuse Corinne/ Que ton fouet, Apollon, frappa sur la poitrine ».

[60] Voir dans Variété la Lettre sur Mallarmé (in Œuvres, tome 1, Gallimard, La Pléiade, 1957), (p. 640), et sa Première leçon du cours de poétique au collège de France, parue en 1936.

[61] Jean Cocteau: Anna de Noailles, oui et non, Librairie académique Perrin, 1963 pp. 80-81.

[62]  Les Rayons et les Ombres, « Fonction du poète ».

[63] Amélie Murat, La livre de poésie : « Brumes », p. 106. Le chiasme figure l’effet de miroir entre le « cœur », siège de la sensibilité, et le paysage.

[64] Le livre de poésie, « Chœur des arbres légers » (p. 23).

[65] C’est le titre d’un poème essentiel de Marie Dauguet.

[66] Dans « Le poème de l’eau » (Le livre de poésie, p. 9), Amélie Murat fait parler le Lac et rappelle explicitement Lamartine : « ‘Je suis, − conte le Lac − le miroir romantique / embué par la fraîche haleine du matin […] ».

[67] L’Ombre des jours, « Nature ennemie », p. 124.

[68] Anna de Noailles, dans Les Eblouissements (p. 219), publie « Le vallon de Lamartine » ; et Cécile Sauvage, le recueil intitulé « Le vallon » en 1913, où elle déploie « une pensée harmonieuse embrassant la nature ».

[69] Cécile Périn, Variations du cœur pensif, « O Nature… », p. 109.

[70] Pièce qui garnit le corset d’une femme.

[71] La fenêtre ouverte sur la vallée, p. 23.

[72] Seul le poème « La Nature ennemie » dans L’ombre des jours perpétue la vision négative de Hugo ou Vigny.

[73] Jean de Gourmont, Muses d’aujourd’hui (essai de physiologie poétique), Mercure de France, 1910, p. 68.

[74]  Poésie 1, éd. Bouquins, 1985, p. 345.

[75] Marie Dauguet ne craint pas les néologismes : à partir du nom commun russe ‘knout’, qui désigne un fouet à lanières de cuir terminées par des crochets ou des boules métalliques, elle invente le verbe ‘knouter’.

[76]  Claude Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 61.

[77]  Voir Le Romantisme français, op.cit., chapitre IV « Le lyrisme romantique », p. 248.

[78]  Albert Cim: La Nouvelle Revue, 15 juin 1903, pp. 473-488.

[79]  Claude Mignot-Ogliastri, op.cit., p. 69.

[80]  Ibid., p. 264.

[81]  Ibid., p. 278.

[82]  Ibid., p. 422.