Françoise Chenet : Du champ de l’Alouette au champ de l’Etoile : toponymie et métaphore

Communication au Groupe Hugo du 12 fevrier 2005
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Pour Jacques Seebacher et Jean-Marc Hovasse

qui, avant moi, ont “ piétiné […] dans les toponymes ”
et mesuré “ l’exactitude perverse ” de la géographie hugolienne
[1].


 

 

Car rien n’est vrai que le concret. C’est en poussant le particulier jusqu’au bout qu’on atteint au général, et par le maximum de subjectivité qu’on touche à l’objectivité[2]

 

Personne n’est plus intimement lié aux quartier des Feuillantines que Hugo. Au point qu’on en oublie que d’autres avant et après lui ont logé dans le couvent et ses dépendances[3]. D’où ce phénomène étrange de possession dont témoigne Patrick Modiano :

 

Aujourd’hui, 26 mai 2001, au début de l’après-midi […]. Je marchais rue du Val-de-Grâce et rue Pierre Nicole. Quartier calme des Feuillantines. On dirait que l’air y est léger et garde l’écho des années révolues.

“ Le jardin était grand, profond , mystérieux… [4] ”

J’avais perdu tous les minuscules points de repères de ma vie. Des lambeaux de souvenirs me traversaient qui n’étaient plus les miens, mais ceux d’inconnus et je ne pouvais pas leur donner une forme précise. Il me semblait que j’avais habité par ici dans une vie antérieure. J’y avais laissé quelqu’un. [5]

 

C’est “ l’écho des années révolues ” que j’aimerais faire entendre : celui de la cloche de l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas qui aura sonné le branle de cette recherche, celui des croassements des corbeaux qui, venant du jardin du Luxembourg tout proche, continuent de se percher sur la croix du dôme du Val-de-Grâce. Non par nostalgie fétichiste mais parce que je suis persuadée, comme P. Modiano, qu’il reste dans l’air du quartier – “ léger ” seulement les jours enluminés – quelque chose de l’atmosphère que non seulement Hugo a pu respirer, mais avant lui ceux qui l’ont seulement traversé. Je rappellerai que pour Hugo et ses contemporains tout se joue, la civilisation[6] entre autres, dans l’atmosphère[7] que nous respirons et qui nous unit. Le souvenir, “ le rêve en arrière ”, ne se maintient et transmet que par l’air :

 

Ce rêve en arrière, auquel s’opiniâtre la mémoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace. L’espace n’en fait pas ce qu’il veut. Le vent en marche jour et nuit, les quatre ouragans qui alternent à jamais, les bises, les bourrasques, les rafales, n’emportent pas la silhouette des deux tours jumelles, et ne dispersent pas l’arc de triomphe, le gothique beffroi aux tocsins, et la haute colonnade roulée autour du dôme souverain ; et derrière les derniers lointains de l’abîme, au-dessus du bouleversement des écumes et des navires, au milieu des rayons, des nuées et des souffles, s’ébauche au fond des brumes l’immense fantôme de la cité immobile. […] Paris est respirable […].L’évocation se fait d’elle-même, les toits semblent surgir parmi les flots, la ville se recompose dans toute cette onde, et ce tremblement infini s’y ajoute. Dans la cohue des houles on croit entendre bruire la fourmilière des rues. Charme farouche. On regarde la mer et on voit Paris […]. Il se mêle, indistinct, aux diffusions muettes de la méditation. L’apaisement sublime du ciel constellé ne suffit pas à dissoudre au fond d’un esprit cette grande figure de la cité suprême. […] tout cela est présent à l’absent ; et Paris reste inoubliable, et Paris demeure ineffaçable et insubmersible, même pour l’homme abîmé dans l’ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la sérénité éternelle, et qui a dans l’âme la stupeur profonde des étoiles[8].

 

 “ Paris est respirable ”, dit-il. A quelles conditions, un lieu est-il ou non respirable ? L’exil, le point de vue de l’exil, le point de vue que l’exil intérieur donne sur le monde et sur l’histoire permet de poser cette question qu’on ne se pose pas tant qu’on respire, tant qu’on n’a pas été chassé, “ balayé dehors ”. L’influence pour Hugo étant toute matérielle, il n’y a de “ diffusion ” que par le souffle et l’air qui, du reste, permet à l’odorat de jouer son rôle d’“ aide-mémoire[9] ”. De là cette conjonction harmonieuse entre les vents de l’océan auxquels l’exil le condamne et une ville-océan rendue encore plus fluide par le souvenir dont résulte l’évocation des toits de Paris surgissant parmi les flots.

 

L’aide-mémoire de la toponymie

Littéralement inspirée parce que respirée, la description semble y perdre en exactitude, comme il va s’en excuser au début du livre “ A chasse noire meute muette ”. Mais elle y gagne en vérité et en authenticité d’être motivée personnellement par le “ rêve en arrière ” avec ses marges de flou et d’incertitude sur la réalité présente, réalité flottante comme l’air :

 

Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il a religieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore […]. C’est une douceur pour lui de rêver qu’il reste derrière lui quelque chose de ce qu’il voyait quand il était dans son pays, et que tout ne s’est pas évanoui. Tant qu’on va et vient dans le pays natal, on s’imagine que ces rues vous sont indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes ne vous sont de rien, que ces murs vous sont étrangers, que ces arbres sont les premiers arbres venus, que ces maisons où l’on n’entre pas vous sont inutiles, que ces pavés où l’on marche sont des pierres. […] Tous ces lieux qu’on ne voit plus, qu’on ne reverra jamais peut-être, et dont on a gardé l’image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la mélancolie d’une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont pour ainsi dire, la forme même de la France ; et on les aime et on les évoque tels qu’ils sont, tels qu’ils étaient, et l’on s’y obstine, et l’on n’y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie comme au visage de sa mère [II, V, 1][10].

 

En fait, la distance temporelle ainsi inscrite permet de brouiller le véritable référent du couvent du Petit-Picpus, “ dépaysé ”, c’est-à-dire “ transporté ” de la rue Neuve-Sainte-Geneviève au quartier Saint-Antoine[11]. Métaphore au sens premier du terme, le quartier est réel : c’est le “ transport ” qui est imaginé bien plus qu’imaginaire. Le toponyme n’est pas non plus vraiment inventé. Petit-Picpus est donné comme une déviation de Picpus formé d’un “ Y de rues ” dont la “ petite rue Picpus ” serait l’une des branches[12]. Il renvoie à une réalité qui le rend non seulement plausible[13] mais symbolique. Rien que le choix du nom qu’on fait dériver de Pique-Puce[14] devrait précisément nous mettre la puce à l’oreille. Il y avait, en effet, rue Picpus de nombreux couvents comme dans le quartier des Feuillantines. Le nom de picpus, devenu commun, désignait la congrégation des frères de Picpus[15]. Plus intéressant : au fond des jardins du couvent des Dames des Sacrés-Cœurs (n° 35), se trouve le cimetière où furent enfouies dans deux grandes fosses communes les 1306 personnes décapitées place du Trône-Renversé (pl. de la Nation) entre les 13 juin et 28 juillet 1794. L’ancien couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin, fut racheté par souscription en 1803 pour y installer la congrégation des Dames des Sacrés-Cœurs et un oratoire. Les descendants des victimes de 1794 (tout l’armorial de France et André Chénier entre autres) pouvaient être enterrés dans un terrain adjacent à cet enclos. Ainsi Lafayette en 1834. Hugo ne pouvait l’ignorer. Le “ jardin d’une forme oblongue ”, “ cette espèce de sépulcre au cœur de Paris ” (p. 366) pourraient y trouver une signification. Autre particularité du quartier : c’est du couvent des Pénitents réformés du Tiers-Ordre de Saint-François, dits les religieux de Picpus, que les ambassadeurs des puissances catholiques faisaient leur entrée dans Paris[16]. Ainsi s’ancre dans l’histoire d’un quartier qui “ avait presque l’aspect monacal d’une ville espagnole ” la correspondance intime avec le Besançon du premier poème des Feuilles d’automne et avec le quartier des Feuillantines.

Plus que les plans qui ne gardent pas la trace (le plan actuel) ou qu’on ne retrouve pas (celui de 1727), c’est la toponymie qui donne la mesure de l’exactitude scrupuleuse de Hugo et de ses enjeux :

 

[…] noms de lieux, révélation historique /On peut retrouver d’un bout du monde à l’autre la trace des migrations des peuples et leurs stations diverses çà et là, en suivant comme une piste les traînées d’homonymies géographiques qu’ils ont laissées derrière eux [17].

 

Le toponyme n’a pas qu’une simple valeur référentielle mais porte en lui un imaginaire, une histoire inscrite dans son épaisseur sémantique et permet une lecture archéologique. Dans Paris, voulant évoquer non le Paris des grandeurs royales qui ont laissé leurs marques, mais le Paris obscur et souvent tragique enfoui sous les pavés, c’est à la toponymie et aux histoires anecdotiques qu’il fait appel :

 

Sous le Paris actuel, l’ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans les interlignes du nouveau.[18] 

 

Texte-palimpseste, la ville conserve toutes ses strates. Comme le mythe, elle est la somme de ses variantes et de ses lectures. Non seulement le passé ne s’efface jamais, mais fondation, et donc fondement, il est le gage de l’avenir.

Dans le regret nostalgique de l’ancienne toponymie qui nourrit les recherches onomastiques, étymologiques ou autres et fonde les sociétés d’antiquaires au XIXe siècle auxquelles Hugo est étroitement lié puisqu’il y puise une partie de son information, on peut certes voir une réaction contre l’entreprise révolutionnaire de faire table rase du passé et de débarrasser le lieu aussi bien que l’homme de son inconscient culturel. Destruction de tous les liens (la quasi-homographie avec lieu fait sens ici) qui unissent l’homme à son environnement tant naturel que social, cette dénégation du lieu, avec son cortège de -, privatifs de toute espèce de qualités, entraîne-t-elle pour autant le désenchantement, la poétisation du monde comme l’ont cru les Romantiques et comme on continue à le professer ? La réponse de Hugo n’est pas univoque et dépend moins de la nature du lieu et de son étendue que du regard qu’on veut porter sur lui, ainsi qu’on va le voir avec le cas exemplaire du “ champ de l’Alouette ”. Dans un double mouvement, il s’agit de montrer le processus de l’enchantement mais aussi de le chanter autrement. Passer, en somme, du champ de l’Alouette à son chant, c’est-à-dire d’un lieu réel, dont le toponyme est la figure et le masque, au véritable lieu de la poésie.

 

“ Approfondir le Champ de l’Alouette ”

 C’est, en effet, l’une des tâches que se donne Hugo revisitant en février-mars 1862 Les Misérables avant de les livrer à son éditeur : “ approfondir le Champ de l’Alouette il attire Marius ; ne pas nommer Cosette[19] ”. Comme on va le voir, l’enchantement du lieu repose précisément sur l’ignorance où se trouve Marius de la véritable identité de Cosette dont il a perdu la trace. Il ne connaît d’elle que le sobriquet, l’Alouette, révélé par Thénardier/Jondrette dans la masure Gorbeau au moment du guet-apens. Désespéré, il erre dans ces “ solitudes contiguës à nos faubourgs ” jusqu’à ce qu’il découvre, entre la Glacière et les Gobelins, “ une espèce de champ ” que Hugo compare à une vue de Ruysdael : “ Comme le lieu vaut la peine d’être vu, personne n’y vient ”. Si Marius est “ vaguement frappé du charme presque sauvage du lieu ”, il est bouleversé quand il apprend son nom :

 

Mais après ce mot : l’Alouette, Marius n’avait plus entendu. Il y a de ces congélations subites dans l’état rêveur qu’un mot suffit à produire. Toute la pensée se condense brusquement autour d’une idée, et n’est plus capable d’aucune autre perception. L’Alouette, c’était l’appellation qui, dans les profondeurs de la mélancolie de Marius, avait remplacé Ursule. — Tiens, dit-il, dans l’espèce de stupeur irraisonnée propre à ces apartés mystérieux, ceci est son champ. Je saurai ici où elle demeure.

Cela était absurde mais irrésistible. [IV, II, 1, p. 684]

 

Pour cette poétique raison, il y vient tous les jours : “ Sa véritable adresse était celle-ci : Boulevard de la Santé, au septième arbre après la rue Croulebarbe [20]”.

C’est le toponyme qui fait vibrer et réagir Marius et non le lieu. Encore que son “ charme ” agisse sur lui insidieusement. L’expression utilisée par Hugo, “ congélations subites ”, fait écho aux “ paroles gelées ” de Rabelais[21]. On sait qu’elles sont la mémoire des paroles ou des bruits d’une ancienne bataille, livrée “ l’hyver dernier ” sur “ le confin de la mer glaciale ”. Concrétisées par la glace, elles peuvent être “ vues ”, comme l’auraient été les voix entendues par Moïse sur le Sinaï et, contrairement au dicton, elles ont des couleurs, celles du blason. Dans ce “ champ de l’Alouette ” (sans les traits d’union ni la majuscule à champ qui figeraient le syntagme dans la lexie unique du toponyme), c’est le mot dans sa matérialité sonore ou graphique qui, non seulement donne l’identité du lieu, mais permet de le voir et le constitue en paysage digne d’être regardé et, au-delà, de le pré-dire suivant un principe d’analogie cratylienne. Le nom est la figure de la chose[22]. De là ce pouvoir de condensation (“ Toute la pensée se condense brusquement autour d’une idée ”) qui, l’isolant de son contexte, le transporte dans un autre espace – réel ou mental – et en fait une métaphore au plein sens du terme[23]. Et de fait, Marius est littéralement transporté et trouve sa “ véritable adresse ” dont le sens originel est aussi la “ bonne voie ”, le “ droit chemin ”, celui qui trace son destin. Nomen omen. En bref, il a trouvé son lieu. Mais par un détour qui en fait paradoxalement un alibi et inscrit la présence de l’autre et de l’ailleurs dans le hic et nunc de toute situation singulière.

Au passage, on aura noté que, pour être presque exacte topographiquement[24] et donc référentielle, l’adresse convoque aussi un imaginaire personnel, une symbolique et une mythologie jouant du chiffre 7, de cette santé sentimentale retrouvée et de la patriarcale mais vacillante (le sens de crouler) figure de l’ancêtre éponyme, Croulebarbe. Son champ avait été jadis celui d’un affrontement avec des étudiants avinés dont les amis de Marius, ces membres de l’ABC qui se réunissent au cabaret de Corinthe[25], sont les descendants. Et l’on sait depuis Les Burgraves quelle fascination exerce sur Hugo les barbes fleuries et autres jusqu’à ce qu’il se décide lui-même à devenir le vieux barbu de nos images d’Epinal. Au temps de la fiction (on est en 1832), il existait encore un moulin sur la Bièvre à cet endroit. D’où la référence à Ruysdaël. Le tout dans la proximité des Feuillantines : “ à l’horizon le Panthéon, l’arbre des Sourds-Muets, le Val-de-Grâce, noir, trapu, fantasque, amusant, magnifique ”. Enfin, l’alouette est allégorique : elle incarne la “ vieille âme de la Gaule ” dont Gavroche sera l’émanation. Pour Marius, elle fait chanter le champ. Hugo, en faisant travailler l’homophonie entre “ champ ” et “ chant ” qui tient à la fois du calembour et de la métaphore, met en évidence le fonctionnement poétique de tout toponyme[26]. Et donne par là même le modus operandi du réenchantement du monde par le croisement de l’universel et du singulier dans le dit d’un lieu anodin. Leçon comprise par Sartre qui illustrera par Florence, “ ville et fleur et femme ”, la nature du langage poétique.

 

 Une adresse infernale

Si le travail de la métaphore décontextualise le toponyme et enferme Marius dans son rêve, l’auteur, au contraire, nous invite à reprendre pied dans son environnement topographique et textuel : l’horizon du champ de l’Alouette, c’est le quartier des Feuillantines et, bien qu’elle ne soit pas nommée ici, l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, tache aveugle de l’épisode. Pour “ approfondir le Champ de l’Alouette ” à la suite de Hugo, c’est à la révélation du sobriquet de Cosette, c’est-à-dire au guet-apens[27] qu’il faut donc revenir et s’arrêter.

Rappelons : Jondrette/Thénardier a fait porter par Eponine à “ l’adresse du monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas ” une demande d’aide signée Fabantou, artiste dramatique. Il reconnaît dans le paroissien venu avec sa fille lui apporter un paquet de hardes neuves, le “ donneur de poupées ” et “ voleur d’enfants ” qui, jadis lui a ravi “ l’enfant de la Fantine, l’Alouette ” et décide de lui tendre un “ guet-apens ”. D’où la scène du chapitre qui porte ce titre et où il dévoile sa véritable identité : Thénardier. Marius qui assiste à la scène par le “ judas de la providence ” y découvre en même temps le sauveur de son père et le sobriquet, l’Alouette, donné jadis à Montfermeil par les gens du pays à celle en qui il a reconnu son Ursule. Dans ce chapitre, Thénardier prononcera six fois son nom en alternance avec “ la petite ” sans jamais lui donner son véritable nom, Cosette[28], par

 

précaution d’habile homme gardant son secret devant ses complices. Dire le nom, c’eût été leur livrer toute “ l’affaire ” et leur en apprendre plus qu’ils n’avaient besoin d’en savoir ” (p. 636).

 

Cette explication psychologique et tactique est la traduction dans la diégèse de la véritable raison poétique énoncée par Hugo dans ses carnets : “ ne pas nommer Cosette ” pour préparer la “ congélation ” produite par le toponyme. D’autant que par pure malice poétique, Hugo dans ce même passage la fait convoquer “ sur le champ… ” par la voix de Thénardier dictant à son prisonnier la lettre qu’il doit adresser à sa fille pour qu’elle se fasse enlever et rançonner.

Et c’est là que “ l’affaire ” se complique et devient intéressante si l’on considère que la “ précaution ” de taire le nom que Thénardier croit “ habile ” est une nécessité vitale pour le “ monsieur bienfaisant ” à sa merci mais dont il ne connaît ni le nom ni l’adresse. Il ne le connaît que comme paroissien de Saint-Jacques-du-Haut-Pas et Marius que par le sobriquet de M. Leblanc jeté par Courfeyrac et gardé par commodité par le narrateur, lequel provisoirement fait semblant de croire que le lecteur n’a pas compris qu’il s’agissait de Jean Valjean[29]. Ou par les initiales U.F. d’un mouchoir d’abord attribuées à Cosette – d’où Ursule – puis au prisonnier. Telles sont les données de ce qui ne serait qu’un mélo digne des “ péripessies frappantes ” dont se vante Genflot, homme de lettres, autre rôle de Thénardier/Jondrette, si l’auteur, par une époustouflante galéjade ne s’était amusé, sous prétexte de “ gagner du temps ” – entendre : retarder adroitement la révélation du nom pour les raisons poétiques déjà énoncées – ne s’était amusé, disais-je, à nous promener avec la Thénardier en nous donnant une vraie adresse tout en laissant croire qu’elle était fausse.

Reprenons : M. Leblanc donne à Thénardier une fausse adresse et un faux nom, Urbain Fabre, seulement attesté par les initiales de son mouchoir, U. F. L’adresse pour être fausse n’en a pas moins une exactitude topographique : la rue Saint-Dominique-d’Enfer, n° 17, est l’actuelle rue Royer-Collard, nom qu’elle porte depuis 1846. Elle est bien dans la proximité de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, ce qui la rend crédible aux yeux de Thénardier. Le lecteur un peu futé comprend que par cette jolie conjonction de l’enfer et de saint Dominique, fondateur de l’ordre auquel sera confiée l’Inquisition, Thénardier est envoyé au diable et promis à la gehenne, ou, mieux encore, que l’adresse “ correspond ” exactement à la situation du prisonnier soumis à l’inquisition de Thénardier : “ un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire ” (p. 635). Retour à l’envoyeur.

Mais dans l’adresse, on peut, à un autre niveau de lecture, lire le nom de la rue au moment où Hugo se met à écrire Les Misères, soit “ Royer-Collard ”. Ce qui aiguille vers le doctrinaire, son collègue à l’Académie, mort le 4 septembre 1845, à Châteauvieux[30] (Loir-et-Cher). A cette date anniversaire de la mort de Léopoldine, Hugo va faire ses repérages à Chelles et à Montfermeil pour Les Misères. On commence à se dire qu’il y a sans doute des rapports plus ténus et intimes entre l’adresse et l’auteur. Et que sans doute s’inscrit en creux la véritable destinataire de la lettre, Léopoldine sous l’identité de “ Mlle Fabre ”. On fouille un peu plus. Dans le texte d’abord. On constate que Royer-Collard est mentionné au chapitre “ L’année 1817[31] ”: “ 17 ” pourrait donc renvoyer au livre troisième, “ En l’année 1817 ” dont les dernières lignes annoncent l’existence de Cosette. La biographie, quant à elle, dit que c'est l'année où Hugo le croise pour la première fois comme juge à l'épreuve de philosophie au Concours entre les quatre collèges royaux de Paris[32]. On trouve d’autres références dans l’œuvre de Hugo dont la relation dans Choses vues, en date du 16 juin 1843, d’une conversation avec Royer-Collard où il lui raconte comment Charles X a reçu “ l’adresse des deux cent vingt et un ” qu’il venait lui présenter[33]. Le VHRA[34] décrit la visite à l’académicien lors de la première campagne de candidature en 1836 et donne l’adresse de Royer-Collard : rue d’Enfer 20[35]. On regarde le plan et l’on constate que la demeure devait être à peu près à l’angle de la rue d’Enfer-Saint-Michel, au niveau des numéros 73-79 actuels du bd Saint-Michel, et de la rue Saint-Dominique-d’Enfer. On s’y transporte pour constater que le petit hôtel particulier, demeure probable de Royer-Collard, qui se trouve derrière la façade de l’immeuble haussmannien du 79, s’étendait jusqu’au cul-de-sac Saint-Dominique (actuelle impasse Royer-Collard) et pouvait avoir une entrée rue Saint-Dominique-d’Enfer au 17 bien que l’immeuble actuel (fin XIXe siècle) n’ait pas de porte cochère : on y pénètre par le 73, bd Saint-Michel, soit approximativement le 20 de l’ancienne rue d’Enfer. L’adresse donnée par Urbain Fabre serait donc bien celle de Royer-Collard. Reste un doute : si le 17 de la rue Saint-Dominique-d’Enfer est en correspondance avec le 20 de la rue d’Enfer, il ne correspond pas à la description qu’en fait la Thénardier[36]. Ce qui ne prouve rien mais n’infirme pas non plus l’hypothèse que le chiffre 17 et le nom de la rue n’aient été choisis pour leur “ figure ” et leur valeur symbolique.

 Mais là ne s’arrête pas l’exactitude proprement infernale[37] de Hugo et sa diabolique adresse. Royer-Collard est un paroissien tout à fait vraisemblable de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas dont on sait qu’elle fut liée à Port-Royal et un actif foyer du jansénisme. Or l’attachement de Royer-Collard à Port-Royal était notoire. Sainte-Beuve en témoigne ainsi que le nom de sa mère, Angélique Collard, d’une vieille famille janséniste dont il revendique l’héritage spirituel. On pourrait y ajouter sa gouvernante, janséniste passionnée, qui, avec l’approbation de Royer-Collard qu’elle avait élevé, soumit ses filles à une rude discipline. Sans rapport, pensera-t-on, avec l’éducation de Cosette ou de Léopoldine. Sauf sur un point qui unit Jean Valjean, Hugo et Royer-Collard : l’amour paternel. Son biographe dit que la mort de sa fille cadette, qui avait refusé de se marier pour rester avec lui, précipita sa fin[38]. On concédera que ce n’est pas sans rapport intime avec la situation de Jean Valjean détournant adroitement par cette fausse adresse les Thénardier de leur proie en les envoyant chez le porteur de l’“ adresse ” qui sonna le glas de la Restauration, inaugurant malgré lui une ère de troubles révolutionnaires dans laquelle s’inscrit la fiction.

 Le mot “ adresse ” est le véritable opérateur de ces deux chapitres (“ Le guet-apens ” et “  Le champ de l'Alouette ”). Il y a là tout un jeu complexe entre  vraie et fausse identité (Thénardier affirmant la sienne tandis que Jean Valjean la dérobe), sobriquet, refus de nommer et donc d'adresser avec pour corollaire l'évaporation de Cosette et de Jean Valjean jusqu'à ce qu'Eponine les retrouve et donne leur adresse à Marius qui, lui, a pris pour adresse le champ de l'Alouette. Pour corser “ l'affaire ”, “ Fabre ” et  “ Fabantou ” sont des variétés d’homo faber[39] et renvoient à ces “ forgeries ” qui, pour Péguy, créent ce faux toponyme imaginaire : Jérimadeth. Et, de fait, Thénardier a transformé son taudis en forge pour le guet-apens. Mais on peut aussi - ce n’est pas exclusif ‑ penser que Hugo a exploré, ou plutôt retourné de fond en comble, le champ (sémantique) de l’alouette dont il fait ce miroir trompeur auxquels s’appâtent nos désirs tout en réjouissant notre goût du jeu et des mystifications. Le contexte du guet-apens est celui du carnaval ; la date, le 3 février, est celle de la naissance de Gargantua, lequel jouant avec les proverbes, “ saultoyt du coq à l’asne […], gardoyt la lune des loups, si les nues tomboient espéroyt prandre les alouettes [40]”. Il s’agissait bien, en somme, pour l’auteur olympien de désespérer les loups de la bande de Patron-Minette pour garder l’alouette.

 

Saint-Jacques-du-Haut-Pas

 Bien qu’anonyme en un sens, l’adresse à laquelle est remise par Eponine la supplique de Fabantou donne des indications intéressantes. A ce point précis de la fiction, Jean Valjean pour Thénardier n’existe qu’en tant que paroissien de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Cette localisation précise n’est pas seulement un effet de réel, ni une simple inscription autobiographique qui condenserait  les souvenirs de la première maison au 250, rue Saint-Jacques (à côté ou en face ?), puis au couvent des Feuillantines, façon de rappeler que Hugo aussi a été paroissien de cette même église. Dans Le Droit et la Loi, il racontera que c’est en passant devant l’église qu’il a vu avec son frère et sa mère l’affiche placardée annonçant l’exécution de Lahorie[41]. Elle donne au héros sa cohérence et à l’œuvre sa focale ou plus exactement son axe.

D’abord, précisons que le choix de Saint-Jacques-du-Haut-Pas n’est peut-être pas très rigoureux au plan du découpage paroissial : Jean Valjean habitant rue de l’Ouest devait dépendre de Notre-Dame-des-Champs[42], mais il détermine rigoureusement son comportement et le décryptage qu’en fait Thénardier qui persifle sur le “ bienfaisant ” monsieur et sur le “ philanthrope ” (p. 628). Saint-Jacques-du-Haut-Pas n’était pas une paroisse comme les autres. Elle a d’abord été une Commanderie des Frères-Hospitaliers, fondée par saint Louis et premier maillon d’une chaîne d’hôpitaux semblables placés sur l’itinéraire de Paris à Saint-Jacques de Compostelle. Ce n’est qu’en 1572, qu’une église paroissiale accolée au couvent des Bénédictins de Saint-Magloire (qui deviendra séminaire des Oratoriens) est construite puis agrandie et dédiée le 9 avril 1633 à saint Jacques le Mineur et à saint Philippe. La pauvreté des paroissiens empêche la réalisation d’une voûte dans le style gothique et les maîtres carriers et ouvriers offrent une journée de travail par semaine pour la construire. Je passe sur Saint-Cyran et le lien très fort avec Port-Royal (important pour Hugo cependant) et sur Cochin, curé philanthrope pour arriver à la Révolution : en 1797, sous l’influence des Théophilanthropes, adeptes du culte de la Raison, elle devient un “ Temple de la Bienfaisance ” en raison du nombre et de l’importance des œuvres charitables du quartier. Après le Concordat, en 1801, elle est rendue au culte mais elle reste la paroisse d’un quartier déclassé, l’un des plus pauvres du Paris du XIXe siècle[43], qualifié par le conseiller municipal Lanquetin de “ quartier ignoble ” en 1840. Explication : l’absence de bonnes communications, à quoi remédieront Rambuteau et Haussmann dont les trouées vont le désenclaver et le dénaturer. Autre forme de “ dépaysement ”. En bref, à l’époque de la fiction, Saint-Jacques-du-Haut-Pas est la paroisse des misérables, de même que la Bourbe (l’ancien couvent de Port-Royal) toute proche est la maternité des filles perdues.

De cette petite monographie découlent quelques détails qui y trouvent leur raison. Par exemple, le nom de Magloire donné à la servante de Myriel. On venait, en 1835 de retrouver ses reliques sous l’autel qu’on refaisait. Or, saint Magloire était évêque de Dol et, parti évangélisé l’île de Sercq, il y avait fondé une abbaye. Vu les liens de Hugo avec Dol et les îles anglo-normandes, “ Magloire ” fait coup triple. Pour Jean Valjean, son action dans la paroisse prolonge plus modestement l’œuvre de M. Madeleine à Montreuil et l’inscrit dans la chaîne des “ Frères-Hospitaliers ” dont Saint-Jacques-du-Haut-Pas était le premier maillon. Inversion positive de la cadène. Mais plus profondément, elle en fait un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, dont il a, du reste, la besace et le bourdon mais pas les coquilles. Lesquelles se trouvent cependant et inexplicablement, sinon par la vertu d’un calembour anglais (shell/Chelles) sur le chapeau du poète en goguette à Chelles :

 

J’ai l’air d’un pèlerin ; les filles

Me parlent, gardant leur troupeau ;

Je ris, j’ai parfois des coquilles

Avec des fleurs, sur mon chapeau.[44]

 

Et, est-ce un hasard ? il se décrit,

 

Tâchant de prendre à l’alouette

Une ou deux strophes de son chant .

 

Cosette, l’“ alouette ”, en direction de Chelles y trouvera sa source et la main compatissante de Jean Valjean.

 

Le Champ de l’Etoile

 Le rapprochement dans ce poème entre l’alouette et les coquilles du pèlerin invite à reconsidérer la puissance métaphorique du toponyme. Retour au “ champ de l’Alouette ” et au quartier des Feuillantines traversé par la rue Saint-Jacques. La doyenne des rues de Paris doit son nom à Saint-Jacques de Compostelle qui en est l’aboutissement, au moins onomastique et symbolique. L’étymologie, même controuvée, fait sens une fois de plus. Compostelle, ou Campus stellae, “ le champ de l’Etoile ”. La légende veut que l’ermite Pélage ait reconnu le champ où étaient enterrées les reliques de l’apôtre Jacques, décapité, grâce à une étoile qui l’aurait guidé. Il s’agissait en fait d’une nécropole – cum-positum-ela : “ posé avec ou ensemble ”, mais qu’importe ! c’est aussi une définition du lien qui unit les corps comme les âmes. Quant au chemin qui y conduit, il est dit “ chemin d’étoiles ”, ou Voie lactée, à la suite d’un songe de Charlemagne où saint Jacques lui aurait enjoint de libérer son tombeau des infidèles en suivant la Voie lactée.

Campus stellae, “ le champ de l’étoile ”, n’est-ce pas ce que cherche obscurément Marius avant que ne se produise cette “ congélation subite ” quand il reconnaît, au sens platonicien, dans le “ champ de l’Alouette ” qu’un passant vient de lui désigner, “ son champ ”, “ sa demeure ” et ne se remette à espérer ?

 

Marius descendait cette pente à pas lents, les yeux fixés sur celle qu’il ne voyait plus. Ce que nous venons d’écrire semble étrange et pourtant est vrai. Le souvenir d’un être absent s’allume dans les ténèbres du cœur ; plus il a disparu, plus il rayonne ; l’âme désespérée et obscure voit cette lumière à son horizon ; étoile de sa nuit intérieure. Elle, c’était toute la pensée de Marius. [IV, II, 1, p . 683]

 

Une fois de plus, Hugo revivifie un lieu commun du romantisme : la femme, étoile salvatrice – et l’on songe évidemment à Nerval. Déjà dans Le Rhin, il avait noté à propos de la jeune fausse anglaise rencontrée près du tombeau de l’inconnu :

 

Il y eut un instant où sa jeune sœur lui dit très-bas : Vois donc, Stella ! je n’ai jamais mieux compris qu’en cet instant-là tout ce qu’il y avait de limpide, de lumineux et de charmant dans ce nom d’étoile.[45]

 

Ce nom deviendra dans Châtiments le titre d’un poème décisif à la fois dans la mythologie hugolienne et dans la progression vers la lumière par la poésie :

 

J’entendis une voix qui venait de l’étoile.

[…]

Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.

O nations ! je suis la poésie ardente.[46]

 

Or c’est aussi la symbolique de l’alouette, oiseau de l’aube et de la renaissance[47]. Au soir de ses errances, Marius fera lui-même de la femme aimée une étoile dans son cahier. Puis il le déposera sous une pierre, dans une enveloppe sans adresse[48], mais adroitement dans la droiture candide de son âme et de son amour pour celle qui est encore pour lui l’Alouette. Cosette en sera touchée et se verra ainsi convoquée, enfin, “ sur le champ ” comme le lui intimait Thénardier. Le message subliminal que contenaient les manœuvres poétiques et dilatoires du “ Guet-apens ” parvenu à sa véritable adresse, l’Alouette se muera définitivement en Cosette[49].

Dans cette logique de la métaphore, l’amour est “ une sombre transfiguration étoilée ”, écrit Marius (p. 739). Ainsi va-t-il de ce champ transfiguré comme le sera celui de Booz dans le regard de Ruth se demandant

 

Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été

Avait, en s’en allant, négligemment jeté

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

 

Cet élargissement cosmique du champ se retrouvera dans le Satyre, “ l’Etoilé ” et dans l’archange de “ La trompette du jugement ” qui

 

Plongeait profondément, sous les ténébreux voiles

Du pied dans les enfers, du front dans les étoiles.

 

On peut y reconnaître la projection céleste et abyssale de la topographie d’un quartier balisé par le “ chemin des étoiles ” et la rue d’Enfer…

 

Aux “ trois sources de la mythologie astronomique ” repérées et analysées par Albouy[50], on peut ajouter celle, personnelle, de l’inscription sidérale de la rue Saint-Jacques de son enfance, dont on remarquera qu’elle coïncide avec un tropisme espagnol fortement marqué et renforcé par le voyage en Espagne, précisément intercalé entre les deux séjours aux Feuillantines. L’une des premières évocations des Feuillantines dans Le Dernier jour d’un condamné y introduit Pepa, l’espagnole :

 

Je me revois enfant, écolier rieur et frais, jouant, courant, criant avec mes frères dans la grande allée verte de ce jardin sauvage où ont coulé mes premières années, ancien enclos de religieuses que domine de sa tête de plomb le sombre dôme du Val-de-Grâce. Et puis quatre ans plus tard, m’y voilà encore, toujours enfant, mais déjà rêveur et passionné, il y a une jeune fille dans le solitaire jardin.

La petite espagnole, avec ses grands yeux et ses grands cheveux, sa peau brune et dorée, ses lèvres rouges et ses joues roses, l’andalouse de quatorze ans, Pepa.  [XXXIII]

 

Au demeurant, la rêverie sur le nom suffit et il n’est nul besoin d’aller à Compostelle pour avoir “ dans l’âme la stupeur profonde des étoiles ” et la transporter dans le paysage intérieur de l’exilé. Il en va de même pour Gwynplaine qui, au moment de se laisser engloutir, peut se laisser guider dans un ciel où il n’y a plus d’étoiles par cette étoile qu’il est le seul à voir[51]. Ou comme Jean Valjean habité d’une lumière intérieure quand à l’extérieur “ la nuit était sans étoiles et profondément obscure ”.

Si l’amour se définit par ce double mouvement de “ réduction de l’univers à un seul être ” et de “ dilatation d’un seul être jusqu’à Dieu [52]”, a fortiori la poésie, cette continue déclaration d’amour du poète au monde et à la vie, réduit-elle et dilate-t-elle ce quartier aimé qui fonde le poète en poésie et lui indique sa mission. Pour offrir à l’homme “ l’apaisement sublime du ciel constellé [53]”, ouvrir et garder le “ chemin des étoiles ”, à l’image de Roland au ravin d’Ernula bataillant contre les infants pour que le petit roi de Galice atteigne Compostelle :

 

Comme le soir tombait Compostelle apparut

Le cheval traversa le pont de granit brut

Dont saint Jacque a posé les premières assises ;

Les bons clochers sortaient des brumes indécises ;

Et l’orphelin revit son paradis natal.[54]

 

On pourrait s’arrêter sur ces “ brumes indécises ” du rêve où Compostelle est l’un des topoï du “ paradis natal ” et s’inscrit dans le paradigme du jardin maternel des Feuillantines. Mais puisqu’on est sur le chemin de Saint-Jacques[55], il m’a semblé plus plaisant de conclure sur cette idée, inspirée de la préface des Burgraves : faire du quartier des Feuillantines la “ coquille ” du burgrave Hugo et dans ce rapport anagogique en “ conclure ” sinon l’habitant du moins l’esprit qui l’habita :

 

[L'auteur] avait sous les yeux, les édifices, il essaya de se figurer les hommes. Du coquillage on peut conclure le mollusque, de la maison on peut conclure l'habitant. Et quelles maisons que les burgs du Rhin ! Et quels habitants que les burgraves ![56]


[1] Jacques Seebacher, Victor Hugo et le calcul des profondeurs, PUF, 1993, p. 9.

[2] Michel Leiris, L'Afrique fantôme, Gallimard, " Tel ", p . 265.

[3] Voir Jacques Hillairet, " Lamennais y logea en 1815, de même que G. Sand en 1866. Dans une autre dépendance s'installa l'institution Barbet où Pasteur fut élève en 1838 et de 1842 à 1843. En 1852, Victorien Sardou habita l'impasse des Feuillantines ", Connaissance du vieux Paris, Payot & Rivages, 1993, Rive gauche & les îles, p. 143.

[4] Les Rayons et les Ombres, XIX.

[5] Patrick Modiano, Ephéméride, Mercure de France, " Le petit Mercure ", p. 38.

[6] " En ce temps [le dix-septième siècle] où vivaient, respirant le même air, et par conséquent, fût-ce à leur insu, la même pensée se fécondant par l'observation des mêmes événements, Galilée, Grotius, Descartes [.], le jeune Corneille et le vieux Shakespeare, chaque roi, chaque peuple, chaque homme, par la seule pente des choses, convergeaient au même but, qui est encore aujourd'hui la fin où tendent les générations, l'amélioration générale de tous par tous, c'est-à-dire la civilisation même ", Le Rhin, Laffont, " Bouquins ", vol. Voyages, p. 376. Sauf avis contraire, les ouvres de Hugo seront citées dans la collection " Bouquins ".

[7] Lamartine, Le Civilisateur, ou les hommes illustres (1856) : " Qu'est-ce que la civilisation ? C'est l'atmosphère d'un peuple ; c'est l'ensemble de vérités, de facultés, d'idées, de religion, de législation, de morale et de vertus au milieu desquelles nous naissons et nous mourrons à telle ou telle époque du monde. "

[8] Ce que c'est que l'exil , Politique, p. 418.

[9] " L'odorat, le mystérieux aide-mémoire, venait de faire revivre en lui tout un monde. C'était bien là le papier, la façon de plier, la teinte blafarde de l'encre, c'était bien là l'écriture connue, surtout c'était là le tabac. Le galetas Jondrette lui apparaissait ", Mis.,V, IX, 4, p. 1130.

[10] Les Misérables, p. 353.

[11] "Texte non modifié, tel que je l'ai écrit dans la réalité absolue. /Aujourd'hui  vu le régime et les tracasseries possibles, j'ai dû dépayser le couvent, en changer le nom et le transporter imaginairement quartier St Antoine. /25 janvier 1862 ", Dossier des Misérables, Chantiers, p. 743.

[12] Les Misérables, p. 358.

[13] Voir dans le Dossier des Misérables, les renseignements sur le quartier Picpus que lui envoie Théophile Guérin qui est allé vérifier si les terrains vagues étaient toujours dans le même état. Chantiers, p. 966.

[14] Une épidémie ravagea vers 1550 le quartier au-delà du Fg Saint-Antoine : les bras et les jambes des habitants se couvraient de boutons analogues à des piqûres de puces. Mais pour Hillairet le village de Picque-pusse, attesté au XIIe  siècle, a une étymologie inconnue, Rive droite, p. 361.

[15] Voir L.-S . Mercier, Nouveau-Paris, p. 607 et note, p. 1548.

[16] Hillairet, op. cit,  p. 362.

[17] Océan - Plans et projets (1856-58), vol. Océan, p. 501.

[18] Paris, vol. Politique, p. 11.

[19] Dossier des Mis., op. cit, p. 739.

[20] Mis., IV, II, 4, p. 691.

[21] Voir Quart livre, chapitre LVI.

[22] Cf. la rue Mondétour dont le nom, dit Hugo, " peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie " encore qu'elles soient " mieux exprimées par la rue Pirouette " adjacente. Mis., IV, XII, 1, p. 856. Le toponyme fait d'une forme un sens.

[23] Pour une étude exhaustive du fonctionnement métaphorique et ludique du toponyme, voir Frank Lestringant, " Rabelais et le récit toponymique ", Poétique n° 52, avril 1982, pp. 207, sqq.

[24] Le croisement de la rue du Champ-de-l'Alouette (qui existait déjà au XIXe siècle) et de la rue Croulebarbe se faisait au niveau de la Bièvre et du boulevard des Gobelins prolongeant le boulevard Saint-Jacques et parallèle au boulevard extérieur de la Santé. Les deux boulevards étaient séparés par le mur d'octroi. La condensation symbolique suppose donc un léger glissement spatial.

[25] Véritable nom-carrefour, Corinthe est surdéterminé dans Les Misérables. Voir Françoise Chenet-Faugeras, Les Misérables ou "  l'espace sans fond ", Nizet, 1995, p. 175-181. Même saturation du signifiant pour tous les toponymes des Misérables : la géographie de Hugo est toujours exacte même si elle paraît chimérique.

[26] L'origine du nom de ce champ est celui de son propriétaire, un certain Eustache Lalouette. C'est un patronyme similaire qui est aussi l'origine du surnom de Cosette. Dans l'état antérieur des Misères, elle se nommait Anna Louet. A la fin du chapitre qui s'intitule " L'Alouette " et auquel fait écho ce passage, Hugo explique l'origine du surnom par la poésie populaire : " Dans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple, qui aime les figures, s'était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu'un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l'aube. Seulement la pauvre alouette ne chantait jamais ", I, IV, 3, , p. 126.

[27] Soit les chapitres III, VIII, 3, 8, 9, 18, 19 et surtout  20 " Le guet-apens ".

[28]  Cosette, n'est d'ailleurs pas son véritable nom. Ce n'est qu'au plus fort de " l'idylle de la rue Plumet " que Marius en aura la révélation :

" - Sais-tu ? Je m'appelle Euphrasie.

- Euphrasie ? Mais non, tu t'appelles Cosette.

- Oh ! Cosette est un assez vilain nom qu'on m'a donné comme cela quand j'étais petite. Mais mon vrai nom est Euphrasie. Est-ce que tu n'aimes pas ce nom-là, Euphrasie ? ", IV, VIII, 1,,p. 795.

[29] " Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean ", IV, III, 1, p. 696.

[30] Châteauvieux est la propriété de la femme de Royer-Collard, née Augustine de Châteaubrun. Dans Les Misérables, on trouve à l'origine de l'ordre des bénédictines de l'adoration perpétuelle du saint-sacrement à Paris, une comtesse de Châteauvieux, p. 400.

[31] " Cette locution que nous venons d'employer : passer à l'état de, était dénoncée comme néologisme par M. Royer-Collard ", Mis., p. 96. Hugo prête à Myriel, revenant du Synode, les conclusions qu'il avait tirées de sa visite à Royer-Collard lors de sa candidature à l'Académie, en 1836 : " Je les gênais. L'air du dehors leur venait par moi. je leur faisais l'effet d'une porte ouverte ", I, I, 11, Mis., p. 39.

[32] Géraud Venzac, Les premiers maîtres de Victor Hugo, Bloud et Gay, 1955, pp. 279-285. Voir également la note (2) p. 316 qui résume les relations de Royer-Collard et de Hugo. Il y aurait, en effet, sinon un " essai " ou une " comédie de mours " à écrire sur leurs rapports, au moins un article. Il faudrait également mentionner le frère de Pierre-Paul, le Dr Antoine-Athanase Royer-Collard qui soigna Eugène à Charenton : voir la Correspondance familiale, t. I, Laffont, " Bouquins ".

[33] Histoire, p. 834. Royer-Collard est alors président de la Chambre. En réponse au discours du trône de Charles X, le 2 mars 1830, jugé menaçant, 221 députés votent la défiance de la Chambre à l'égard du ministère Polignac. La Chambre est ajournée puis dissoute. Les élections de juillet confirment l'opposition. Le 25 juillet, le roi signe les quatre ordonnances qui lui seront fatales.

[34] " Victor Hugo traversa une grande antichambre, une grande salle à manger d'apparence sévère. Ce logement avait un aspect puritain assez semblable à celui de M. Droz - seulement le logement de Royer Collard était celui d'un homme qui était d'un rang plus élevé dans la société. La différence qu'il y a de la bourgeoisie à la gentilhommerie. " VHRA, Plon, p. 617.

[35] Royer-Collard s'est effectivement installé en 1815 dans une maison particulière à cette adresse, disent ses biographes qui s'accordent avec Hugo sur l'austérité des lieux.

[36] En revanche elle ressemble à celle de l'immeuble de Droz " c'était une sombre porte cochère ".

[37] D'autant plus qu'on est sur l'ex-domaine de Vauvert (Val Vert) qu'on disait hanté. La Thénardier est bien expédiée au " diable Vauvert ". Ajoutons que la rue d'Enfer tire son nom de la Via Inferior des Romains qui doublait la Via Superior, actuelle rue Saint-Jacques.

[38] Roger Langeron, Un conseiller secret de Louis XVIII. Royer Collard, Hachette, 1956, p.  71.

[39] " Royer " va dans le même sens puisqu'il peut désigner le fabricant de roues, le charron. On songe alors à Champmathieu, charron, et à la magistrale leçon d'onomastique donnée par Javert : " Comment Jean peut devenir Champ ".

[40] Variation sur le proverbe : " si le ciel tombait, on pourrait prendre toutes les alouettes ", Gargantua, XI. Tout aussi pertinent serait sans doute le rapprochement avec Pantagruel, XI, où la plaidoirie de Baisecul, autre série de coq-à-l'âne, invoque : " l'arc-en-ciel fraîchement émoulu à Milan pour éclore les alouettes ".

[41] Actes et paroles, I, Politique, p. 75.

[42] La fiction donne comme raison " parce que c'était fort loin ",p. 699.

[43] Eric Hazan dans L'Invention de Paris, Seuil, 2002, signale ce quartier qu'il rattache au faubourg Saint-Marcel comme l'un des plus misérables de Paris à cette époque et cite Ferragus de Balzac (p. 194).

[44] Chansons des rues et des bois, I, IV,V.

[45] Le Rhin, Lettre XX, Voyages, p. 152.

[46] Stella, Les Châtiments, VI, XV. Voir dans l'édition du livre de poche, 1972, la note (1) de Guy Rosa, p. 426.

[47]  " Quant vey la lauzeta mover / De joi sas alas contra.l ray  (Quand je vois l'alouette agiter/De joie ses ailes dans un rayon) " est le poème le plus célèbre du premier de nos troubadours, Bernard de Ventadour qui inaugure la lyrique occitane. L'alouette est aussi un motif de la poésie de la Renaissance : voir Ronsard, Ode à l'alouette.

[48] " C'était une enveloppe de papier blanc. Cosette s'en saisit. Il n'y avait pas d'adresse d'un côté, pas de cachet de l'autre. Cependant l'enveloppe quoique ouverte, n'était point vide [.]. Cosette chercha un nom, il n'y en avait pas ; une signature, il n'y en avait pas. A qui cela était-il adressé ? A elle probablement [.] ", IV, V, 4, p. 736.

[49]. Mis., IV, V, 6, p. 744.

[50] Voir dans Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Corti, 1968, le chapitre " La mythologie des astres ",pp. 368 sqq.

[51] Dea, " évidemment ", femme et astre. Il faudrait reprendre Chaos vaincu et noter que le chant de Dea, en espagnol approximatif, est un chant de l'aube, " chanson d'ange " ou " hymne d'oiseau ", explicitement " chant sidéral ", identique à celui de Stella dont elle est l'avatar. L'Homme qui rit, II, II, 9. L'ourque fatale qui en est le contrepoint s'appelle ironiquement Matutina, amputation de la Stella matutina, nom attribué à la Vierge et à Vénus.

[52] Mis., cahier de Marius, p. 737.

[53] Voir supra, " Ce que c'est que l'exil ". C'est aussi la fin du Satyre : " L'azur du ciel sera l'apaisement des loups ".

[54] La Légende des siècles, XV, I, Le petit roi de Galice, v. 587-591.

[55] C'est le lieu de rappeler, à la suggestion de G. Rosa, que la rue Saint-Jacques est celle des libraires (dont le libraire Royol qui n'habitait qu'à quelques numéros de la rue Saint-Dominique d'Enfer). Le Chemin de Saint-Jacques est lui la voie royale de notre littérature dont la première de nos chansons de geste : La Chanson de Roland. On sait quelle importance a la geste de Roland au moment où Hugo commence Les Misères et les premiers poèmes de la future Légende des siècles (Aymerillot, Le mariage de Roland). Enfin on n'aura garde d'oublier cette locution de l'argot des typographes " aller à Saint-Jacques " : corriger les bourdons et les coquilles d'un texte composé. Expression tombée en désuétude dès le XIXe siècle. La coquille, quant à elle pourrait être la transposition typographique du péché originel en relation avec les pèlerins qui se rendaient à Compostelle pour se purifier de leurs péchés. Ou, donnée pour plus vraisemblable ( ?), la coquille bien connue sur coquille précisément. La coquille (Saint-Jacques) servait d'enseigne aux imprimeurs de la rue. D'après, Chier dans le cassetin aux apostrophes, de David Alliot, Horay, 2004.

[56]Préface des Burgraves, Massin, O. C., t. VI, p. 570.