Jean-Marc Hovasse : Heredia - Hugo

Communication au Groupe Hugo du 26 avril 2006
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Le 23 novembre 1842, alors que José-Maria de Heredia achevait sa première journée d’existence à côté de Santiago de Cuba, Victor Hugo lisait Les Burgraves, ces ancêtres de La Légende des siècles, au Comité de lecture du Théâtre-Français. Il était quadragénaire, académicien ; au début de l’année, il avait publié Le Rhin et reçu le manuscrit des Cariatides de Théodore de Banville. Comme quelques autres poètes très considérables (François Coppée, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine) et les deux qui furent les premiers historiens du Parnasse (Catulle Mendès et Louis-Xavier de Ricard), Heredia appartenait donc vraiment à la dernière génération de ce mouvement, celle dont les représentants écrivaient leurs premiers poèmes au moment où sortit la Première Série de La Légende des siècles.

Après ses études à Senlis et l’obtention de son baccalauréat, Heredia, encore âgé de seize ans, était déjà reparti à Cuba quand parurent les deux grands volumes de Victor Hugo, qui promettaient à la France des veilles et des lendemains épiques. Il avait de son côté traversé l’azur phosphorescent de la mer des Tropiques avec l’édition bien plus maniable des Poésies complètes de Leconte de Lisle dans sa poche, celle parue l’année précédente chez Poulet-Malassis. Cette lecture, « révélation » d’une étoile relativement nouvelle, lui avait donné, confiera-t-il plus tard, un désir « ardent, à la façon d’une obsession », celui de faire, dès son « retour en France, la connaissance du poète[1] ». Rien de tel, apparemment, avec Victor Hugo, dont il découvrit La Légende des siècles à La Havane, au cours de l’hiver 1859-1860, « sous le ciel fécond et voluptueux de Cuba[2] ». Il aurait pu, d’île à île, envoyer comme tant d’autres ses premiers vers à l’auteur, mais il n’en fit rien ; peut-être mis en garde par Leconte de Lisle, qui était rapidement devenu son ami à partir de son retour à Paris, il ne fit pas non plus acte d’allégeance pendant la seconde moitié du Second Empire, et ne fut pas au nombre des quatorze signataires, en juin 1867, de la lettre collective des jeunes poètes au moment de la reprise d’Hernani[3]. À en croire Antoine Albalat, c’était son amour pour Lamartine qui le vaccinait contre l’hugolâtrie : « Victor Hugo, disait-il, est un grand poète, Lamartine est la poésie. » Et la confrontation avec leurs enveloppes terrestres aurait confirmé ce jugement : « La première fois, ajoutait-il, que j’ai vu Lamartine, j’ai eu l’impression que j’étais devant un Dieu. Quand j’ai vu Victor Hugo, j’ai eu la sensation que j’étais devant un homme qui avait très bien fait ses affaires et gagné beaucoup d’argent[4]. » Il n’existe a priori pas d’autre source que le gendre du poète, Henri de Régnier, pour offrir un aperçu un peu moins caricatural de cette première rencontre, qui se place forcément au début de la Troisième République :

 

Comme tous les jeunes poètes du temps, José-Maria de Heredia avait tenu à aller offrir ses hommages au « père de la poésie » contemporaine. Un ami le mena donc chez Hugo qui le reçut avec cette charmante et haute politesse dont témoignent tous ceux qui eurent l’honneur d’approcher l’illustre écrivain. « Il y avait là un tas d’hommes politiques, racontait José-Maria de Heredia ; Hugo se détacha de leur groupe, vint à moi et me dit très aimablement : "Vous faites des vers, monsieur, et vous êtes Castillan. C’est fort bien, mais savez-vous quelle est la rime à "Espagnol" ? Je m’inclinai et je lui répondis par le mot "Cavagnol". Hugo se mit à rire et me tendit la main. La connaissance était faite et nous causâmes longuement de poésie[5]

 

  Plus réaliste que la séduisante mais improbable rencontre entre Heredia enfant et Nerval à la fin de sa vie, rapportée différemment par Maurice Barrès et par Henri de Régnier[6], cette anecdote a le mérite de condenser en peu de mots les deux principaux points communs entre les deux poètes : le goût de l’Espagne, presque aussi autobiographique dans un cas que dans l’autre, et celui des mots rares[7]. Les circonstances de cette première visite, pour être assez vagues, restent vraisemblables : l’amabilité de Victor Hugo heureux d’échapper aux conversations politiques a souvent été notée par les littérateurs, à commencer par les frères Goncourt. Peut-être Victor Hugo savait-il aussi que, dans le cercle des Parnassiens, Heredia était surnommé « l’Espagnol » – l’histoire de la rime est en tout cas le seul trait véritablement original de ce récit. Rossignol ou guignol auraient suffi, et s’il s’agissait de richesse, Heredia aurait dû préférer campagnol à cavagnol, d’autant que cette variante italienne du loto disparue des salons depuis la seconde moitié du XIXesiècle et des dictionnaires courants depuis la seconde moitié du XXesiècle, s’écrit aussi, et surtout, cavagnole (Voltaire la faisait rimer avec… console). Dans le cas d’une rime féminine, l’auteur de la « Réponse à un acte d’accusation » attendait naturellement la Carmagnole (« Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;/L’emphase frissonna dans sa fraise espagnole »), plus riche que sa célèbre rime de jeunesse (« Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,/Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole »), laquelle n’avait pas été enrichie par l’auteur des « Conquérants de l’or » : « […] il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs/De tous ses gens de guerre, en entreprises folles,/Prodiguassent le sang des veines espagnoles[8] »… Quoi qu’il en soit, un peu à la manière, vivement admirée par Émile Faguet, du choix des rimes dans le sonnet « Stymphale[9] » qui permettait à Heredia d’éviter de façon provocante (dévale/rafale ; Omphale/triomphale) la rime Stymphale/triomphale attendue par tous les lecteurs du « Satyre » de la Première Série de La Légende des siècles, le sonnetiste espagnol réussit à surprendre Victor Hugo avec sa rime oubliée. Et comme elle permettait presque trop bien de concilier les deux passions, la poésie et le jeu, qui lui valurent tour à tour la gloire et la ruine, peut-être pourrait-on soupçonner Henri de Régnier, qui fut l’un des premiers à pâtir de la seconde, d’avoir résumé par cette anecdote discrètement moralisatrice la rencontre biographique entre les deux poètes. Ce serait en tout cas l’illustration de cette affirmation que Heredia répétait volontiers, paraît-il, après l’avoir entendue dans la bouche de Victor Hugo : « que tous les poètes chevillaient, mais que celui-là était grand qui d’une cheville savait faire une beauté[10]. »

  Miodrag Ibrovac affirme qu’après cette brillante entrée en matière « Heredia assistait aux dîners et réceptions rue de Clichy et avenue d’Eylau[11] ». C’est la logique même, mais rien ne vient le confirmer – ni l’infirmer. Ce qui est publié des derniers carnets de Victor Hugo permet tout de même de relever que Heredia n’a jamais été son hôte assidu, car il n’y apparaît nulle part, et telle allusion de Leconte de Lisle à son disciple bien-aimé sur l’ennui qu’il ressentait dans le salon du maître (« Une éternelle soirée à l’avenue d’Eylau de cette étoile me sourit médiocrement[12] ») permet à tout le moins d’imaginer que ce manque d’enthousiasme était partagé. Rien à voir, en tout cas, avec l’ardente fidélité d’un Banville ou d’un François Coppée, récompensée et matérialisée par une correspondance assez abondante, des éloges répétés, des repas partagés et des envois de livres dédicacés. À défaut d’un témoignage direct de Victor Hugo, qui sans doute doit tout de même exister quelque part, il faut se contenter, huit ans après sa mort, d’un billet envoyé par Auguste Vacquerie au directeur de La Plume pour excuser son absence au dixième banquet donné par la revue sous la présidence de Heredia (14 octobre 1893) : « J’aime et j’admire le poète des Trophées et j’aurais été heureux de dîner avec lui et avec vous tous[13]. » Il était d’autant mieux disposé envers lui que ce dernier n’avait jamais dit du mal de Victor Hugo, attitude plutôt rare à cette époque. Et il n’y avait rien là d’une retenue imposée par la décence : de Rosny aîné rapportant que la « voix de cuivre » de José-Maria de Heredia « prenait des intonations mystiques » quand il parlait de l’auteur de La Légende des siècles, jusqu’à Maurice Barrès le représentant en train de lire « Booz endormi » d’une « voix sonore » pour apaiser par cet exemple indépassable une querelle née chez lui entre deux poètes sur l’intérêt du vers libre, les témoignages anecdotiques ou directs de sa vive admiration sont au contraire pléthore[14]. Dans la dernière préface de l’édition des Trophées, celle de 1907 illustrée par Luc-Olivier Merson, Heredia se dira fier de collaborer avec celui « qui a su illustrer encore, au double sens du mot, les chefs-d’œuvre de Victor Hugo et de Gustave Flaubert[15] ». Le contraste entre cet enthousiasme littéraire et cette réserve dans les relations peut du reste assez bien se comprendre : si la conception et la publication ouverte de La Légende des siècles ont posé des problèmes à tous les Parnassiens – car le recueil déjà impressionnant de 1859 se présentait comme une simple pierre d’attente pour de nouvelles séries – elles projetaient une ombre bien plus menaçante encore sur l’horizon du futur auteur des Trophées. Du reste, dès la publication des premiers sonnets de Heredia dans le premier Parnasse contemporain, Barbey d’Aurevilly avait ouvert les hostilités sur ce point précis :

 

Le lieu commun de cet instant du siècle est la poésie façon Hugo. M. Victor Hugo a présentement l’ubiquité qu’eut vingt ans M. de Lamartine… Je ne sais pas si M. de Heredia est espagnol comme son nom, mais ce que je sais bien, c’est qu’il est Banvillien de langage. Donc imitateur de M. Hugo… par ricochet et à la seconde… impuissance[16].

 

  Il est vrai que Heredia avait eu le privilège, étonnant pour un poète de vingt-trois ans qui n’avait encore publié que huit sonnets dans la presse en trois ans (sans compter ses premiers poèmes parus dans le Bulletin de la Conférence La Bruyère de 1861 à 1863) de compléter avec cinq sonnets la première livraison du premier Parnasse contemporain, qui comprenait Théophile Gautier et Théodore de Banville – ce qui répondait certainement, comme Rémy de Gourmont le ferait remarquer plus tard, à la volonté des organisateurs de réunir, à la façon d’un programme initial, trois générations de poètes[17]. Barbey d’Aurevilly était de toute façon de parti pris, car même si « les Chimborazos » des « Fleurs de feu » n’étaient pas sans évoquer, au-delà même du procédé de l’antonomase, « Les Raisons du Momotombo » de la Première Série de La Légende des siècles, même si l’âme du poète était assimilée dans « La Conque » à « une prison sonore » comme elle l’était à « un écho sonore » dans le poème liminaire des Feuilles d’automne, ces vers étaient visiblement bien plus redevables à Leconte de Lisle et à Baudelaire qu’à Victor Hugo – qui n’avait encore composé aucun sonnet – et même à Banville[18]. Barbey d’Aurevilly le savait sans doute mieux que personne, mais il cherchait davantage, dans ses « Trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain », à défendre sa thèse qu’à raffiner dans la critique – à moins qu’il ait eu, déjà, l’étonnante prescience de la direction dans laquelle allait se développer l’inspiration de sa victime. Quoi qu’il en soit, le rapprochement, l’amitié et l’intimité rapidement devenues de notoriété publique entre Heredia et Leconte de Lisle ne suffiront pas pour prémunir le sonnetiste contre cette malédiction prononcée sur son berceau littéraire par le célèbre et redoutable critique. Il aura beau, pendant ces années soixante-dix qui correspondent à la gestation de son recueil unique, conserver ses distances avec Victor Hugo, rien n’y fera. Car c’est bien à partir du moment où Victor Hugo était rentré dans Paris qu’il avait annoncé, avec une belle désinvolture à l’égard du temps qui passe, un recueil intitulé Les Trophées à paraître d’ici dix ans. Il lui en faudra le double, comme s’il avait voulu attendre non seulement la publication complète de La Légende des siècles (1883), mais aussi la mort de son auteur (1885), et même la sortie des compléments annoncés depuis longtemps à La Légende des siècles, La Fin de Satan (1886) et Dieu (1891). Ces précautions n’empêchèrent pas toute la critique, dès la sortie du recueil (1893), de se précipiter dans une comparaison dont François Coppée se fit l’écho en recevant son ami sous la coupole (1895) :

 

Vos Trophées, c’est une sorte de Légende des siècles en sonnets. Ce voyage à travers les âges que Victor Hugo fit à vol d’aigle, vous l’accomplissez à votre tour avec les courtes haltes d’un oiseau migrateur. Vous ne peignez pas à fresque ; mais, en vos cadres étroits, vous ressuscitez toute la beauté d’un mythe aboli, toute l’âme d’un siècle mort, tout le pittoresque d’une civilisation disparue. Après la Grèce et la Sicile, voici Rome, voici les Barbares, le Moyen Âge, la Renaissance. Le cycle est complet ; vous avez fait le tour de l’histoire[19].

 

  Ce lieu commun irritait déjà Miodrag Ibrovac en 1923, qui s’attacha, dans un chapitre intitulé « Deux Conceptions opposées », à distinguer La Légende des siècles des Trophées. Pourtant, c’était bien Heredia lui-même qui avait érigé le recueil de Victor Hugo en modèle : en commentant la préface de 1822 des Poèmes antiques de Vigny, il avait parlé d’une « sorte de légende des siècles pressentie[20] »… Au-delà de la question de la forme, Miodrag Ibrovac tenait à démontrer que Les Trophées n’était pas un complément de La Légende des siècles, comme pouvait par exemple le laisser penser la distribution si tranchée entre les deux recueils des poèmes d’inspiration gréco-latine d’une part et judéo-chrétienne de l’autre ou encore, dans une moindre mesure, médiévale. Et puis, surtout, le fameux « grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès[21] », censé coudre ensemble les différentes pièces de La Légende des siècles, ne liait pas Les Trophées. Mais cette démonstration faisait une part beaucoup trop importante à la préface de la Première Série, dont elle prenait les majestueuses déclarations pour argent comptant, sans imaginer une seconde que leur auteur avait pu les rédiger, après coup, comme un trompe-l’œil davantage que comme un programme scrupuleusement suivi. Aussi bien, le contraste, nouveau lieu commun, entre le pessimisme fragmentaire de Heredia et l’optimisme de Victor Hugo affichant sans cesse sa foi dans le progrès ne résiste-t-il pas à qui veut bien lire La Légende des siècles plutôt que de commenter sa préface. De ce côté-là, il faudrait bien davantage insister sur la communauté d’inspiration entre les deux recueils que sur cette divergence apparente. Bien plus, à regarder le plan des Trophées, qui commence grosso modo chronologiquement pour s’achever plutôt thématiquement, il apparaît qu’à La Légende des siècles il convenait d’associer Les Contemplations, comme le titre de la section « La Nature et le rêve », contraction de « L’Âme en fleur » et de « Les Luttes et les rêves » (livres deuxième et troisième des Contemplations), semblait du reste y inviter. En ce sens, on pourrait dire que José-Maria de Heredia a tenté, avec son livre unique et à sa manière, une synthèse audacieuse des deux recueils les plus ambitieux de Victor Hugo. La fameuse question de la vérité historique, censée distinguer les sérieux Parnassiens du principal de leurs prédécesseurs, ne résiste pas davantage à l’analyse. « Dans La Légende », écrivait par exemple Miodrag Ibrovac, l’auteur « a fait preuve souvent d’un effort d’érudition » ; il ajoute aussitôt : « Mais le faux éclat des noms exotiques y fait apparaître davantage l’insuffisance de [l]a documentation[22]. » Pourtant, il suffirait de comparer « Le Vœu » des Trophées, avec ses dieux celtes Iscitt et Ilixon, Hunnu, fils d’Ulohox, le Garumne peint et le Vénasque chauve, qui feront rire Leconte de Lisle, avec le début des « Conseillers probes et libres » et le dénombrement des barons et des chevaliers sur la place d’Ancône qui plaira tant à Théophile Gautier, pour constater, à une échelle certes différente, une évidente parenté dans l’utilisation des sources[23]. Finalement, la forme distingue davantage les deux recueils que la philosophie de l’histoire, cette forme dont la célèbre conclusion de l’étude testamentaire de Heredia sur Les Bucoliques d’André Chénier fera le souci principal du poète : « seule, la forme parfaite d’une œuvre peut en perpétuer la gloire[24]. » Or, c’est précisément sous cet angle que la Première Série de La Légende des siècles avait été attaquée dès 1859 par certains critiques :

 

[…] la poésie de La Légende des siècles pèche grandement, selon nous, par l’absence ou du moins l’insuffisance des qualités mères de toute poésie qui veut sérieusement mériter ce nom : les qualités sculpturales et harmoniques, celles qui donnent à la pensée quelque chose de la délicate ciselure d’un bijou florentin et lui impriment la pureté solide et radieuse divinisée par le ciseau de Praxitèle, et celles qui font chanter dans les vers les mystérieuses sirènes de l’harmonie[25].

 

  Cette charge d’Auguste de Vaucelle, parue dans L’Artiste où Heredia publiera plusieurs sonnets importants moins de dix ans plus tard, permet de voir qu’une lecture en quelque sorte pré-parnassienne réservait dès l’origine de la place à côté de La Légende des siècles. Cependant, le destin d’être le Victor Hugo du sonnet souriait assez médiocrement à Heredia. Dès avant le deuxième Parnasse contemporain, il avait confirmé sa stature de sonnetiste, en partie pour avoir publié, dans le recueil collectif Sonnets et eaux-fortes de 1869, les mémorables « Conquérants » qui avaient tout de suite remporté un juste succès[26]. Il lui importait désormais de prouver qu’il ne se limitait pas à cette forme par manque de souffle ou d’inspiration, si bien qu’il prit tout le monde de court dans le deuxième Parnasse contemporain, ouvert par le « Kaïn » de Leconte de Lisle, où lui était réservée cette fois la dernière livraison. Au lieu de la remplir de sonnets qui eussent confirmé le succès des « Conquérants », il entra avec sa version longue, « Les Conquérants de l’or », ébauche d’épopée de la conquête du Pérou par le conquistador François Pizarre, en concurrence directe avec Victor Hugo. Les six cent quatre-vingts alexandrins à rimes plates séparés en trois parties (il y en aura six dans Les Trophées, pour le même nombre de vers et assez peu de variantes), placent quantitativement ce poème, qui épouse la forme des petites épopées, entre « Le Satyre » et « Les Mercenaires ». Quant à son contenu, épique et hispanisant à souhait, hérissé de noms propres étranges et de noms communs rares, il le situerait historiquement après « Le Satyre » (section « Seizième Siècle », car l’aventure se passe « En l’an mil et cinq cent vingt-quatre[27] »), et géographiquement vers « Les Raisons du Momotombo », qui ont pour cadre le Nicaragua. Tout concorde, en un mot, pour faire des « Conquérants de l’or », du moins dans ses meilleurs passages, une épopée arrachée à La Légende des siècles, qui aurait eu sa place entre la huitième et la dixième section du recueil de 1859. Il existe même un lien biographique entre les deux poèmes : Philippe II, qui règne sombrement dans « La Rose de l’infante », naît à la faveur d’un léger anachronisme au milieu des « Conquérants de l’or »[28].

  Point n’est besoin, d’ailleurs, d’aller chercher cette filiation historique pour mettre en évidence le lien littéraire qui unit les deux œuvres : Heredia cache si peu sa dette envers Victor Hugo qu’il n’aurait pas fait différemment s’il avait voulu dénoncer un pastiche[29]. Ses antithèses n’ont rien à envier à son modèle, qu’elles concernent les paysages heurtés du nouveau monde (« Un volcan qui, dressé dans la splendeur du soir,/Hausse, porte-étendard de l’hivernal cortège,/Sa bannière de feu sur un peuple de neige[30] »), ou le destin même de son héros, qui semble de surcroît rapprocher, sur le mode de Châtiments, François Pizarre de Louis Napoléon Bonaparte : « Il caressait déjà dans son âme hautaine/L’espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,/Un manteau d’Empereur des langes du bâtard[31]. » Stylistiquement, il lui arrive d’enrichir ses rimes concrètes par des mots exotiques (« Dans des vases d’or pur pareils aux vastes jarres/Où l’on conserve l’huile au fond des Alpujarres »), ou encore de casser ses blocs d’alexandrins par un vers détaché : « Et ce pays n’était qu’un très vaste marais[32]. » Tel vers célèbre de « Booz endormi » (« Une immense bonté tombait du firmament ») semble trouver un écho antithétique dans « Les Conquérants de l’or » (« Une étrange terreur planait sur la sierra[33] »), tout comme la déconvenue des soldats épuisés de Pizarre abordant dans des marécages fait plus qu’évoquer, sur le mode tropical et dans le sens inverse, la retraite de Russie de « L’Expiation[34] ». Heredia ne renonce enfin ni aux clins d’œil anachroniques de l’Histoire (« Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,/Glissa paisiblement dans le golfe d’azur »), ni les détails macabres et bizarres que n’eût assurément pas négligés non plus l’auteur de La Légende des siècles : « Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,/En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires/Et faisaient de grands feux avec ces ossuaires[35]. » Quant au dénombrement de l’armée de François Pizarre, qui court sur plus de cent cinquante vers, il démarque sans autre déguisement que le passage d’une région de l’Italie à l’Espagne élargie le début des « Conseillers probes et libres » de « Ratbert » :

 

À l’entour de l’enseigne en bon ordre se groupe,

Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe :

C’est Juan de la Torre, Cristobal Peralta,

Dont la devise est fière : Ad summum per alta ;

Le borgne Domingo de Serra-Luce ; Alonze

De Molina, très brun sous son casque de bronze ;

Et François de Cuellar, gentilhomme andalous,

Qui chassait les Indiens comme on force des loups ;

Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence,

Était en haut renom pour manier la lance.

Ils s’alignent, réglant le pas de leurs chevaux

D’après le train suivi par leurs deux chefs rivaux,

Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,

Avec Orellana descendit les grands fleuves,

Et Juan de Salcedo qui, fils d’un noble sang,

Quoique sans barbe encor, galope au premier rang[36].

 

  C’est bien ici qu’il faudrait, comme l’avait tenté un plaisant critique de la fin du siècle pénultième, imaginer un dialogue posthume entre Victor Hugo et José-Maria de Heredia, le premier reprochant au second d’avoir inséré dans ses Trophées une pièce dont il était l’auteur[37]. Et comme s’il ne fallait négliger aucun détail, de la même manière que la Première Série de La Légende des siècles ne devait pas être « autre chose qu’un commencement[38] », Heredia annonça dans le deuxième Parnasse contemporain ces « Conquérants de l’or » comme le « Prologue » d’un poème intitulé La Détresse d’Atahuallpa. Or, conformément à son modèle aussi, cette épopée restera fragmentaire – malgré les encouragements conjoints des deux maîtres du Parnasse, Leconte de Lisle et Théodore de Banville[39]. Pourtant, si Heredia ne s’attarda pas à cette manière qui avait dû lui demander d’importants efforts, il ne la reniera pas non plus : sans autre publication intermédiaire, « Les Conquérants de l’or » seront repris presque tels quels dans Les Trophées, allégés seulement de l’indication devenue inutile de prologue de La Détresse d’Atahuallpa. Ils auront dans le recueil la double spécificité de se trouver en dernière position, comme dans le deuxième Parnasse contemporain, et d’être le seul exemple d’une forme non-fixe (ni sonnet, ni terza rima) – une manière de montrer que l’inachèvement est le lot des poètes qui ne respectent pas les formes héritées, et d’illustrer par l’exemple le fameux précepte de Boileau selon lequel « Un sonnet sans défaut [« Les Conquérants »] vaut seul un long poème [« Les Conquérants de l’or »] » ? Dans la perspective de l’auteur, ce diptyque écartelé devait inscrire avant tout dans le recueil qu’il n’était pas un sonnetiste par défaut, mais par choix[40]. En ce sens, « Les Conquérants de l’or » seront à l’œuvre de José-Maria de Heredia ce que le sonnet « Ave, Dea ; moriturus te salutat », publié à la fin du mois de juillet 1872 dans la presse (La Renaissance artistique et littéraire chère aux Parnassiens, mais aussi les autres journaux), sera à l’œuvre de Victor Hugo – à cette différence près que le sonnet « Ave, Dea… » sera unanimement salué comme un chef-d’œuvre. Il est loin d’être impossible, d’ailleurs, que cette incursion de Heredia sur les terres de Victor Hugo n’ait pas conduit ce dernier à lui rendre ainsi la politesse[41].

Jugeant apparemment, sinon qu’il avait assez bien réussi dans le genre de Victor Hugo, du moins que sa démonstration était convaincante, Heredia ne poursuivit pas dans cette voie dangereuse. Il préféra les emprunts ponctuels, souvent méconnaissables quand ils étaient sertis dans le cadre strict du sonnet. « Il va sans dire que ces emprunts n’excédaient jamais le droit qu’a tout écrivain de chercher derrière lui et autour de lui des appuis et des points de départ en des œuvres antérieures ou voisines », précisera Henri de Régnier, en faisant de cette habitude l’un des traits distinctifs de l’art de son beau-père[42]. La seule infidélité que ce dernier fit aux sonnets pour Les Trophées fut pour une autre forme fixe au moins aussi contraignante, celle de la terza rima. Grâce aux indications éclairées de Leconte de Lisle (« L’austérité du rythme tempérera l’abondance un peu fanfaronne du castillan et produira une manière de pompe barbare très intéressante[43] »), elle lui permit de donner un tour plus sauvage et violent à son adaptation du Romancero, commencée par une traduction en prose, que les blocs d’alexandrins ou les quatrains d’heptasyllabes choisis par Victor Hugo dans La Légende des siècles. Il est assez paradoxal que Heredia, qui se tirait beaucoup mieux qu’avec « Les Conquérants de l’or » de cette nouvelle confrontation indirecte avec Victor Hugo, ait attendu précisément 1885 pour achever et publier son « Romancero » en trois poèmes, commencé dès 1871. Mais sans doute cette décision était-elle encore liée à d’autres considérations, puisque c’était précisément sur ce terrain-là qu’il était aussi entré directement en concurrence avec son maître Leconte de Lisle[44]. Ce « Romancero », point de rencontre entre Heredia, Leconte de Lisle et Victor Hugo, servira significativement dans le plan des Trophées de transition entre les sonnets et « Les Conquérants de l’or ». En 1871, Leconte de Lisle apparemment peu confiant dans l’autonomie du sonnet voyait dans ces deux dernières pièces les seules directions où pouvait encore s’exercer l’originalité de son disciple : « Il y a dans le Romancero une mine inépuisable de beaux vers que vous seul pouvez écrire. Avec vos petites épopées américaines vous avez là du travail pour votre vie de poète, et un travail très original, puisque vous n’aurez pas de concurrents et que votre œuvre sera unique[45]. » L’expression « petites épopées », sous-titre de la Première Série de La Légende des siècles, prouve assez à qui pensait alors Leconte de Lisle, mais il fut en l’occurrence mauvais prophète, car les deux sections finales des Trophées sont tombées dans un oubli relatif qui épargne les sonnets.

  Cependant, en 1873, Heredia semble encore suivre les conseils de son maître et ami en refusant de passer pour un sonnetiste exclusif : c’est avec une terza rima, intitulée « Monument », qu’il apporte sa contribution au Tombeau de Théophile Gautier. Ce recueil collectif, s’ouvrant sur le célèbre « À Théophile Gautier » de Victor Hugo, lui offrait sa première occasion de confrontation directe avec l’auteur de La Légende des siècles. Même si le choix de la terza rima, la première qu’il publiait, était un hommage à l’auteur célébré[46], Heredia surprenait une nouvelle fois ses lecteurs, car le recueil comptait tout de même quarante-quatre sonnets (dont celui de Leconte de Lisle), ce qui correspondait quasiment à la moitié des participations signées par les quatre-vingt trois auteurs. À la fin de son poème « À Théophile Gautier », Victor Hugo soldait ses comptes avec le Parnasse et son goût pour l’antiquité, qu’il avait toujours associé plus ou moins au Second Empire, et semblait délivrer un ultime avertissement aux nouvelles générations :

 

L’onde antique est tarie où l’on rajeunissait ;

Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence[47].

 

  Heredia élargira cette révélation tardive aux dimensions d’un sonnet aussi beau que désabusé qu’il se gardera bien de publier dans Les Trophées, et qui ne paraîtra qu’en 1930 : « À André, Vicomte de Guerne. » Il associera alors sa propre mythologie, celle des Conquérants de l’or, à celle de l’antiquité :

 

André, contre le temps en vain nous nous liguons.

Je chante les héros d’Atlantide ou de Lerne

Et tu lis sur la brique et sur le granit terne,

La gloire des Baals et celle des Dagons.

Par la porte de corne aux infrangibles gonds

Le Florentin pensif n’entre plus dans l’Averne ;

La Vierge ne tord plus au seuil de la caverne

Son corps épouvanté que lèchent les dragons.

Vers un ciel constellé de nouvelles étoiles

Les Conquérants hardis ne hissent plus leurs voiles.

Ce Siècle est plein d’oublis et de grands abandons.

Et nous, fils de dompteurs d’hippogriffes et d’hydres,

Poète, c’est en vain que nous nous attardons

À compter l’heure antique aux larmes des clepsydres[48].

 

Mais avant d’en arriver à ce triste aveu, Heredia se devait d’en prendre le contre-pied, et c’est sans doute dans les deux vers de Victor Hugo « À Théophile Gautier » qu’il faut aller chercher la source du sonnet « Jouvence », qui parut tout d’abord en 1876, dans le troisième et dernier Parnasse contemporain. Il est consacré au destin du vieux Juan Ponce de Leon, qui découvrit incidemment, alors qu’il cherchait la fontaine de Jouvence, la Floride :

 

Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,

Déjà très vieux et plein des antiques études,

Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,

Prit la mer pour chercher la Source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,

Trois ans il explora les glauques solitudes,

Lorsque enfin, déchirant le brouillard des Bermudes,

La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,

Vint planter son pennon d’une main affaiblie

Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux, et ta fortune est telle

Que la Mort, malgré toi, fit ton rêve plus beau ;

La Gloire t’a donné la Jeunesse immortelle[49].

 

Dans la perspective d’une réponse au poème « À Théophile Gautier » de Victor Hugo, le sonnet de Heredia offrirait un sens tout à fait métaphorique de défense de la poésie parnassienne : non, certes, il n’est plus de Jouvence, mais ce n’est pas une raison pour ne pas la chercher, car cette quête peut faire découvrir, à l’image de la Floride, nommée par le Conquistador ébloui devant les fleurs américaines, de nouveaux territoires poétiques – et l’immortalité littéraire[50]. Que José-Maria de Heredia ait pensé à Victor Hugo en écrivant ce sonnet, un indice plus évident encore que le portrait gravé dans le premier quatrain vient a posteriori le dénoncer : quand il lui fut demandé de contribuer au supplément du Gil Blas intitulé Le 83eanniversaire de Victor Hugo (daté 26-27 février 1885), l’auteur de « Jouvence » se contenta de recopier le dernier vers de ce poème. Le procédé n’était peut-être pas très délicat, surtout pour les lecteurs qui avaient en tête le vers précédent (c’est-à-dire pour l’ensemble de la communauté parnassienne, car le sonnet n’avait pas été republié depuis le dernier Parnasse contemporain), mais après tout, il ne se trompait guère que d’un trimestre sur la date fatale. Et puis, à tout prendre, mieux valait cet enterrement anticipé que la pré-publication d’un vers du « Laboureur » : « Pour lui, sa tâche est faite ; il a quatre-vingts ans[51]. »

La publication récente de la correspondance de Victor Hugo avec Hetzel et Noël Parfait au moment des Contemplations éclaire enfin ce sonnet d’un jour curieux. Le 30 août 1855, Victor Hugo répondait aux craintes de Noël Parfait, à propos de certaines bizarreries linguistiques qu’il ne voulait pas corriger dans ses épreuves, par la déclaration suivante : « Quant aux classiques, ces royalistes de la littérature, ces absolutistes de l’art, ils crieront de cela et de bien d’autres choses ; mais quand je me sens dans le vrai, je prends la devise de Ponce de Léon : Dexa gritar[52]. » S’il fallait trouver une explication rationnelle à ce double portrait de l’auteur en Ponce de Leon, ce serait la suivante : le jour où Victor Hugo rencontra Heredia, après l’épisode des rimes espagnoles, il lui parla naturellement de conquistadors et lui répéta ce qu’il avait écrit une quinzaine d’années plus tôt à Noël Parfait. En lisant dans leur première et unique publication commune, Le Tombeau de Théophile Gautier, le vers « Comme il n’est plus de Styx il n’est plus de Jouvence », Heredia fit de lui-même le rapprochement entre la fontaine de Jouvence recherchée par le vieux Ponce de Leon et la découverte de la Floride, magnifique métaphore chère à tous ceux qui savent que l’on trouve toujours autre chose que ce que l’on cherche – et répondit ainsi, par un très impeccable sonnet publié en 1876, à la condamnation du Parnasse. Ainsi, l’hommage rendu par Heredia à Victor Hugo pour son 83eanniversaire, sous les dehors désinvoltes d’un monostique que son isolement rendait plutôt banal[53], contenait une quinzaine d’années d’échanges poétiques. Et ce n’était pas terminé, car l’auteur y reviendrait encore vingt ans après, jour pour jour, en dehors de toute cérémonie officielle.

Entre-temps, il avait brillé par son absence – ou par sa retenue, partagée par aucun de ses confrères – au moment de l’enterrement de Victor Hugo. Sans doute s’était-il alors effacé bien volontiers derrière Leconte de Lisle, qui jouait son élection académique. Dix ans plus tard, Leconte de Lisle était mort, il était lui-même académicien, et s’il n’occupait pas le fauteuil de Victor Hugo, c’était par le hasard des dates, car il avait tout de même été le candidat de Leconte de Lisle plus encore que Leconte de Lisle avait été celui de Victor Hugo[54]. Il pouvait donc apparaître, en quelque sorte, comme le petit-fils poétique de Victor Hugo vu de l’Académie, comme il l’était depuis longtemps déjà pour une partie de la critique. Antoine Albalat semblera caricatural à force de simplifications généalogiques (« il est clair que la poésie de M. de Heredia dérive de l’école d’Hugo, puisqu’elle est directement sortie des procédés de Leconte de Lisle, qui fut le continuateur et le modificateur d’Hugo[55] »), mais tout bien considéré Verlaine dans Les Hommes d’aujourd’hui, avant même la publication des Trophées, ne disait pas autre chose : « S’il fallait absolument rattacher cette poésie chevaleresque au premier chef à quelque chose de moderne et de contemporain, je dirais qu’Heredia procède d’Hugo pour la bonne redondance et la turbulence qu’il faut dans l’espèce, et de Leconte de Lisle s’il s’agit de ferme facture, de précision, de concision, de concentration dans l’exacte mesure et d’élan court et fort[56]. » Le hasard des élections donna à Heredia le fauteuil de Charles de Mazade. La riche généalogie et l’œuvre variée de ce prédécesseur dont le nom complet avait le mérite de former un alexandrin bien coupé (« Louis-Charles-Jean-Robert de Mazade-Percin ») offrirent au poète l’occasion de choisir et d’enchaîner plusieurs digressions sur des sujets qui lui tenaient plus ou moins à cœur : l’Espagne, l’Italie, la Révolution française, l’Empire et le maréchal Davout, et enfin Lamartine. À part un hommage liminaire et attendu rendu à Leconte de Lisle, quatre vers de l’ode de Ronsard à Julien Peccate « Les Louanges de Vendomois », une liste rapide des « bons auteurs » lus par le jeune Charles de Mazade (« Chénier, Lamartine, Victor Hugo et le poète inégal et superbe des Iambes et du Pianto, Auguste Barbier[57] »), une citation de Hernani bien placée dans l’énumération des grands hommes de l’Espagne (« J’en passe, et des meilleurs[58] ») et enfin le rappel attendu du martyre d’André Chénier en 1794, l’essentiel des considérations sur la poésie se concentrait autour de l’évocation finale de Lamartine. Il s’agissait sans doute bien moins, pour Heredia, de substituer l’auteur des Méditations au critique de la Revue des deux mondes ou de prononcer l’éloge que le successeur de Lamartine, Émile Ollivier, n’avait pu faire entendre, que de marquer officiellement ses distances avec la filiation Hugo. Comment comprendre autrement la contradiction poétique entre le bref hommage initial rendu à Leconte de Lisle et le long éloge final de Lamartine, contre lequel Leconte de Lisle n’avait jamais eu de mots assez durs ? Ses propos rapportés s’étaient peut-être envolés, mais son étude publiée dans Le Nain jaune du 20 août 1864 restait pour témoigner de toute éternité qu’il aurait médiocrement apprécié, même sous la plume de son disciple bien aimé et dans ces circonstances officielles, cet étrange appariement. Or, Victor Hugo était aussi présent dans le discours de réception de Heredia, mais uniquement à la faveur d’une comparaison ébauchée avec Lamartine :

 

On a souvent opposé l’un à l’autre Lamartine et Victor Hugo. On a même essayé vainement de les comparer. Ils sont tous deux incomparables. Lamartine est l’Aède, le chanteur sacré qu’inspire un Dieu. Victor Hugo est, au sens antique, le Poète, le faiseur de vers par excellence. C’est le maître du Verbe et des images qu’il suscite. Il sait tous les mots de la langue, leur pouvoir virtuel, le sens mystérieux de leurs relations et quels éclats inattendus, quels sons inouïs il en peut tirer. Prodigieux visionnaire, sa puissance objective est telle qu’il matérialise l’idée. Il fait toucher l’impalpable, il fait voir l’invisible. Il a trouvé des couleurs pour peindre l’ombre et des images pour figurer le néant. Cet artiste souverain a connu tous les secrets de l’Art et nous les a transmis. Nous les lui devons tous. Lamartine, au contraire, déconcerte l’analyse par une simplicité divine. D’ailleurs, qu’importe ? Quelle qu’en soit la façon, « Le Lac » et « Le Crucifix » ne sont-ils pas les plus beaux chants d’amour qu’aient inspirés à l’homme éphémère l’éternité de la nature et le désir de l’immortalité[59] ?

 

À quelques variantes près, la comparaison initiale entre les deux poètes correspond aux propos rapportés par Antoine Albalat, et point n’est besoin de maîtriser le vocabulaire aussi bien que Heredia pour mesurer l’abîme qui sépare un « chanteur sacré » d’un « faiseur de vers » : il y a d’un côté l’inspiration, de l’autre la technique ; c’est plus encore l’âme et le corps que le ciel et la terre, pour reprendre l’image autrefois utilisée par Sainte-Beuve[60]. Mais sorti de son cadre légèrement dévalorisant, ce bref hommage à Victor Hugo n’est pas si convenu qu’il en a peut-être l’air tout d’abord. Sa première partie, conforme à l’anecdote de la rime espagnole, était attendue : Heredia loue en Victor Hugo ce qu’il admire le plus, et ce par quoi il essaye de lui ressembler. Il semble ainsi curieusement réutiliser les compliments que lui avait décernés Jules Lemaître dans la Revue bleue juste après la mort de Victor Hugo : « M. de Heredia possède, à un plus haut degré peut-être qu’aucun autre poète, le don de saisir, entre les images, les idées, les sentiments – et le son des mots, la musique des syllabes, de mystérieuses et sûres harmonies[61]. » Même si elle ne brille pas par son originalité, la phrase la plus longue, qui évoque d’ailleurs aussi bien les poèmes des Contemplations sur la langue (« Les mots sont les passants mystérieux de l’âme[62] ») que le « Toast funèbre » de Mallarmé dans Le Tombeau de Théophile Gautier, a tout de même le mérite de concilier les poncifs du Parnasse (« éclats inattendus », « sons inouïs ») et ceux du Symbolisme (« pouvoir virtuel », « sens mystérieux »). La seconde partie de l’hommage, jouant sur des antithèses, est en revanche consacrée à une qualité que ne revendique pas Heredia (faire voir l’invisible), bien éloignée de celle qui est nécessaire pour les transpositions d’art (faire voir le visible). Sans le savoir, le poète des Trophées retrouve à cette occasion les termes mêmes qu’avait employés Hetzel quand il avait découvert le manuscrit de La Légende des siècles : « Je ne sais que vous pour dire clairement l’impossible, pour montrer l’invisible, pour pouvoir parler encore là où d’ordinaire s’arrête toute parole. Vous faites en littérature des choses d’une lucidité extrême là où l’art semble devoir n’avoir plus que des sons ou des couleurs[63]. » Heredia pensait-il lui aussi à La Légende des siècles en rédigeant cet hommage ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’ingéniait à lui retirer sa place dans l’histoire poétique du siècle, car s’il ne parle plus de Victor Hugo dans la suite de son discours, il attribue généreusement à Lamartine « l’unique grand poème moderne » (Jocelyn) et, surtout, « le seul grand poème épique du siècle[64] », à savoir La Chute d’un ange. Cette tentative de substitution de Victor Hugo à Lamartine dans sa généalogie intellectuelle ne fut en tout cas pas couronnée de succès, car elle n’interrompit en rien les comparaisons entre Les Trophées et La Légende des siècles, et n’empêcha pas non plus l’académicien, en 1902, d’être naturellement sollicité pour le centenaire de la naissance de Victor Hugo. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’y montra guère d’enthousiasme – d’autant que c’était l’année où, dans Le Tombeau de Louis Ménard édité par Champion, il s’en était pris à la généalogie littéraire, qui le concernait au premier chef, selon laquelle Leconte de Lisle descendait de Victor Hugo : « L’influence de l’auteur du Polythéisme hellénique sur l’auteur des Poèmes antiques fut, je puis donc le dire, prépondérante. N’en doutez pas, elle fut sur lui plus saine, meilleure et surtout plus originale que celle d’Hugo[65] ! »

  Malgré cette esquisse de rébellion, Heredia fut tout de même contraint de prendre son rang dans l’« Hommage à Victor Hugo » rendu par le dernier numéro de la Revue universelle publié avant l’anniversaire, le 15 février 1902. Parmi de nombreux artistes, où se trouvaient la plupart des Parnassiens survivants, il était placé entre Camille Saint-Saëns (fragment de son « Hymne à Victor Hugo ») et Émile Zola. Au-dessus de la sempiternelle reproduction, en fac-similé avec signature manuscrite, du dernier vers de « Jouvence », il s’était contenté d’ajouter sept phrases imprimées, en omettant de rappeler qu’elles étaient tirées de son discours de réception à l’Académie française. Lamartine et « le faiseur de vers par excellence » avaient disparu ; le texte commençait à la phrase suivante et gagnait un peu d’ampleur par un nouveau saut de paragraphe avant les deux dernières phrases ; pour le reste, il n’y manquait pas une virgule, tout juste une majuscule aux « secrets de l’art[66] ». Heredia ne se donna pas non plus l’occasion d’élargir ces deux paragraphes aux dimensions d’un autre discours. Car s’il présida, le 27 février 1902 à partir de 14 heures, la commémoration du centenaire de la naissance de Victor Hugo organisée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne par l’association des étudiants de Paris, ce fut de façon purement honorifique. Il joua depuis la salle son rôle de « poète qui a voulu présider cette fête en l’honneur d’un poète[67] », festival des étudiants et fête de la Jeunesse dont le principe était de ne faire entendre à l’assistance choisie rien d’autre que du Victor Hugo, paroles et musique[68]. En revanche, il était tout de même inimaginable que La Couronne poétique de Victor Hugo, recueil d’hommages en vers qui s’ouvrait par François de Neufchateau en 1817 et s’achevait sur un poème d’Edmond Rostand, « Un soir à Hernani[69] », presque aussi long que « Les Conquérants de l’or », ne contînt qu’un seul vers de Heredia, celui du 83eanniversaire, déjà publié dans Les Trophées de surcroît. C’est la raison pour laquelle, à partir du probable tercet final d’un sonnet antérieur inachevé intitulé « Pégase (pour un Bellérophon)[70] », Heredia prépara un hommage à Victor Hugo. Sauf dans l’un de ses vers les plus réussis, Bellérophon disparut du poème final et de son titre, qui devint tout simplement « Pégase » – glissement de la source de Jouvence à celle d’Hippocrène au demeurant bien conforme au destin de Juan Ponce de Leon selon Heredia –, mais le palimpseste n’en était que plus révélateur : sauvé par la protection de Pégase, Bellérophon ne parvenait-il pas toujours à échapper aux tentatives de meurtre fomentées par ses contemporains ? Et l’une des ambitions principales des Parnassiens n’avait-elle pas été pendant longtemps de se débarrasser de Victor Hugo ? Plus prosaïquement, en reprenant à cette occasion les aventures de Pégase, Heredia s’amusait aussi peut-être avec le hasard qui lui avait fait publier, dans La Revue des deux mondes du 15 mai 1885 – l’agonie de Victor Hugo venait alors de commencer –, son premier cycle en trois sonnets où Pégase, chevauché par le meurtrier de sa mère, faisait sa première apparition : « Persée et Andromède ». En tout état de cause, il utilisera la même périphrase, le « grand Cheval ailé[71] », dans les deux poèmes.

Avec un souffle nettement plus court que dans « Les Conquérants de l’or » – trente ans avaient passé, soit deux fois le grande mortalis ævi spatium cher à Tacite et à l’auteur des Contemplations –, Heredia reprit pour son « Pégase » la forme, si rare dans son œuvre, des blocs d’alexandrins à rimes plates. Mais il s’arrêta à vingt-huit vers coupés par des points de suspension et deux fois interrompus par quatre lignes de points. Loin d’être une allusion à la figure typographique si importante dans Les Contemplations ou dans Dieu, ce découpage redoublant sur la manière d’André Chénier était expliqué par un sous-titre en deux temps : « Fragments d’un poème/À LA GLOIRE DE VICTOR HUGO[72]. » Il mettait en scène le discours de la Muse présentant Pégase à Victor Hugo. Pour ceux qui connaissaient le projet d’eau-forte destinée à illustrer le Parnasse contemporain de 1866 chez Lemerre, « Pégase et la Muse[73] », ce trio pouvait mettre en scène la confrontation du Parnasse avec l’auteur de La Légende des siècles. Mais les lecteurs des Chansons des rues et des bois reconnaissaient surtout une tentative de réécriture des deux poèmes en quatrains d’octosyllabes placés aux extrémités du recueil de 1865, « Le Cheval » et « Au Cheval ». La Muse considère le poète comme son fils, de même que Méduse est la mère de Pégase :

 

– Voici le monstre ailé, mon fils, – lui dit la Muse –

Sous son poil rose court le beau sang de Méduse ;

Son œil réfléchit tout l’azur du ciel natal,

Les sources ont lavé ses sabots de cristal,

À ses larges naseaux fume une brume bleue

Et l’Aurore a doré sa crinière et sa queue[74]

 

Comme pour ses « Rêves d’émail[75] », Heredia emprunte au célèbre « Combat homérique » de Leconte de Lisle, publié et élégamment illustré dans Sonnets et eaux-fortes puis repris dans toutes les éditions des Poèmes barbares, le nom de Gorgô pour désigner la Méduse (« L’aboyeuse Gorgô vole et grince des dents[76] ») – lequel lui offrait de surcroît à cette occasion, avec l’accent circonflexe en moins, une rime inédite et nettement suffisante :

 

Flatte-le, parle-lui, dis-lui : Fils de Gorgo,

Pégase, écoute-moi : mon nom, Victor Hugo,

Vibre plus éclatant que celui de ta mère ;

Mieux que Bellérophon j’ai vaincu la Chimère…

Ne me regarde pas d’un œil effarouché,

Viens ! Je suis le dernier qui t’aurai chevauché[77].

 

  En plus de la rime Gorgo/Hugo qui rapproche, au-delà de toute généalogie, le poète de la Méduse, et dont l’effet immédiat est surtout grotesque, la succession verticale des rimes Victor Hugo/mère/Chimère peut à bien des égards évoquer une parodie concentrée du grand poème autobiographique « Ce siècle avait deux ans… » (« Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,/Abandonné de tous, excepté de sa mère[78] »). Pourtant, la facture des vers est nettement moins hugolienne que dans « Les Conquérants de l’or ». Quant à l’alexandrin le plus réussi de ce passage, celui consacré à la victoire de Bellérophon, grâce à Pégase, sur la Chimère, il n’a rien de Victor Hugo, qui fit toujours l’économie du petit-fils de Sisyphe dans ses poèmes à Pégase ; avec son passé composé qui le rend particulièrement nervalien, il reprend surtout celui de « Sphinx » : « Bellérophon dompta la Chimère farouche[79]. » Si l’on se rappelle que, dans son discours de réception à l’Académie française, Heredia avait imaginé que la Grèce antique aurait fait de Lamartine un nouveau Bellérophon, ce vers qui fait passer en quelque sorte Victor Hugo devant Lamartine représente une révolution dans son échelle de valeur[80]. Elle se confirme peut-être avec l’affirmation finale, qui semble s’inscrire dans le prolongement de la liste, dressée dans « Le Cheval » et fermée en apparence seulement, des dompteurs du monstre :

 

Son écurie, où vit la fée,

Veut un divin palefrenier ;

Le premier s’appelait Orphée ;

Et le dernier, André Chénier[81].

 

  Dans l’ouverture des Chansons des rues et des bois, le poète décrivait la domestication du « grand cheval de gloire », sa réponse à Virgile qui s’en étonnait (« – Maître, je mets Pégase au vert[82] ») et, dans le même temps, quelque chose comme la réduction de son inspiration aux dimensions du Parnasse ; dans la conclusion, il remettait le monstre en liberté pour reprendre avec lui sa grande course à travers l’espace et le temps. En donnant la naissance mythique du soleil comme modèle (« Quand l’œuf noir du chaos creva,/Il en sortit, beau, mais utile »), Victor Hugo en profitait pour attaquer une nouvelle fois le dogme de l’art pour l’art : « Ne t’attarde pas, même au beau./S’il est traître ou froid, qu’il t’indigne[83]. » Heredia dans son « Pégase » efface bien évidemment ces considérations, et inverse la perspective ; il s’agit, comme il l’avait métaphoriquement tenté dans les deux derniers vers de « Sur l’Othrys », de restituer le monstre ailé au Parnasse : « Le Parnasse où, le soir, las d’un vol immortel,/Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase[84] ! » Car ce n’est plus, comme dans Les Chansons des rues et des bois, le poète lassé de ses grandes courses métaphysiques qui cherche à se reposer un instant sur la terre ferme, c’est le poète lassé de la terre ferme et de la matière qui doit demander au cheval d’exhausser son inspiration :

 

Par le ciel boréal où mes yeux ont su lire

Ton vol m’emportera vers la céleste Lyre,

Car mes doigts fatigués, sous l’archet souverain,

D’avoir fait retentir l’or, l’argent et l’airain,

Veulent, à la splendeur de la clarté première,

Faire enfin résonner des cordes de lumière[85] !…

 

  Après le discours de Victor Hugo à Pégase dicté par la Muse, la Muse reprend la parole à la fin du poème pour s’adresser directement à Victor Hugo, sur le mode impératif, comme Victor Hugo s’adressait « Au Cheval » à la fin des Chansons des rues et des bois. Cette fois, Heredia parodie nettement la manière de Victor Hugo, mais en dix vers seulement, pour une ascension dans le ciel qui évoque bien moins « la course de Pégase dans l’éther étoilé[86] » qui achevait le cycle de « Persée et Andromède » que les grandes envolées du livre métaphysique des Contemplations, du « Satyre » de la Première Série de La Légende des siècles, de « L’Âme à la poursuite du Vrai » de L’Art d’être grand-père, ou de certains passages de Dieu et de La Fin de Satan :

 

Enfonce le zénith et, riant de l’abîme,

Monte plus loin, plus haut dans l’azur plus sublime ;

Que l’envergure d’or du grand cheval ailé

Projette une ombre immense en l’éther étoilé

Et que son battement d’ailes multicolore

Fasse osciller la flamme aux astres près d’éclore ;

Monte ! Pousse plus haut l’essor de l’étalon

Vertigineux ! Va, monte, et, battant du talon

Le monstre que ton bras irrésistible dompte,

Monte encore, toujours, éternellement ! Monte[87] !

 

Même si l’auteur de ces vers, nous apprend Pierre Louÿs, se renseigna avec soin en 1902 pour déterminer quelles constellations Pégase aurait pu rencontrer « à la limite du ciel connu[88] », c’est peu de dire que ces dix alexandrins ne font pas le poids devant les grands morceaux de l’exil. C’est la raison pour laquelle Heredia, sans doute pressé par le temps et par les éditeurs de La Couronne poétique de Victor Hugo, a recouru au même artifice que pour « Les Conquérants de l’or » : celui de donner ses vers décousus pour les simples fragments d’une œuvre bien plus importante. C’était encore, dans la démarche cette fois, tout l’inverse de Victor Hugo : l’auteur de La Légende des siècles ne publiait pas de son vivant la moitié des poèmes qu’il avait écrits, tandis que celui des Trophées publiait la moitié de ceux qu’il n’avait pas écrits.

Sans doute pris par quelques remords, Heredia donna le 7 juin de la même année une nouvelle version de son « Pégase » à la première page du Journal, dont il avait alors la direction littéraire. Les lignes de points s’étaient considérablement réduites, la ponctuation avait changé, le sous-titre avait disparu, et six vers avaient été ajoutés à l’emplacement de la seconde coupure, qui complétaient le discours de la Muse à Victor Hugo :

 

Il renâcle, il s’ébroue, il hennit, et ses crins

Se lèvent ! C’est l’instant. Saute-lui sur les reins !

Son aile, qui se gonfle en un frisson de plume,

Palpite dans la nuit où Sirius s’allume.

Pars ! tu l’abreuveras au grand fleuve du ciel,

Qui roule à flots d’argent le lait torrentiel[89]...

 

Le principal intérêt de ce développement, outre qu’il permettait, par-delà les interruptions, de respecter l’alternance des rimes masculines et féminines – on n’en attendait pas moins du dernier des Parnassiens – était d’ajouter au poème comme un hommage à André Chénier, sous la forme d’une description de Pégase qui commençait par un enjambement avec un rejet au présent plus proche des Bucoliques que d’Hernani. Or Heredia, qui passa les dernières années de sa vie à préparer son édition des Bucoliques, semble précisément revenir à Victor Hugo, au-delà des inévitables points de divergence, par l’amour sincère et si souvent proclamé que professait l’auteur des Contemplations pour André Chénier. Sur un plan plus anecdotique, il est curieux de constater que Heredia est mort, comme Leconte de Lisle, alors qu’il villégiaturait dans un château sous le signe d’André Chénier : l’un au château de Bourdonné en éditant Les Bucoliques, l’autre au château de Voisins à Louveciennes, cadre des amours d’André Chénier et de Fanny en 1793. Quoi qu’il en soit, c’est sans doute à l’inspiration de Chénier que Heredia devra son dernier chef-d’œuvre. Car s’il remit, trois ans plus tard et presque in articulo mortis, son ouvrage sur le métier, en composant un dernier hommage à Victor Hugo sans aucune espèce de nécessité apparente, c’est bien qu’il avait encore assez de lucidité pour constater qu’il s’était engagé, avec « Pégase », dans une mauvaise voie.

Ce dernier hommage est un dizain intitulé « À un poète » ; il porte comme indication : « Écrit le 26 février 1905, jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo. » Il n’eut pas le succès qu’il méritait, car l’heure des festivités officielles était passée – si bien qu’à défaut de pouvoir entrer dans La Couronne poétique de Victor Hugo, il fut noyé au milieu des huit sonnets posthumes publiés par la Revue des deux mondes le 1er décembre 1905. Mais dans ce bouquet final, l’hommage à Victor Hugo occupait encore une place formellement à part, aussi rare chez Heredia qu’elle était fréquente chez François Coppée. Miodrag Ibrovac l’exhuma avec un lyrisme mérité dans son étude, en y voyant une projection de l’auteur des Trophées sur celui de La Légende des siècles : « L’admirable sérénité du poète s’était à peine assombrie vers la fin de sa vie. Il adressait à la mémoire de Victor Hugo ces vers mélancoliques, les derniers, avec "La Vision d’Ajax", qu’il ait écrits ; en les lisant, on ne peut se défendre de penser à Heredia lui-même, déjà atteint par le mal qui devait l’emporter quelques mois plus tard[90]. » Comme s’il avait tenu à faire oublier l’épisode plus ou moins heureux de « Pégase », le premier vers du dizain reprenait en tout cas sans transition le dernier vers du sonnet « Jouvence » :

 

Tu vivras toujours jeune, et grâce aux Piérides,

Gallus, jamais ton front ne connaîtra les rides ;

Leurs mains, leurs belles mains sans trêve tresseront

Le laurier dont la feuille ombragera ton front,

Et, sous le jour divin qui fait mouvoir les ombres,

Tes grands yeux tour à tour éblouissants ou sombres

Refléteront ainsi qu’au miroir de tes vers

Le spectacle éternel du mobile univers,

Indifférent aux Dieux comme aux hommes moroses :

Et tu n’en retiendras que la beauté des choses[91].

 

  S’il est vrai que, en regardant la belle édition posthume des Bucoliques de Chénier par Heredia, comme le fera remarquer Gabriel Hanotaux, un troisième nom vient à l’esprit (« Il y manque Virgile[92] »), il est ici bien présent, avec le quatrième nom, Victor Hugo. Car c’est bien à son cher Gallus que Virgile adresse quelques vers dans la dixième et dernière de ses Bucoliques, sous une forme qui sera paraphrasée dans le titre du livre le plus célèbre des Contemplations, celui consacré à Léopoldine (« Pauca meae[93] »). Une entente profonde et définitive a remplacé les petites questions de rivalité littéraire d’autrefois. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre le choix des « Piérides » pour désigner les Muses : défiées en une joute poétique et musicale par les filles de Piérus, comme Victor Hugo par les fils de Leconte de Lisle, les Muses remportèrent la victoire, après consultation des nymphes du Parnasse. Mais les Piérides furent si mauvaises perdantes qu’Apollon les transforma en pies pour les punir. Depuis, en souvenir de cette victoire, les Muses ont gagné le nom de Piérides (à moins que ce soit plus simplement parce qu’elles aimaient résider sur le mont Piérus, en Thessalie, qui leur était consacré). Dans la première hypothèse, elles ont donc repris jusqu’au nom de leurs ennemies : c’est aussi par sa résistance poétique opposée au Parnasse et par sa victoire sur son siècle que Victor Hugo a gagné l’immortalité – plus sûrement qu’avec l’improbable fontaine de Jouvence. En filigrane apparaît plus précisément encore le terrain de la lutte. Les deux seules bucoliques où Virgile parle à la fois de Gallus et des Piérides sont la sixième et la dixième. Or, la sixième est celle du fameux chant de Silène, qui servit de modèle au « Satyre », section « Seizième Siècle – Renaissance – Paganisme » de la Première Série de La Légende des siècles, miroir de concentration de tout le recueil – et point d’intersection aussi, à regarder le plan des Trophées, des quatre sections les plus importantes : « La Grèce et la Sicile », « Rome et les Barbares », « Le Moyen Âge et la Renaissance » et « La Nature et le rêve ». Quant à la dixième bucolique, c’est celle qui achève le recueil par le chant à Gallus, « Gallus pour qui mon amour d’heure en heure/s’accroît autant que l’aune s’élève au retour du printemps[94] ». En dehors même des variations sur le chiffre X, il serait plaisant de voir dans cette référence discrète à la dixième bucolique une clef pour lire ce dizain. Ainsi, avec le temps, la rivalité entre les Muses et les filles de Piérus serait devenue l’affectueuse admiration de Virgile pour Gallus – sentiment d’autant plus intéressant qu’il ne reste rien aujourd’hui de l’œuvre de Gallus, et tout de celle de Virgile. Cette circonstance, qui fait rêver aux différentes possibilités d’identification, fait douter du même coup de l’objet du poème : l’hommage s’adresse-t-il vraiment à Victor Hugo ? Au regard de la date et des préoccupations de l’auteur à ce moment-là, c’est bien plutôt à Chénier que Heredia aurait dû adresser la déclaration de Virgile à Gallus – d’autant que, par la coupe des vers ou par la reprise d’autres procédés stylistiques peu communs, l’influence des Bucoliques d’André Chénier est très sensible dans ses derniers poèmes[95].

  Or, c’est bien à André Chénier, le dernier palefrenier de Pégase selon Les Chansons des rues et des bois, qu’il revient de décerner la victoire à Gallus : comme l’avait fait remarquer le critique suédois Emil Zilliacus, le troisième vers épouse étroitement la forme d’un alexandrin du « Malade » de Chénier (« Ces mains, ces vieilles mains orneront ta statue[96] »), dont le titre ne pouvait laisser indifférent Heredia malade et vieillissant. Quant à son contenu, c’est autre chose, puisqu’il s’agit d’un fils malade d’amour… Mais l’auteur des Trophées persistait ainsi à associer la jeunesse, l’amour et la gloire dans une même triade poétique, exactement comme il avait réécrit pour l’épigraphe des Trophées, en changeant la forme et le sujet sans changer le nom de l’auteur, le quarante-neuvième vers de l’ode « À Charles de Pisseleu, évesque de Condom » de Ronsard paraphrasant l’ode à Mécène d’Horace : « L’honneur sans plus du verd laurier m’agrée » était devenu, sans que personne y voie à redire, « L’amour sans plus du verd/Laurier m’agrée ». Dans le poème à Victor Hugo aussi, le glorieux laurier venait en rejet, associé à l’amour et à la jeunesse. Au cœur du dizain était enchâssée la rime ombres/sombres, la dernière utilisée par André Chénier avant son départ pour l’échafaud, mais aussi et surtout l’une des rimes favorites de Victor Hugo ; mieux encore, c’était l’hémistiche entier « éblouissants ou sombres » qui lui était emprunté. Dans l’un des plus célèbres poèmes des Orientales, où passait comme une image anticipée et brouillée de « La Conscience », il s’appliquait à Napoléon :

 

L’œil même qui te fuit te retrouve partout.

Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;

Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,

Sur le seuil du siècle est debout[97].

 

  Il s’agissait maintenant du seuil d’un autre siècle, dominé par une autre figure, mais la référence aux Orientales, recueil dont s’étaient réclamés depuis l’origine tous les Parnassiens sans exception, à commencer par Leconte de Lisle, était au moins aussi significative que celle à Napoléon. Après son attaque à la manière d’André Chénier lecteur de Virgile et son cœur greffé des Orientales, le dizain s’achève, malgré l’épithète morose chère à Victor Hugo, comme un poème de Leconte de Lisle – bel exemple du processus de création poétique par condensation propre à Heredia. La projection de l’auteur sur son sujet devient alors évidente, car la vision finale du monde est bien moins celle de Victor Hugo que celle de Leconte de Lisle. Et pour ceux qui n’auraient pas reconnu, dans « Le spectacle éternel du mobile univers/Indifférent aux Dieux comme aux hommes moroses », le « torrent des mobiles chimères », « l’homme universel » et les « hommes éphémères » de la célèbre « Maya » des Poèmes tragiques, Heredia emprunte son dernier hémistiche aux Poèmes barbares. Dans la saisissante pièce intitulée « Mille ans après », confession d’un poète aspirant à la gloire mais oublié par le temps, l’espérance passée culminait dans ce dialogue vertigineux :

 

La nuit terrible, avec sa formidable bouche,

Disait : – La vie est douce ; ouvre ses portes closes ! –

Et le vent me disait de son râle farouche :

– Adore ! Absorbe-toi dans la beauté des choses[98] ! –

 

Immédiatement après, le dernier quatrain du poème venait brutalement dénoncer cette injonction comme une illusion, alors qu’avec son futur apaisant, le dizain de Heredia inverse la perspective. Virgile, Ronsard, Chénier, Hugo, Leconte de Lisle : ce dizain dessine une dernière fois, comme dans une réduction testamentaire du William Shakespeare, la liste des génies selon Heredia. Plutôt que de faire de Victor Hugo le poète par excellence, c’est sans doute le sens du titre générique « À un poète », donné aussi à l’ébauche d’un sonnet publié en 1930 dans Le Manuscrit autographe[99]. Mais puisque l’intertextualité se loge à tous les niveaux, il renvoie aussi, et peut-être surtout, au titre que Leconte de Lisle avait donné dans les Poèmes tragiques à son sonnet admirablement nihiliste composé pour Le Tombeau de Théophile Gautier, « À un poète mort ». Leconte de Lisle avait en effet réussi cet exploit, dans ce recueil d’hommages très majoritairement hyperboliques, de refuser toute idée d’immortalité, par l’âme ou par l’œuvre, et de ne prononcer d’autre éloge que celui de la mort à laquelle il disait aspirer lui-même. Comme le souligne aussi le contraste entre la place réservée aux yeux autrefois ouverts et désormais clos dans le premier quatrain du sonnet de Leconte de Lisle et celle donnée aux yeux éternellement actifs à la fin du dizain de Heredia, l’hommage à Victor Hugo, sous le signe de l’immortalité poétique, corrige celui de Leconte de Lisle à Théophile Gautier.

 

Sans que l’année 1885 y change grand-chose, les relations entre Victor Hugo et José-Maria de Heredia ont certainement souffert, à cette époque où l’on pouvait encore rêver de faire aboutir le monde à un beau livre, de la trop grande proximité (chronologique, intentionnelle, conceptuelle…) entre La Légende des siècles et Les Trophées. Pour résister à un rapprochement que les contemporains ne cessaient de dessiner, il semble que Heredia a successivement, puis simultanément, tenté de jouer Lamartine et Leconte de Lisle contre Victor Hugo. Pour un auteur qui accordait tant d’importance à la forme, l’ambiguïté de son rapport à l’auteur de La Légende des siècles se lit dans son abandon systématique du sonnet dès lors qu’il s’agit d’une confrontation, directe ou indirecte, avec son œuvre, ou d’un hommage à lui rendre – refus d’autant plus significatif que le sonnet, comme il l’avait montré dans Les Trophées pour Pétrarque, Ronsard, du Bellay et Armand Silvestre, se prête à ravir à ce genre d’exercice. C’est bien ce qui réunit, par-delà leurs dates et leurs statuts divers, les blocs d’alexandrins à rimes plates des « Conquérants de l’or » du deuxième Parnasse contemporain et le « Pégase » de 1902 ; les terza rima du Tombeau de Théophile Gautier et du « Romancero » ; le monostique isolé à la fin du sonnet « Jouvence » et le dizain ultime de 1905. À côté de l’inachèvement commun aux « Conquérants de l’or » et à « Pégase », et à la réutilisation du dernier vers de « Jouvence » comme de la prose du discours de réception à l’Académie française, le dizain de 1905 réussit enfin, sans doute grâce à la médiation d’André Chénier, ce qu’aucun anniversaire officiel n’avait pu obtenir : un hommage personnel, achevé et inédit. En ce sens, l’ingratitude de la France envers Lamartine, que José-Maria de Heredia dénonçait dans son discours de réception à l’Académie française, annonçait curieusement la sienne, rattrapée in extremis, envers Victor Hugo : « Elle avait contracté, elle aussi, une dette sacrée qu’elle n’a pas payée, et ce n’est que tardivement qu’elle tresse, pour l’Ombre de ce grand poète qui fut un grand citoyen, la double couronne qui lui était due, de chêne et de laurier[100]. »


1. Ange Galdemar, « L’Oeuvre posthume de Leconte de Lisle. Conversation avec M. de Heredia », Le Gaulois, 13 mai 1895 ; Leconte de Lisle, Lettres à José-Maria de Heredia, éd. Charles Desprats, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2004, p. 173.

2 . Miodrag Ibrovac, José-Maria de Heredia, sa vie, son œuvre, Les Presses françaises, 1923, p. 43. Voir aussi ibid., p. 227. Dans son discours de réception à l’Académie française, Leconte de Lisle raconta sa découverte des Orientales à l’île Bourbon ; Heredia n’a rien laissé de tel pour La Légende des siècles à Cuba. En revanche, dans le poème daté du 11 octobre 1862, sa vocation de peintre des « paladins », des « héros », des « sombres épopées » et de « Roland » (avec « Rodrigue » en variante), semble fortement inspirée, déjà sous la forme d’un sonnet, par La Légende des siècles (voir « [Romancero] », José-Maria de Heredia, Œuvres poétiques complètes, éd. Simone Delaty, Les Belles Lettres, 1984, t. II, p. 32 et 246). Non daté, le projet pour « L’Aube du monde » ou « Sur le soleil » (ibid., p. 140-141), évoque irrésistiblement aussi le tableau qui ouvre « Le Sacre de la femme », premier poème de la Première Série de La Légende des siècles.

3. Il importe de corriger sur ce point la note 1 de Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 114, et de lire l’analyse de Yann Mortelette dans son Histoire du Parnasse, Fayard, 2005, p. 227-228.

4. Antoine Albalat, « Les Samedis d’Heredia », Souvenirs de la vie littéraire, Arthème Fayard et Cie, 1920, p. 63-64. Sans doute y avait-il des raisons biographiques à cette confidence, aux deux extrémités de la vie de Heredia. À l’origine, comme il se plaira à le raconter dans son discours de réception à l’Académie, Lamartine était de loin le poète préféré de sa mère, qui lui faisait réciter l’« Hymne de l’enfant à son réveil » des Harmonies poétiques et religieuses : « Lamartine ! Son nom doucement sonore est le premier nom de poète qui ait caressé mon oreille. Ses vers sont les premiers que ma mémoire ait retenus […]. » (José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895 ; Les Trophées, Lemerre, 194e édition, 1941, p. 231.) Ses premiers poèmes, du moins ceux qui ont été publiés par Miodrag Ibrovac (op. cit.), par Simone Delaty (éd. cit.) et par Yann Mortelette (« Poèmes de jeunesse de Heredia », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 19, 2005, p. 66-73), montrent du reste bien que Heredia, comme Leconte de Lisle à son âge, était davantage influencé par Lamartine et par Musset que par Victor Hugo. Parmi ses premiers vers publiés dans le Bulletin de la Conférence (1861-1862), seul le « Coucher de Soleil » (Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 208-209) était manifestement redevable aux « Soleils couchants » des Feuilles d’automne, mais le jeu sur les titres dénonçait clairement la tentative de leur réécriture à la mode parnassienne, qui passait notamment par l’effacement de toutes les notations subjectives. À l’autre extrémité de sa vie, le poète des Trophées ne pouvait aussi que trop bien se rencontrer avec Lamartine dans sa désastreuse façon de dilapider l’héritage familial, et dans la ruine qui assombrit ses dernières années. Cependant, le témoignage d’Antoine Albalat, qui n’est pas toujours fiable, reste d’autant plus sujet à caution que Heredia a lui-même préféré André Chénier à Lamartine quand il a répondu, en 1901, à la question : « Quel est l’homme du siècle ? » (Enquête publiée dans Le Gaulois du 29 avril 1901. Voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 374.) Il développera sa pensée dans son étude sur Les Bucoliques d’André Chénier, en attribuant à leur auteur tout ce que les contemporains reconnaissaient habituellement à Victor Hugo : « Jamais poète n’a si magistralement manié l’alexandrin. […] Il en a si bien varié les coupes, que je doute qu’on en ait inventé depuis, qu’il n’eût essayées. […]/André Chénier fut donc, en syntaxe aussi bien qu’en métrique, un novateur d’une audace extrême et certes plus outré que les plus fougueux romantiques. » (José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques » ; André Chénier, Les Bucoliques, éd. José-Maria de Heredia, Maison du Livre, 1907, p. XXIX-XXX. Cette étude fut d’abord publiée dans la Revue des deux mondes du 1er novembre 1905 et reprise en préface à l’édition des Bucoliques éditée chez Renouard en 1905.) La seule citation de Victor Hugo que Heredia y glisse à la fin est doublement fautive : il l’attribue à « l’enfant sublime » de dix-sept ans, alors qu’elle fait partie des passages ajoutés en 1834, pour l’édition de Littérature et philosophie mêlées, au fameux article du Conservateur littéraire du 11 décembre 1819 sur les « Œuvres complètes d’André de Chénier » ; et il intervertit l’ordre des deux phrases de la première page en enlevant un adverbe à la première, en changeant une préposition dans l’autre. Il n’en défigure certes pas le sens, mais le principe est inquiétant en tête d’une édition critique. Victor Hugo est mentionné une seconde fois à la fin de la préface, pour expliquer, en quelque sorte, la raison pour laquelle l’histoire littéraire lui a attribué ce qu’elle aurait dû laisser à André Chénier : « Le cerveau tout-puissant de Victor Hugo ne faillit pas à s’assimiler quelques-unes de ses formes les plus rares. » (Ibid., p. XXXI.) Peut-être était-ce cela aussi, pour Heredia, la vision d’un « homme qui avait très bien fait ses affaires ».

5. Henri de Régnier, « Théophile Gautier et José-Maria de Heredia », Portraits et souvenirs, Mercure de France, 1913, p. 78-79. Article publié à l’origine dans le Journal des débats politiques et littéraires du 22 août 1911 (voir Yann Mortelette, José-Maria de Heredia, Bibliographie des écrivains français, Memini, 1999, p. 147, n° 1226).

6. Voir le discours de réception à l’Académie française de Maurice Barrès (Discours prononcés dans la séance publique tenue par l’Académie française pour la réception de M. Maurice Barrès, le jeudi 17 janvier 1907, Institut de France, Typographie de Firmin-Didot et Cie, 1907, p. 8) et l’article d’Henri de Régnier paru en 1912 et repris sous le titre « Figures romantiques » dans Portraits et souvenirs (éd. cit., p. 41). Maurice Barrès situe cette rencontre vers Senlis en 1852, et Henri de Régnier rue de Richelieu.

7. C’est François Coppée qui, en recevant son ami sous la coupole, rappelait le « plaisir extrême » que les jeunes Parnassiens d’autrefois, « ces néo-romantiques », éprouvaient à prononcer son « nom exotique et sonore, qui aurait fait si bonne figure dans les tirades blasonnées de Ruy Blas et d’Hernani ». (François Coppée, réponse au discours de José-Maria de Heredia à l’Académie française, 30 mai 1895 ; François Coppée, Chroniques artistiques, dramatiques et littéraires, éd. Yann Mortelette, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2003, p. 201. La phrase sera reprise par Maurice Barrès dans son discours de réception à l’Académie française, 17 janvier 1907, éd. cit., p. 10.) En recevant Maurice Barrès, le vicomte de Vogüé rappellera que « l’exubérant créole » était « puérilement amusé par la chasse des vocables rares, comme un enfant à la poursuite des beaux papillons ». Il y reviendra à deux reprises : « Il prenait feu sur le dictionnaire. Il rabrouait l’émondeur qui osait toucher aux vocables exotiques et pittoresques, à ceux dont les consonances solitaires fournissaient la rime rare, aux lettres décoratives traquées dans les mots par nos réformateurs. Toutes ces jolies superfluités avaient en lui un bouillant défenseur ; il plaidait leur cause douteuse avec son savoir d’ancien chartiste. Ses tempêtes nous égayaient. » (Vicomte de Vogüe, réponse au discours de Maurice Barrès, 17 janvier 1907 ; ibid., p. 28 et 32.) Dans son article sur « Théophile Gautier et José-Maria de Heredia », Henri de Régnier présentera lui aussi cette « science des vocables » que Gautier partageait seul, de son propre aveu, avec Hugo et Balzac, et qui lui valait l’admiration de son beau-père (Henri de Régnier, art. cit., p. 79). Henry Bordeaux avait fait le même rapprochement sur ce point entre Heredia, Hugo et Gautier dans son article de jeunesse paru en mai 1893 dans la Revue générale de Bruxelles : « Plus qu’aucun autre poète, M. de Heredia a senti ce singulier attrait des mots. Il les veut rares, troublants, inconnus, pittoresques, mais il les veut toujours exacts, techniques même : s’il parle d’un menuisier, toutes les expressions du métier, rabot, bédane, râpe, polissoir, lui viendront comme naturellement ; de même les dictionnaires d’armurerie et d’orfèvrerie n’ont pas pour lui de secrets. Déjà Théophile Gautier dans ses vers sur les chevaux arabes employait tous les termes de la sellerie, et Victor Hugo, dans sa description de la salle des armures, forgeait ses vers avec la merveilleuse connaissance des armes du moyen âge. » (Henry Bordeaux, « José-Maria de Heredia », Âmes modernes, édition nouvelle avec une préface inédite, Librairie académique Perrin et Cie, 1912, p. 126.) Lors de l’inauguration de la statue du poète dans le jardin du Luxembourg (17 octobre 1925), Jean Richepin déclarera enfin : « Il possédait tout le trésor de notre langage. Je me rappelle quelques-unes de nos discussions, ou, à propos d’un mot, nous passions en revue quasi tout le dictionnaire. » (Jean Richepin, « Le Monument Heredia », La Revue de Paris, 1er novembre 1925, p. 194.) La question du vocabulaire, comme si elle compensait la relative rareté de l’œuvre, aura donc fait l’unanimité chez les académiciens du XXe siècle, qu’ils soient élus depuis longtemps comme le vicomte de Vogüe ou Jean Richepin, qu’ils viennent d’entrer comme Henri de Régnier, ou qu’ils attendent encore leur tour comme Henry Bordeaux.

8. José-Maria de Heredia, « Les Conquérants de l’or », II, vers 86-88 ; Les Trophées, éd. Anny Detalle, Gallimard, coll. « Poésie », 1981, p. 200. Cette rime pour le moins courante se trouve aussi chez Musset. Pour les citations de Victor Hugo, voir « Réponse à un acte d’accusation », vers 90-91, Les Contemplations, I, 7 ; Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Poésie II, Laffont, coll. Bouquins, p. 265 (édition dorénavant notée par le titre du volume concerné suivi de la seule mention Laffont) ; et « Ce siècle avait deux ans… », vers 5-6, Les Feuilles d’automne, I ; Poésie I, Laffont, p. 565. À peu près contemporaine des Feuilles d’automne, la rime espagnoles/paroles se trouve dans deux vers retranchés d’Hernani et repris par Magnus dans Les Burgraves (première partie, scène VI) : « Mais aujourd’hui la foi, l’honneur et les paroles/Ont pris le train nouveau des modes espagnoles. » (Théâtre II, Laffont, p. 190.)

9. Les Trophées, éd. cit., p. 34. Voir le « Courrier littéraire » d’Émile Faguet dans la Revue bleue du 1er avril 1893, p. 407. La théorie d’Émile Faguet dans cet article est confortée par le rapprochement, qui s’imposait, fait par Raoul Thauziès entre les vers 7-8 du sonnet de Heredia (« Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,/L’Archer superbe fit un pas dans les roseaux ») et les deux premiers vers du poème « Joie du soir » des Contemplations (III, 26 ; Poésie II, Laffont, p. 364) : « Le soleil, dans les monts où sa clarté s’étale,/Ajuste à son arc d’or sa flèche horizontale ». (Raoul Thauziès, « Étude sur les sources de José-Maria de Heredia dans les cinquante-sept premiers sonnets des Trophées », I, Revue des langues romanes, t. LIII, 1910, p. 468.)

10. Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 482. Théodore de Banville disant exactement la même chose, il s’agit sans doute d’une confusion : « IL Y A TOUJOURS DES CHEVILLES DANS TOUS LES POEMES. […] Toute la différence c’est que les chevilles des mauvais poëtes sont placées bêtement, tandis que celles des bons poëtes sont des miracles d’invention et d’ingéniosité. » (Théodore de Banville, Petit Traité de poésie française, Éditions de la Bibliothèque de l’Écho de la Sorbonne, 1872, p. 54-55.) La confusion est d’autant plus probable que Banville démontre un peu plus loin cette loi avec un poème… de la Première Série de La Légende des siècles (ibid., p. 73-76.)

11. Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 126.

12. Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia, 9 septembre 1880 ; Leconte de Lisle, op. cit., p. 106.

13. Auguste Vacquerie au directeur de La Plume, 12 octobre 1893 ; La Plume, 1er novembre 1893, p. 467. Le 17 juin précédent, c’était Vacquerie qui présidait le banquet de la revue en l’honneur de la publication de la Dernière Série de Toute la lyre, qu’accompagnait un mois plus tard (15 juillet) la sortie d’un numéro spécial Victor Hugo. Deux beaux sonnets, d’inspiration mallarméenne, se distinguaient nettement du reste de la production : « Mise au tombeau » de Pierre Louÿs et « Jersey » d’Henri de Régnier.

14. Voir l’article de Rosny aîné publié dans Comoedia le 28 décembre 1920 (cité par Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 113), et le discours de réception de Maurice Barrès à l’Académie française, 17 janvier 1907, éd. cit., p. 15. Heredia ne changea jamais sur la question du vers libre : « La vérité, disait-il, c’est que cette poésie-là est beaucoup plus facile à faire. Victor Hugo, le grand émancipateur du vers français, a posé les dernières limites des libertés qu’on peut se permettre. » (Antoine Albalat, « Les Samedis d’Heredia », loc. cit., p. 86.) Tout au plus concédera-t-il à la fin de sa vie, en présentant les « fragments et vers épars » d’André Chénier dont certains ne comptent pas exactement douze syllabes : « On y pourrait découvrir […] des modèles de vers libres tels qu’en composent les jeunes poètes. » (José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques », loc. cit., p. XIII.)

15. José-Maria de Heredia, préface à l’édition Descamps-Scrive de 1907 ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. I, p. 21. Luc-Olivier Merson avait illustré en 1889 les deux volumes de Notre-Dame de Paris dans l’Édition nationale et, en 1895, La Légende de saint Julien l’Hospitalier chez Ferroud. Cette édition comportait aussi des gravures de Léopold Flameng, qui avait illustré L’Année terrible et Marion de Lorme en 1873. En 1894, l’illustrateur de La Nonne Alférez, Daniel Vierge, à qui Heredia consacrera un article admiratif dans La Revue illustrée du 1er juillet 1894 (publié l’année suivante en préface au Cabaret des trois vertus de Saint-Juirs chez Taillandier), était l’un des illustrateurs attitrés de Victor Hugo dans les années 1870 (L’Année terrible en 1874, L’Homme qui rit entre 1874 et 1877, Notre-Dame de Paris entre 1876 et 1877, Les Travailleurs de la mer et Quatrevingt-Treize en 1876, Histoire d’un crime et Napoléon le petit en 1879, Les Misérables entre 1879 et 1882). Il participera encore à l’édition illustrée de Toute la lyre en 1897. Georges Rochegrosse, le fils adoptif de Théodore de Banville, qui illustra l’édition des Trophées de 1914 à la Librairie des Amateurs (A. Ferroud, F. Ferroud), avait largement aussi contribué à l’illustration de l’œuvre de Victor Hugo entre 1883 et la fin du siècle.

16. Barbey d’Aurevilly, « Les Trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain », Le Nain Jaune, 7 novembre 1866 ; Barbey d’Aurevilly, Articles inédits (1852-1884), éd. Andrée Hirschi et Jacques Petit, Les Belles Lettres, 1972, p. 142.

17. « C’était le samedi 3 mars 1866, date intéressante pour l’histoire de la poésie française. Ces trois noms, que beaucoup d’autres allaient suivre, représentaient les trois stades de l’art du vers, depuis Victor Hugo et aussi trois générations de poètes. Gautier était né en 1811 ; Banville, en 1823 ; Heredia, en 1842. » (Rémy de Gourmont, « M. de Heredia et les poètes parnassiens », Promenades littéraires, Deuxième Série, Mercure de France, 1906, p. 49.) Voir aussi Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 179.

18. Voir José-Maria de Heredia, « Fleurs de feu » vers 4 et « La Conque » vers 9 (Les Trophées, éd. cit., p. 152 et 173) ; et Victor Hugo « Les Raisons du Momotombo » (La Légende des siècles, Première Série, X ; Poésie II, Laffont, p. 763-764) et « Ce siècle avait deux ans… » vers 66 (Les Feuilles d’automne, I ; Poésie I, Laffont, p. 567).

19. François Coppée, réponse au discours de José-Maria de Heredia à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 204-205. C’est peut-être Stuart Merrill qui employa le premier la métaphore « La Légende des siècles en sonnets » ; il l’utilise en tout cas dans son compte rendu des Trophées dans La Revue blanche du 15 avril 1893 (voir Yann Mortelette, José-Maria de Heredia, Bibliographie, éd. cit., p. 98, n° 810). Dix ans plus tard, Rémy de Gourmont utilisera l’expression « une "légende des siècles" en raccourci » (Rémy de Gourmont, « M. de Heredia et les poètes parnassiens », loc. cit., p. 57), et vingt ans après encore, Jean Richepin déclarera, avant de paraphraser le dernier vers du sonnet « Sur le Pont-Vieux » (Les Trophées, éd. cit., p. 126) : « Il entreprit une œuvre formidable quand il se mit à écrire Les Trophées. Il a repris dans ses poèmes la Légende des siècles. Victor Hugo en était le Michel-Ange. Heredia en fut le Benvenuto Cellini. Il savait, lui aussi, ciseler le combat des Titans au pommeau d’une dague. » (Jean Richepin, « Le Monument Heredia », loc. cit., p. 194.)

20. Heredia, note bibliographique pour le Alfred de Vigny d’Anatole France publié chez Bachelin-Deflorenne en 1868, citée par Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 208.

21. « Du reste, ces poëmes, divers par le sujet, mais inspirés par la même pensée, n’ont entre eux d’autre nœud qu’un fil, ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès. » (La Légende des siècles, Première Série, préface ; Poésie II, Laffont, p. 566.)

22. Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 220.

23. Pour le jugement de Leconte de Lisle sur les noms de Heredia dans « Le Vœu », voir Leconte de Lisle, op. cit., p. 107 ; pour celui de Théophile Gautier sur les noms de Victor Hugo au début des « Les Conseillers probes et libres » (La Légende des siècles, Première Série, VII, 1 ; Poésie II, Laffont, p. 705-706), voir le Rapport sur le progrès des lettres depuis vingt-cinq ans, Hachette, 1868 (Théophile Gautier, Victor Hugo, éd. Françoise Court-Pérez, Honoré Champion, 2000, p. 200). L’une des principales critiques adressées à Victor Hugo en 1859, concernant le choix de ses sujets, qui n’étaient pas jugés représentatifs de l’histoire de l’humanité, a été reprise à l’identique, ou à peu près, contre José-Maria de Heredia. Comparer par exemple les articles d’Émile Montégut (La Revue des deux mondes, 15 octobre 1859) ou d’Émile Chasles (La Revue européenne, 15 novembre 1859) cités par Paul Berret dans son édition de La Légende des siècles (Hachette, coll. « Les Grands Écrivains de la France », t. I, 1921, p. XCIV et CIV), et celui d’Eugène Langevin (Le Correspondant, 10 janvier 1907), cité par Miodrag Ibrovac (op. cit., p. 308).

24. José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques », loc. cit., p. XXXII.

25. Article d’Auguste de Vaucelle publié dans L’Artiste, 15 décembre 1859, et cité par Paul Berret ; La Légende des siècles, éd. cit., p. CX.

26. C’est celui-là que Théophile Gautier distingue dans son compte-rendu de Sonnets et eaux-fortes dans le Journal officiel du 17 janvier 1869 : « Don José-Maria de Heredia a fait un sonnet d’une tournure aussi hautaine que son nom, et dont les vers se contournent superbement comme les lambrequins d’un cimier héraldique. » Le mot fit fortune, tant auprès de la critique qui le reprit avec quelques variantes (voir Jules Lemaître, « José-Maria de Heredia », Les Contemporains, Deuxième Série, Lecène-Oudin, 1886, p. 50) que du principal intéressé : « Cette phrase, José-Maria de Heredia la répétait avec fierté et satisfaction quand il entamait ses souvenirs sur celui qu’il appelait volontiers, avec déférence et tendresse, "Monsieur Gautier". » (Henri de Régnier, « Théophile Gautier et José-Maria de Heredia », loc. cit., p. 78.)

27. « Les Conquérants de l’or », II, vers 100 ; Les Trophées, éd. cit., p. 201. Dans la « Réponse à un acte d’accusation », en souvenir du premier vers de Cromwell (« Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept »), Victor Hugo se fera gloire d’avoir introduit des dates dans les alexandrins : « Je violai du vers le cadavre fumant ;/J’y fis entrer le chiffre ; ô terreur ! Mithridate/Du siège de Cyzique eût pu citer la date. » (Les Contemplations, I, 7, vers 96-98 ; Poésie II, Laffont, p. 265.)

28. Voir ibid., III, vers 251-255 ; ibid., p. 207. Anny Detalle précise qu’il s’agit d’une « erreur historique de Heredia », car « Philippe II était né en 1527, année précédant le voyage de Pizarre en Espagne » (ibid., p. 357, note 54). Il pourrait aussi bien s’agir d’une volonté d’inscrire ce poème dans la chronologie de la Première Série de La Légende des siècles, et surtout de le rapprocher de cette « Rose de l’Infante » qui devait tant plaire à l’auteur des Trophées : chacun sait que ce que lit Antoine dans les yeux de Cléopâtre, « Toute une mer immense où fuyaient des galères » (« Antoine et Cléopâtre », vers 14 ; Les Trophées, éd. cit., p. 103), vient directement de ce que l’on pouvait lire au fond de l’œil de Philippe II : « Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent » (La Légende des siècles, Première Série, IX, vers 92 ; Poésie II, Laffont, p. 757). Une vingtaine d’années après « Les Conquérants de l’or », la veine espagnole de Victor Hugo continuera d’inspirer Heredia : il tentera, comme le notera Pierre Louÿs – ce qui témoigne au passage qu’il ne le cédait en rien à son beau-père en ce qui concerne sa lecture attentive de l’œuvre de Victor Hugo –, d’extraire un sonnet, intitulé « Auto da Fé » ou « Jour de fête », de quatre vers violents du poème « Le Bout de l’oreille » (Les Quatre Vents de l’Esprit, I, 16, vers 134-137 ; Poésie III, Laffont, p. 1142). Ce « Jour de Fête » sera celui du mariage de Charles II (arrière-petit-fils de Philippe II) avec Louise d’Orléans ; Heredia avait prévu de se contenter d’ajouter dans le tableau le père du héros, Philippe IV (et non Philippe II, comme le note Simone Delaty dans son répertoire). Voir « Auto da Fé/Jour de Fête », Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 130, 288 et 342.

29. Et comme dans les pastiches intelligents, il parvient à bousculer les repères : dans la compagnie de François Pizarre apparaît un frère de Torquemada en la personne du dominicain Vincent de Valverde « Qui, tremblant qu’à jamais leur âme ne se perde/Et pour l’éternité ne brûle dans l’Enfer,/Fit périr des milliers de païens par le fer/Et les auto-da-fés et la hache et la corde,/[…]. » (« Les Conquérants de l’or », V, vers 570-573 ; Les Trophées, éd. cit., p. 219.) Victor Hugo avait achevé son Torquemada quand il put lire le deuxième Parnasse contemporain. À l’inverse, l’extinction du soleil, écrite à la fin du Second Empire pour la fin des « Conquérants de l’or », aurait pu être inspirée à Heredia par La Fin de Satan – si seulement ce poème posthume, certes déjà composé, avait été déjà publié… (voir Les Trophées, éd. cit., p. 361, note 102).

30. « Les Conquérants de l’or », VI, vers 628-630 ; ibid., éd. cit., p. 222.

31. Ibid., V, vers 594-596 ; ibid., éd. cit., p. 220. Ces vers « pourraient bien », en effet, « viser l’empereur français, au passé d’aventurier et à l’origine obscure » (Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 268).

32. « Les Conquérants de l’or », III, vers 295-296 et II, vers 118 ; Les Trophées, éd. cit., p. 208 et 201.

33. Ibid., IV, vers 401 ; ibid., p. 213. Pour le vers 79 de « Booz endormi », voir La Légende des siècles, Première Série, I, 6 ; Poésie II, Laffont, p. 586.

34. Châtiments, V, 13, I ; Poésie II, Laffont, p. 126-127. Voir « Les Conquérants de l’or », II, à partir du vers 119 ; Les Trophées, éd. cit., p. 201-202. Miodrag Ibrovac (op. cit., p. 316-317) avait déjà fait ce rapprochement qui s’impose.

35. « Les Conquérants de l’or », II, vers 204-205 et IV, vers 423-424 ; Les Trophées, éd. cit., p. 204 et 214.

36. Ibid., V, vers 467-482 ; ibid., p. 216.

37. Voir Victor Jeanroy-Félix, Fauteuils contemporains, de l’Académie française, Bloud et Barral, s. d. [1896], p. 39-41. L’auteur situe ce « dialogue des morts » « vers l’an 1940 », et montre Victor Hugo revendiquant le sonnet « Médaille ». La communauté d’inspiration peut en effet évoquer Lucrèce Borgia – plus que dans ce qui reste d’un projet de « Lucrezia Borgia » (voir Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 109) – ou Angelo tyran de Padoue, et quelques énumérations du second quatrain et du premier tercet la manière de La Légende des siècles ; il n’en reste pas moins que la démonstration aurait été beaucoup plus probante avec ce passage des « Conquérants de l’or ». À cette accusation de plagiat, Heredia répond en demandant à Leconte de Lisle de prendre sa défense, ce que ce dernier fait bien volontiers. Le dialogue s’achève par un double jeu de mots : Leconte de Lisle découpe le nom de son disciple et le traduit en latin de l’Olympe (« Héré-Dia ! Junon, Jupiter ! »), et Victor Hugo décompose en français le titre de son recueil, ce qui n’était pas si mal vu : « Trophées – Trop fait ! » (Ibid., p. 41.)

38. La Légende des siècles, Première Série, préface ; Poésie II, Laffont, p. 565.

39. Voir la lettre de Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du 12 juillet 1869 (Leconte de Lisle, op. cit., p. 47-48) et celle de Théodore de Banville à José-Maria de Heredia du 27 juillet 1871 (Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., annexe, p. 487-488). Cette dernière semble indiquer que Heredia, lucide, avait précisé à Banville, en lui envoyant ses vers, qu’ils auraient été bien meilleurs si Hugo les avait écrits. C’est sans doute cette réflexion, que Banville avait dû se faire plus d’une fois pour son propre compte, qui le conduisit à répondre avec tant de chaleur, et sur le même terrain, à l’auteur de « La Détresse d’Atahuallpa » : « […] il ne faut pas dire que ce serait beau exécuté par Hugo. Ce sera beau exécuté par vous, et Hugo que j’admire, que j’aime de jour en jour plus, et encore plus depuis que les imbéciles le traînent dans la boue, ne verrait pas vos paysages où resplendit la joie d’une vie furieuse, quand même il irait les voir, car il n’a pas – et personne de nous n’a les yeux conformés pour les voir. Il fallait affronter précisément cette nature toute nouvelle dans notre poésie pour échapper à ce terrible Hugo qui nous tient toujours dans sa griffe de Titan. » Avec un aveuglement dont la politesse n’est pas seule coupable, Banville juge ensuite que « cette fois » le vers de Heredia « ne lui doit rien », et l’encourage à résister à « la suggestion perfide et subtile de la Paresse » pour ne pas se limiter à un fragment – « quand même vous devriez y donner dix ans, vingt ans ». Pourtant, tout inachevée qu’elle soit, cette épopée « assez faible » selon Yann Mortelette (Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 279) paraît surtout bien longue et mérite plutôt, par l’inévitable comparaison qu’elle attire ostensiblement avec La Légende des siècles, la critique que Raoul Rosières lui adressait en 1895 : « le récit poursuit de mot en mot sa marche régulière avec la somnolence d’une chronique rimée. » (Raoul Rosières, « M. J.-M. de Heredia », Revue bleue, 25 mai 1895, p. 643.) Après Verlaine, qui la qualifiait aimablement de « fier poème, sévère et brillante épopée » dans son portrait de l’auteur pour Les Hommes d’aujourd’hui en 1892 (Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 866), il n’y eut guère que Jules Lemaître pour y voir une « sorte de chronique fortement versifiée et miraculeusement rimée et qui, sans sortir du ton d’un récit très simple et sans ornements, coupée seulement, çà et là, de paysages éclatants et courts, prend des proportions d’épopée ». Mais il est vrai qu’il venait de reprocher à Victor Hugo, sans autre forme de procès, « bien des redondances et des obscurités », dénonçant par là même une critique plus idéologique que littéraire (Jules Lemaître, « José-Maria de Heredia », loc. cit., p. 62 et 50-51.) Dans une longue étude non moins enthousiaste sur Les Trophées, Antoine Albalat reconnaîtra avec davantage de discernement que les qualités de José-Maria de Heredia « sont beaucoup moins visibles dans les Conquérants, où à travers l’imitation d’Hugo on sent un peu de rudesse dans la main qui veut rester libre ». (Antoine Albalat, « José-Maria de Heredia et la poésie contemporaine », La Nouvelle Revue, 1er décembre 1894, p. 530.)

40. C’est l’objet de son échange épistolaire de 1893 avec Stéphane Mallarmé, repris par Simone Delaty dans sa préface au second tome des Œuvres poétique complètes de Heredia (éd. cit., p. VII-VIII). L’auteur des Trophées y avoue sans détour qu’il a voulu prouver qu’il était capable « de faire autre chose que des sonnets et de développer avec une ampleur de fresque un sujet poétique ». Son jugement lucide sur la qualité de ces vers (« ils servent de démonstration et passent, pour ainsi dire, à l’état de repoussoir ») devance celui de Raoul Rosières : « Il est bien visible […] que la verve de M. de Heredia n’était pas assez impétueuse pour assurer à ces grandes machines le branle nécessaire. Condensée en quatorze vers, son imagination pouvait arriver à l’intensité voulue ; au-delà elle se serait invisiblement dispersée. » (Raoul Rosières, art. cit., p. 643.) C’est dans la même lettre à Mallarmé que Heredia imagine refondre à l’avenir son recueil unique en ajoutant une cinquantaine de sonnets pour remplacer les autres formes : « j’en ferai un tout homogène dans une édition définitive en supprimant les poèmes […]. »

41. Dans cette hypothèse, il faudrait peut-être examiner la façon dont le premier hémistiche de « Ave, Dea ; moriturus te salutat » (« La mort et la beauté »), qui sont « Deux sœurs également terribles et fécondes » (Victor Hugo, Toute la lyre, V, 34 ; Poésie IV, Laffont, p. 371), est retourné dans le dernier hémistiche du sonnet « Le Cydnus » : « Les deux enfants divins, le Désir et la Mort. » (Les Trophées, éd. cit., p. 101.)

42. Henri de Régnier, art. cit., p. 83. La liste exhaustive de ces emprunts à Victor Hugo risque fort de rester toujours ouverte, même si plusieurs articles importants (Joseph Vianey, Fernand Gregh, Alan Rowland Chisholm et Walter Newcombe Ince) ont déjà largement contribué à la dresser : voir Yann Mortelette, José-Maria de Heredia, Bibliographie, éd. cit., p. 147-149 et 152, n° 1227, 1237, 1241 et 1258. Ajoutons toutefois, puisque Pierre Louÿs ne l’a pas fait, que le vers noté dans l’ébauche d’un sonnet intitulé « Japon », « Un cheval effaré qui hennit et se cabre » (« Japon », Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 154 et 294) est une reprise – à trois syllabes près et avec un pléonasme en plus – du dernier vers des « Éblouissements » (Châtiments, VI, 5, vers 200 ; Poésie II, Laffont, p. 147).

43. Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia, 4 septembre 1871 ; Leconte de Lisle, op. cit., p. 74.

44. Voir les trois lettres de Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia du mois de septembre 1871 et celle du 5 août 1884 (ibid., p. 74-81 et 115), ainsi que l’article de Claudine Gothot-Mersch, « Leconte de Lisle, Heredia et le Romancero : autre duel du Cid », Itinéraires et plaisirs textuels, Bruxelles, Nauwelaerts, 1987, p. 195-210.

45. Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia, 4 septembre 1871 ; Leconte de Lisle, op. cit., p. 74. Au « Romancero » près, c’est exactement ce que lui écrivait Banville, plus sévère encore à propos du sonnet, quarante jours plus tôt : « Pourquoi ne pas vous consacrer à ce seul ouvrage [La Détresse d’Atahuallpa] qui vivra, pour vous éparpiller dans d’autres ouvrages qui mourront forcément étant coulés dans des moules déjà connus ? » (Théodore de Banville à José-Maria de Heredia, 27 juillet 1871 ; Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., annexe, p. 488.)

46. « Pour les Terza Rima », écrivait quelques mois plus tôt Théodore de Banville dans son Petit Traité de poésie française, « le poëte qu’il faut lire et étudier toujours, c’est Théophile Gautier, maître et seigneur absolu de ce rhythme, qu’il a poussé à la dernière perfection, comme tous ceux auxquels il lui a plu de toucher » (Théodore de Banville, op. cit., p. 152). Cinq auteurs s’y essaieront dans Le Tombeau de Théophile Gautier : Léon Dierx, Georges Lafenestre, José-Maria de Heredia, Louisa Siefert et Catulle Mendès. José-Maria de Heredia avait tout d’abord envisagé sa participation sous la forme d’un sonnet octosyllabique. Voir Yann Mortelette, « Heredia et Gautier : la genèse du poème Monument », Bulletin d’études parnassiennes et symbolistes, n° 35, 2005, p. 7-14.

47. Victor Hugo, « À Théophile Gautier » ; Le Tombeau de Théophile Gautier, éd. François Brunet, Honoré Champion, 2001, p. 51 (voir aussi la postface où ces vers sont commentés, p. 305).

48. « À André, Vicomte de Guerne » ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit. , t. II, p. 189. Le dernier tercet reprend l’hippogriffe, relais de Pégase dans le poème « À Théophile Gautier » de Victor Hugo (vers 38).

49. « Jouvence » ; Les Trophées, éd. cit., p. 136.

50. C’est le sens du sonnet, à mi-chemin de la parodie et de l’hommage, intitulé « Retour des Conquistadors », envoyé à José-Maria de Heredia et à Pierre Louÿs au début de l’année 1891 par Paul Valéry (publié dans les Cahiers Paul Valéry, Gallimard, t. I, 1975, p. 26-27 ; voir Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 424-425). Dans la péroraison de son bref discours au jardin du Luxembourg, Jean Richepin aura la même idée, en prose : « […] l’ouvrier parfait qui a écrit Les Trophées, le grand conquistador de la Beauté par le Verbe, José-Maria de Heredia. » (Jean Richepin, « Le Monument Heredia », loc. cit., p. 196.)

51. « Le Laboureur » ; Les Trophées, éd. cit., p. 72 (première publication dans La Revue des deux mondes du 15 mai 1890). Raoul Thauziès rapproche ce vers du premier tercet du « Lévrier de Magnus » des Poèmes tragiques de Leconte de Lisle (première publication dans la Nouvelle Revue du 15 juillet 1883) : « Certes, le duc Magnus est fort comme un vieux chêne,/Mais sa barbe est très blanche, il a quatre-vingts ans/Et songe quelquefois que son heure est prochaine. » (Raoul Thauziès, art. cit., II, Revue des langues romanes, t. LIV, 1911, p. 38.) À défaut de Heredia en 1890, Leconte de Lisle en 1883 pouvait bien penser à un autre octogénaire robuste auquel il attendait de succéder, d’autant que Magnus, fils de Job et père de Hatto, est l’un des protagonistes des Burgraves.

52. Victor Hugo à Noël Parfait, 30 août 1855 ; Correspondance entre Victor Hugo et Pierre-Jules Hetzel, II (janvier 1854-avril 1857), Victor Hugo publie Les Contemplations et les Discours de l’exil, éd. Sheila Gaudon, Klincksieck, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2004, p. 166. Dexa gritar signifie Laisse crier !

53. Dans ce même numéro, seul Aurélien Scholl avait aussi participé par un monostique, plus court encore et nominal : « Victor Hugo, le vent, la mer, la foudre. » Pour les autres participations, voir notre article « La Couronne poétique de Victor Hugo » dans L’Écrivain et le grand homme, dir. Pierre-Jean Dufief, Travaux de littérature, vol. XVIII, 2005.

54. Le dernier billet de Leconte de Lisle à José-Maria de Heredia, cinq mois avant sa mort, lui annonce son élection « au 5e tour par 19 voix » (Leconte de Lisle, op. cit., p. 130). Voir aussi notre article « Leconte de Lisle successeur de Victor Hugo à l’Académie française : les lettres et le discours », actes du colloque de Brest « Lettre et critique » (26-28 avril 2001), dir. Pierre-Jean Dufief, Presses de l’Université de Brest, 2003.

55. Antoine Albalat, art. cit., p. 525.

56. Paul Verlaine, op. cit., p. 866. « Article composé en août 1887 et annoncé dans La Plume (15 juin 1892) », précise Yann Mortelette (José-Maria de Heredia, Bibliographie, éd. cit., p. 127, n° 1092).

57. José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 219.

58. Ibid., p. 222, et Victor Hugo, Hernani, III, 6 (Théâtre I, Laffont, p. 608).

59. José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 232-233.

60. « Tout était pris dans le domaine de la poésie./Lamartine avait pris les cieux, Victor Hugo avait pris la terre et plus que la terre. » (Sainte-Beuve, « Petits Moyens de défense tels que je les conçois » ; Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. I, p. 790.)

61. Jules Lemaître, « José-Maria de Heredia », loc. cit., p. 57. L’article avait tout d’abord paru dans la Revue bleue du 19 décembre 1885 (voir Yann Mortelette, José-Maria de Heredia, Bibliographie, éd. cit., p. 127, n° 1090).

62. « Suite », vers 31, Les Contemplations, I, 8 ; Poésie II, Laffont, p. 269.

63. Pierre-Jules Hetzel à Victor Hugo, 10 mai 1859 ; A. Parménie et C. Bonnier de la Chapelle, Histoire d’un éditeur et de ses auteurs, P.-J. Hetzel (Stahl), Albin Michel, 1953, p. 312.

64 José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 234. Leconte de Lisle mettait lui aussi La Chute d’un ange – malgré ses « lacunes », ses « négligences de style » et ses abondantes « incorrections de langue » –, très au-dessus du reste de l’œuvre de Lamartine, mais c’est peu de dire que Jocelyn ne trouvait pas grâce à ses yeux : « Sauf de rares morceaux pleinement venus, il y a dans ce gémissement continu une telle absence de virilité et d’ardeur réelle, cette langue est tellement molle, efféminée et incorrecte, le vers manque à ce point de muscles, de sang et de nerfs, qu’il est impossible d’en poursuivre la lecture et l’étude sans un intolérable malaise. » (Leconte de Lisle, « Lamartine », Le Nain jaune, 20 août 1864 ; Articles, préfaces, discours, éd. Edgard Pich, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1971, p. 170-171.)

65. « Entretien avec M. José-Maria de Heredia », Le Tombeau de Louis Ménard, Honoré Champion, 1902, p. 28 ; cité par Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 383.

66. « Hommage à Victor Hugo » ; Revue universelle, 15 février 1902, p. 122. Merci à Philippe Barascud d’avoir exhumé pour moi ce journal difficile à trouver.

67. Discours de M. Recouly, président de l’association des Étudiants de Paris, 27 février 1902 ; Le Centenaire de Victor Hugo – Relation des fêtes (Paris, province, étranger). Discours. Hommages au Maître. Documents graphiques, Librairie Larousse, 1902, p. 54.

68. Pour le programme complet, l’ambiance et l’assistance, voir ibid., p. 52-55. Heredia était assis au premier rang des fauteuils de l’amphithéâtre, entre le vice-recteur de l’Académie de Paris et le directeur de l’Enseignement supérieur au ministère, ayant laissé l’estrade au buste de Victor Hugo, à ses petits-enfants et à leurs conjoints, à cinq de ses confrères de l’Académie française, aux deux représentants du ministère de l’Instruction publique, au bâtonnier de l’ordre des avocats et à de nombreux professeurs de l’Université de Paris.

69. Sur cette belle contribution, voir notre article « Trois soirs à Hernani », actes du colloque de Brest « Victor Hugo et l’Espagne » (13-14 février 2003), dir. Yvon Cousquer et Hélios Jaime, Presses de l’Université de Brest, 2005.

70. Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 60. Il est écrit sur un carton d’invitation daté d’octobre 1891 (ibid., p. 258). L’autre fragment, écrit sur un faire-part de février 1902, n’a pas été utilisé ; il est contemporain de la rédaction du poème. Pégase apparaît enfin, agenouillé dans l’herbe et se servant de ses ailes comme d’un éventail, dans le tercet d’un sonnet ébauché sous le titre « Le Sommeil des Muses » (ibid., p. 73) – aussi domestiqué qu’Hercule aux pieds d’Omphale, il n’a plus grand-chose à voir alors avec le monstre ailé.

71. « Le Ravissement d’Andromède », vers 1 (Les Trophées, éd. cit., p. 61) et « Pégase », vers 21 (La Couronne poétique de Victor Hugo, Eugène Fasquelle, coll. « Bibliothèque-Charpentier », 1902, p. 276 ; voir le passage cité ci-dessous, p. 22). Le quatrain ébauché sous le titre « [Constellations] », à propos duquel Simone Delaty parlera d’une inspiration directe de « V. Hugo, poète épique, celui de la deuxième Légende et de La Fin de Satan », appartenait sans doute au projet d’un quatrième sonnet pour le même cycle (Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 72 et 263).

72. « Pégase », La Couronne poétique de Victor Hugo, éd. cit., p. 275-276. Compte tenu de la présentation et du sous-titre, c’est apparemment le manuscrit de cette version qui a été vendu à la salle Drouot le 7 juin 1991 (Bibliothèque du Colonel Daniel Sicklès, neuvième partie, 7 juin 1991, cat. n° 3672, qui indique « deux vers rayés »). Les quatre lignes de points se trouvent entre les vers 6 et 7 et entre les vers 18 et 19. Sur le rôle de la ligne de points dans les recueils de Victor Hugo et dans l’écriture d’André Chénier (« Chénier fait toujours précéder ou suivre le fragment d’une ou deux lignes de points »), voir respectivement Ludmila Charles-Wurtz, « La Coupure des Contemplations » (communication au Groupe Hugo du 21 octobre 2000, http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/groupugo/00-10-21wurtz.htm) et José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques » (loc. cit., p. XI).

73. Eau-forte d’Echna[be] reproduite par Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 171.

74. « Pégase », vers 1-6 ; La Couronne poétique de Victor Hugo, éd. cit., p. 275.

75. Voir Les Trophées, éd. cit., p. 131, vers 8.

76. « Le Combat homérique », vers 10 ; Leconte de Lisle, Poèmes barbares, éd. Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, coll. « Poésie », 1985, p. 62.

77. « Pégase », vers 7-12 ; La Couronne poétique de Victor Hugo, éd. cit., p. 275.

78. « Ce siècle avait deux ans… », vers 9-10, Les Feuilles d’automne, I ; Poésie I, Laffont, p. 565. Au pluriel, la même rime se retrouvera dans les tercets du sonnet « Le Vase », vers 11 et 14 ; Les Trophées, éd. cit., p. 49.

79. « Sphinx », vers 9 ; Les Trophées, éd. cit., p. 54. Les deux apparitions de Bellérophon dans la poésie de Victor Hugo sont tardives et peu mythologiques : dans « Le Poëme du jardin des plantes », il est mis à distance par une antonomase récurrente (« Dans cette ombre où jadis combattaient les Hercules,/Où les Bellérophons s’envolaient, […] ») ; dans « Océan », il remplit à lui tout seul un tétrasyllabe (voir L’Art d’être grand-père, IV, 8, vers 481-482 et La Légende des siècles, Tome cinquième et dernier, XXII, 1, vers 81 ; Poésie III, Laffont, p. 754 et 699).

80. « La Grèce, après avoir placé sa lyre au milieu des étoiles, eût fait de ce mortel, dont la vie est si pleine qu’elle tient plusieurs vies, un personnage mythique, un autre Orphée, car il a dompté de toutes les bêtes la plus féroce, l’homme ; ou, plutôt, quelque Bellérophon, vainqueur de la Chimère et cavalier du Cheval ailé des Muses, tombé du ciel comme lui et finissant de vivre, ainsi que le dit Homère, le cœur consumé de chagrins, seul, et fuyant les sentiers des hommes. Pour nous, il est l’exemplaire, le représentant le plus noble de l’humanité, le Héros moderne. » (José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 231-232.)

81. « Le Cheval », Les Chansons des rues et des bois, vers 69-72 ; Poésie II, Laffont, p. 839.

82. Ibid., vers 5 et 144 ; ibid., p. 837 et 840.

83. « Au Cheval », V, vers 111-112 et 105-106 ; ibid., p. 1034.

84. « Sur l’Othrys », vers 13-14 (publié le 8 septembre 1889 dans Le Temps) ; Les Trophées, éd. cit., p. 78. La rime avec gaze, alors même que le sujet est le même (un crépuscule), permet à l’auteur des Trophées d’enrichir et d’éviter de reprendre la rime s’embrase/Pégase (v. 37-38) du poème « À Théophile Gautier » de Victor Hugo (Le Tombeau de Théophile Gautier, éd. cit., p. 50).

85. « Pégase », vers 13-18 ; La Couronne poétique de Victor Hugo, éd. cit., p. 275-276.

86. Henry Bordeaux, « José-Maria de Heredia », loc. cit., p. 130.

87. « Pégase », vers 19-28 ; La Couronne poétique de Victor Hugo, éd. cit., p. 276. La fin du poème, étrangement suspendue dans le ciel, pourrait faire penser que Heredia avait été poussé par de sombres motivations. Sans parler des lecteurs de La Fin de Satan qui voyaient inévitablement se dessiner dans cette ascension le tragique destin de Nemrod dans le livre du « Glaive », les Parnassiens retrouvaient ici la course orgueilleuse de Bellérophon : désireux de monter à l’assaut du ciel, le héros aurait été désarçonné par Pégase et précipité dans les champs Aléiens – il y aurait trouvé la mort selon les auteurs tardifs, ou aurait été condamné, aveugle et boiteux, à une longue et misérable errance. C’est à cette légende que Victor Hugo fait allusion au passage dans Promontorium somnii : « Le magicien Aceratos épouvante Alexandre en lui offrant de remplacer Bucéphale par Pégase, cheval qui désarçonne les bellérophons, et qui d’une ruade va aux astres, seule écurie digne de lui. » (Promontorium somnii, II ; Critique, Laffont, p. 657.) Rien n’interdit de penser que José-Maria de Heredia s’était arrêté en découvrant cette phrase étonnante dans son édition originale (Post-scriptum de ma vie, Calmann-Lévy, 1901, p. 127). En tout état ce cause, il se souvenait sûrement du « Bellérophon » de Paul Arène, qui concluait anonymement Le Parnassiculet contemporain de 1867. Ce sonnet se distinguait par sa forme irrégulière et provocatrice (les quatrains n’y avaient ni les mêmes rimes, ni la même disposition, et les tercets s’achevaient sur la rime moelle/étoile), et par la relecture pour le moins personnelle qu’il proposait du vieux mythe : Pégase y était assimilé à la Chimère tandis que Bellérophon, « homme étrange », portait « un rouge pourpoint ». Il suggérait ainsi, selon Yann Mortelette, « la déchéance de Gautier qui s’[était] laissé placer en tête du Parnasse » (Histoire du Parnasse, éd. cit., p. 215) ; en ce cas Heredia, par un contre-pied habile et mythologique, voulait sans doute aussi suggérer avec son « Pégase » la chute finale de Victor Hugo dévoré par son orgueil.

88. Voir la lettre de Pierre Louÿs à un destinataire inconnu datée de 1902 et citée par Simone Delaty, Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 264.

89. « Pégase », vers 19-24 ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 222. C’est donc la version la plus complète, celle du Journal et non celle de La Couronne poétique de Victor Hugo, qui a été publiée par Simone Delaty – avec un espace blanc entre les vers 14 et 15, que rien ne justifie, et qui est assurément une erreur de composition. Elle fut reprise par Le Figaro du surlendemain et dans Les Annales politiques et littéraires du 8 octobre 1905 (voir ibid., p. 228). L’auteur avait déjà utilisé la rime crins/reins dans les tercets de « Nessus » (Les Trophées, éd. cit., p. 35, vers 11 et 13).

90. Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 400. Daté du 18 juin 1905, le sonnet « La Vision d’Ajax » semble au moins aussi autobiographique, à condition de remplacer l’apparition de Pallas par celle de la mort (voir les Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 61).

91. « À un poète » ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 226.

92. Gabriel Hanotaux, In memoriam, 1906, p. 8 ; Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 197. Il n’y manque du reste pas tout à fait, puisque c’est le dernier nom, imprimé en lettres capitales, de la préface : « Aussi, lorsque ma pensée évoque l’ombre d’André Chénier et que dans ma mémoire chantent ses vers divins, mes lèvres involontairement murmurent ce beau nom fraternel : VIRGILE. » (José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques », loc. cit., p. XXXII.)

93. Les Contemplations, livre IV. La citation des Bucoliques (X, vers 2) de Virgile « Pauca meo Gallo » (« quelques [vers] pour mon cher Gallus ») était volontiers parodiée par Victor Hugo dans sa correspondance – voir par exemple sa lettre à Jules Janin du 10 mars 1852 (Clément-Janin, Victor Hugo en exil, Aux Éditions du Monde Nouveau, 1922, p. 39) ou celle à Paul Meurice du 2 juin 1853 (Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice, préface de Jules Claretie, Bibliothèque-Charpentier, 1909, p. 23). Le Gallus de Virgile n’a en tout cas rien à voir avec le héros homonyme, modeste et « gaulois », du sonnet « Villula » pourtant inspiré, entre autres sources antiques, par Les Géorgiques (Les Trophées, éd. cit., p. 82).

94. Virgile, Bucoliques, X, vers 73-74.

95. Parmi les huit sonnets publiés avec le dizain « À un poète » le 1er décembre 1905, « La Fileuse » dans son entier, les deux premiers quatrains de « L’Enlèvement d’Antiope » et « La Vision d’Ajax », sont particulièrement remarquables à ce titre (voir Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 82, 53 et 61).

96. « Le Malade », vers 13 ; André Chénier, Les Bucoliques, éd. cit., p. 22. Pour Emil Zilliacus, voir Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 400, note 2. José-Maria de Heredia cite à trois reprises « Le Malade » dans la préface de son édition des Bucoliques, au nombre des quelques œuvres, avec « L’Aveugle » et « L’Esclave », qui sont « de vrais poèmes, au sens moderne, et de grands poèmes, au sens éternel » (« Le Manuscrit des Bucoliques », loc. cit., p. IX). Pour remercier Samuel Pozzi d’avoir sauvé sa fille Hélène en l’ayant opéré d’un fibrome utérin, c’est encore un vers du « Malade » qu’il cite (voir la lettre de José-Maria de Heredia à Samuel Pozzi, 25 mars 1904 ; Claude Vanderpooten, Samuel Pozzi, chirurgien et ami des femmes, Éditions In Fine, coll. Histoire, 1992, p. 291.)

97. « Lui », vers 81-84, Les Orientales, XL, 3 ; Poésie I, Laffont, p. 535. C’est dans la strophe précédente que se trouve la célèbre apostrophe « Napoléon ! soleil dont je suis le Memnon ! » (vers 78) et la rime Memnon/nom, dernière rime masculine du « Monument » de Heredia à la gloire de Théophile Gautier (Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 211). Sur la question de la référence des Parnassiens aux Orientales, voir notre article « Les Orientales et le Parnasse », Minard, coll. Lettres modernes, série Victor Hugo (n° 5), dir. Claude Millet, 2002.

[98]. « Mille ans après », vers 21-24 ; Leconte de Lisle, op. cit., p. 196. Ce poème avait tout d’abord été publié dans L’Artiste, au moment où la revue était dirigée par Catulle Mendès, le 1er janvier 1868. Le mois suivant, Heredia y donnait six sonnets. Le poète était d’autant plus sensible à cet hémistiche qu’il l’avait aussi associé, dans l’un de ses rares essais d’autobiographie directe, à son éveil poétique : « Dans la vieille maison parmi les lauriers-roses,/C’est là que ma première aurore étincela/À l’orient du ciel tropical et c’est là/Que s’ouvrirent mes yeux à la beauté des choses. » (« [Cuba] », vers 1-4 ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 145.) Entre ces deux étapes (passé et futur), c’est au présent que José-Maria de Heredia s’était adressé, pour un même compliment, au poète Philippe Dufour, l’un des derniers disciples de Leconte de Lisle : « Dans ces Poèmes légendaires vous avez dit […] le songe éphémère de la vie et l’éternelle beauté des choses. » (José-Maria de Heredia à Philippe Dufour, lettre-préface aux Poèmes légendaires, Lemerre, 1897, p. X. Le recueil est dédié à la mémoire de Leconte de Lisle.) Plus près de la rédaction du dizain, il rendait un hommage similaire à André Chénier, le premier depuis Ronsard et La Fontaine à posséder et à renouveler « dans la poésie française le sentiment de la nature » : « Il voit, il sent la beauté multiple des choses […]. » (José-Maria de Heredia, « Le Manuscrit des Bucoliques », loc. cit., p. XXVI.) Enfin, dans son émouvante dernière lettre envoyée du château de Bourdonné à sa fille Marie, qui contient selon Miodrag Ibrovac ses dernières lignes, ce qui renforce encore son caractère testamentaire, il s’exclamait in fine : « […] que la vie est malheureusement courte pour un poète lyrique qui aime la beauté des choses ! » (José-Maria de Heredia à Marie de Régnier, 14 juillet 1905 ; Miodrag Ibrovac, op. cit., p. 198.)

99. Voir José-Maria de Heredia, « À un poète » ; Œuvres poétiques complètes, éd. cit., t. II, p. 167. Malgré leur titre commun, les deux poèmes n’ont rien à voir : le sonnet envisagé, dont seuls sont conservés les deux premiers vers et plusieurs esquisses du dernier tercet, s’apparentait clairement à un « Art poétique ». À rebours de celui de Verlaine, auquel il était sans doute censé répondre, il devait s’achever par l’éloge de la rime – laquelle offrait au vers ou au sens, au choix, dans un alexandrin rendu assez hugolien par l’enjambement intérieur de l’adjectif sur le second hémistiche, « Le grand prolongement mystérieux du rêve. »

100. José-Maria de Heredia, discours de réception à l’Académie française, 30 mai 1895, éd. cit., p. 236.