Claude Millet : Poétique du drame en prose
Communication au Groupe Hugo du 17
mars 2007
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Hugo utilise lexpression « poésie dramatique », et plus fréquemment encore « poésie » pour désigner le genre théâtral ; « poème » signifie souvent pièce de théâtre ou drame ; « poète » est très fréquemment dans son uvre le nom du dramaturge. Usage ancien, que lon pourrait considérer comme insignifiant, si Hugo nintroduisait pas par ailleurs une distinction nette dune part entre lécrivain et le poète, la littérature et le poème, dautre part entre la prose et la poésie, et sil ne conférait pas à cette dernière une énergie supérieure et une fonction suprême, si bien que sous sa plume ces expressions de « poésie dramatique », ou de « poésie » désignant les uvres théâtrales ne sauraient avoir un sens creux. Ces expressions disent le rapport essentiel entre le théâtre et non pas la littérature mais la poésie le théâtre pour Hugo, cest de la poésie, du moins idéalement.
Détour par le vers
Dans la Préface de Cromwell, la marque de cette essence poétique du théâtre est le vers : supprimez le vers au théâtre, dit Hugo, et cest bientôt le théâtre lui-même que vous supprimerez, au profit du monde des choses, repliées sur leur obtuse identité à elles-mêmes :
Lart ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de lart, à la représentation dune pièce romantique, du Cid, par exemple. Quest cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! il nest pas naturel de parler en vers. Comment voulez-vous donc quil parle ? En prose. Soit. Un instant après : - Quoi, reprendra-t-il sil est conséquent, le Cid parle en français ! Eh bien ? la nature veut quil parle sa langue, il ne peut parler quespagnol. - Nous ny comprendrons rien, mais soit encore. [ ] Il ny a aucune raison pour quil nexige pas ensuite quon substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus sarrêter. » (Préface de Cromwell)
Supprimez donc le vers au théâtre, et bientôt, en suivant la pente de votre logique antipoétique, il ny aura plus rien dautre sur scène que le même strictement redondant, plus de symboles mais des signes auxquels nous ne comprendrons rien, une nature « vue hors de lart », bref une théâtralité qui, en cessant dêtre poétique, sabolira dans la réalité.
On aura remarqué que le promoteur de la nature absolue est bien « irréfléchi » : il entend « au premier mot » lalexandrin du Cid de Corneille, avant même de réaliser que ce mot est français : le vers est ainsi le premier signe de la théâtralité, entendu comme césure, frontière « magique » (pour employer un terme de la Préface de 1827) qui dessine les limites dun monde qui « nest pas le pays réel » (Océan, vers 1830-1835), les limites dune nature qui nest pas la « nature absolue », mais la nature relativement à ce qui en diffère et sen écarte, la nature vue de lart.
Cette nature vue de lart ne vaut pas par sa plus grande beauté, ou par sa sublimation (la rampe nest pas plus sublime que ne lest le soleil, les arbres en carton des « menteuses coulisses » ne sont pas plus beaux que ne le sont les « arbres réels »), mais précisément par sa fausseté de simulacre. Le vers est la marque dune différence ontologique, de type conventionnel, entre fiction théâtrale et réalité, différence qui associe la vérité théâtrale au régime de la dénégation et la théâtralité à lécart entre la « chose même » et son simulacre, soit la poésie, pays de lidéal, ou « pays du vrai » :
Le théâtre nest pas le pays du réel ; il y a des arbres de carton, des palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de lor de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous terre. Cest le pays du vrai : il y a des curs humains sur la scène, des curs humains dans la coulisse, des curs humains dans la salle. » (Océan, vers 1830-1835).
Entendu comme différence et séparation, la théâtralité se confond avec un écart poétique qui nembellit pas (la pêche na pas besoin de fard) mais démarque : le vers est au langage théâtral ce que la rampe est à lespace scénique : une ligne de frontière, dont lartificialité est pleinement assumée, et qui maintient le théâtre à distance.
Mais si « le théâtre nest pas le pays du réel », « le caractère du drame est le réel » : ces deux affirmations, lune extraite dun fragment de 1830-1835, lautre de la Préface de Cromwell, ne sont quapparemment contradictoires : le « caractère » du drame est dinscrire le réel en ce « pays » qui nest pas le réel, le théâtre.
Cest pourquoi le vers - tout en étant maintenu comme ligne de démarcation et comme « forme optique » dune « perspective scénique » qui éloigne le monde de la scène de la réalité empirique - ne doit point fuir dans les régions élevés dun beau idéal séparé et comme sauvé de cette réalité. Il doit être savoir être « aussi beau que de la prose » : - abolir dans la surprise de son apparition tout écart entre la scène et le réel, la poésie et la prose. Hugo dit encore en 1844 dans la lettre-préface de la Prosodie de lécole moderne de Wilhem Ténint:
Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel sest fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre.
Bref le théâtre a besoin du vers pour se démarquer du réel ; le drame a besoin du vers brisé ou « vers prosaïque », comme on lappelle aussi à lépoque - pour faire entrer le réel dans ce pays qui nest pas le pays du réel, le théâtre.
« Prose très prose »
Quadvient-il cependant au théâtre quand on augmente cette « dose de prose » nécessaire au drame, et que dans la pratique on écrit, comme le fait Hugo, à peu près autant de drames en prose que de drames en vers ? Hugo ne commente pas le passage du drame en vers au drame en prose, ni en 1828 lorsquil co-écrit Amy Robsart, ni dans les préfaces des trois drames en prose quil rédige successivement de 1833 à 1835, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo Tyran de Padoue. Néanmoins, en 1834, en abordant la question du langage théâtral dans « But de cette publication », le long préambule de Littérature et philosophie mêlées, Hugo prend acte de lexpérience de Lucrèce Borgia et de Marie Tudor, et abandonne la défense intransigeante du vers au théâtre pour une alternative plus souple, celle du vers ou de la prose « en relief ». Cette prose « en relief » emprunte au vers tel que le décrivait la Préface de Cromwell trois de ses caractéristiques essentielles :
- le « relief » précisément, qui donne forme et énergie aux choses les plus banales, aux énoncés les plus communs, comme le vers qui, disait la préface de Cromwell, « communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires » ;
- le travail du rythme comme rupture vers brisé, prose saccadée par son relief ;
- et puis la théâtralité, le relief imprimant dans la prose de théâtre cette césure qui la sépare delle-même, fait quelle nest plus la prose même, mais son simulacre théâtral.
Cest pourquoi, si dans « But de cette publication » « le vers brisé est un besoin du drame », « la prose en relief » est, quant elle, un « besoin du théâtre » :
Sans doute la scène, qui a ses lois doptique et de concentration, modifiera cette langue [la langue du XIXe siècle, définie, nous y reviendrons, comme langue poétique], mais sans y rien altérer dessentiel. Il faudra par exemple à la scène une prose aussi en saillie que possible, très-fermement sculptée, très-nettement ciselée, ne jetant aucune ombre douteuse sur la pensée, et presque en ronde-bosse ; il faudra à la scène un vers où les charnières soient assez multipliées pour quon puisse le plier et le superposer à toutes les formes les plus brusques et les plus saccadées du dialogue et de la passion. La prose en relief, cest un besoin du théâtre ; le vers brisé, cest un besoin du drame.
La prose, dit Hugo dans le même texte, a aussi « sa prosodie particulière et toutes sortes de petites règles intérieures connues seulement de ceux qui la pratiquent, et sans lesquels il ny a pas plus de prose que de vers ». Mais lisotopie sculpturale qui vient caractériser la prosodie de la prose dramatique relief, saillie, ronde-bosse éloigne celle-ci du nombre et de la note, et du paradigme musical qua empruntée la prose poétique, de la prose nombreuse de Fénelon à la prose harmonieuse de lEnchanteur Chateaubriand. Hugo se moquera dans un poème des Quatre Vents de lesprit de la prose poétique, et la prose de ses drames nest jamais poétisée par la fluide harmonie des nombres, mais comme secouée, heurtée par les « saccades de la passion » et les distorsions, les dislocations de la langue parlée :
Tu ne comprends donc rien ? Je ne te comprends pas non plus, moi. Tu parlais de vengeance ! Cest comme cela que tu te venges ! ces gens du peuple sont stupides ! Et puis est-ce que je crois à ta ridicule histoire dune héritière de Talbot ? Les papiers ! tu me montres les papiers ! Je ne veux pas les regarder. Ah ! une femme te trahit, et tu fais le généreux ! A ton aise. Je ne suis pas généreuse, moi ! jai la rage et la haine dans le cur. Je me vengerai et tu my aideras. Mais cet homme est fou ! il est fou ! il est fou ! Mon Dieu, pourquoi en ai-je besoin ? Cest désespérant davoir affaire à des gens pareils dans les affaires sérieuses ! » (Marie Tudor, II, 4)
Le vers dramatique doit pouvoir se briser sous les coups de la prose qui y entre par effraction. De manière non symétrique, rien ne vient du dehors, et surtout pas de la poésie, des rythmes ou dune mélodie venue de la poésie, pour imprimer sa prosodie, son relief à la prose théâtrale. Son relief fait saillie : monte de la prose elle-même, se détache du fond de la prose comme en « ronde bosse ». Pas de vers blancs, et pas même de recherche dune eurythmie, ni dune euphonie qui élèverait la parole prosaïque au chant poétique : assonances et allitérations donnent du relief à la phrase, mais produisent très généralement des effets cacophoniques. Pas dharmonisation poétique de la prose donc, mais un travail de la prose avec les seuls moyens du bord prosaïque, une poétisation de la prose immanente à elle-même, par surgissement dune « prose très prose », pour plagier Jean-Marie Gleize. Saillie dune prose qui décolle delle-même sans jamais sarracher à elle-même - ronde-bosse, bas-relief, et non sculpture, - et par ce décollement introduit lécart nécessaire au théâtre, et par cet ancrage dans la matière de la prose introduit labolition de tout écart, nécessaire au drame, dont « le caractère » « est le réel ».
La prose des drames de Hugo, même dans les moments dexpressivité lyrique ou déloquence héroïque, la prose des drames de Hugo ne chante pas, mais parle, ou crie.
La dépoétisation du langage dramatique
Or rien dans le langage de ces drames ne vient compenser ce défaut de musique : Hugo na pas mis un bonnet rouge au dictionnaire de la poésie pour retrouver dans ses drames en prose létat de la langue avant 89, ni le noble jargon des académiques de son temps, on sen doute, et cela sentend dans les invectives que lance la très grande et très sanglante reine Marie Tudor à la face du pauvre ouvrier Gilbert que je viens de citer. La prose en relief est un simulacre de prose, non un simulacre de poésie, non une prose qui essaierait dêtre aussi belle de la poésie.
Mais on pourrait penser, Hugo écrivant en un temps où la frontière de la poésie commence à se déplacer du vers à limage, que le défaut de musique de ses drames en prose serait contrebalancer par une toile plus serrée des réseaux analogiques, une plus grande densité métaphorique, la prolifération des belles images. Il nen est rien : les images semblent en effet moins fréquentes dans les drames en prose que dans les drames en vers. Ainsi, si lon fait le relevé des « images » dans Lucrèce Borgia, il apparaît quelles sont remarquablement rares, beaucoup plus rares que dans Hernani par exemple, où elles abondent, participant à leffet poétique immédiat que suscite cette pièce. Et non seulement ces images sont rares, mais elles sont quasi systématiquement prises dans un travail de dépoétisation, toujours ramenées en quelque sorte à leur prose.
Beaucoup de ces images sont en effet des clichés : « Tout ce quon sait de ta noblesse, cest que tu te bats comme un lion » ; « à toi, enfant du drapeau » ; « Un cur dange sous une cuirasse de soldat » ; « Mon cur se fond quand je songe à toi » ; « Elle sinterrompt pour dévorer une larme ». Beaucoup sont des expressions proverbiales : « Visage masqué, cur à nu » : « Un visage sans yeux, cest un palais sans fenêtres » ; « Qui donne la main, donne le bras » ; « Le lion et la lionne ne se courroucent pas dun moucheron ». Ou bien ce sont des expressions lexicalisées de registre familier : « Cest un homme dont on ne connaît pas les bouts », et puis encore :
Je dis que cest un jeune homme qui dort assis dans un fauteuil, et qui dormirait debout sil avait été en tiers dans la conversation morale et édifiante que je viens davoir avec votre altesse » (Lucrèce Borgia, I, I, 2).
Dans ce dernier exemple, la re-sémantisation de lexpression « dormir debout », naît certes dun parallélisme (dormir assis dans un fauteuil / dormir debout), mais pour produire un effet qui relève davantage du rabattement dans la familiarité de la prose que de lélévation, de la sublimation ou de la défamiliarisation poétique et Gubetta ici interrompt la rêverie de Lucrèce pour la ramener à la réalité. De manière analogue, dans les métaphores et les comparaisons, le comparant, sur lequel repose par fonction toute la dynamique de la poétisation, est très fréquemment prosaïque ou trivial : les poisons des Borgia « transpirent à travers les murs » ; les dents de leurs victimes « se brisent comme verre sur le pain » ; Gennaro a « balafré » le nom des Borgia « sur la face du palais ducal ».
Le noyau générateur de la pièce est précisément, comme la montré Anne Ubersfeld dans Le Roi et le bouffon, cette « balafre » faite à la « face » du palais de Ferrare, le B du Borgia inscrit en lettres de cuivre doré sur sa façade détruit par Gennaro, pour révéler lessence obscène de cette famille maudite : ORGIA. Mais ce jeu poétique sur les signifiants a un nom, qui en fait un jeu poétique bien prosaïque : cest un calembour, et de mauvais goût qui pis est.
Enfin, les rares figures qui peuvent être perçue immédiatement comme poétiques dans Lucrèce Borgia sont dépoétisées par la syntaxe familièrement prosaïque des phrases dans lesquelles elles sinscrivent :
Et connaissez vous une créature humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains dans cette pauvre Italie, avec les guerres, les pestes et les Borgia quil y a ? (ibid., I, I, 1)
Ou encore :
Autrefois je ne voyais Lucrèce Borgia que de loin, à travers mille intervalles, comme un fantôme terrible debout sur toute lItalie, comme le spectre de tout le monde. Maintenant ce spectre est mon spectre à moi. (ibid., I, II, 3)
« Spectres et balivernes que tout cela ! », dira Gubetta (ibid., II, II, 2).
La seule exception à cette règle du contexte dépoétisant des images poétiques dans Lucrèce Borgia semble être le cri sublimement cornélien du héros Gennaro, menaçant de mort ses amis, sils ne cessent pas immédiatement de se moquer de son « amourette » avec « madame Lucrèce » :
« Messeigneurs ! si vous me parlez encore de cette horrible femme, il y aura des épées qui reluiront au soleil ! (Ibid., I, II, 3)
Or cette subite poésie héroïque est doublement décalée : « cest pure plaisanterie », lui répond Maffio Gennaro nest pas dans le bon registre , et cette « horrible femme » est là, au-dessus deux, sur le balcon du palais des Borgia qui occupe la gauche de la scène : la menace héroïque de Gennaro à lencontre de ses amis ne fait que mieux souligner le mélange dimprudence et dimpuissance de ces jeunes gens, qui, en dépit de lhorreur quils éprouvent à légard de Lucrèce, ne songent guère Gennaro compris à faire reluire leurs épées contre elle et ne peuvent se contenter que de belles paroles. Enfin la projection épique de Gennaro dans le futur est sourire ironique du destin : il ny aura pas dépées au soleil mais des verres empoisonnés dans la nuit de lorgie chez la Negroni. Bref, la poésie de Gennaro confirme ladage napoléonien que cite la préface de Cromwell : « Du sublime au ridicule, il ny a quun pas ». Du coup, son cri héroïque peut strictement se lire ou sentendre comme le revers héroï-comique des plaisanteries burlesques quéchangent ses amis dans la même scène.
Je vais finir par le dire, ce qui traverse toutes ces images du drame en prose de Lucrèce Borgia, cest le grotesque soit le laid, le bas, la matière, la bête, - et, comme la montré Anne Ubersfeld, le rire de la mort.
Prose des curs
Et celui qui de loin a le langage le plus imagé - le plus « poétique » dan Lucrèce Borgia, cest « Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet » (I, I, 2), le seul à faire à des vers dans ce drame, des vers de chanson à boire pour encourager Gennaro et ses amis à mourir, ivre-mort du vin des Borgia. Le plus poétique des personnages de Lucrèce Borgia, cest le plus antipoétique, le plus explicitement hostile à la poésie, dans ce premier grand drame en prose où Hugo fait dire à trois de ses personnages quils ne sont pas poètes, comme pour souligner que la poésie, à se retirer des harmonies du vers et de la densité suggestive des images, ne trouvera pas refuge dans la poésie des curs, et lélévation des âmes poétiques.
Trois des personnages masculins de cette pièce, Olopherno, Gubetta et le héros, Gennaro, disent donc explicitement quils ne sont pas poètes. Olopherno qui voudrait lêtre, et avoir des ailes pour améliorer son sonnet impromptu en lhonneur des belles qui parent le festin final, Olopherno quinterrompt Gubetta brutalement, pour provoquer une rixe, évacuer les femmes, et ainsi pouvoir empoisonner tranquillement, sans témoins, leurs convives masculins : « Je voudrais avoir deux ailes », dit Olopherno / De faisan dans mon assiette, continue Gubetta (III, 1), Gubetta dont les oreilles ont moins soif de poésie que son gosier de vin de Chypre (il le dit lui-même), et qui remplace le galant sonnet dOlopherno par une chanson à boire qui, précise-t-il, nest pas de lui, « attendu que je ne suis pas poète et que je nai pas lesprit assez galant pour faire se becqueter deux rimes au bout dune idée » (ibid).Avec Gubetta triomphe de manière satanique à la fin de la pièce le burlesque, comme dépoétisation du langage et du monde.
Quant à celui qui prétend être lange du drame (cf. I, I, 5), Gennaro, on peut comprendre que cest une chance quil ne soit pas poète, et pour lui, et pour la moralité de la pièce, et pour latténuation de son mauvais goût, lorsquil dit à Lucrèce Borgia, apparue comme une belle inconnue qui vient de le réveiller en lui déposant un baiser sur le front :
Un baiser ! une femme ! Sur mon honneur, madame, si vous étiez reine et si jétais poète, ce serait véritablement laventure de messire Alain Chartier, le rimeur français. Mais jignore qui vous êtes, et moi je ne suis quun soldat. (ibid., I, I, 2)
En effet, la note de Raymond Pouillart lexplique dans lédition Garnier-Flammarion, Alain Chartier est un poète abominablement laid, que la future épouse de Louis XI, Marie dÉcosse, embrassa non pas sur le front, mais bien sur la bouche pour lui rendre grâce de la beauté de ses vers. « Si jétais poète » Le spectateur, sil savait qui est Alain Chartier, ne regretterait sûrement pas que Gennaro ne soit « quun soldat », sinon, le drame auquel il assiste ne serait quun consternant remake incestueux du prince-crapaud : lérudition ésotérique (le public nest pas supposé connaître Alain Chartier) permet à Hugo de dire une insanité grotesque sur les belles âmes aux aspirations poétiques et sur son propre passage du drame en vers au drame en prose.
Guy Rosa dans une communication au Groupe Hugo du 10 avril 1999 a analysé ce passage du drame en vers au drame en prose en refusant à juste titre dy voir seulement la réponse à une situation contraignante : linterdiction du Roi samuse, et le passage pour Lucrèce Borgia et Marie Tudor au Théâtre de la Porte Saint-Martin, aux acteurs malhabiles à dire lalexandrin. De fait, le retour au Théâtre français pour Angelo, tyran de Padoue ne saccompagne pas dun retour au vers, et lalexandrin nempêchera pas Frédérick Lemaître dêtre un immense Ruy Blas. Guy Rosa a raison : cest limportance des rôles féminins qui commandent le choix de la prose. Mais pas, à mon sens, pour les raisons quil avance : pas par une répartition des tâches qui assignerait aux hommes lhéroïque dans la sphère publique, et aux femmes, même reines et mêmes vengeresses, lintime. Ce nest pas exactement lintime qui assigne les héroïnes à la prose, mais un certain rapport à la réalité concrète, qui les portent, même en vers, à demander à celui quelles aiment sil na pas froid bref, cest leur esprit prosaïque qui les fait entrer par effraction dans le vers, tandis quelles évoluent dans la prose comme dans leur milieu naturel :
Vous avez bien tardé, seigneur ! mais dîtes moi
Si vous avez froid ? » (Hernani, I, 2).
Et Hernani répond à la question concrète de Doňa Sol sur un tout autre registre, qui métaphorise, poétise précisément sa question : « Moi ! je brûle près de toi ! / Ah quand lamour jaloux bouillonne dans nos têtes, [etc. etc.] » Réponse de Doňa Sol : « lui défaisant son manteau : « Allons ! donnez la cape et lépée avec elle ! » Une sorte de souci de la réalité attache les femmes chez Hugo à la prose, et aussi leur faiblesse constitutive, leur défaut déloquence, leur difficulté à habiter le langage, à maîtriser le bien dire, leurs défaillances à la Marie Dorval y compris lorsquelles sont de « grandes dames »: « Parlons simplement » (III, II, 8) dit Catarina, à son mari, Angelo tyran de Padoue, et puis à la Tisbé :
Non ! vous nirez pas à cette porte ! Non, vous nirez pas ! Je ne vous ai rien fait. Je ne vois pas du tout ce que vous avez contre moi. Vous ne me perdrez pas, madame. Vous aurez pitié de moi. Arrêtez un instant. Vous allez voir. Je vais vous expliquer. Un instant seulement. Depuis que vous êtes-là, je suis toute étourdie, toute effrayée, et puis vos paroles, tout ce que vous mavez dit, je suis vraiment troublée, je nai pas tout compris, vous mavez dit que vous étiez une comédienne, que jétais une grande dame, je ne sais plus. (Angelo, Tyran de Padoue, II, 5)
Comparé aux héroïnes placées au centre des drames en prose, à Catarina, à la Tisbé, à Lucrèce, à Marie Tudor, les héros masculins des drames en vers ont non seulement une éloquence quanime lénergie de lalexandrin cest vrai même de Triboulet mais aussi une capacité à vivre dans leur rêve étoilé que nont aucune des héroïnes des drames en vers de Hugo, sauf dans les duos damour. La remarque vaut surtout pour Ruy Blas, et il est tout à fait frappant que Hugo souligne ce contraste entre le prosaïsme de ses personnages de drames en prose et la nature poétique des héros des drames en vers précisément lorsquaprès Lucrèce Borgia, Marie Tudor, et Angelo, il revient à lalexandrin pour Ruy Blas. Deux des personnages principaux y sont en effet explicitement désignés comme tel, positivement, sans que cette qualité ne leur donne immédiatement le ridicule dun Lord Rochester : Don César (dans la Préface), et le héros éponyme, Ruy Blas, qui se souvient davoir jeté dans sa jeunesse ses pensées et ses vux en strophes insensées et avoir cru tout réel, tout possible, comme il croira à nouveau tout réel, et tout possible, lorsquil marchera dans son rêve, ministre puissant et amant de la reine. Par contraste, héros et héroïnes des drames en prose nélèvent pas la « prose très prose » de leur discours à la poésie des rêves étoilés. Gennaro, contrairement à lhypothèse de lecture de Vitez, ne rêve pas. Il dort assis et debout.
Ainsi la prose des drames de 1833-1835 ne trouve-t-elle de relève poétique ni dans les harmonies du style, ni dans la beauté des images, ni dans la poésie des curs (soit ce quon considère à son époque comme les trois refuges de la poésie dans la prose). Tout au contraire, ces drames en prose manifestent un refus ostensible de la poétisation, cest-à-dire un refus dune prose qui serait le simili de la poésie. Ce sont pleinement des drames en prose, des drames qui explorent une poétique de la prose au théâtre, et qui nentendent pas faire oublier ou pardonner quils sont prosaïques en se poétisant.
Le drame est la poésie
Mais alors, où est la poésie dans ces drames ? quest-ce qui fait que ces drames, dans leur « prose très prose », relèvent de la poésie, et que leur dramaturge est un poète comme le revendique par exemple la Préface dAngelo ?
Leffet poétique de ces drames résulte en partie de cette « prose très prose », de ce simulacre de prose quobtient Hugo en la saccadant mais pas seulement, et pas essentiellement « Il paraît que ce brave turc nentend rien à la politique », réplique de Jeppo dans Lucrèce Borgia (I, II, 3) a si peu de relief en elle-même quil faut bien quil y ait autre chose qui permette de reconnaître en elle la « poésie » et dans son auteur « le poète ».
Le drame, quil soit en vers ou en prose, est par nature poétique parce quil est du théâtre, cest à dire la création dun monde idéal, séparé du réel par cette « barrière de feu quon appelle la rampe du théâtre » (Préface de Ruy Blas), à lécart de la chose même, dans ce pays du vrai quest ce monde de carton, de clinquants et de fantômes : la scène. Le drame, quil soit en prose ou vers, est par nature poétique parce quil est du théâtre, cest-à-dire aussi quil est dialogique et polyphonique, bref constitués de rapports, et que ce sont essentiellement ces rapports qui constituent sa poésie.
« Il paraît que ce brave turc nentend rien à la politique », nest pas en elle-même une réplique poétique, de manière intrinsèque et absolue, mais relativement aux autres répliques du dialogue en partition choral dans laquelle elle sinscrit, dialogue qui définit le monde politique comme monde ténébreux, et Jeppo et ses amis comme des aveugles et des sourds, et surtout relativement à la « symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre » que font entendre les gondoles qui traversent le fond du théâtre, dans la nuit du carnaval de Venise, et qui recouvrent, ou ne recouvrent, selon un choix tout poétique de mise en scène, ce « nentend pas la politique ». Ce sont les mises en rapports, propre au théâtre, qui crée leffet poétique de telle réplique si platement prosaïque, et plus spécialement, parce que ce nest pas seulement le théâtre qui est en jeu mais le drame, les mises en tensions, les dissonances, lharmonie des contraires soit à lintérieur de la réplique, soit entre la réplique et le dialogue dans laquelle elle sinscrit, soit enfin entre elle et le spectacle, à la fois visuel et sonore, qui lenglobe.
Reprenons la Préface de Cromwell : si la poésie, « la poésie de notre temps » « est » le drame, cest que le caractère du drame est le réel soit la nature rendue à la complexité dissonante qui forme sa totalité infinie, lharmonie des contraires, soit la poésie. La poésie est le drame, le drame est poésie sont de ce point de vue des énoncés strictement tautologiques : tous deux désignent la même chose, à savoir la synthèse. « But de cette publication » le redira autrement en faisant de ladjectif « poétique » un synonyme de « synthétique ». La poésie, le drame sont une synthèse de tout y compris de leur opposé, et cest pourquoi le vers dramatique doit admettre une « dose de prose » pour être poétique.
La prose pour Hugo nest pas en elle-même, comme lest la poésie, synthétique, et cest pourquoi elle nadmet aucune dose de poésie, ou encore ne se poétise quen se prosaïsant. Mais le drame quil soit en vers ou en prose est synthèse, « harmonie des contraires », si bien que cette prosaïsation contient cependant le rappel de la poésie (cest particulièrement frappant dans les images en contexte dépoétisant de Lucrèce Borgia, ou dans la définition des personnages comme nétant pas des poètes). Et surtout : le drame quil soit en vers ou en prose est « harmonie des contraires », cest-à-dire quil permet de faire entendre à tous les niveaux - la dissonance, la friction permanente des antithèses dans une synthèse qui nannulent pas leur opposition, mais la maintient dans son unité « symphonie tantôt lugubre, tantôt gracieuse » dont le contraste vaut en elle-même, et avec la réplique platement prosaïque de Jeppo « Il paraît que ce brave turc nentend rien à la politique ».Cest ce frottement des contraires qui est la base de la poésie théâtrale, en prose comme en vers, en prose plus quen vers parce quil ne reste que cela à la « prose très prose » des drames de Hugo (mais cest énorme, et cela suffit pour lui reconnaître le titre non seulement de dramaturge, mais de poète) : faire entendre (ou voir) en même temps quune chose une autre chose ni la chose même, ni la chose isolée, mais son simulacre indéfiniment corrélé à un autre et cela au niveau du double sens, de la contrariété des sens obvies et poétiques - Anne Ubersfeld la montré dans son analyse dans son analyse de la Chanson de Gubetta (Paroles de Hugo) comme dans sa communication au Groupe Hugo sur « Le poétique au théâtre », le 21 janvier 1989. Mais pas seulement : à tous les niveaux, le niveau du sens, mais aussi le niveau du registre, du pathos, ou plus labile encore, le niveau athmosphérique. Toujours, à lun de ces niveaux, quelque chose ne convient pas, jure, fait signe vers un opposé qui vient contrarier lharmonie, la rend hétérogène et tendue.
Ainsi peut-on rendre compte de la poésie des invectives exaspérées que lancent Marie Tudor à Gilbert, qui ne seraient pas poétiques si elles étaient proférées par une ménagère de moins de cinquante ans, mais qui le sont parce quelles dissonent avec le registre habituel des reines de théâtre, et avec leur sens obvie, auquel ne convient pas sa familiarité : donne-moi ta vie, pour que je me venge à mort de mon favori Fabiani.
Et de même de la supplication de Catarina à la Tisbé, dont leffondrement de grande dame échouée dans les misère dune prose sans éloquence ne produit pas seulement un effet pathétique mais un effet poétique, précisément par son inconvenance. Tout élément du drame vient ainsi faire signe vers son opposé, ou être à lopposé de ce quil devrait être.
Or ce travail permanent de renvoi à lopposé, cest comme la montré Anne Ubersfeld dans Paroles de Hugo, le travail du grotesque et on la vu, le plus poétique des personnages de Lucrèce Borgia, cest le grotesque Gubetta, à proportion même du fait quil est antipoétique.
A cette poésie des contraires le drame en vers ajoute celle du vers, et de léloquence héroïque et du lyrisme amoureux. Le drame en prose décante, réduit la poésie au théâtre à lessentiel : au théâtre comme écart, éloignement magique sous la « baguette » de lart dans un monde idéal ; au drame comme abolition de tout écart entre ce monde idéal et le réel dans lharmonie des contraires. La poésie telle que la révèle le drame en prose est à la fois écart et abolition de lécart, et condensation, concentration non essentiellement par transfert métaphorique, mais par tension des antithèses, dissonances, couleurs jurant entre elles. Par là même, la poésie au théâtre est doublement visionnaire : elle est la « forme optique » par laquelle le réel révèle son caractère idéal, et qui permet de percevoir lharmonie des contraires, le travail de la dissonance, luvre du laid, du grotesque ce grotesque qui fait signe vers « ce grand ensemble qui nous échappe », ce grand ensemble qui nest pas à notre mesure, ni à notre goût, et sort des règles de la convenance (aptum et conformisme).