Franck Laurent : Le Roi, l'Empereur, la Ville - Variations sur l'Entrée royale dans l'oeuvre poétique de V. Hugo avant l'exil
Communication au Groupe Hugo du 17
décembre 2005
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Les monarchies du dix-neuvième siècle, en mal de légitimité politique, ont tenté duser à leur profit du modèle de lEntrée royale. Mais cette revisitation dune pratique issue dun lointain passé relève souvent du bricolage, tel que sa solidité symbolique et idéologique paraît bien relative. Un exemple frappant nous en a été fourni ici même par Olivier Bara, étudiant les « gratis » donnés par les théâtres à loccasion des grandes festivités officielles de la Restauration, et notamment du sacre de Charles X : que reste-t-il au juste de lEntrée, cette fête de souveraineté par excellence, cette démonstration de la majesté royale ou impériale, quand elle passe ainsi à la moulinette du vaudeville, si bien-pensant fût-il[1] ?
Le corpus que je vais étudier semble a priori davantage en phase avec la grandeur supposée de lévénement : des pièces de vers, relevant pour la plupart de la tradition de lode héroïque (structure strophique, lyrisme empreint dune noble véhémence), écrites par un poète qui sest illustré dabord dans la solennisation des grandeurs, éclatantes ou sombres, de lHistoire contemporaine[2]. Des uvres de ce genre peuvent prétendre saccorder à lévénement, en exposer le sens, éterniser un moment à la fois grandiose et fugace, - voire en tenir lieu. Pourtant, on va sen rendre compte, ces quelques pièces ne délivrent pas non plus de la symbolique royale et impériale, telle quelle peut se mettre en spectacle dans les premières décennies du dix-neuvième siècle, un message très solide, ni toujours très flatteur.
Il sagit dune petite dizaine de poèmes, publiés dans différents recueils, dont la composition sétale sur une vingtaine dannées de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, précisément de 1819 à 1840. Ces poèmes évoquent différents événements, et entretiennent différents rapports à lévénement quils évoquent. On peut ainsi distinguer :
1° Les pièces qui, simplement si lon peut dire, relatent et célèbrent, plus ou moins « à chaud » un événement précis de lactualité politique ressemblant, de manière plus ou moins nette, à une Entrée. Il sagit de : « Le rétablissement de la statue de Henri IV[3] » (1819), « Le sacre de Charles X[4] » (1825), « Rêverie dun passant à propos dun roi[5] » (composée en mai 1830 à loccasion de la visite officielle du roi et de la reine de Naples), « Le retour de lempereur[6] » (composée à loccasion du retour des cendres de Napoléon Ier le 15 décembre 1840).
2° Les pièces qui évoquent le souvenir, plus ou moins « intime », de Napoléon Ier, et plus particulièrement des fêtes officielles du Premier Empire : « Souvenir denfance[7] » (1831) et « Napoléon II[8] » (1832).
3° Les pièces qui évoquent une Entrée en quelque sorte virtuelle, à loptatif, qui déplorent son absence réelle et/ou annoncent sa réalisation prochaine, et qui en constituent le programme, voire le substitut : « A larc de triomphe de lEtoile[9] » (1823) et surtout « A la colonne[10] » (1830).
Quelques remarques préalables, avant de parcourir ce corpus, dans sa chronologie. On notera dabord que les événements ici célébrés ne sont pas exactement des Entrées royales (ou impériales), même si des éléments plus ou moins nombreux les rapprochent de ce modèle ; seul le sacre de Charles X a donné lieu à une, et même deux, Entrées « véritables » (à Reims, puis à Paris), - mais ces épisodes de la cérémonie ne sont pas repris par Hugo dans lode quil lui consacre. On constatera également limportance relative, parmi cette collection dévénements (réels ou espérés), du rituel funéraire ou mémoriel importance relevée par Alain Corbin dans son étude des cérémonies officielles de la Monarchie de Juillet[11]. Enfin, si quatre de ces pièces sont écrites sous le règne de Louis-Philippe, pas une névoque une fête de souveraineté du régime[12], alors quune au moins (« A la colonne ») dénonce son incapacité à ordonner dignement le symbolique.
Surtout, aucun de ces textes ne propose vraiment un schéma symbolique et idéologique ou pourrait se lire « simplement », conformément au modèle canonique de lEntrée, le spectacle dun monarque en majesté, réaffirmant sa puissance éternelle en entrant dans sa ville, corps passif revitalisé par le corps glorieux du monarque.
« Le Rétablissement de la statue de Henri IV »
Cette ode dun poète de dix-sept ans prend dignement place dans la masse à peu près innombrable des textes et des images qui ont alors célébré lune des plus belles heures de la Restauration, lun des rares moments où le régime a cru pouvoir renouer avec un authentique soutien populaire, autour de la figure du bon roi Henri retrouvant (sous la forme dun bronze équestre) sa bonne ville de Paris, le 25 août 1818, jour de la Saint Louis[13]. La troisième section du poème concentre les principaux topoï de cette communion populaire autour du plus populaire de nos rois, réconciliateur de la nation, symbole de la gloire militaire des Français, et ancêtre direct du monarque régnant :
Où courez-vous ? Quel bruit naît, sélève et savance ?
Qui porte ces drapeaux, signe heureux de nos rois ?
Dieu ! quelle masse au loin semble, en sa marche immense,
Broyer la terre sous son poids ?
Répondez Ciel ! cest lui ! je vois sa noble tête
Le peuple, fier de sa conquête,
Répète en chur son nom chéri.
O ma lyre ! tais-toi dans la publique ivresse ;
Que seraient tes concerts près des chants dallégresse
De la France aux pieds de Henri ?
Par mille bras traîné, le lourd colosse roule.
Ah ! volons, joignons-nous à ces efforts pieux.
Quimporte si mon bras est perdu dans la foule !
Henri me voit du haut des cieux.
Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire,
O chevalier, rival en gloire
Des Bayard et des Duguesclin !
De lamour des français reçois la noble preuve,
Nous devons ta statue au denier de la veuve,
A lobole de lorphelin.
Nen doutez pas, laspect de cette image auguste
Rendra nos maux moins grands, notre bonheur plus doux ;
O français ! louez Dieu, vous voyez un roi juste,
Un français de plus parmi vous[14]
Désormais, dans ses yeux, en volant à la gloire,
Nous viendrons puiser la victoire ;
Henri recevra notre foi ;
Et quand on parlera de ses vertus si chères,
Nos enfants niront pas demander à nos pères
Comment souriait le bon Roi ![15]
Pour autant, cette ode est-elle aussi efficace, aussi simplement lisible quelle devrait lêtre ? Lévocation poétique de cette résurrection dune statue royale, dont le cérémoniel vise évidemment à dire la restauration enthousiaste, définitive et complète de la légitimité dynastique, uvre-t-elle avec suffisamment de clarté à « renouer la chaîne des temps » ? A réaffirmer, par le biais de cette Entrée simulée (lEntrée dun simulacre), lautorité légitime, intangible et pleinement acceptée des rois Bourbons sur leur capitale, et sur le pays tout entier ? A lire les premiers vers de lode, on pourrait déjà en douter :
Je voyais sélever, dans le lointain des âges,
Ces monuments, espoir de cent rois glorieux ;
Puis je voyais crouler les fragiles images
De ces fragiles demi-dieux.[16]
Faiblesse, au regard de lHistoire[17] (dans sa durée et dans ses convulsions), de lautorité politique, et de son souvenir. Certes la suite de lode, on la vu, compense par la ferveur populaire cette fragilité structurelle de la majesté royale. Mais est-il bien canonique, et sans danger idéologique, de subordonner ainsi la solidité symbolique de la royauté au seul amour des peuples ? La confrontation de ce récit poétique au modèle de lEntrée révèle plus décarts que de continuités. Au premier chef, ce concours actif de la foule, qui tire la statue dHenri au lieu dobserver en spectateur transi la cérémonie de la majesté royale. Une telle participation tend à transformer le peuple en acteur politique déterminant, et même en instance légitimante de lautorité politique, plutôt que de le figurer comme un corps passif, dont lexistence même est subordonnée à la clémente autorité de son monarque[18]. Enfin lobjet symbole peut bien figurer, de la manière la plus traditionnelle qui soit, la majesté royale (une statue équestre), il est dû à la générosité de « la veuve » et de « lorphelin » : son existence même semble ainsi dépendre de la ferveur populaire, et pourrait révéler a contrario la carence de la munificence royale en la personne du monarque régnant. Louis XVIII ne serait-il pas un peu pingre, à laisser ainsi son peuple payer la note des honneurs rendus à son glorieux ancêtre ?
« A Larc de triomphe de lEtoile »
Ecrite à la fin de lannée 1823 après les victoires de larmée française contre lEspagne constitutionnelle et libérale, et pour célébrer la décision, consécutive à ces victoires, de reprendre la construction interrompue en 1814 du monument triomphal entrepris par Napoléon, cette ode, relativement brève, se rattache à notre corpus non seulement en ce quelle célèbre lentrée à Paris du duc dAngoulême retour dEspagne[19], mais en ce quelle annonce le jour où « le géant de notre gloire » pourra passer « sans se courber » sous « le portique de victoire[20] ». Ce « géant », cest donc le duc dAngoulême, premier fils du comte dArtois et généralissime de lexpédition dEspagne. On voit bien à luvre ici la volonté de rassembler sous le drapeau des lys toutes les gloires de la France, - éclectisme militaro-national encouragé alors par le pouvoir, non sans quelque apparence de succès. Stratégie ambiguë pourtant, et somme toute bien risquée, qui autorise le poète à évoquer dans la première section de lode les glorieux monuments exotiques qui ont, sous lEmpire, embelli les cités françaises (« Rome et ses dieux ; Memphis et ses noirs mausolées ; / Le lion de Venise en leurs murs a dormi[21] ») et même à exalter la colonne de la place Vendôme, pour laquelle furent fondus six mille canons prussiens (« Et quand, pour embellir nos vastes Babylones, / Le bronze manque à ses colonnes, / Elle [la France] en demande à lennemi[22] ! ») Ne risque-t-il pas de paraître un peu petit, le géant dAngoulême, quand il passera sous larche triomphale voulue par le Petit Caporal, et manifestement plus à sa taille ? Encore une Entrée dont le message idéologique pourrait bien se trouver brouillé
« Le Sacre de Charles X »
Ce que lode de Hugo met en avant, au reste conformément à la volonté exprimée par le pouvoir, cest moins, en dernière instance, la majesté du roi, son corps glorieux, vicaire du Christ en majesté, que son humiliation devant la puissance divine. Ainsi, lors de son entrée dans la cathédrale :
Voici que le cortège à pas égaux savance.
Le pontife aux guerriers demande Charles Dix.
Lautel de Reims revoit loriflamme de France
Retrouvée aux murs de Cadix.
Les cloches dans les airs tonnent ; le canon gronde ;
Devant laîné des rois du monde
Tout un peuple tombe à genoux ;
Mille cris de triomphe en sons confus se brisent ;
Puis le roi se prosterne, et les évêques disent :
- « Seigneur, ayez pitié de nous !
« Celui qui vient en pompe à lautel du Dieu juste,
Cest lhéritier nouveau du vieux droit de Clovis,
Le chef des Douze Pairs, que son appel auguste
Convoque en ces sacrés parvis.
Ses preux, quand de sa voix leur oreille est frappée,
Touchent le pommeau de lépée,
Et lennemi pâlit deffroi ;
Lorsque ses légions rentrent après la guerre,
Leur marche pacifique ébranle encor la terre : -
O Dieu ! prenez pitié du Roi !
« Car vous êtes plus grand que la grandeur des hommes[23] !
Certes lhumilité est une vertu chrétienne, et il est bon quun roi sache en faire montre, face à son Dieu. Et puis, nous sommes ici avant lonction. Sans doute va-t-il se relever ensuite, ce roi sacré, dans la puissance et dans la gloire. Mais point du tout, et la victimisation reprend alors de plus belle :
Entre, ô peuple ! Sonnez, clairons, tambours, fanfare !
Le prince est sur le trône ; il est grand et sacré !
[ ]
Le voilà Prêtre et Roi ! De ce titre sublime
Puisque le double éclat sur sa couronne a lui,
Il faut quil sacrifie. Où donc est la Victime ? -
La Victime, cest encor lui !
Ah ! pour les Rois français quun sceptre est formidable !
Ils guident ce peuple indomptable,
Qui des peuples règle lessor[24] [.]
Ce dolorisme royal, ce rappel à peine voilé, en pleine apothéose sacrale, du sanglant sacrifice de 1793, voilà décidément qui en dit long sur la difficile reconquête de la souveraineté par les rois de France[25]
En somme, où donc est la souveraineté, dans ces cérémonies qui sefforcent de la manifester, pleine et entière, aux yeux au peuple ? La souveraineté du roi apparaît désormais concurrencée, voire minée, de tous les côtés. Den haut, par une représentation de la souveraineté divine qui, conformément à la théorie de Lamennais (dont linfluence sur Hugo est alors grande) résiste à concéder aux puissances terrestres, fussent-elles royales et catholiques, une part de son autorité légitime[26] ; den bas, par une souveraineté populaire officiellement refusée de toutes parts sous la Restauration[27], mais dont lidée entêtante fait sans cesse retour ; dà côté, par le souvenir plus ou moins fasciné du Héros charismatique, Napoléon.
Il ne sagit pas de suggérer une quelconque ironie critique dans les pièces de Hugo évoquées jusquici. Cette poésie très officielle, et globalement reçue comme telle, manifestement orchestre des énoncés idéologiques mis en circulation par le pouvoir lui-même. Mais y transparaît dautant mieux lhétérogénéité structurelle de lédifice idéologique dudit pouvoir, contraint, malgré certaines de ses déclarations fracassantes, de faire la part du feu, et dintégrer les « novations » révolutionnaires et impériales à son ambition de « renouer la chaîne des temps ». Ce bricolage, non dépourvu parfois dune certaine intelligence tactique, ne révèle peut-être jamais mieux son ambiguïté et sa foncière fragilité que dans ces grand-messes du symbolique qui tentent de donner une vie nouvelle à danciennes pratiques, à danciens rituels de souveraineté, comme lEntrée royale.
Au demeurant, la manière dont Hugo utilise en poésie cet ensemble didéologuèmes officiels nest peut-être pas totalement innocente. Il se pourrait fort que le jeune Ultra nait jamais été pleinement convaincu de la dimension souveraine du pouvoir royal quil soutenait alors, - ou appelait de ses vux. Toujours est-il que son uvre va bientôt laminer linstitution royale, dabord et surtout dans sa prétention à la souveraineté, et dans la figure de la majesté du roi. La chose devient évidente dès avant juillet 1830, dans son théâtre (cest dabord la représentation de Louis XIII en roi faible qui provoque linterdiction de Marion de Lorme en 1829), mais aussi dans sa poésie. Une autre Entrée, à tout le moins le cortège officiel du couple royal de Naples se rendant aux Tuileries, va lui en fournir loccasion.
« Rêverie dun passant à propos dun roi »
Rappelons le contexte. En mai 1830, on donna de grandes festivités à Paris en lhonneur de la visite officielle du roi de Naples, autre Bourbon dont la fille était la duchesse de Berry, veuve du fils de Charles X et mère de lhéritier du trône de France, cet « enfant du miracle » qui aurait dû porter le beau nom dHenri V. Ces réjouissances royales ne cachaient pas tout à fait la gravité de la situation politique : depuis août 1829, le roi avait formé un gouvernement, dirigé par le prince de Polignac, qui navait pas lagrément de la Chambre élue fin 1827, à dominante plus ou moins libérale. En mars 1830, celle-ci avait officiellement exprimé son désaccord. Le lendemain même de larrivée de son royal cousin, le 16 mai, Charles X signait lordonnance de dissolution. Mais en juillet les élections donneraient à nouveau une majorité de gauche à la Chambre des députés, le 25, le roi promulguerait ses quatre ordonnances liberticides, et linsurrection parisienne des 27, 28 et 29 juillet lenverrait mourir en exil. LEntrée napolitaine naurait servi à rien. Hugo, campé en poète passant, se fait le témoin dune cérémonie qui, décidément, ne fonctionne plus :
Voitures et chevaux à grand bruit, lautre jour,
Menaient le roi de Naple au gala de la cour.
Jétais au Carrousel, passant, avec la foule
Qui par ses trois guichets incessamment sécoule
Et traverse ce lieu quatre cent fois par an
Pour regarder un prince ou voir lheure au cadran.
Je suivais lentement, comme londe suit londe,
Tout ce peuple, songeant quil était dans le monde,
Certes, le fils aîné du vieux peuple romain,
Et quil avait un jour, dun revers de sa main,
Déraciné du sol les tours de la Bastille.
Je marrêtai : le suisse avait fermé la grille.
Et le tambour battait, et parmi les bravos
Passait chaque voiture au bruit de huit chevaux.
La fanfare emplissait la vaste cour, jonchée
Dofficiers redressant leur tête empanachée ;
Et les royaux coursiers marchaient sans sétonner,
Fiers de voir devant eux des drapeaux sincliner.
Or, attentive au bruit, une femme, une vieille,
En haillons, et portant au bras quelque corbeille,
Branlant son chef ridé, disait à haute voix :
- Un roi ! sous lempereur, jen ai tant vu, des rois !
Alors je ne vis plus des voitures dorées
La haute impériale et les rouges livrées,
Et, tandis que passait et repassait cent fois
Tout ce peuple inquiet, plein de confuses voix,
Je rêvai. Cependant la vieille vers la Grève
Poursuivait son chemin en me laissant mon rêve[28].
Notons dabord le déplacement du thème de la romanitas, thème majeur des Entrées royales depuis le seizième siècle[29], déporté ici du roi sur le peuple, sur un peuple badaud mais qui sut, et saura encore, être épique. Devant ce spectateur collectif, peu impliqué, et virtuellement acteur grandiose dune toute autre histoire, le spectacle royal, avec ses chamarrures et ses fanfares, nest plus quun spectacle, dépourvu dêtre, illusoire et bien vite aboli, au regard dun poète qui ne le voit plus, et lui substitue un rêve, hanté par les « confuses voix » dun peuple qui désormais « dédaigne[30] », - « Lui quon nexile pas et qui laisse régner[31] ». De la majestas royale, ne reste guère que la coercition du maintien de lordre, incarnée par le suisse qui ferme la grille, rompant ainsi le cours naturel du flot urbain, - jusquà la prochaine prise des Tuileries. La ville qui fait irruption ici nest plus le décor fastueux, ni même lenjeu passif de lEntrée royale[32], cest la Ville, sujet majeur de lHistoire et de lEpopée contemporaines, connectées à celles des origines (Rome), vivante dans sa matérialité concrète et dans sa puissance, avec ses repères topographiques, à la fois réalistes, quotidiens, et symboliques, historiques : la vieille qui délaisse le Louvre pour lHôtel de Ville (la Grève), passe et nous fait passer du Paris des rois au Paris des Révolutions. En elle, et en sa parole de dédain, cristallisent tous les signes épars qui, dans ce texte, opposent la trivialité sublime du peuple à la sublimité triviale des rois, à tout ce kitsch dévitalisé de la pourpre et de lor, des panaches et des galons. Et Napoléon apparaît dans sa fonction historique la plus haute : avoir été le grand désacralisateur des rois dans lesprit du peuple, celui qui désormais interdit la réussite de toute Entrée royale.
Est-ce à dire seulement que Hugo passe alors du roi à lempereur, et que lEntrée impériale va se substituer à lEntrée royale ?
« Souvenir denfance »
On pourrait le croire à lire cette pièce, consacrée au souvenir de Napoléon, et qui, publiée dans le même recueil que la précédente (Les feuilles dautomne, 1831) semble compenser lEntrée désastreuse du roi de Naples, et offrir au lecteur limage glorieuse dun authentique triomphe césarien :
Dans une grande fête, un jour, au Panthéon,
Javais sept ans, je vis passer Napoléon.
[ ]
Et ce qui me frappa, dans ma sainte terreur,
Quand au front du cortège apparut lempereur,
Tandis que les enfants demandaient à leurs mères
Si cest là ce héros dont on fait cent chimères,
Ce ne fut pas de voir tout ce peuple à grand bruit
Le suivre comme on suit un phare dans la nuit,
Et se montrer de loin sur sa tête suprême
Ce chapeau tout usé plus beau quun diadème,
Ni, pressés sur ses pas, dix vassaux couronnés
Regarder en tremblant ses pieds éperonnés,
Ni ses vieux grenadiers se faisant violence,
Des cris universels senivrer en silence ;
Non, tandis quà genoux la ville tout en feu,
Joyeuse comme on est quand on na quun seul vu,
Quon nest quun même peuple et quensemble on respire
Chantait en chur : VEILLONS AU SALUT DE L'EMPIRE !
Ce qui me frappa, dis-je, et me resta gravé,
Même après que le cri sur sa route élevé
Se fut évanoui de ma jeune mémoire,
Ce fut de voir, parmi ces fanfares de gloire,
Dans le bruit quil faisait, cet homme souverain
Passer, muet et grave, ainsi quun dieu dairain[33] !
Cette fois, la souveraineté se donne en spectacle, et le spectacle fonctionne. Selon une modalité très césarienne, très charismatique (plus que royale peut-être) : le spectacle du corps, réel et glorieux, du souverain, suscite lincorporation du peuple-spectateur, révèle et/ou provoque son unité active qui sexprime par le chant, « en chur ». Ce chant signale la participation du peuple au spectacle de la souveraineté, tout en maintenant le différence de nature qui le sépare du souverain, dont la génialité sexprime par le silence. Mutisme qui nimbe de mystère le héros. Dans la suite de la pièce, le père se charge de lever pour lenfant un coin du voile de lidole souveraine, confirmant ce que le spectacle du cortège impérial laissait entendre : le silence du souverain est le signe de son génie, toujours en travail. Autrement dit, le héros de la Guerre est aussi, indissolublement, un héros de lEsprit :
Ainsi travaille, enfant, lâme active et féconde
Du poète qui crée et du soldat qui fonde.
Mais il nen font rien voir. [ ]
Car la guerre toujours lillumine et lenflamme,
Et peut-être déjà, dans la nuit de cette âme,
Sous ce crâne, où le monde en silence est couvé,
Dun second Austerlitz le soleil sest levé[34] !
Voilà enfin une Entrée qui semble réussie, et qui attribue à lEmpire napoléonien une capacité à ordonnancer le symbolique de la souveraineté autrement plus grande que celle, bien hésitante, des régimes qui lui ont succédé. Soit ; mais, ne loublions pas, il sagit là dun « souvenir denfance ». Toute la pièce demeure accrochée au passé du poète-narrateur, sans jamais lui confronter un point de vue au présent. Or cette confrontation, que le lecteur peut faire si le poète lévite, révèle au moins que le soleil du « second Austerlitz » ne sest pas levé. Surtout, la persistance du point de vue enfantin, qui ne décroche jamais vers celui de lhomme fait (celui-ci étant assumé exclusivement par le père, - au passé donc), laisse flotter sur ce souvenir de triomphe un parfum de naïveté qui, paradoxalement, maintient le poète et son lecteur à quelque distance de la scène décrite et, surtout, de sa signification et de son évaluation. Bref « Souvenir denfance » ne dit somme toute pas grand-chose des modes, du sens et de la valeur, au présent et pour lavenir, du souvenir napoléonien. Or les poèmes qui saffrontent à cette question, et dont certains retrouvent les motifs de lEntrée, du cortège, de la cérémonie officielle, sont dune tonalité bien différente, à tout le moins plus ambiguë.
« Napoléon II[35] »
Ecrite en 1832 après la mort de lAiglon, publiée dans Les Chants du crépuscule (1835), cette ode[36] qui souvre sur lévocation des fêtes données en 1811 à loccasion de la naissance du fils de Napoléon et de Marie-Louise, peut être avec profit comparée à « Souvenir denfance » :
Mil huit cent onze ! O temps où des peuples sans nombre
Attendaient prosternés sous un nuage sombre
Que le ciel eût dit oui !
Sentaient trembler sous eux les états centenaires,
Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,
Comme un Mont-Sinaï !
Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,
Ils se disaient entre eux : - Quelquun de grand va naître !
Limmense empire attend un héritier demain.
Quest-ce que le Seigneur va donner à cet homme
Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome,
Absorbe dans son sort le sort du genre humain ?
Comme ils parlaient, la nue éclatante et profonde
Sentrouvrit, et lon vit se dresser sur le monde
Lhomme prédestiné,
Et les peuples béants ne purent que se taire,
Car ses deux bras levés présentaient à la terre
Un enfant nouveau-né[37] !
La (re)présentation de la souveraineté, son attente et son spectacle, suscitent ici un peuple[38] moins incorporé que réifié dans une soumission magique, presque panique, comparable à celle des mortels transis sous la gloire des dieux olympiens, tels que les écrira le poète exilé de La Légende des siècles. Et plus question de chanter : il nest peuple(s) que de « se taire ». La grandeur, la majestas du Héros, nest pas en cause, mais bien sa souveraineté, despotique. Ce nest plus le regard dun enfant qui nous décrit ici le mirage de la grandeur au passé, - cest celui dun Poète au présent, et qui argue du présent pour, Poète, dissiper les mirages de la souveraineté :
Quand il eut bien fait voir lhéritier de ses trônes
Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes,
Eperdu, lil fixé sur quiconque était roi,
Comme un aigle arrivé sur une haute cime,
Il cria tout joyeux avec un air sublime :
- Lavenir ! lavenir ! lavenir est à moi !
II
Non, lavenir nest à personne !
Sire ! lavenir est à dieu !
[ ]
Vous pouvez entrer dans les villes
Au galop de votre coursier,
[ ]
Dieu garde la durée et vous laisse lespace ;
Vous pouvez sur la terre avoir tout la place,
Etre aussi grand quun front peut lêtre sous le ciel ;
Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,
LEurope à Charlemagne, à Mahomet lAsie ; -
Mais tu ne prendras pas demain à lEternel[39] !
Le despotisme apparaît ici comme la conséquence dune souveraineté incomplète, limitée, dune toute-puissance inégalée, non remise en cause en tant que telle, mais qui bute sur le temps. Conformément au drame du pouvoir charismatique, Napoléon a eu la majestas, et plus que tout autre il en était digne ; mais il na pas eu laeternitas, et ne pouvait lavoir. Le motif de lEntrée reparaît pour dire les ratages de la gloire pseudo-souveraine, ramenant la cérémonie de souveraineté à ses origines guerrières, prédatrices, celles dun chef de guerre prouvant aux villes quil les a prises, en y entrant. Un viol à la cosaque : « Vous pouvez entrer dans les villes / Au galop de votre coursier ». Mais un viol stérile : malgré lapparence du roi de Rome, « tu ne prendras pas demain à lEternel ».
Or cest demain qui compte. Et nous en sommes déjà à demain. Quimporte au fond les cortèges du Héros au faîte de sa grandeur ? Vicissitudes de lHistoire Pas même : anecdotes de laventure. Le souvenir de Napoléon reste brouillé, amorphe, or seul son souvenir peut durer. Lessentiel est là : quel souvenir ? Quelle durée pour cet épisode, éclatant, sombre, éphémère, forcément (heureusement ?) éphémère. En fait, toute lhistoire reste à écrire : celle qui inscrira Napoléon dans lHistoire. Reste à lui faire un demain, à lui qui crut lavoir, et de lui-même ne put, ne pouvait lavoir. Ce travail, essentiel, du souvenir, il revient au Poète. A lui incombe déterniser Napoléon, den ordonnancer le culte, den imaginer la cérémonie symbolique, - nécessaire, sous peine dinfidélité à la grandeur, dindignité historique. Doù limportance du rite funèbre, de cette Entrée dun autre type : le retour des cendres. Seule une Entrée mortuaire du Héros pourra lui conférer léternité dont il est digne, et que lHistoire - passé, présent et avenir réclame. Mais une éternité déliée de la souveraineté.
« A la colonne »
La première faute du régime de Juillet, sa faute originelle, peut-être, au regard de Hugo, cest davoir fait la fine bouche à la grandeur. La révolution populaire et parisienne, parmi laquelle les souvenirs de la République de 1792 se mêlaient à ceux de lEmpire de 1804[40], accouche dune monarchie étroitement bourgeoise, qui sempresse par la voix de ses députés dinterdire à lEmpereur de reposer sous sa colonne[41]. Ne pas vouloir, ne pas savoir trouver la cérémonie apte à honorer le Héros mort, cest prouver dangereusement son inaptitude au symbolique, se montrer indigne de cette énergie historique dont Juillet vient de prouver que toutes les réserves nétaient pas épuisées : « Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve, / [ ] Tout en vous partageant lempire dAlexandre / Vous avez peur dune ombre et peur dun peu de cendre : / Oh ! vous êtes petits[42] ! ». Le poète se met alors en devoir de compenser lindignité du pouvoir, en composant le programme de la cérémonie refusée, en élevant son poème au rang de substitut de lévénement (encore) absent, en convoquant le mort bafoué, annulé, deux fois mort, à cette sur-vie que confèrent ladresse lyrique et le souvenir continué :
Dors, nous tirons chercher ! ce jour viendra peut-être !
Car nous tavons pour dieu sans tavoir eu pour maître !
Car notre il sest mouillé de ton destin fatal,
Et, sous les trois couleurs comme sous loriflamme,
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui tarrache à ton piédestal !
Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ;
Nous en ombragerons ton cercueil respecté !
Nous y convîrons tout, Europe, Afrique, Asie !
Et nous tamènerons la jeune poésie
Chantant la jeune liberté !
Tu seras bien chez nous ! couché sous ta colonne,
Dans ce puissant Paris qui fermente et bouillonne,
Sous ce ciel, tant de fois dorages obscurci,
Sous ces pavés vivants qui grondent et samassent,
Où roulent les canons, où les légions passent : -
Le peuple est une mer aussi.
Sil ne garde aux tyrans quabîme et que tonnerre,
Il a pour le tombeau, profond et centenaire
(La seule majesté dont il soit courtisan),
Un long gémissement, infini, doux et sombre,
Qui ne laissera pas regretter à ton ombre
Le murmure de lOcéan !
Est-ce à dire que, conformément au rituel éprouvé de lEntrée, le peuple de la ville ira chercher son maître pour quil daigne éprouver sur elle, en elle, sa puissance souveraine ? Non pas, et il sagit dautre chose, presque du contraire. Car celui quon ira chercher pour le réintroduire au cur de son espace, et éterniser ainsi son souvenir, nest plus un souverain. Précisément, seul ce manque de souveraineté rend possible lEntrée funèbre. Le maître nétait quun despote, et le maître, fugace, est déchu. Ceux qui lont subi comme maître en ont été suffisamment flétris pour ne pas même comprendre la nécessité dun tel retour, dune telle Entrée. Seuls ceux qui nont jamais été les sujets du souverain sauront trouver le rite exigé par lHistoire, imaginer le culte dû au Héros mort : « Car nous tavons pour dieu sans tavoir eu pour maître ». Ceux-là ne demandent pas au maître de revivre, ils nattendent de lui aucune (ré)incarnation, et leur religion nest pas messianique. Seulement ils savent quil faut rendre aux morts ce qui leur est dû.
Plus encore que la jeune génération, sensible à la grandeur de Napoléon autant que rétive à son despotisme, cest la Ville qui à la fois réclame le souvenir du Héros, quelle saura accueillir, et refuse sa souveraineté, - elle qui, en dernière instance, incarne la grandeur, au présent et pour lavenir. Le « puissant Paris qui fermente et bouillonne », les « pavés puissants qui grondent et samassent », rendront hommage au mort, mais certes pas comme une cité conquise accepte la domination dun monarque. Seulement, la Ville souveraine saura avoir pour lempereur tombé « le murmure de lOcéan ».
Dix ans plus tard, lode que Hugo consacrera au retour tant attendu des cendres de Napoléon ne dira pas autre chose, quant à la signification quil faut accorder à ce rituel funèbre. Tout au plus accentuera-t-elle encore la grandeur de la Ville, et le contraste entre maître vivant et dieu mort.
« Le retour de lempereur[43] »
Dans son mouvement douverture ce poème reprend dassez près le dispositif dénonciation de « Napoléon II » : à la profération illusoire de son avenir par le Héros lui-même, répond la parole de vérité du poète, dans un court-circuit de la différence des temps, qui éclipse la mort dans lexercice de la parole (le poète de 1840 répond directement à lempereur de 1815), mais non dans lexercice de la raison, politique et historique (la mort en exil du Héros permettant de comprendre ce qui nétait pas, auparavant, compréhensible). La réponse du poète est cependant moins une négation pure quune rectification. Et elle porte, très précisément, sur la nature et sur le sens du retour de lempereur, - de son Entrée, définitive.
Lode commence « Après la dernière bataille ». Après Waterloo lempereur, qui déjà « entrevoyait Sainte-Hélène[44] », rêve et affirme quil reviendra encore :
Japparaîtrai dans les ténèbres
A ce Paris qui madora ;
Le jour succède aux nuits funèbres,
Et mon peuple se lèvera !
Il se lèvera plein de joie,
Pourvu que dans lombre il me voie
Chassant létranger, vil troupeau,
Pâle, la main de sang trempée,
Avec le tronçon dune épée
Avec le haillon dun drapeau !
Sire, vous rentrerez dans votre capitale,
Sans tocsin, sans combat, sans lutte et sans fureur,
Traîné par huit chevaux sous larche triomphale,
En habit dempereur[45] !
Lhabit, certes, et le souvenir de lempereur, - rien de plus. Regret des inachèvements de lHistoire ? Non pas. Car seule la mort offre à lempereur ce que, vivant, il neût pu obtenir : une Entrée dans Paris conquis :
Jadis, quand vous vouliez conquérir une ville,
Ratisbonne ou Madrid, Varsovie ou Séville,
Vienne laustère, ou Naple au soleil radieux,
Vous fronciez le sourcil, ô figure idéale !
Alors, tout était dit. La garde impériale
Faisait trois pas comme les dieux.
Vos batailles, ô roi ! comme des mains fatales,
Lune après lautre, ont pris toutes les capitales ;
Il suffit dIéna pour entrer à Berlin,
DArcole pour entrer à Mantoue, ô grand homme !
Lodi mène à Milan, Marengo mène à Rome,
La Moskova mène au Kremlin !
Paris coûte plus cher ! cest la cité sacrée !
Cest la conquête ardue, âpre, démesurée !
Le but éblouissant des suprêmes efforts !
Pour entrer dans Paris, la ville de mémoire,
Sire, il faut revenir de la sombre victoire
Quon remporte au pays des morts !
Il faut avoir forcé toute haine à se taire,
Rallié tout grand cur et tout grand caractère,
Sêtre fait de lEurope et lâme et le milieu,
Et, debout dans la gloire ainsi que dans un temple,
Etre pour lunivers, qui de loin vous contemple,
Plus quun fantôme et presque un dieu[46]
La mort, léchec, lexil et la grandeur déchue, grandement déchue, la transfiguration de sa souveraineté politique et guerrière en une sorte de surpuissance mémorielle et symbolique, cela seul permet à Napoléon de rentrer dans sa capitale, de faire une Entrée autre, ni royale ni impériale, dans la Ville, seule « sacrée ». Paris, « il » dune France devenue « Mère des révolutions[47] », ne sait plus le rôle appris sous les anciens régimes de la souveraineté : elle ne sait plus être le décor, et lenjeu passif et transi, dun rituel de puissance légitime consacré au monarque. Elle ne connaît plus les codes de lEntrée royale, ou impériale. Mais, travaillée par lavenir, elle sait encore ériger des tombeaux.
La lecture de ces quelques poèmes qui reprennent à leur manière le motif de lEntrée, fait ainsi apparaître la difficulté éprouvée par les pouvoirs du premier dix-neuvième à trouver, ou retrouver, les formes dun cérémoniel de souveraineté lisible et efficace. Ces hésitations du symbolique, ces ratages plus ou moins spectaculaires, ne font en somme quexprimer, à leur corps défendant, la crise de la souveraineté politique qui traverse toute la période. Assez vite, ce que Hugo parvient à écrire, lassumant de plus en plus clairement, cest le transfert de la souveraineté sur la ville elle-même, qui, de décor et denjeu pour le spectacle du pouvoir devient, et comme en dépit des stratégies déployées par les ordonnateurs officiels de la cérémonie, le site et le sujet véritables de la puissance et de la grandeur historico-politiques. Ce déplacement, bien sûr, vaut pour figuration métonymique dune idée de la souveraineté populaire qui cherche alors à simposer, et fait sans cesse retour dans les représentations politiques. Mais, plus spécifiquement, cest bien de la ville quil sagit. LEntrée était et demeure un phénomène spécifiquement urbain. Aussi des poèmes comme ceux que nous venons dévoquer comptent-ils parmi ceux, qui, selon des tonalités et des modalités diverses dont nous navons aperçu ici quun aspect, marquent trente avant Baudelaire lEntrée de la Ville dans la poésie française[48].
[1] Voir les travaux d'Olivier Bara.
[2] Dans la préface à la deuxième édition de ses Odes (1823), Hugo déclare avoir « tenté de solenniser quelques-uns de ce ux des principaux souvenirs de notre époque qui peuvent être des leçons pour les sociétés futures » (Victor Hugo, uvres poétiques I Avant lexil 1802-1851, Pierre Albouy éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964 (qui sera désormais, sauf exception mentionnée, notre édition de référence), p. 266).
[3] Odes et Ballades, I, 6, pp. 309-313.
[4] Odes et Ballades, III, 4, pp. 379-384.
[5] Les feuilles dautomne, III, pp. 722-725.
[6] Victor Hugo, uvres complètes, sous la dir. de Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, t. VI, 1968, pp. 133-142.
[7] Les feuilles dautomne, XXX, pp. 774-777.
[8] Les chants du crépuscule, V, pp. 837-843.
[9] Odes et Ballades, II, 8, pp. 359-360.
[10] Les chants du crépuscule, II, pp. 825-832. Les pièces « Sunt lacrymae rerunt » (1837, Les voix intérieures, II, pp. 924-935) et « A Laure, duch. DA. » (1840, Les rayons et les ombres, XII, pp. 1055-1056), qui déplorent labsence dhommage et/ou de monument funèbres officiels, respectivement à Charles X et à Laure dAbrantès, veuve Junot, relèvent également de cette logique de compensation poétique dune cérémonie dont labsence est dénoncée au pouvoir, indigne et défaillant ordonnateur du symbolique. Nous ne les avons cependant pas retenues, leurs motifs séloignant par trop du modèle de lEntrée.
[11] « Limpossible présence du roi fêtes politiques et mises en scène du pouvoir sous la Monarchie de Juillet », dans Alain Corbin, Noëlle Gérôme, Danielle Tartakowsky (sous la dir. de), Les usages politiques des fêtes aux XIXème-XXème siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, pp. 93 et suivantes.
[12] Seule « Hymne » (Les chants du crépuscule, III, pp. 832-833), composée à loccasion du premier anniversaire de la Révolution de 1830, peut passer pour accompagner une fête officielle du régime pour le régime ; encore que, consacrée toute aux martyrs de Juillet, évoquant la « France éternelle » mais jamais le nouveau monarque ni le nouveau régime, elle ne contribue guère à faire de cette commémoration une fête de souveraineté de la Monarchie des barricades.
[13] Dans la biographie de Hugo rédigée par sa femme en exil et publiée en 1863 sous le titre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, on trouve le souvenir de cette cérémonie : « On retrouva une matrice de plâtre moulée sur lancienne statue, M. Lemot sculpteur du roi put ainsi refondre luvre. Le sculpteur voulait laisser à la statue tout son mystère jusquau moment de linauguration, lénorme bronze sortit de latelier couvert dun voile vert. Ce ne fut quà force de bras et de madriers quon parvint à la mettre sur le brancard. Il partit du Faubourg-Poissonnière traîné par une cinquantaine de chevaux, dhommes de peine et de curieux, et prit la direction du Pont-Neuf. La marche se fit lentement et sans accident. / A la hauteur du Carrousel la voiture rencontra un obstacle. Les chevaux essoufflés sarrêtèrent. Les manuvres avaient beau crier et jouer du fouet, leffort des animaux sen allait en éclairs, lattelage navançait pas. La foule de plus en plus grossie, innombrable alors, se substitua aux chevaux et, avec lemportement de lhomme et du peuple, ébranla la lourde machine qui senfuit, légère. Victor, présent à lopération, ny put tenir et il fallut que de sa petite main il sattelât au colosse. » (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Annie Ubersfeld, Guy Rosa et alii éd., Paris, Plon, « Les Mémorables », 1985, III, 8, p. 319.
[14] « Lors de son arrivée à Paris le 12 avril [1814], le comte dArtois, promu lieutenant général du royaume par son frère, fit reconnaître ses pouvoirs sans prêter serment au projet de constitution [élaboré par Talleyrand]. Du bredouillement ému, par lequel il avait répondu à laccueil des autorités, Talleyrand tira la formule : « Rien nest changé en France, sinon quil y a un Français de plus », qui semblait promettre les gages attendus. » (André Jardin et André-Jean Tudesq, La France des notables 1 : lévolution générale 1815-1848, Paris, Le Seuil, « Nouvelle Histoire de la France contemporaine », 1973, I, 1, p. 14)
[15] pp. 311-312.
[16] p. 309.
[17] Mais aussi, et tout autant, au regard de Dieu, et du Poète inspiré.
[18] Voir les études réunies dans le numéro spécial de la revue XVIIème siècle consacré aux « Entrées royales », n° 212, juillet-septembre 2001, Paris, Presses Universitaires de France. Notamment : « lentrée royale qui, sous le regard détudes importantes un peu plus anciennes, avait été analysée sous langle de sa théâtralité et de sa magnificence, se voit elle-même reconfigurée pour ce quelle est : une pragmatique du pouvoir, un coup de force contre les autorités locales, un silence imposé à même les stratégies encomiastiques et la rhétorique jésuite. » (Daniel Vaillancourt et Marie-France Wagner, Avant-propos, pp. 380-381). « Le roi qui entre dans les villes est chez lui, dépossédant en partie les habitants de leur espace familier et usuel. La ville, pour le recevoir selon les convenances dues à son rang, se transfigure et se met en spectacle. Elle disparaît derrière un masque conforme aux attentes quelle imagine être celles du roi. Dédoublée, mise en façades, monumentalisée, la ville de lentrée est un espace séquestré qui se met à lunisson. » (Daniel Vaillancourt, « La ville des entrées royales : entre transfiguration et défiguration », p. 491). « Peu importe lentrée, la ville ou le texte qui en tient lieu, la louange demeure le corollaire de la domination. Conquêtes militaires, villes démantelées, places fortes réduites viennent se conjuguer à la célébration du roi, certes lue comme celle dun Sauveur, mais aussi conçue comme un appareil dEtat et un pouvoir centralisateur qui occupe plus de place. » (art. cit., p. 492). [Avec la représentation du roi en lion, fréquente dans les Entrées] il sagit de la dualité qui sempare tant des villes que du roi, cette dualité qui provoque linquiétante étrangeté, qui fait entendre un double discours, celui de la justification des actions du Roi et celui de la frayeur que ces actions peuvent provoquer. Le roi qui dompte les tigres et « soigne » doit aussi être domestiqué et soigné, ici attendri par rapport à une force qui peut devenir inique. » (art. cit., p. 502).
[19] Le 2 décembre 1823, date anniversaire du sacre de Napoléon et de la bataille dAusterlitz.
[20] p. 360. Hugo annonce ainsi la pratique, généralisée à partir du « défilé de la Victoire » en 1919, du cortège militaire passant sous larc de triomphe et descendant les Champs-Elysées. Au demeurant, ce sera aussi une partie de litinéraire emprunté par les Cendres de Napoléon en 1840, et par le convoi funèbre de Victor Hugo, en 1885.
[21] p. 359.
[22] Ibid.
[23] pp. 381-382.
[24] pp. 383-384.
[25] Pour une étude beaucoup plus fouillée, et une analyse assez différente, de cette ode et du traitement par Hugo du sacre de Charles X, on consultera avec profit Bernard Degout, « Une question dordre les odes du Sacre en 1825 », communication au Groupe Hugo du 26 février 2000, http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr
[26] Sur cette influence, à la fois intime, religieuse et politique, voir les travaux de Bernard Leuilliot, notamment Victor Hugo et le XIXème siècle, dossier présenté en vue de lobtention du Doctorat ès-lettres devant lUniversité de Paris VII, tome I travaux inédits, pp. 120 et suivantes ; et Bernard Degout, Le Sablier retourné Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le « Romantisme », Paris, Champion, 1998, p. 172 et suivantes.
[27] Par les Ultras bien sûr mais tout aussi fermement par des libéraux comme Benjamin Constant ou des doctrinaires comme François Guizot (voir, de ce dernier, son essai Philosophie politique : de la souveraineté, précédé de Histoire de la civilisation en Europe, Paris, Hachette, « Pluriel », 1985.
[28] pp. 722-723.
[29] Voir Jean-Marie Apostolidès, « Entrée royale et idéologie urbaine au XVIIème siècle », XVIIème siècle, n° 212, op. cit., notamment pp. 514 et suiv.
[30] p. 723.
[31] p. 724.
[32] Voir Dominique Moncondhuy : « la ville est bien théâtre où se montrent tour à tour les qualités royales, tableau où se dessinent successivement les différents visages du roi en ses vertus pour mieux fixer une image, une représentation du prince. La ville [ ] est comme le livre où se lit, dans léphémère de lévénement, la geste du prince. Ajoutons que dans le livre de lentrée, ce livre officiel qui en fixe une lecture et une représentation, on figure la ville comme support, comme « écran » pour représenter la figure royale telle quen elle-même. » (« Galerie et livre dentrée (à propos de lentrée de Louis XIII à Paris en 1628) », dans XVIIème siècle, n°212, op. cit., p. 432.)
[33] p. 774-775.
[34] pp. 776-777.
[35] Sur le culte de Napoléon tel que Hugo le conçoit alors et contribue à le forger, je reprends ici, et dans létude des pièces suivantes, un peu infléchies quelques-unes des analyses que jai développées dans les articles suivants : « La question du Grand Homme dans luvre de Victor Hugo », Romantisme, n° 100, « Le Grand Homme », 1998, Paris, SEDES, pp. 63-89 et « « Car nous tavons pour dieu sans tavoir eu pour maître » », dans Napoléon de lhistoire à la légende, Paris, In Forma Maisonneuve et Larose, 2000, pp. 251-277 et http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr
[36] On notera que Hugo use ici (comme dans les deux pièces que nous étudierons ensuite) dune forme strophique à laquelle il renonce pour « Rêverie dun passant » et « Souvenir denfance », au profit de la rime plate et du seul alexandrin. Le « prosaïsme » assumé, sublime et démystificateur de la première de ces pièces, le caractère (paradoxalement) intime de la seconde, ont dû linciter à renoncer à une organisation du discours poétique souvent encore perçue comme le signe dune volonté de solennisation.
[37] p. 837.
[38] Plus exactement, des peuples : ici comme souvent ailleurs chez Hugo, le maintien du pluriel pour ce substantif vaut comme signe daliénation.
[39] pp. 838-839.
[40] En 1853 Châtiments, mais plus directement Les Misérables en 1862, trancheront le nud gordien des souvenirs de lHistoire contemporaine, et clarifieront cette confusion des références : le napoléonisme de Marius autour de 1830 sera clairement compris comme une étape, à dépasser : opinion « gris de souris rassurée » (selon le mot de Courfeyrac, en III, IV, 3), nuance faible sur un drapeau, peu faite pour entraîner le monde vers lavenir. Un autre Deux-Décembre était passé par là, qui désormais nétait plus lanniversaire dun sacre héroïque, ni celui de Notre-Dame ni celui dAusterlitz
[41] Il nest pas nécessaire ici de relater les détails de lhistoire. On peut se contenter de citer lexergue du poème de Hugo : « Plusieurs pétitionnaires demandent que la Chambre intervienne pour faire transporter les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme. / Après une courte délibération, la Chambre passe à lordre du jour. / (Chambre des deputés. Séance du 7 octobre 1830.)
[42] p. 831.
[43] Cette ode parut dabord en décembre 1840 en ouverture dune anthologie qui recueillait neuf pièces « napoléoniennes » de Hugo parues dans les recueils précédents, et conclue par un autre inédit, simple quintil intitulé « Le 15 décembre 1840 ». Ces deux poèmes ne seront repris quen 1883, dans lédition dite Ne Varietur de La Légende des siècles.
[44] uvres complètes, sous la dir. de Jean Massin, Paris, Le Club français du livre, t. VI, 1968, p. 133 et p. 134.
[45] pp. 134-135.
[46] p. 139.
[47] p. 140 et p. 139.
[48] Voir Franck Laurent, « Éléments darchéologie dune poétique de la ville - autour de 1830 », communication au colloque « Les Villes du symbolisme », Paolo Carile et Marc Quaghebeur dir., Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, 2003 ; http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr