Patrick Berthier : Guillemin/Hugo
Communication au Groupe Hugo du 22
septembre 2007
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Guillemin/Hugo
(Quelques reflets de la séance du 22 septembre 2007)
Les origines
Comment Patrick Berthier (1947- ?) sest-il trouvé amené à connaître Henri Guillemin (1903-1992) et, circonstance aggravante, à travailler avec passion à son sujet ? Par les jésuites (réponse à la première question) et par la puissance dune profonde amitié qui, tout de suite, na eu que faire de la différence dâge (réponse à la seconde).
Cest à loccasion dune recension de ses Regards sur Bernanos (1976) signée par moi dans la revue Études, où jétais alors chroniqueur régulier, que je suis entré en contact avec H. G. : un mot de vieil archicube à jeune archicube. Sest aussitôt développé un échange de lettres presque hebdomadaire, très vite confiant et parfois vif ; en 1977, jai passé auprès de lui plusieurs jours pour lenregistrement de ce qui, largement réécrit et filtré par ses soins, est devenu Le Cas Guillemin (Gallimard, 1979). En 1982, les éditions Utovie, dirigées (elles le sont toujours) par Jean-Marc Carité, fils dun ami de Guillemin, ont publié un essai intitulé Henri Guillemin, légende et vérité, composé pour une très large part à partir des dossiers de presse que mavait généreusement ouverts Gallimard, mais refusé par le même Gallimard en 1979. En 1988, le même petit éditeur a publié Soixante ans de travail, où jessaie, avec des lacunes inévitables, de recenser lintégralité des écrits de cet homme prolixe (pas loin de mille articles ). Récemment enfin, pour la Revue historique neuchâteloise (www.histoirene.ch), jai rédigé une synthèse intitulée « Retour au cas Guillemin » (2005/n° 4, p. 321-340), puis le commentaire dune conférence prononcée par H. G. à La Chaux-de-Fonds en 1979 et dont le CD audio est encarté dans la revue (« Les trucs dorateur dHenri Guillemin », 2006/n° 4, p. 277-291). Le fait que cette conférence soit consacrée à Hugo ma incité à la fois à rédiger ce commentaire, et à proposer au groupe Hugo ce « Guillemin/Hugo » quautrement je naurais peut-être pas osé présenter. Voilà pour ma justification purement factuelle : à défaut de connaître très bien V. H., je crois connaître assez bien H. G., lhomme et luvre
Itinéraire: de Mâcon à V.H.
Henri Guillemin est un pur produit de la promotion sociale IIIe République : fils dagent voyer (chef cantonnier), boursier, reçu rue dUlm en 1924, agrégé en 1927. Cest aussi un pur produit de la fabrique universitaire à la mode dautrefois : thèse dirigée par Daniel Mornet, de la Sorbonne, sur le Jocelyn de Lamartine [né à Mâcon comme lui], publiée et soutenue pour le centenaire de ce poème alors célèbre et encore très lu ; nomination, à trente-trois ans, comme professeur à lUniversité du Caire (1936-1938), puis à lUniversité de Bordeaux (1938-1941).
Ce sont les circonstances de la guerre qui infléchissent cette destinée. Dénoncé par Je suis partout comme faisant partie dune filière de passage de la ligne de démarcation , H. G. se réfugie en Suisse. À la Libération, il tente en vain dobtenir un poste à la Sorbonne, et accepte alors un détachement comme conseiller culturel à lambassade de Berne. Il reste dès lors vivre en Suisse, se partageant entre Neuchâtel et sa maison de Bourgogne, auprès de laquelle il a été enterré.
Mais vivre en Suisse ne prédispose pas forcément à devenir « H. G. », le pamphlétaire. Cest Lamartine, en fait, qui est lautre origine de la destinée adulte de Guillemin. Enquêter sur le poète lamène à découvrir que limage alors courante dun Lamartine nul en politique mérite révision. De là à chercher à convaincre, autour de lui, de la nécessité de revoir les idées reçues, le pas est franchi sans hésitation et dès avant la guerre. Cest le 26 juin 1937 que Guillemin écrit, dans La Vie intellectuelle (revue très à gauche publiée par les dominicains) : « Incassables légendes de lhistoire littéraire ! Elles se transmettent, inexorables, de manuels en manuels. Écoliers, nous les recevons, et nous emportons avec nous dans la vie ces images absurdes ou menteuses qui nous servent à discourir, péremptoirement, sur des inconnus ». Toute sa production à venir est là, si lon ajoute à lhstoire littéraire les légendes de lHistoire tout court, contre lesquelles il a écrit certains de ses livres les plus brillants (sur les origines de la Commune par exemple).
La venue à Hugo sest faite par un coup de chance et damitié : Guillemin sest vu ouvrir par Jean Hugo, en 1948, laccès à tout ce qui était encore inédit, cest-à-dire ne figurait pas dans lédition de lI. N. Doù cette masse (une centaine darticles disséminés dans les périodiques les plus divers) de publications dinédits, entre 49 et 54 pour lessentiel, aussitôt regroupés dans des volumes que les hugoliens connaissent, notamment Pierres (Genève, Milieu du Monde, 1951), les Souvenirs personnels 1848-1851, les Carnets intimes 1870-1871, le Journal 1830-1848 (Gallimard, 1952, 53, 54), et le célèbre, sans doute trop célèbre Hugo et la sexualité (Gallimard, 1954) auquel on est en droit de préférer le magistral Hugo par lui-même, patchwork virtuose de citations et de commentaires (Seuil, 1951).
Avant ce flot de publications hugoliennes, H. G. sétait déjà intéressé à Hugo. Philippe Guillemin, le fils aîné, ma autorisé à consulter un petit carnet personnel dans lequel lélève H. G. notait ses lectures : on sait ainsi que durant lété 1917 (quatorze ans) il lit La Légende des siècles, au sein dun amas impressionnant dautres livres substantiels. En 1937, alors quil était au Caire, il avait parlé de Hugo à propos du livre consacré au poète par Lucien Daudet (voir plus loin). Et, entre 1942 et 1948, il avait donné au Journal de Genève et à la Gazette de Lausanne une dizaine darticles, notamment sur la pensée religieuse du poète qui la toujours intrigué (litote). Il a aussi continué à parler de Hugo jusquà sa vieillesse, préfaçant plusieurs textes de lédition Massin en 1968-1969, publiant, en 1985, un livre bref mais intense sur LEngloutie (Adèle), et donnant jusquà lextrême fin des articles à LExpress de Neuchâtel sur ses sujets de prédilection, ainsi sur « Le Shakespeare de Hugo » le 6 janvier 1992, lannée même de sa mort (ces articles qui napportent plus déléments nouveaux mais constituent une récapitulation des obsessions de lauteur ont été réunis en 1993 à La Baconnière sous le titre Les Passions dHenri Guillemin). On peut donc soutenir que V. H. a accompagné, et sans doute hanté H. G. pendant toute sa vie.
Trois dominantes
1°) Henri Guillemin éditeur : la cata. Sil est vrai que par Guillemin sont venues au jour des foules de fragments inédits de Hugo, même un ami aussi proche que je lai été ne peut rien trouver à sauver ni à excuser dans la manière dont il les a publiés. Dabord Guillemin est un mauvais éditeur comme on pouvait lêtre en son temps, où la rigueur était encore rarement la règle, et où abondent les éditions de correspondances arrangées par des ayants-droit sûrs de leur bon droit. Mais de plus, Guillemin, qui travaillait vite en toutes circonstances, accumule les fautes de lecture et, dans la publication elle-même, les fautes de fidélité à la littéralité du manuscrit : déplacements de textes pour rapprocher deux fragments de contenu proche, coupures non indiquées Lorsque Guy Robert examine les Souvenirs 1848-1851 (« À propos dinédits de Victor Hugo », LInformation littéraire, 5 juin 1953), il na pas de mal à allonger la liste des griefs, et son attaque est imparable. Cest la même chose avec tous les auteurs dont H. G. a publié beaucoup dinédits (quil les aime ou les haïsse ). La question de savoir sil sagit là dune insuffisance due à la hâte, ou dun infléchissement volontaire par sectarisme ma toujours paru insoluble quand jen parlais avec lintéressé, qui chaque fois apparaissait sincèrement consterné par ce que je lui faisais découvrir dans son travail.
2°) Les trois s, ou la méthode Sainte-Beuve. Guillemin a très souvent expliqué quil jaugeait un écrivain (ou un homme politique) à laide de la triple balance utilisée par Saint-Beuve pour peser les âmes : on connaît un individu si lon sait ce quil pense du sexe, ce quil fait de ses sous (ou de ceux des autres), et comment il se comporte face au spirituel. Chaste ou non, cupide ou non, croyant ou non, en somme. Évidemment, à cet égard, Hugo est un cobaye de choix. H. G. est souvent revenu, dans ses articles, dans ses conférences, sur la fortune de V. H., issue notamment de son habileté à gérer ses contrats dédition, mais il a aussi souligné avec insistance sa générosité, envers les siens (qui en profitaient), envers les pauvres, envers tous ceux quil assistait. Côté sexe, on sent Guillemin perplexe devant la contradiction qui oppose un V. H., et notamment un V. H. âgé, qui, cest le cas de le dire, ne débande pas, et le créateur dune multitude de héros chastes, sauvagement purs ; la critique et le public nont retenu de cette perplexité que les petits carnets et leurs sigles, et limage de Hugo a sans doute plutôt pâti que profité de lintention certainement sincère de dire le vrai qui avait, au départ, animé H. G. Enfin sur le plan religieux, les hantises de lécrivain devant les « invisibles » ont hanté Guillemin lui-même, certainement parce quil partageait au moins en partie les façons de voir de Hugo (sur lhumanité du Christ, sur lÉglise, sur Satan ). Le fait que cette triple sympathie de Guillemin pour Hugo homme de chair, altruiste et croyant passe par des textes de lun mal publiés par lautre a évidemment nui à Guillemin, non sans justice car il ne sagit pas dexcuser léditeur, mais injustement aussi parce que, si on ne va pas y voir dans le détail, on peut se méprendre sur la véritable passion de sympathie qui unit H. G. au grand homme.
3°) Les deux Hugo. Sil est assez commun dentendre parler du Hugo davant lexil et de celui daprès lexil comme de deux hommes différents, ne serait-ce quà cause de son évolution politique (on peut le dire aussi si la frontière choisie est plutôt 1843, autant à cause de Léopoldine que du retrait provisoire de la scène littéraire), la façon dont Guillemin voyait cette bipartition des deux Hugo ne manquait pas de sel et peut, je crois, expliquer pas mal de ses attitudes, y compris à propos dautres écrivains. On peut en effet parler, nos conversations men ont apporté la preuve autant que ses écrits, dune forte identification de Guillemin à Hugo sur ce plan de lévolution personnelle. Il estimait que Hugo avant le milieu du siècle nest pas le vrai Hugo (trop bourgeois, trop carriériste), et que de façon analogue lui-même, Guillemin, universitaire façonné, navait émergé au jour et navait revêtu sa vraie personnalité que vers cinquante ans, quand il est devenu ce producteur infatigable de livres souvent copieux (un par an pendant quarante ans, en moyenne). Un exemple, tiré dune des très nombreuses lettres que jai de lui : « Jai relu, coup sur coup, les 4 grands recueils lyriques de Hugo (avt lexil) 31, 35, 37, 40 / Je dois avouer que je ne marche pas souvent. Que cest donc, trop souvent, littéraire / Décidément, avant ses 50 ans, V. H. nétait pas lui-même / il y a foutrement loin des Rayons et Ombres à Pauca Meae. Non ? » (28 janvier 1984. Je transcris daussi près que possible la graphie animée et hâtive dH. G. épistolier). Je ne sais pas sil avait pleinement conscience du caractère étonnant de ce parallèle quil établissait si souvent entre lui-même et V. H. : attendrissant pour lami fidèle, mais ridicule peut-être aux yeux du sarcastique Tel il était, profondément naïf (je souligne : on ne comprend rien à Guillemin si on ne décèle pas ce côté presque enfant dans sa volonté de batailler pour ce quil croit vrai).
Pour conclure
Ou plutôt pour inviter à poursuivre Guillemin face à Hugo nest pas autre que ce quil est face à tous ceux dont il a parlé : partial et passionné, comme le demandait Baudelaire. Un petit bouquet de citations que je trouve caractéristiques de son attitude mépargnera la peine dune conclusion difficile !
1. Dans sa réponse à lenquête menée par Maurice Nadeau auprès dun certain nombre de critiques, historiens, universitaires sur leurs motivations, ceci :
« [ ] décaper certaines statues de leur patine académique, [ ] secouer le respect pontifiant ou bêtifiant dont sont entourés, comme dune gaine protectrice, tant de grands hommes » (Les Lettres nouvelles, 24 juin 1959).
On notera que lidée, et presque les termes, sont les mêmes quen 1937.
2. En 1956, une violente polémique oppose Guillemin, qui vient de publier Monsieur de Vigny homme dordre et poète, et son aîné et grand ami Mauriac, outré par le mal quil ose dire de lauteur de « La maison du berger ». Mauriac publie dans Le Figaro littéraire du 24 mars 1956 un article contre Guillemin intitulé « Le bonheur dêtre oublié ». [Bonheur dêtre oublié, parce quau moins aucun Guillemin ne vient dire du mal de vous sur votre tombe : on devine Mauriac terrifié de ce quon pourra dire de lui quand il sera mort.] Lattaque contre H. G. est violente : chez lui
« lantipathie préexiste [ ] et guide le chasseur vers le document dont sa haine a besoin. Il est moins soucieux de nous faire connaître luvre dont il soccupe que de nous donner les raisons de lamour ou de la haine quun auteur lui inspire ».
Guillemin répond dans le numéro du 7 avril 1956 par une réplique intitulée avec une fausse contrition « Suis-je coupable de critique passion ? », et dans lequel, en fait, le moins quon puisse dire est quil persiste et signe : quand nous étudions un auteur, il
« nous est présent comme si nous avions capté son regard, touché sa main, respiré son odeur. Verlaine peut avoir été hideux, cétait tout de même un être pur. Hugo peut avoir dit quelques sottises, cétait tout de même un être grand. Vigny peut avoir écrit quelques très beaux vers, cétait tout de même un être petit, et rance ».
3. Écrivant cela, Guillemin ne dit rien dautre que ce quil a toujours dit. Son compte rendu de La Tragique Existence de Victor Hugo de Léon Daudet dans La Bourse égyptienne [quotidien francophone du Caire], le 28 novembre 1937, est féroce : cest mince, cest plein derreurs. « Nous comptions sur de lhistoire, nous tombons sur du roman. [ ] Tout cela est piteux, probablement bâclé, et na aucune façon, aucune valeur » : on dirait tels jugements, plus tard, sur Guillemin lui-même ! Mais Daudet, enfant, a connu Hugo, et le ton change : il la vu, « il a eu dans la sienne cette main qui avait tant écrit, et de si grandes choses » alors on ne peut pas tout à fait le condamner, juste le jalouser pour cette chance quil a eue. Et en effet, chez Guillemin, toute sa vie, ce sera un des critères décisifs : aurais-je aimé serrer la main de ceux dont je parle ? Constant, la femme Sand, sûrement pas ; Voltaire, oui, quand même, malgré tout ; Hugo, évidemment oui (je me permets de renvoyer au chapitre entier que jai consacré à ce thème dans mon livre de 1982).
4. Pour finir tout à fait, deux citations de textes de la même année. Lun, à propos de quelquun que Guillemin aime, Hugo, dans le texte qui fut repris en tête du tome XII de lédition Massin :
« Lorsquun écrivain [ ] nous dit ce quil pense, ce quil veut, dans laffaire humaine (et pas un seul, en vérité, qui ne le fasse, volens, nolens), il nest sûrement pas superflu de savoir si saccordent ce quil a dit et ce quil a fait » (« La prière de Hugo », Le Monde, 21 septembre 1968).
Lautre, à propos de quelquun que Guillemin abhorre, Renan mais, au fond, la formule pourrait valoir pour tous ceux dont il a parlé, à la nuance du ton près : que cherchons-nous chez quelquun que nous voulons connaître ?
« lui, lui-même, sa personne, lemploi de sa vie, son jeu dans le monde, lui et les autres, ses comportements temporels, ses mobiles, son tempérament, son odeur, son âme, quoi » (sic, Tribune de Genève, 17 janvier 1968).
Alors, vous pensez, lexactitude des citations