Myriam Roman : Un romancier non romanesque : Victor Hugo

Communication au Groupe Hugo du 16 octobre 2004
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Le titre de cette communication peut sembler, au pire hugophobe, et au mieux paradoxal, si l'on considère la force et la puissance de l'œuvre romanesque hugolienne. Il ne s'agit pourtant pas, loin s'en faut, de dénier à Victor Hugo les qualités d'un grand romancier, mais de noter simplement que la catégorie du romanesque, telle que l'ont dessinée les exposés et les discussions du séminaire «Styles», ne paraît pas constituer un outil d'analyse pertinent dans son cas[1]. Nous voudrions examiner de plus près cette inadéquation. L'objectif de cette étude est double : dégager la spécificité des romans hugoliens et, pour la question du romanesque, apporter une contribution à la réflexion qui invite à dissocier la pratique du genre de la notion, autrement dit, montrer que le roman comme écriture n'appelle pas obligatoirement le romanesque comme catégorie[2].

Hugo est l'auteur de neuf romans, qui s'étendent sur l'ensemble de sa carrière, et donc, du siècle, de 1823 à 1874. Son œuvre de romancier peut se présenter en deux périodes : avant l'exil, elle frappe par sa diversité et se partage en romans historiques (Han d'Islande en 1823, Bug-Jargal en 1826, Notre-Dame de Paris en 1831 et 1832) et en récits, plus brefs, contemporains du moment de leur écriture et engageant une réflexion directement sociale (Le Dernier Jour d'un condamné en 1829 et 1832, Claude Gueux en 1834). Avec l'exil, viennent les œuvres les plus connues (à l'exception de Notre-Dame de Paris), où l'historique se marie au social et au cosmique : Les Misérables en 1862, point d'aboutissement d'un projet de 1845, Les Travailleurs de la mer en 1866, L'Homme qui rit en 1869, Quatrevingt-treize en 1874, pour la rédaction duquel Hugo retourna à Guernesey comme si le roman était, pour lui, un genre de l'exil. Ce qui ressort de l'écriture des grands romans, c'est en effet l'anachronisme de leurs références génériques, plus proches du roman noir gothique du tournant du siècle, du roman scottien des années 1820-1830, ou du roman social mélodramatique des années 1840 que du réalisme ou du naturalisme. On ajoutera à cela le fait que, dans le cas de Hugo, la pratique du roman semble liée au renoncement à faire jouer les pièces de théâtre qu'il continue pourtant à écrire après la période des drames romantiques (ce qu'on appelle le «Théâtre en liberté»), et à l'impossibilité d'achever les épopées religieuses de Dieu et La Fin de Satan, entreprises dans les années 1860[3]. Le roman prend en quelque sorte la place du théâtre interdit et de l'épopée divine inachevable.

Lorsque Hugo compose ses œuvres romanesques, le roman ne paraît pas constituer son horizon de référence. On en trouve confirmation dans les rares textes critiques qu'il a consacrés au genre. Le plus important, et à vrai dire le seul texte théorique de Hugo sur la question, est un article rédigé sur Quentin Durward de Walter Scott pour La Muse française en 1823 et retravaillé en 1834 pour Littérature et philosophie mêlées. Le compte rendu de l'œuvre s'accompagne d'un éloge du roman historique et de la critique de deux genres romanesques : le roman picaresque, que Hugo appelle le «roman narratif», et le roman épistolaire, avec pour référence implicite La Nouvelle Héloïse :

 

On peut [...] comparer le roman par lettres à ces laborieuses conversations de sourds-muets qui s'écrivent réciproquement ce qu'ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d'avoir sans cesse la plume à la main et l'écritoire en poche. [...]  Ne doit-on pas [...] supposer quelque vice radical et insurmontable dans un genre de composition qui a pu refroidir parfois l'éloquence même de Rousseau ?[4]

 

Hugo reproche au roman picaresque et au roman épistolaire leur «monotonie» de «style[5]», c'est-à-dire l'uniformité qu'implique l'exclusivité d'un choix narratif. Pour y remédier, il prône un «roman dramatique», qui apparaît comme l'équivalent romanesque du drame romantique, où la scène se fait tableau. Hugo ne conçoit pas d'écart entre le théâtre et le roman : dans ce dernier, les descriptions «suppl[éent] aux décorations et aux costumes» ; le roman est un drame qui donne à voir, en se fondant sur une esthétique du contraste et sur les «chocs divers et multipliés[6]» des personnages. En 1834, Hugo précise sa pensée dans une addition qui fixe, semble-t-il d'ores et déjà avec pertinence, la nature du roman hugolien :

 

Après le roman pittoresque, mais prosaïque, de Walter Scott, il restera un autre roman à créer, plus beau et plus complet encore selon nous. C'est le roman, à la fois drame et épopée, pittoresque mais poétique, réel mais idéal, vrai mais grand, qui enchâssera Walter Scott dans Homère.[7]

 

Par rapport à 1823, la nouveauté vient de l'ajout, avec Homère, de la référence épique : le roman idéal réunit le drame et l'épopée, ou plus exactement, insère l'univers du roman dans celui de l'épopée.

Les constantes qui se dégagent des autres textes critiques confirment que la conception hugolienne du roman passe moins par le roman lui-même que par le théâtre et l'épopée. Hugo préfère le plus souvent le terme «drame» à celui de «roman». Dans la célèbre lettre à l'éditeur du Dernier Jour d'un condamné, il distingue «romans de faits et romans d'analyse», qu'il explicite par deux expressions synonymes, «drames extérieurs et drames intérieurs[8]». En 1840, dans la préface des Rayons et les Ombres, il présente l'œuvre du «poète complet» comme constituée de deux archigenres[9], les poèmes et les drames, lesquels recouvrent «pièces et romans[10]» : «Le roman n'est autre chose que le drame développé en dehors des proportions du théâtre, tantôt par la pensée, tantôt par le cœur[11].» Le terme signifie non seulement la prégnance du modèle théâtral, mais aussi un certain type d'émotion simple, proche de l'émotivité intense du mélodrame. La différence se précise, on l'aura compris, non entre le roman et le théâtre mais entre les drames romanesques et les drames de théâtre. Elle repose sur la présence possible, dans le roman seulement, de personnages cosmiques qui figurent une immanence, c'est-à-dire sur la capacité épique du genre romanesque : «L'épopée a pu être fondue dans le drame, et le résultat, c'est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman[12].» «Aux personnages humains il mêle, comme la nature elle-même, d'autres personnages, les forces, les éléments, l'infini, l'inconnu[13].» Or l'immanence (l'«infini») constitue une force ambivalente, associée à la fois aux forces de la nature et à une présence divine au cœur de la matière : «A la lutte des hommes, [le roman] ajoute la lutte des choses[14]», c'est-à-dire les aberrations d'un destin... Le roman hugolien s'enrichit d'un autre horizon d'attente et convoque la tragédie.

Dans la mesure où le romanesque implique une certaine conscience du roman, on commence à comprendre que la notion puisse poser problème chez un romancier qui pense son œuvre à partir d'autres catégories, le dramatique comme rencontre de l'épique et du tragique. Qu'en est-il du romanesque dans les romans eux-mêmes ? Absente du discours critique, la notion serait-elle plus pertinente dans l'œuvre ?

Tel qu'il a été construit au cours des séances du séminaire «Styles», le romanesque surgit d'un “jeu” entre romanesque et antiromanesque : dans les œuvres concernées, la fantaisie, les droits de l'imagination et la gratuité sont confrontés aux exigences du réel et de l'utile ; si l'on utilise les deux mots dont dispose la langue anglaise pour désigner le roman, le romance (du côté du romanesque) rencontre le novel. Ce “jeu” met en place une tension, sensible dans les personnages principaux et transmise au lecteur, entre principe de plaisir et principe de réalité. Cette tension invite à dissocier le sentimental et le social, l'individu et le groupe ; le romanesque du roman correspondrait au sentimental et à l'individu, au pur plaisir dégagé de tout discours sur le réel. Dans Corinne (1807) de Madame de Staël, les occurrences du mot «romanesque» sont placées dans la bouche des personnages pragmatiques et lucides, des «antiromanesques». Le cynique et désabusé M. de Maltigues met en garde Oswald contre les tromperies de Mme d'Arbigny : «Mais vous, qui êtes romanesque, vous auriez été sa dupe[15]». Pour le réaliste et médiocre comte d'Erfeuil qui incarne la lucidité sociale, Corinne a tort de préférer le mélancolique anglais au français superficiel parce que l'anglais lui causera davantage de peine, — «mais les femmes aiment la peine, pourvu qu'elle soit bien romanesque[16]». La trame de Corinne oppose ainsi deux âmes «romanesques» à un monde régi par les lois strictes du devoir familial et social. Les êtres romanesques sont associés à l'imagination, même si celle-ci n'est pas forcément euphorisante, puisqu'elle propose, dans le cas de Corinne, un romanesque du deuil et de la douleur. L'imagination romanesque désigne simplement une différence du héros ou de l'héroïne par rapport à ce qui l'entoure et dessine ce que l'on pourrait appeler un élitisme du cœur sensible.

Dès lors, le romanesque n'est pas le roman, mais l'une de ses composantes. Il y a du romanesque dans le roman : ce romanesque peut être critiqué (voir le Don Quichotte de Cervantès, ou Illusions perdues de Balzac), mis à distance de manière ambivalente (Stendhal), ou au contraire offert comme moment de pur idéal éthique (George Sand). Marianne Lorenzi suggère que le romanesque, au fond, est peut-être essentiellement de l'ordre du fragment, — du moment, voire du momentané[17]. Ce rapport au temps implique des formes narratives et descriptives spécifiques, le stéréotype comme morceau de reconnaissance, la description lyrique, la scène sentimentale. Le moment romanesque, en effet, se caractérise par le fait qu'il est prévisible ; le lecteur attend la scène sentimentale. La sécurité de l'univers romanesque repose alors sur l'agréable tension entre le retard du plaisir et la certitude de ce plaisir... «Le romanesque [...], c'est la passion triomphant (le plus tard possible) des obstacles[18]

Pour fonder ce “jeu”, au sens de distance, entre romanesque et antiromanesque, le romancier doit mettre en place au sein de l'œuvre une conscience du roman. Pour ce faire, il recourt fréquemment à la mise en abyme : les personnages du roman sont des lecteurs, et c'est leur expérience de lecture qui fonde leur caractère romanesque. A l'entrée «romanesque» du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, on trouve : «incroyable», «passionné», «rêveur à la manière des héros de roman». Le romanesque s'identifie aux plaisirs de la lecture ; il surgit quand le livre et la vie se confondent, pour le lecteur, et dans l'œuvre elle-même, pour le personnage. Ce n'est pas un hasard si le manifeste pour la lecture publié par Daniel Pennac en 1992 s'intitule Comme un roman et si la charte des dix «droits imprescriptibles du lecteur» réclame à l'article 6, «Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible)» :

 

 C'est cela, en gros, le «bovarysme», cette satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations : l'imagination enfle, les nerfs vibrent, le cœur s'emballe, l'adrénaline gicle, l'identification opère tous azimuts, et le cerveau prend (momentanément) les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque.

C'est notre premier état de lecteur à tous.[19]

 

S'il est toujours possible de pratiquer une lecture romanesque des Misérables, la catégorie est cependant relativement absente de l'œuvre de Hugo.

«Romanesque» et même «roman» sont des mots qu'il emploie très peu d'une manière générale, et dans ses romans en particulier. Les Misérables sont désignés comme «le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment[20]» : le mot «livre» permet d'éviter la question du genre. Les autres termes employés brouillent tout autant les catégories génériques : Les Misérables constituent «ce drame dont le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est : le Progrès[21] ». Mais ils sont aussi «poëme» et «épopée» : «Faire le poëme de la conscience humaine [...] ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive[22]» et le narrateur de convoquer Homère, Milton et Dante.

Les personnages lecteurs de roman sont rares dans l'œuvre romanesque. Dans Han d'Islande, le lieutenant Frédéric d'Ahlefeld, jeune aristocrate superficiel et ridicule, est présenté comme un lecteur de la Clélie, le dernier roman à la mode. Dans une mise en abyme, il propose de récrire Han d'Islande «en un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry» :

 

Ainsi Drontheim, qui deviendrait Durtinianum, verrait ses forêts se changer, sous ma baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, tapissées de rocailles dorées et de coquillages d'azur. Dans l'une de ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...[23]

 

A travers la préciosité française que Frédéric incarne de manière parodique, Hugo brosse le portrait-charge d'un classicisme affecté et coquet, qui n'existe dans le roman que comme l'antithèse d'un romantisme barbare. Frédéric mourra déchiqueté par le monstre Han dans un bain de sang. Tout est parodique dans Han d'Islande, le classicisme comme le romantisme noir.

Dans Les Misérables, les personnages romanesques sont d'abord et surtout... les Thénardier. Thénardier est un lecteur de Pigault-Lebrun, polygraphe voltairien, auteur de romans licencieux et antireligieux ; madame Thénardier a dévoré des romans sentimentaux :

 

C'était l'époque où l'antique roman classique, qui, après avoir été Clélie, n'était plus que Lodoïska, toujours noble, mais de plus en plus vulgaire, tombé de mademoiselle de Scudéri [sic] à madame Bournon-Malarme et de madame de Lafayette à madame Barthélemy-Hadot, incendiait l'âme aimante des portières de Paris et ravageait même un peu la banlieue. Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire ces espèces de livres. [...] Plus tard, quand les cheveux romanesquement pleureurs commencèrent à grisonner, quand la Mégère se dégagea de la Paméla, la Thénardier ne fut plus qu'une grosse méchante femme ayant savouré des romans bêtes[24].

 

Hugo associe le roman aux modes : une réflexion sur les prénoms suit le portrait de la Thénardier qui a prénommé ses filles Éponine et Azelma, ce que le narrateur appelle «l'élément romanesque» des «noms de baptême[25]». La lecture de romans semble une affaire de classe sociale et une occupation avant tout féminine : les personnages populaires, dont les servantes et les portières, en sont friands, à l'instar de la mère Plutarque ; leurs références en la matière sont Paul de Kock ou Ducray Duminil[26]. A l'autre bout de la hiérarchie sociale, apparaissent les romans sentimentaux féminins qui font transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle, associés à un lectorat ultra : dans le chapitre consacré à «L'année 1817», le chef-d'œuvre romanesque est Claire d'Albe de Madame Cottin, premier roman publié en 1799, et «La Duchesse de Duras li[t] à trois ou quatre amis, dans son boudoir meublé d'X en satin bleu ciel, Ourika inédite[27]». En 1820 ou 1821, Madame de Genlis passe six mois au couvent du Petit-Picpus[28]. Les deux pans du sentimentalisme se trouvent ainsi représentés dans Les Misérables, le sentiment aristocratique et le sentiment de ce qu'on appellerait aujourd'hui un public de masse. La référence au romanesque n'en reste pas moins secondaire et comprise en un sens restrictif qui l'associe à une production de consommation courante, dévalorisée et moquée. Ces romans sont pourtant ceux que Hugo a lus dans sa jeunesse : Ourika est cité dans la lettre à Gosselin de 1829[29] ; Ducray-Duminil est un romancier qu'il a lu passionnément à l'âge de onze ans[30]. Par ailleurs, Hugo romancier réutilise une bonne partie de leurs procédés, empruntés au mélodrame et au roman-feuilleton. La critique hugolienne de ces romans populaires vise en réalité leur idéologie conservatrice mais n'accuse ni leur forme, ni leur public et le narrateur des Misérables rend hommage à Balzac et à Sue, «deux puissants romanciers[31]», pour avoir inséré l'argot dans leurs œuvres.

Néanmoins, quand il s'agit de mettre en abyme un modèle possible pour ses romans, Hugo préfère d'autres genres : dans Han d'Islande, Ethel lit les légendes de l'Edda, poèmes islandais qui constituent la référence de la mythologie scandinave ; son père Schumacker, l'homme d'état en disgrâce, médite la Vie des hommes illustres de Plutarque : «le volume [est] déjà lacéré en vingt endroits et surchargé de notes[32]». Dans Les Misérables, Marius dévore la littérature napoléonienne (histoires, mémoires, journaux, Mémorial de Saint-Hélène...), tandis que Jean Prouvaire, le poète de l'ABC, apprécie Dante, Juvénal, Eschyle, Isaïe, André Chênier, Corneille et Agrippa d'Aubigné[33]... Les modèles de la littérature chez Hugo sont empruntés au théâtre, à l'épopée, aux écrits historiques ; les références comiques récurrentes sont Rabelais, Plaute, Molière...

Si l'on définit le romanesque à partir des catégories proposées par l'écrivain dans la fiction, les deux seules âmes romanesques seraient Frédéric d'Ahlefeld et madame Thénardier ; on conçoit qu'il ne s'agisse pas là d'une référence décisive pour la compréhension des deux œuvres... Que se passe-t-il si l'on adopte une autre méthode et que l'on parte d'une définition du romanesque extérieure au corpus hugolien ?

Dans les séances du séminaire, le roman romanesque est apparu comme un roman sentimental posant la question du couple. Or l'intrigue amoureuse fait problème dans le roman hugolien[34]. Les trois exemples les plus nets sont les romans délibérément antiromanesques de ce point de vue, puisqu'ils ne reposent pas sur une intrigue sentimentale. C'est le vide le plus remarquable de Quatrevingt-treize : les deux modèles du féminin sont la vivandière et Michelle Fléchard, la femme virile et la mère. L'absence d'intrigue amoureuse est d'autant plus surprenante qu'elle est constitutive du genre historique chez Scott, Balzac et surtout Dumas. Dans Claude Gueux, le personnage éponyme tente de se tuer avec les ciseaux de sa compagne qui a disparu dans l'enfer de la misère sociale, mais le roman est consacré aux conditions d'incarcération dans les centrales et à la peine de mort, l'amour n'y figure qu'au second plan, comme dans Le Dernier Jour d'un condamné où le condamné ne manifeste pas d'intérêt pour sa femme et reporte tout son amour sur sa fille, Marie. Dans ces trois romans, Hugo a délibérément évacué le romanesque qui pouvait correspondre aux attentes de ses lecteurs.

Dans les autres romans, qui ont une intrigue amoureuse, le schéma sentimental répond à celui, tragique plutôt que romanesque, des amours non payées de retour : Quasimodo aime la Esmeralda qui ne l'aime pas ; Frollo aime la Esmeralda qui ne l'aime pas ; la Esmeralda aime Phoebus qui n'aime que lui. L'intrigue de Notre-Dame de Paris reprend la structure d'Hernani, explicite dans le sous-titre du manuscrit, « Tres para una », «Trois pour une». Dans Les Travailleurs de la mer, Gilliatt aime Déruchette qui aime Ebenezer ; dans Les Misérables, Eponine aime Marius qui aime Cosette. Ce schéma ne fonctionne pas à partir d'un couple mais repose sur un trio dont le personnage principal n'est pas l'un des amants mais le tiers, qui apparaît à la fois comme l'adjuvant et la victime du romanesque sentimental. Ainsi, dans Les Travailleurs de la mer, un couple se constitue, celui d'Ebenezer et de Déruchette, mais c'est le point de vue du tiers exclu, Gilliatt, qui se trouve au cœur du roman. Il en est de même pour Marius et Cosette : le point de vue intéressant est celui de Jean Valjean, du père amoureux de sa fille, qui se sacrifie pour son bonheur. Dès Bug-Jargal, Léopold d'Auverney éprouvait plus de douleur de la mort de son double héroïque, le noir Pierrot que de celle de Marie, dont on apprend comme incidemment la mort dans l'incendie du Cap. Le cas de L'Homme qui rit, consacré aux amours de Gwynplaine et de Dea paraît plus complexe ; néanmoins, là encore, le sujet véritable réside dans le tiers qui vient s'interposer dans la relation amoureuse, en l'occurrence, la noblesse anglaise et chez Gwynplaine la tentation de la parole politique : on retrouve le schéma de Titus et Bérénice, l'opposition de l'individu privé et de la charge qui lui est imposée par le devoir politique.

Les romans de Hugo ne sont pas des romans sur le couple : ce sont des romans sur le sacrifice d'un individu pour quelque chose qui le dépasse et qui a à voir avec le sentiment. Le sacrifice, dans le roman hugolien, est en effet un acte d'amour intense et douloureux. Pour cette raison, le plaisir romanesque de l'instant amoureux semble remplacé par un morceau récurrent des fictions hugoliennes : la contemplation poétique de la disparition. Ainsi Gilliatt, à la fin des Travailleurs de la mer contemple le vaisseau qui emporte Ebenezer et Déruchette, avant d'être lui-même effacé par l'océan : «Il n'y eut plus rien que la mer[35]

Le roman hugolien ne peut être romanesque parce qu'il met l'intrigue sentimentale au service d'un débat d'idées qui n'est pas centré sur le couple, sa constitution et ses échecs. L'amour n'y pose pas véritablement la question de l'épanouissement individuel, car il est traversé par des enjeux sociaux, historiques et philosophiques qui le dépassent, les couples se trouvant investis d'une valeur allégorique. Marius et Cosette sont des jeunes premiers mais dans un roman sur la misère, matérielle et morale. Leur amour consacre l'union de la fille d'une prostituée et du fils d'un général de l'Empire qui incarne l'héritage napoléonien par son père et l'émergence de la bourgeoisie au XVIIIe siècle par son grand-père maternel Gillenormand. Le couple ainsi constitué répond à une utopie de la réconciliation du siècle avec lui-même dans son histoire politique et sociale. Le mariage de Marius et de Cosette est bien un rêve, mais ce n'est pas une chimère romanesque, privée et intime, c'est un rêve à vocation collective et universelle, c'est-à-dire une projection utopique qui suppose l'instance épique d'une communauté. De même Jean Valjean existe-t-il moins comme individu singulier que comme emblème. A lui seul, il offre un plaidoyer contre un système social et pénal qui transforme un pauvre en voleur, un voleur en forçat et un forçat en criminel, et donne la preuve que l'âme, principe divin, se trouve en chaque individu, si déchu soit-il. Le lecteur de Hugo est sans cesse invité à aller au-delà du romanesque et à envisager les personnages comme des éléments de réflexion dans un débat d'idées. Cette moralisation constante de l'histoire, — au sens large et sans connotation péjorative, — ne semble pas compatible avec la contemplation romanesque, l'immobilisation esthétique qu'elle suppose.

Enfin, le romanesque paraît induire un certain type de personnage doté de ce qu'il est convenu d'appeler une psychologie, du moins dans les romans modernes depuis le XVIIe siècle. Le personnage romanesque a des états d'âme qui le constituent comme être unique et singulier contre la médiocrité mimétique du réel. Le roman comprend l'analyse de ses états de conscience, de ses sentiments et de ses sensations, qui peuvent d'ailleurs être fugitifs et troublés. Dans Corinne ou dans René, les états d'âme du héros constituent sa différence et servent à circonscrire sa subjectivité :

 

Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l'avais été sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m'entendait pas. Mon âme, qu'aucune passion n'avait encore usée, cherchait un objet qui pût l'attacher ; mais je m'aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n'était ni un langage élevé, ni un sentiment profond qu'on demandait de moi. Je n'étais occupé qu'à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d'esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré.[36]

 

Sans qu'il y ait d'intrigue sentimentale, le personnage de René est pourtant associé ici au «romanesque». Comme dans Corinne, l'adjectif est un qualificatif social, le “romanesque” impliquant une soif d'absolu qui n'est pas en accord avec les exigences de la société. Or ce qui constitue le caractère romanesque du personnage, c'est précisément ce passage d'analyse psychologique où il explicite la nature de son opposition au monde social : le romanesque correspond au «vague des passions» et appelle un discours analytique.

Les personnages hugoliens ne peuvent pas être romanesques en ce sens, parce que Hugo leur donne une intériorité qui interdit une psychologie de la conscience individuelle. Cela tient d'abord à ce qu'il s'intéresse moins à la conscience qu'aux états d'inconscience, — folie, rêves, hallucinations, à tout ce qui peut être de l'ordre de la commotion. Cela ne signifie pas que les personnages hugoliens sont simplistes, car s'ils n'ont pas de conscience, ils ont un inconscient et une psychologie des profondeurs. Cette préférence a pour conséquence le fait que, dans l'œuvre, les passages d'analyse psychologique sont remplacés par des projections fantasmagoriques. Ainsi l'amour jaloux du prêtre de Notre-Dame pour la Bohémienne Esmeralda n'est-il pas intériorisé en état d'âme, mais donné dans un chapitre intitulé «Fièvre», où Frollo bat la campagne au sens propre et au sens figuré : fuyant Paris le plus loin possible de la Grève, il est assailli par des images de la jeune fille et de la potence, qui se dilatent de manière «fantastique» «de sorte qu'à la fin la Esmeralda lui apparaissait comme une étoile, le gibet comme un énorme bras décharné[37].» En travaillant le registre de l'horreur, en intégrant des fantasmes violents, Hugo se dégage de tout romanesque pour figurer un mélodrame intérieur, où le sentiment est extériorisé par des gestes : «Quelquefois il se jetait la face contre terre, et il arrachait avec ses ongles les jeunes blés[38].». Enfin, les frontières s'effacent entre le moi et le monde dans la structure récurrente de la «tempête sous un crâne», «cet ouragan de désespoir [qui] bouleversait, brisait, arrachait, courbait, déracinait tout dans son âme[39]» : les sentiments deviennent des images et des paysages qui s'affrontent, postulant ainsi une continuité épique entre le moi et les forces naturelles de destruction. Le discours intérieur du personnage hugolien ne constitue donc pas un moment romanesque où il se définirait comme un moi singulier ; c'est au contraire le moment où le personnage s'éprouve comme essentiellement aliéné, envahi par des pulsions qu'il ne contrôle pas et sont dotées d'une existence objective. Ces images mentales placent le sujet dans un courant de forces qui se prête mal à l'hédonisme du sentiment romanesque d'une part, qui dit l'impossibilité de l'intériorité et de la présence à soi-même d'autre part.

On pourrait avancer que Frollo est un mauvais exemple parce qu'il est bien loin du héros romanesque idéal : trop vieux, trop laid, et méchant de surcroît. Mais il faut noter aussitôt que Hugo affectionne les héros difficilement disponibles pour le romanesque : Jean Valjean et Gilliatt en ont passé l'âge ; Gwynplaine et Quasimodo sont monstrueux. A l'inverse, il dévalorise les princes charmants et contredit presque systématiquement le stéréotype romanesque qui veut que le beau jeune homme possède une belle âme. Dans Notre-Dame de Paris, Phœbus apparaît comme la caricature du jeune premier, divinement beau mais atrocement grossier et lâche. Dans Les Travailleurs de la mer ou Les Misérables, Ebenezer et Marius se révèlent très fades, comme les jeunes filles qu'ils aiment, Déruchette ou Cosette. L'idylle de Marius et de Cosette dont le lecteur suit les développements aurait pu constituer un épisode pleinement romanesque. Dans la naissance de l'amour par exemple, rien ne paraît manquer, du topos de la rencontre (leurs yeux se sont rencontrés...) à la légère distance d'un narrateur presque stendhalien par moments, qui adopte le point de vue de l'amoureux transi en se moquant gentiment de sa candeur ; lorsque la jeune fille vient à passer devant Marius, c'est un «événement» qui se produit ; «l'auréole [vient] droit à lui» :

 

Il était bouleversé, il eût voulu être très beau, il eût voulu avoir la croix. [...]

[...] Il lui semblait qu'il nageait en plein ciel bleu. En même temps, il était horriblement contrarié, parce qu'il avait de la poussière sur ses bottes.

Il croyait être sûr qu'elle avait regardé aussi ses bottes. [40]

 

Et pourtant, plus que romanesque, la scène est naïve, par manque de panache et d'héroïsme. Le jeune homme n'est pas exactement perdu dans une rêverie amoureuse ; il a des idées fixes, — la poussière de ses bottes et la croix. Barbey d'Aurevilly, qui avait déjà trouvé Fantine et Cosette «gnan-gnan», n'a pas tort de voir en Marius un «niais poétique[41]» :

 

ce personnage de Marius, qui, au milieu de tous les personnages du grand roman de M. Hugo, lesquels sont impossibles, est possible, lui, comme la bêtise humaine ; ce Marius qui déshonore l'amour, [...] est [...] la faute sans rémission du livre de M. Hugo. [...] Ici, ce n'est plus l'ordre et l'art qui manquent : c'est la vie même, c'est l'intérêt humain, c'est le fond du roman, c'est le héros. [...] Il faut davantage pour être le héros d'un roman français, surtout dans un temps qui a produit tous les héros, si variés et complets, de la Comédie humaine, et des caractères trouvés et trempés comme ceux de Fabrice et de Julien Sorel, dans la Chartreuse de Parme et le Rouge et le Noir.[42]

 

Marius et Cosette constituent en effet de parfaits modèles d'aveuglement. Ajoutons à cela que, dans le même chapitre, leur amour est replacé dans une perspective cosmique, qui transforme les yeux de Cosette en «prunelles pleines de rayons et d'abîmes[43]» et que la scène se termine par une digression réflexive sur le mystère potentiellement tragique de l'engrenage amoureux : «Un enchaînement de forces mystérieuses s'empare de vous. Vous vous débattez en vain[44].» La représentation du sentiment oscille alors entre des effets qui s'apparentent au burlesque, et des méditations plus graves, où il faut prendre au pied de la lettre les métaphores naturalistes du passage et du titre du livre VI : l'amour est bien  «la conjonction de deux étoiles».

 Deux principes du roman hugolien interdisent ainsi le romanesque, le situant tantôt en deçà, tantôt au-delà. En premier lieu, l'amour y est trop viscéral pour être romanesque ; Hugo met en scène une émotivité brutale, fondée sur des sentiments primaires, l'amour interdit, la passion maternelle, l'impossibilité de concevoir sa propre mort, la passion aveugle et totale, ou, dans la rencontre de Marius et de Cosette, la rencontre du masculin et du féminin dans l'abîme de la sensualité. Le romanesque sentimental repose au contraire sur un raffinement de la sensibilité ; il est le lieu et le moment où l'amour s'épanche en amour du beau. Corinne ou l'Italie montre bien le lien existant entre le romanesque et une transfiguration esthétisante et euphorisante du réel, qui est aussi le lieu d'inclusion du vague, le vague à l'âme ou le je ne sais quoi : les amants, Corinne et Oswald, sont associés à l'imagination dans ces deux instances artistiques, celle, mobile, du Midi et celle, duelle et tourmentée, du Nord. Les personnages de Hugo ne font pas l'expérience d'un sentiment esthétique ; ils tombent dans le gouffre terrifiant de la passion. Marius se sent «un brasier dans le cerveau[45]»...

En second lieu, le roman hugolien est trop réflexif pour s'arrêter au romanesque. Les intrigues conduisent à des digressions prises en charge par le narrateur sur des questions générales comme le devoir moral, la transcendance, l'avancée de l'histoire, l'engagement social et historique, la nature qui inclut ou exclut, de manière très ambivalente, le principe divin, etc. Le personnage du prêtre amoureux amorce une réflexion sur la disparition de la société théocratique du Moyen Age. Notre-Dame de Paris, roman où Dieu est désespérément absent, montre l'éloignement radical des figures de la transcendance et met à mal toutes les figures de pouvoir et de savoir : vanité de la science, vanité de la figure du Roi, vacuité de l'écrivain Gringoire et du beau et preux chevalier Phœbus, «Le Brillant», qui porte l'épithète du dieu grec de la beauté, Apollon. C'est peut-être parce que ce roman de Hugo congédie avec une rare cruauté tout romanesque qu'il est si souvent trahi à la scène ou à l'écran, comme si les adaptations éprouvaient le besoin d'insuffler du romanesque : soit la Esmeralda part avec le poète Gringoire qui n'est plus un lâche courtisan mais un écrivain engagé (dans le film américain de William Dieterle, en 1939), soit elle est aimée d'un Phœbus héroïque (dans le dessin animé de Walt Disney, en 1996), soit elle en vient à prendre conscience de l'amour de Quasimodo (dans la comédie musicale de Luc Plamondon et Richard Cocciante, en 1997)...

Ayant exclu Victor Hugo des romanciers romanesques, il nous reste à revenir sur les raisons pour lesquelles il demeure en dehors d'une catégorie qui semble pourtant triompher au tournant du dix-neuvième siècle.

La conscience romanesque, dans le sens précis et restrictif où nous l'avons définie, paraît s'appuyer sur une conception romantique des genres. Non qu'il faille attendre le romantisme pour trouver du romanesque dans les œuvres, mais dans la mesure où le genre du roman n'appartient pas au système classique des genres, la catégorie critique semble logiquement être longtemps restée inexistante ou mineure. La théorie romantique des genres se caractérise par la recherche d'un mélange des genres et par un type de définition qui associe le genre à une vision du monde. Or, dans la recherche d'une forme mixte, d'un genre de la synthèse, il apparaît que, dès le premier romantisme allemand, les romantiques ont hésité entre le drame (August Schlegel) et le roman (Friedrich Schlegel)[46].

Enoncée par Friedrich Schlegel et reprise par Lukacs dans La Théorie du roman [1920], la définition du roman comme genre de la synthèse associe roman et romantisme. Le système romantique des genres, inséparable d'une diachronie, propose en effet une histoire des genres ; non seulement le roman se distingue de l'épopée et de la tragédie, mais il surgit après elles :

 

Le roman est l'épopée d'un monde sans dieux ; la psychologie du héros romanesque est démoniaque, l'objectivité du roman, la virile et mûre constatation que jamais le sens ne saurait pénétrer de part en part la réalité et que pourtant, sans lui, celle-ci succomberait au néant et à l'inessentialité[47].

 

Dans cette approche, le romanesque peut se définir comme la part subjective du roman, lui-même genre du subjectif et de l'objectif[48]. Le subjectif désigne les rêves du héros, son idéalisme et son intériorité, — l'objectivité du roman étant le lieu “critique” où s'évalue l'écart entre l'intériorité et le monde dépourvu de sens sur lequel s'exerce sa quête. Le roman romantique se trouve donc fondé, dans la théorie romantique des genres, sur cette tension entre romanesque et antiromanesque que nous avions notée comme une caractéristique des romans romanesques dans une approche plus empirique.

On peut compléter cette approche théorique par des considérations fondées sur une étude des textes eux-mêmes, en particulier des romans sentimentaux dont la mode triomphante au siècle des Lumières témoigne d'une montée en puissance du romanesque et prépare l'essor du genre au XIXe. Dans son ouvrage consacré aux romans sentimentaux du XVIIIe siècle, Pierre Fauchery associe l'engouement pour le roman féminin au déclin de la tragédie[49]. Le romanesque vient remplacer le destin, puissance extérieure et transcendante, par la destinée, qui laïcise le destin (celui-ci n'incarne plus la puissance des dieux ou de Dieu), le socialise (la destinée romanesque met en jeu des structures sociales, et non des conflits politiques ni des questions d'état) et par là-même, lui donne une dimension psychologique. Au rebours de la fatalité tragique, la fatalité dans les amours romanesques, tient à des obstacles extérieurs mais non transcendants et aux caractères individuels des personnages. Corinne en fournit un excellent exemple dans la bouche même de l'héroïne : «la fatalité, c'est-à-dire peut-être la faiblesse de mon caractère a pour jamais empoisonné ma vie[50]». L'équivalence posée est décisive, qui suggère qu'il n'y a pas d'autre fatalité que la fatalité intérieure...

Si l'on se situe dans cette mouvance qui privilégie le roman, si l'on adopte les catégories critiques de Lukacs, il faut effectivement convenir que Hugo n'écrit pas de romans «romantiques».... Ses œuvres semblent appartenir aux époques d'avant la scission romanesque, — à l'épopée, où le héros n'est pas problématique, ni pourvu d'intériorité, où les enjeux de son histoire privée coïncident avec le devenir d'une communauté, — à la tragédie, où le devenir du héros est déterminé par une puissance extérieure et transcendante, ce que Hugo nomme «l'infini» ou encore «la lutte des choses». Hugo lui-même a fondé cet écart dans ses textes critiques, en faisant du roman non un genre romanesque, mais un genre dramatique. Il représente ainsi une autre voie de la théorie romantique, qui choisit le drame comme forme synthétique et critique.

L'inadéquation de Hugo aux problématiques du romanesque et de l'antiromanesque provient ainsi de ce que ses références génériques restent étroitement liées à l'univers de l'épopée et du théâtre. A cela vient s'ajouter le fait que si, comme tous les romantiques, il prône le mélange des genres, si mieux peut-être qu'aucun autre écrivain romantique, il aura su imprimer sa marque sur tous les genres, il choisit comme forme synthétique le drame plutôt que le roman, et comme catégorie, le dramatique plutôt que le romanesque[51]. Le dramatique désigne chez lui une tension générique, perceptible dans ses romans, entre une visée épique, qui superpose l'individu et la communauté, et un arbitraire tragique, une puissance de douleur et de négation qui reste à l'œuvre. Toutes les épopées des romans hugoliens sont manquées ou incomplètes ; l'action héroïque y est rarement récompensée par un mariage. Quand romanesque il y a, celui-ci a pour corollaire une tragédie : Marius et Cosette se replient dans un bonheur domestique béat et égocentrique ; c'est le romanesque du jeune couple qui tue Jean Valjean et constitue l'ultime épreuve de sa destinée de damné social. Le romanesque dans le roman hugolien semble ne pouvoir être introduit qu'à condition d'être réinvesti dans du «drame»...

 

[Texte publié dans Gilles Declercq et Michel Murat dir., Le Romanesque, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004]


[1] Conçue dans le cadre du séminaire «Styles», organisé par M. Michel Murat et M. Gilles Declercq en 1998-2000, cette contribution doit beaucoup à la richesse des exposés et des discussions qui s'y sont déroulés.

[2] Alors que l'inverse est vrai, à savoir que le romanesque induit une vision particulière du roman.

[3] La question a été étudiée par Pierre Laforgue dans «Mythe, Révolution et Histoire. La reprise des Misérables en 1860», La Pensée, mai-juin 1985, p. 29-40.

[4] «Sur Walter Scott. A propos de Quentin Durward», art. paru dans le premier numéro de La Muse française, juil. 1823, remanié en 1834 pour Littérature et philosophie mêlées. Nous adoptons comme édition de référence, sauf indication contraire, les œuvres complètes éditées chez Robert Laffont, «Bouquins», sous la direction de Guy Rosa et Jacques Seebacher, ici, vol. Critique, 1985, p. 148.

[5] Ibid. Dans ses romans, Hugo pratiquera effectivement une diversité énonciative (lettres insérées, rébus, fragments amoureux de Marius dans Les Misérables, fac similé de la retranscription manuscrite d'une chanson en argot dans Le Dernier Jour d'un condamné...).

[6] Ibid., p. 149.

[7] Ibid.

[8] V. Hugo à Charles Gosselin, 3 janv. 1829, dans V. Hugo, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, t. III, 1967, p. 1242.

[9] Gérard Genette propose ce terme pour qualifier les composantes des triades romantiques (lyrique, épique, dramatique) dans la mesure où chacune regroupe un certain nombre de genres empiriques, ce que signifie le préfixe «archi». G. Genette, Introduction à l'architexte [1979], dans Théorie des genres, Paris, Le Seuil, «Points», 1986, p. 142.

[10] V. Hugo, préface des Rayons et les Ombres, vol. Poésie I, 1985, p. 918. Ces deux genres cependant ne sont pas exclusifs l'un de l'autre : «Du reste, il y a du drame dans la poésie, et il y a de la poésie dans le drame.» (ibid., p. 917)

[11] Ibid., p. 917.

[12] William Shakespeare, vol. Critique, 1985, I, IV, 1, p. 306.

[13] Notes préparatoires et projets de préface de L'Homme qui rit, dans V. Hugo, Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, t. XIV, 1970, p. 388.

[14] Ibid.

[15] Mme de Staël, Corinne ou l'Italie, Paris, Gallimard, «Folio», 1985, p. 331.

[16] Ibid., p. 79.

[17] M. Lorenzi, «Le romanesque chez George Sand», Séminaire «Styles», exposé du 17 mars 1999.

[18] G. Genette, «Le serpent dans la bergerie», dans Figures I [1966], Paris, Le Seuil, «Points», 1976, p. 118.

[19] D. Pennac, Comme un roman, Paris, Gallimard, «Folio», 1992, p. 184. C'est l'auteur qui souligne.

[20] V. Hugo, Les Misérables, V, I, 20, vol. Roman II, 1985, p. 980.

[21] Ibid., p. 979.

[22] Ibid., I, VII, 3, p. 175.

[23]  Han d'Islande, chap. IX, vol. Roman I, p. 51.

[24] Les Misérables, I, IV, 2, p. 124.

[25] Ibid.

[26] Ibid., III, V, 4, p. 546-547 ;  IV, VI, 2, p. 761 ; III, VIII, 6, p. 592.

[27] Ibid., I, III, 1, p. 94.

[28]  Ibid., II, VI, 6, p. 394.

[29] Voir supra note 8.

[30] Hugo en fait l'aveu dans la préface de Han d'Islande datée de mai 1833, p. 4. Les lectures de la Thénardier sont les lectures de Hugo enfant dans le cabinet de lecture du bonhomme Royol (1812-1813). Voir les notes des Misérables procurées par Guy et Annette Rosa dans l'éd. «Bouquins», ainsi que les articles de Jacques Seebacher, «En marge des Misérables : Le bonhomme Royol et son cabinet de lecture», Revue d'histoire littéraire de la France, oct.-déc. 1962, p. 575-589 et de Claude Duchet, «Un libraire libéral sous l'Empire et la Restauration : du nouveau sur Royol», Revue d'histoire littéraire de la France, juil.-sept. 1965, p. 485-493.

[31] Les Misérables, IV, VII, 1, p. 775.

[32] Han d'Islande, chap. IX, p. 49 et chap. XXIV, p. 132.

[33]  Les Misérables, III, III, 6, p. 499 ; III, IV, 1, p. 517.

[34] Michel Butor notait déjà que le roman hugolien constitue «un roman non-biographique» et s'oppose ainsi à la conception répandue «du roman comme narration des aventures d'un individu». M. Butor, «Victor Hugo romancier», dans Répertoire II, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 215.

[35] Les Travailleurs de la mer, III, III, 5, vol. Roman III, p. 343. C'est la dernière phrase du roman.

[36] F.-R. de Chateaubriand, René (1802), Paris, Gallimard,«Folio classique», 1999, p. 154-155.

[37] Notre-Dame de Paris, IX, 1, vol. Roman I, 1985, p. 751.

[38] Ibid.

[39] Ibid.

[40] Les Misérables, III, VI, 6, p. 561.

[41] J. Barbey d'Aurevilly, Le Pays, 14 juillet 1862, repris dans Victor Hugo [Ed. G. Crès, Paris, 1922], Editions d'Aujourd'hui, «Les Introuvables», 1985, p. 71.

[42] Ibid., p. 74-75.

[43] Les Misérables, III, VI, 6, p. 561.

[44] Ibid., p. 562.

[45] Ibid., p. 561.

[46] Voir Peter Szondi, «La théorie des genres poétiques chez Frédéric [sic] Schlegel», dans Poésie et poétique de l'idéalisme allemand, Paris, Editions de Minuit, «Le sens commun», en particulier, p. 139-143. G. Genette montre bien comment les romantiques allemands ne privilégient pas forcément le même genre, tout en conservant le principe d'une triade et la recherche d'un genre totalisant, G. Genette, Introduction à l'architexte, op. cit., p. 120-125.

[47] G. Lukacs, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, «Tel», 1989, p. 84.

[48] Voir P. Szondi, op. cit., p. 135-136.

[49] P. Fauchery, La Destinée féminine dans les romans européens du XVIIIe siècle (1717-1807). Essai de gynécomythie romanesque, Paris, Armand Colin, 1972,  p. 11-15.

[50] Mme de Staël, Corinne ou l'Italie, op. cit., p. 315.

[51] L'objet de cet article n'étant pas d'étudier le roman hugolien en lui-même, nous nous permettons de renvoyer, pour une étude du dramatique, à notre thèse. M. Roman, Victor Hugo et le roman philosophique, Paris, Honoré Champion, «Romantisme et modernités», 1999, , p. 219-229 pour une définition de cette catégorie.