Claire Montanari : L'intertextualité dans L'Art d'être grand-père de V. Hugo - De l'évocation du passé à la perspective de l'avenir
Communication au Groupe Hugo du 18 octobre 2003
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Dans son poème A des âmes envolées (XIV), Hugo évoque le bonheur du temps passé et le décrit ainsi :
On riait de ce bon rire
QuEden jadis entendit,
Ayant toujours à se dire
Ce quon sétait déjà dit.
Ces deux derniers vers ont un intérêt particulier pour ce qui concerne le recueil dans son ensemble : de même que le bonheur consiste à ressasser les mêmes moments de joie ou les mêmes paroles rassurantes, de même le recueil, dans une certaine mesure, peut se lire comme le lieu où se réactualisent sans cesse les uvres du passé.
Pourtant, la multiplicité des références intertextuelles nimplique en aucune manière que le recueil soit une uvre close, figée dans la contemplation delle-même ou des uvres antérieures, dans une sorte denfermement maladif.
Au contraire, en ouvrant son recueil sur des uvres du passé, Hugo crée un dialogue particulièrement vivant, qui nest dailleurs pas seulement orienté vers le passé, mais qui est aussi destiné à se poursuivre ultérieurement, le poète ayant toujours à [...] dire / Ce [quil avait] déjà dit. Lintertextualité hugolienne est donc loin de se limiter à la seule évocation des uvres littéraires du passé, et elle implique de nombreuses conséquences sur la physionomie du recueil dans son ensemble. Elle crée surtout un double dialogue, entre LArt dêtre grand-père et les uvres de référence, et entre LArt dêtre grand-père et le lecteur en lui-même.
Je ne fonderai pas mon étude de lintertextualité hugolienne sur la conception de Julia Kristeva qui considère que la question de lidentification de lintertexte na aucune pertinence et que lintertextualité désigne un processus indéfini. Il me semble au contraire que lon ne peut négliger, dans le recueil, létude des sources auxquelles Hugo fait référence parce quelles sont loin dêtre anodines, et que lui-même ne cherche absolument pas à les cacher. Elles sont au contraire facilement décelables et entrent en dialogue avec son propre recueil, sans être, en aucune manière, anéanties par cette confrontation.
Pour faciliter mon étude, je vous renvoie donc à la notion dhypertextualité, explorée par Gérard Genette, qui se penche sur les relations pragmatiques qui existent entre le texte et les textes dont il découle, entre lhypertexte et lhypotexte. Je me fonderai donc principalement sur le système quil a mis en place dans son ouvrage Palimpsestes, tout en prenant soin de préciser les cas où ses définitions ne correspondent pas exactement aux termes reconnus par la tradition.
Des exemples précis feront alors partie intégrante de ma démonstration et je suivrai un fil conducteur qui a pour fonction de mettre en lumière les différentes formes dintertextualité que lon peut reconnaître dans le recueil :
Je m'intéresserai dabord à la filiation qui relie LArt dêtre grand-père avec les uvres des auteurs qui ont précédé Hugo puis je mattacherai à un cas particulier : celui de luvre hugolienne, qui apparaît sans cesse de manière allusive au cours du recueil. Enfin, je me pencherai plus particulièrement sur ce que jappellerai lintratextualité, cest-à-dire la façon dont les différents poèmes de LArt dêtre grand-père sorganisent entre eux - les trois niveaux intertextuels coexistant et créant une dynamique fondamentale dans le recueil, ayant tous les trois les mêmes implications sur le comportement du lecteur.
I - LArt dêtre grand-père et les uvres antérieures
A/ Perpétuation
a : Rousseau et la parodie
On trouve dans LArt dêtre grand-père une multitude de courtes phrases qui rappellent les formules célèbres de certains grands auteurs. Hugo multiplie les allusions, les citations déformées, sans que la notion de satire intervienne nécessairement. Cest ce que Genette appelle la parodie, ou détournement de texte à transformation minimale[1]. Le poète samuse en quelque sorte à mêler à sa propre écriture les phrases de ses prédécesseurs, qui, placées dans un nouveau contexte, ont une tout autre résonance que celle qui leur était attribuée dans lhypotexte.
On reconnaît ainsi la formule de Rousseau, tirée du préambule des Confessions, Je sens mon cur et je connais les hommes[2], dans le vers de Hugo (Un manque, I, 12) :
[...] moi qui connais les hommes
Mieux que Georges, et qui sais les secrets du destin,
Je raccommode avec un fil son vieux pantin.
Le contexte nest évidemment plus le même. A lemphase rousseauiste succède lhumour de Hugo, qui ne craint pas à son tour de prendre un ton revendicatif, mais dont la démarche na rien à voir avec celle de Rousseau. Rousseau voulait [former] une entreprise qui n[avait jamais eu] dexemple et dont lexécution [naurait] pas dimitateur (ironie du sort, le Préambule de ses Confessions se trouve ici, en un sens, imité !), action ambitieuse consistant à montrer un homme dans toute la vérité de sa nature ; le grand-père, qui a, dans un sens, la même grandeur, [connaissant] les secrets du destin, se contente de [raccommoder] avec un fil un vieux pantin. Cest en réalité la versification qui incite à voir dans ces deux passages un rapport dhypertextualité. Lexpression moi qui connaît les hommes, contenue dans le deuxième hémistiche du vers, est fortement mise en valeur et offre ainsi le même caractère revendicatif que la formule de Rousseau. Le lecteur aura tendance a marquer une légère pause à la fin du vers, malgré lenjambement, chose quil naurait pas faite si Hugo avait écrit - hypothèse fort improbable - Moi qui connais les hommes mieux que Georges.
Hugo va plus loin encore, et retrouve le style même de certains auteurs, sans les citer littéralement ; la pratique intertextuelle se complique dautant plus.
b : Pascal et le pastiche[3]
Genette différencie ainsi la parodie du pastiche. Il donne une définition du pastiche proche de la définition traditionnelle : [le pastiche se signale comme] limitation dun style dépourvue de fonction satirique.
Certaines expressions de LArt dêtre grand-père ont ainsi un aspect tout à fait pascalien[4]. Dans le poème A Georges (IV, 4), Hugo compose ce quatrain :
Nous qui régnons, combien de choses inutiles
Nous disons, sans savoir le mal que nous faisons !
Quand la vérité vient, nous lui sommes hostiles,
Et contre la raison nous avons des raisons.
Le dernier vers du quatrain ne peut manquer de faire songer à lexpression très connue de Pascal : le cur a ses raisons que la raison ne connaît point[5], tant et si bien quil frappe par sa concision le lecteur habitué à la phrase balancée de Pascal. Comme lauteur des Pensées, Hugo joue avec le double sens du mot raison, qui signifie dans un cas faculté de penser, et dans lautre argument. Cependant, les deux formules ne laissent pas entendre le même sens. Hugo regrette que lon ne fasse pas confiance à sa raison. De manière presque inverse, Pascal montre, dans sa célèbre formule, que lhomme nest pas seulement raison, et quen particulier la foi en Dieu ne résulte pas du raisonnement. Cest le cur qui sent Dieu et non la raison ajoute-t-il.
Pourtant, la relation entre lhypertexte hugolien et lhypotexte pascalien est plus complexe que cette apparente contradiction pourrait le laisser croire. En effet, même si le sens du vers final ne coïncide pas avec celui de la célèbre formule pascalienne, lensemble du quatrain est proche de certaines remarques et du style même des Pensées. Pascal use ainsi très souvent du pronom personnel nous, sincluant avec le reste de lhumanité. Au début de son poème A Georges, Hugo emploie aussi la première personne du pluriel, mais elle ne sadresse dabord quaux personnages du grand-père et de Georges : sans quitter Paris partons pour Tombouctou. Cependant, dans le quatrain cité ci-dessus, le nous en vient à désigner, comme chez Pascal, tous les hommes en général, et non plus des personnages en particulier. En outre, le caractère lapidaire des formules, ainsi que leur sens même, rappelle immanquablement Les Pensées. Le thème de la vérité que lhomme ne peut ou ne veut atteindre est récurrent dans luvre de Pascal. Il reproche par exemple à limagination dempêcher la raison datteindre la vérité : Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut toutes choses, a établi dans lhomme une seconde nature. [...] Elle fait croire, douter, nier la raison [...].[6]
Imprégné du style ou des célèbres formules de ses prédécesseurs, Hugo se fait en quelque sorte le garant de leur écriture, la mêlant à la sienne propre et lactualisant. Il ne sagit pas pour lui dimiter, mais de rendre à ces prédécesseurs ce qui leur appartient, jouant avec les références et sen détachant à la fois.
Il ny a pas pour Hugo de modernité possible sans conscience de ce que le passé a apporté. Cest ainsi que, dans le poème Persévérance (XVIII, 2), Hugo se pose explicitement en successeur des écrivains quil admire. Il met en scène, de cette manière, sa conception de lhistoire de la littérature : il considère que les acteurs de lhistoire littéraire doivent se succéder et poursuivre la même entreprise au fil des siècles:
Regardons les penseurs de lâge précédent,
Ces héros, ces géants quune même âme anime,
[...] Passer, les pieds poudreux et le front étoilé ;
Saluons la sueur du relais dételé ;
Et marchons. Nous aussi nous avons notre étape.
[...] En route ! Poursuivons le chemin commencé ;
Augmentons lépaisseur de lombre du passé ;
Ces vers ont une résonance particulière si lon se situe dun point de vue intertextuel. Lorsque lénonciateur sexclame poursuivons le chemin commencé, il fait bien sûr allusion à ses propres écrits qui doivent perpétuer le mouvement de création entamé par les auteurs précédents ; il signale aussi, peut-être de manière inconsciente, que LArt dêtre grand-père, à certains égards, poursuit non pas seulement lattitude créatrice de ces auteurs, mais leurs uvres elles-mêmes, puisque LArt dêtre grand-père les prend en charge.
Le poète ne fait pas que perpétuer les uvres de ses prédécesseurs, cest-à-dire les rappeler à la mémoire de son lecteur. Il les continue aussi parfois, semparant de leurs conceptions. Il ne sagit bien sûr pas pour Hugo de parsemer LArt dêtre grand-père de citations sans fondement, qui auraient pour seul intérêt dintroduire une complicité avec le lecteur. Les textes mis en évidence dans le recueil introduisent un double mouvement : ils témoignent de la reconnaissance du poète à légard des uvres du passé, mais ils infléchissent aussi le sens même du recueil - si tant est que lon puisse imaginer le recueil comme une entité séparée de son réseau intertextuel.
B/ Continuation
a : La transposition de la Bible
Hugo, en ce sens, utilise les caractéristiques des uvres précédentes pour en fonder une nouvelle, pour les continuer ou pour les détourner de leur visée originelle.
On peut ainsi mettre en lumière les allusions constantes quil fait à la Bible, de telle sorte quil semble même parfois réécrire et actualiser certains épisodes de lÉvangile, selon la technique que Genette appelle transposition, cest-à-dire transformation sérieuse[7]
Dans le poème Jeanne lapidée (XI), Hugo fait allusion à un incident tragique, celui de la lapidation de sa maison en Belgique, le 27 mai 1871. Demblée, le poème perd son caractère anecdotique pour se situer dans une lignée à caractère sacré.
La réécriture de la Bible est particulièrement visible au centre du poème, puisque lénonciateur prend en quelque sorte la place du Christ et vit une nouvelle passion. Comme le Christ est sensé le faire, il prend sur lui toute la souffrance humaine : ce nest plus Jeanne - alors que le titre Jeanne lapidée semblait lindiquer - qui est visée par la pierre, mais lui-même qui sattribue le supplice :
[...] Ah ! ton fils me lapide,
Mère, et je te bénis. [...]
Lénonciateur assimile aussi la fonction de pardon du Christ :
Je lui pardonne au nom de mon ange innocent !
[...] Je pardonne ; le mal a ses pièges sans nombre ;
Je les plains ; [...]
Hélas ! comment veut-on que je lui soit sévère ?
Nous pardonnons. Cest juste. Ah ! ton fils me lapide,
Mère, et je te bénis. Et je fais mon devoir.
Les allusions à la passion du Christ sont multiples :
Pauvre mère, ton fils ne sait pas ce quil fait.
[...] Le sommet qui fait grâce au gouffre est le Calvaire.
Mornes bourreaux, à nous martyrs vous vous fiez ;
Et nous, les lapidés et les crucifiés,
Nous absolvons le vil caillou, le clou stupide ;
Lénonciateur reprend surtout les propres paroles du Christ, qui, sur la croix, sexclame : Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce quils font[8].
Il apparaît alors que la transposition de la Bible dans le poème est plus complexe quelle peut le sembler au premier abord. En effet, le père sest en quelque sorte féminisé et nest plus tout-puissant, mais manifestation même de la faiblesse : Pauvre mère, ton fils ne sait pas ce quil fait. Cette transformation nest pas surprenante si lon sattache à la visée politique du recueil, qui tente de réhabiliter les faibles et les exclus. La mère de lenfant est fondamentalement impuissante : Nen sois pas responsable et nen sois pas punie ! / [...] ce nest pas de ta faute. Elle symbolise le peuple victime du pouvoir des prêtres ; son fils a ainsi été perverti par le clergé : Le prêtre [...] / Imposteur, a rempli cette âme dimposture. Pourtant, malgré cette extrême fragilité, elle remplace, dans les mots, le Dieu du texte biblique, cest-à-dire le symbole même de la puissance. La réhabilitation des faibles se fait donc ici grâce à linfluence de lhypotexte sur lhypertexte : il ne se contente pas de rajouter un sens, mais il le transforme.
La fonction quasi christique que revendique souvent lénonciateur nest pas anodine. Il ne sagit pas pour Hugo de se placer sous une quelconque autorité, même divine, mais de tenter de renouveler lentreprise du Christ : celle de transformer les consciences, à la fois par son propre exemple, et par lintrusion de paraboles[9] dans le texte. Il conserve en réalité moins la dimension religieuse du Christ, que sa dimension humaine et subversive. Il le met dailleurs au même rang que Voltaire, ce qui ne semble plus paradoxal lorsque lon considère que tout deux occupent la même fonction.
Le poème Jeanne lapidée prend donc toute sa valeur dans le rapport quil entretient avec son hypotexte. Lallusion biblique nest absolument pas anodine, mais elle donne au poème un sens subversif. La Bible, ou plutôt le Nouveau Testament, retrouve du même coup son aspect fondamentalement révolutionnaire, oublié par les bien-pensants.
b : DAubigné et la forgerie
La Bible se trouve transposée dans LArt dêtre grand-père ; certains de ses épisodes sont en tout cas insérés dans le recueil et modifiés, bien que lessence en soit conservée, voire renforcée dans sa vocation subversive. On reconnaît facilement les allusions grâce aux citations presque littérales qui en sont tirées. Plus habilement encore, Hugo parvient à retrouver le style même de certains auteurs, sans pour autant les citer. Cest ce que Genette appelle une forgerie, une imitation sérieuse. Sans prétendre recenser tous les passages de réécriture qui abondent dans LArt dêtre grand-père, nous nous bornerons à mettre en avant lexemple de dAubigné, dont on devine linfluence au début du poème Patrie.
Implicitement, Hugo devient le successeur de dAubigné lorsquil se plaint de la situation de la France. Evidemment, le contexte historique dans lequel évoluait dAubigné était bien différent et sans doute beaucoup plus troublé que celui de Hugo. Les Tragiques ont été publiées en 1616, et tout le recueil se fonde sur les guerres de religion qui ont sévi entre huguenots et catholiques[10]. Hugo, quant à lui, déplore dans Patrie (XVIII, 1) la défaite de la France contre les prussiens en 1871.
Par sa référence implicite à luvre de dAubigné, Hugo réinstalle ostensiblement le tragique au cur de son recueil et accentue lhorreur de lépoque dans laquelle il vit, tandis quelle était sans cesse visible - de manière plus ou moins déguisée - dans le recueil, mais rarement montrée de manière aussi frappante. Hugo commence le poème par ces mots :
Ô France, ton malheur mindigne et mest sacré.
Je lai dit, et jamais je ne me lasserai
De le redire, et cest le grand cri de mon âme,
Quiconque fait du mal à ma mère mest infâme.
Linvocation à la France, appelée mère se trouve déjà dans Les Tragiques de dAubigné :
Ô France désolée ! ô terre sanguinaire,
Non pas terre, mais cendre ! ô mère [...]
Je veux peindre la France une mère affligée [...]
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;[11]
De la même manière que dAubigné, Hugo, dans sa dernière section, et dans ce poème en particulier, repousse manifestement la poésie dinspiration légère :
[...] ; et ma strophe maudit
Avec des pleurs sanglants, avec des cris funèbres,
Le sort, ce mauvais drôle errant dans les ténèbres ;
La ressemblance avec le début des Tragiques est visible, bien que le ton de dAubigné soit plus violent encore :
Le luth que jaccordais avec mes chansonnettes
Est ores étouffé de léclat des trompettes ;
[...] Jappelle Melpomène en sa vive fureur
[...] Que la bouche lui saigne, et son front éperdu
Fasse noircir du ciel les voûtes éloignées,
Quelle éparpille en lair de son sang deux poignées
Quand épuisant ses flancs de redoublés sanglots
De sa voix enrouée elle bruira ces mots : [...][12]
Les deux poèmes mettent chacun en scène une représentante de la poésie tragique, quil sagisse de la strophe de Hugo ou de Melpomène chez dAubigné. Toutes deux se caractérisent par la colère, le sang, les pleurs et les cris.
La proximité du style des deux poètes dans ces passages marqués par les allitérations et les assonances et par la déferlante prosodique[13], tous deux écrits en alexandrins à rime plate, est renforcée encore par la similitude de leur conception de lhistoire. DAubigné met en scène lhorreur des guerres de religion pour préparer un avenir plus brillant ; il annonce ainsi à la fin des Tragiques lavènement du Jugement Dernier, et considère que le jour de la nuit sort. La thématique de laurore suivant les ténèbres est tout aussi essentielle chez Hugo, qui écrit ainsi dans Persévérance (XVIII, 2) :
Dieu nous transforme ; il a pour tâche en notre nuit
Lauguste avortement de la foudre en aurore.
Le poète, dans Patrie (XVIII, 1), se pose dailleurs lui-même en procureur et en appelle à Dieu, le juge suprême.
Tout se passe donc comme si Hugo poursuivait lentreprise commencée par dAubigné, comme si la situation navait guère changé et que chaque époque nécessitait la présence dun poète fustigeant les douleurs du présent pour préparer lavenir.
La façon dont Hugo introduit dans son propre recueil des textes ou des références à des auteurs antérieurs nest donc pas seulement ludique, mais participe à la construction de sa vision de lhistoire littéraire et politique.
Après avoir mis laccent de manière pragmatique sur quelques manifestations ponctuelles de lhypertextualité et sur la manière dont le recueil sinscrit dans une continuité, il est important détudier de manière plus détaillée les conséquences quelles impliquent sur lensemble du recueil, et en particulier le dialogue quelles ne manquent pas de susciter.
C/ Conséquences de lhypertextualité sur le recueil
a : Le mouvement vers lidéal
Lintrusion dans LArt dêtre grand-père de textes de grands auteurs, et plus particulièrement de textes sacrés, a pour conséquence immédiate douvrir le recueil vers un au-delà, vers un idéal, habituellement inaccessible voire indicible, mais qui devient, de cette manière, tangible. Les textes sacrés, comme la Bible, ou qui touchent au sacré, comme Le Paradis de Dante, deviennent en quelque sorte la plus sûre manifestation de la transcendance dans le recueil. Pour simplifier, on peut dire que, de la même façon que le poète tend sans cesse vers un idéal, vers une transcendance, le recueil tend vers lidéal, vers le lieu de la manifestation divine que sont sensé représenter la Bible ou Le Paradis. La Bible et Le Paradis ne jouent en aucun cas le rôle dintercesseur entre la transcendance et le poète, et ne sont pas présentés comme tels, mais sont plutôt, si lon se situe dans le domaine des mots, de la littérature, du langage, le signe de la présence divine. Le poète ne cherche pas à imiter ces textes, mais à donner à sa propre écriture une nouvelle résonance, naissant de la coexistence de différentes références au sein dun même texte.
Cest ainsi que lon peut expliquer limportance des références bibliques faisant allusion au pardon du Christ à ses bourreaux. Le thème du pardon était déjà présent dans LArt dêtre grand-père, sans que les connotations soient nécessairement sacrées. Le rapport entre LArt dêtre grand-père et son hypotexte, la Bible, permet alors de magnifier le thème du pardon dans le recueil et de lui donner une profondeur quasi métaphysique. Le motif de la rédemption est en quelque sorte amplifié et projeté dans une dimension universelle. Le pardon nest plus anecdotique, il ne peut plus être contesté par lil sévère des bien-pensants : il est presque actualisation de lEvangile.
De la même manière, mais dans une tonalité sans doute moins subversive[14], les références au Paradis de Dante ont une influence directe sur la physionomie du recueil. Très nombreuses, mais aussi très diffuses, elles se devinent la plupart du temps lorsque Hugo veut évoquer une perfection toute divine, proche de la plénitude du paradis. Ces simples vers (Laetitia rerum, I, 8),
Enfants, dans vos yeux éclatants
Je crois voir lempyrée éclore ;
peuvent se lire tels quels, mais font aussi implicitement référence à limage finale du Paradis de Dante, qui représente justement lEmpyrée comme une rose qui souvre, qui [éclôt] :
Au cur jaune de la rose éternelle
qui monte et se dilate, exhalant son parfum
de louange au soleil dun éternel printemps,
[...] Béatrice mentraîna, et dit : «Regarde
[...] Vois notre cité [...].»[15]
On retrouve chez Hugo les mêmes images que chez Dante. Elles sont toutefois beaucoup plus accessibles et ramassée à lextrême. Dante décrit ainsi la danse et le chant dastres, manifestations de lâme des élus, rencontrés au paradis :
Quil imagine, celui qui veut comprendre
ce que je vis alors [...]
quinze étoiles, en divers points du ciel [...].
Le chant et la ronde accomplirent leur mesure ;
et ces saintes lumières se tournèrent vers nous [...][16]
Hugo fait allusion à ces chants, mais de manière très succincte (Georges et Jeanne, I, 6) :
Ô Jeanne ! Georges ! voix dont jai le cur saisi !
Si les astres chantaient, ils bégaieraient ainsi [...]
Ils trébuchent, encore ivres du paradis.
Laffirmation de Dante est dailleurs presque mise en doute (Si les astres chantaient [...]), ou plutôt réinterprétée : puisque les astres [chantent] vraiment dans Le Paradis, alors ils doivent certainement [bégayer] comme le font Georges et Jeanne.
Il apparaît alors que non seulement les références à Dante donnent à LArt dêtre grand-père un caractère sacré, mais dans un autre sens, transforment aussi, a posteriori, la lecture que lon peut avoir du Paradis. Il ne sagit évidemment pas dune transformation effective du Paradis de Dante, mais de la transformation du lecteur et de sa conception de sa lecture. Il est contraint de renouveler son regard sur des uvres littéraires qui pouvaient plus ou moins sembler figées dans la tradition.
La confrontation des deux uvres transforme lune aussi bien que lautre, ou plutôt crée un rapport de complicité entre les deux, et installe un dialogue fictif.
b : Le dialogue hypertextuel
Il existe donc une interaction fondamentale entre les uvres citées en référence, et le recueil en lui-même. Cette modification dun texte par un autre est particulièrement visible dans le premier poème de la section Enfants, oiseaux et fleurs (X, 1). Dans ce poème, Hugo invente une enfance au fameux Roland[17], enfance qui contient en germe toute la bravoure du héros de la chanson de geste :
Lorsque Roland, rempli de projets et de vux,
Etait petit, après lescrime et les parades,
Il jouait dans les champs avec ses camarades [...]
Joyeux ; un moine un jour, passant avec sa croix,
Leur demanda, cétait labbé de la contrée :
- Quelle est la chose, enfants, qui vous plaît déchirée ?
[...] - Roland dit : Un drapeau.
Pierre Albouy[18] précise que le manuscrit porte la date du 5 octobre 1846, et que le poème a donc certainement été écrit en même temps que Le mariage de Roland dans La Légende des siècles. Cela renforce encore le fait que le poème semble directement sinspirer dune veine épique. Pourtant, le début du poème, quant à lui, se situe dans la droite lignée des poèmes plus intimes de LArt dêtre grand-père :
Jaime un groupe denfants qui rit et qui sassemble ;
Jai remarqué quils sont presque tous blonds, il semble
Quun doux soleil levant leur dore les cheveux.
La rupture est donc radicale entre une première partie de poème typique du recueil, et une seconde à tonalité plus épique. Cependant, cette proximité est voulue et a pour effet de modifier les deux parties du poème. La première partie est mise en évidence par le contraste, la seconde voit son caractère guerrier et patriotique quelque peu atténué.
Lintertextualité transforme donc le caractère monolithique du texte littéraire, et brise toute univocité. Hugo a donc à la fois une vision linéaire de la succession des écrivains dans le temps, mais, dans le même moment, il rompt cette linéarité en introduisant le dialogue et en faisant intervenir les écrivains du passé dans le temps présent, sans aucune hiérarchie apparente. Alors quil présente les écrivains sous la forme dun défilé organisé, les références en elles-mêmes apparaissent au gré des poèmes de manière anarchique.
II - LArt dêtre grand-père et luvre de Hugo
Un cas particulier cependant mérite dêtre étudié plus en détail : cest celui du rapport intertextuel qui se constitue entre LArt dêtre grand-père et les autres uvres de Hugo. Ce rapport nentraîne a priori pas les mêmes implications quune relation intertextuelle traditionnelle : le dialogue ne se fait plus entre deux auteurs différents, mais entre lénonciateur[19], et lui-même, ou celui quil a été. Il sagira donc pour nous détudier les raisons et les effets de lintertextualité hugolienne dans le recueil. On se fondera sur quelques exemples succincts pour tenter de définir les implications sur le recueil de ces nombreuses références.
A/ Histoire de lénonciateur-personnage
Lénonciateur utilise souvent un je individualisé pour se faire personnage et prendre la parole en ce sens. Il se situe pour cela dans une histoire, dans un temps chronologique qui dépasse largement les limites du recueil.
Ce temps chronologique fait explicitement référence à la biographie de Hugo, mais plus particulièrement à une biographie qui était déjà évoquée et mise en scène dans les recueils antérieurs. Cest ainsi que la pièce «A des âmes envolées» (XIV) peut sentendre comme un écho des «Pauca meae[20]», adressées à Léopoldine, signale Pierre Albouy[21]. Le premier vers du poème peut dailleurs se lire dans un double sens :
Ces âmes que tu rappelles,
Mon cur, ne reviennent pas.
Pourquoi donc sobstinent-elles,
Hélas ! à rester là-bas ?
Le verbe rappeler signifie bien sûr faire revenir en appelant, mais le fait que le poète utilise le préfixe r- devant le verbe appeler, ainsi que la présence du verbe sobstiner, signalent aussi que lénonciateur a déjà tenté cette entreprise auparavant. Cette tentative a dailleurs toujours été vouée à léchec. Dans ce poème, le poète essaie dinstaurer un dialogue qui échoue davance, puisque le tu auquel lénonciateur sadresse nest en réalité quun moi (Ces âmes que tu rappelles, / Mon cur [...]) ; le dialogue ne peut exister sans la présence dun destinataire.
Dans Les Contemplations, le poète tâchait déjà désespérément de retrouver la parole de sa fille disparue :
Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
«Est-ce que mon père moublie
Et nest plus là, que jai si froid ?»[22]
Oh ! que de fois jai dit : Silence ! elle a parlé !
[...] Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que jécoute ![23]
A des âmes envolées fait écho de manière plus souterraine encore aux Feuilles dautomne. Le bonheur familial disparu, décrit dans la suite du poème, est le même que celui qui était chanté dans le recueil de 1831 :
Parmi les feuilles tombées
Nous courrions au bois vermeil ;
Nous cherchions des scarabées
Sur les vieux murs au soleil.
Les feuilles tombées rappellent le titre du recueil de référence, et signalent aussi que ce bonheur était précaire.
Faire référence à une chronologie personnelle à travers lhistoire de ses recueils, est un moyen pour Hugo de situer LArt dêtre grand-père dans une chronologie qui serait le pendant plus intime de la chronologie littéraire, historique, et politique évoquée plus haut.
Cependant, de la même façon que lhistoire littéraire est à la fois linéaire et entrée dans une éternité, dans un hors-temps, en particulier grâce au dialogue, lhistoire plus intime est orientée, mais le retour des mêmes thèmes au fil des recueils de Hugo perpétue à linfini certains moments privilégiés.
Le poème Jeanne endormie reproduit ainsi le même instant de plénitude tout au long du recueil. Sans doute faudrait-il ajouter que le thème de lenfant endormi est récurrent dans lensemble de luvre de Hugo. On en trouve un exemple dès Les Feuilles dautomne :
Dans lalcôve sombre,
Près dun humble autel,
Lenfant dort à lombre
Du lit maternel.
Tandis quil repose,
Sa paupière close,
Souvre pour le ciel.[24]
Tout finit, mais tout recommence, / Je m'intéresse au procédé / De rajeunissement immense / Vainement par lombre éludé écrit le poète (X, 2). De la même manière que tout recommence et que le printemps revient, LArt dêtre grand-père se signale comme le lieu de la renaissance des uvres qui lont précédé.
B/ Les uvres ressuscitées
a : Continuité du combat politique
Lintertextualité entre les uvres hugoliennes nest pas seulement marquée par le retour dun énonciateur, dont lhistoire se constitue presque au fil des recueils. Certains vers de LArt dêtre grand-père font référence aux uvres mêmes de Hugo et à son écriture. En ce sens, le recueil nest plus seulement reflet ou écho des recueils antérieurs, mais plutôt regard rétrospectif et lucide, voire revendicatif.
Hugo met dabord en lumière le lien primordial qui existe entre son écriture et son combat politique, et ce à travers lévocation quil fait de son uvre de poète (Victor, sed victus, I, 4) :
Je suis, dans notre temps de chocs et de fureurs,
Belluaire, et jai fait la guerre aux empereurs ;
[...] Et jai livré bataille aux vagues écumantes,
Et sous lénorme assaut de lombre et des tourmentes
Je nai pas plus courbé la tête quun écueil ;
Quand les tyrans lançaient sur nous, du haut des airs,
Leur noir tonnerre ayant des crimes pour éclairs,
Jai jeté mon vers sombre à ces passants sinistres.
Lallusion aux Châtiments est évidente, dautant que la métaphore qui présente les ennemis comme des vagues écumantes et le poète comme un écueil, désigne aussi lexil de Hugo à Jersey, puis à Guernesey. Tout se passe alors comme si LArt dêtre grand-père constituait la suite du combat politique amorcé par des Châtiments et continué par LAnnée terrible. Le présent, au début du poème, montre que la position du poète face à la tyrannie ou à linjustice na pas changé : Je suis, dans notre temps de chocs et de fureurs, / Belluaire [...]. Il est dailleurs caractéristique de voir que Hugo, au lieu dutiliser lindicatif présent pour illustrer cette affirmation, emploie le passé. Cela ne signifie pas que sa lutte est révolue, mais quelle sinscrit dans une continuité fortement revendiquée, et surtout que, étant présente, elle ne se dit pas, mais se manifeste plutôt en actes.
b : Réponse aux uvres précédentes
Dans la continuité des uvres antérieures de Hugo, certains vers vont jusquà créer un dialogue avec elles, ou au moins apporter une réponse, une justification ou un assentiment.
On peut par exemple lire ce vers, Les lions sont ainsi, sombres et généreux (Lépopée du lion, XIII, 1), comme une sorte de réplique au scandale quavait provoqué en 1830 le fameux vers de Hernani prononcé par Doña Sol :Vous êtes mon lion superbe et généreux ![25] Mlle Mars, lactrice qui devait jouer ce rôle, avait refusé de dire ce vers et lavait remplacé par : Vous êtes mon seigneur vaillant et généreux. Elle considérait que la formule était trop prosaïque, et que la diérèse du mot li-on était ridicule. Le vers Les lions sont ainsi, sombres et généreux sonne alors comme une revanche, puisquil prend la forme dune forte assertion, réutilise ladjectif généreux et conserve la diérèse au même endroit.
Certains passages de LArt dêtre grand-père prennent donc sens à la fois dans leur contexte immédiat et dans le rapport quils entretiennent avec les autres uvres de Hugo. Cest ainsi que le défilé des grands auteurs, dans le poème Persévérance ( XVIII, 2), peut dabord se lire à partir du seul contexte de LArt dêtre grand-père :
Regardons ces penseurs de lâge précédent,
Ces héros, ces géants quune même âme anime,
Détachés par la mort de leur travail sublime,
Passer, les pieds poudreux et le front étoilé ;
[...] Et marchons. Nous aussi nous avons notre étape.
Persévérance peut ensuite se lire dans la continuité du poème Les mages[26] des Contemplations. On y retrouve la même mise en scène du défilé, mais lénonciateur se présentait plus comme un des lecteurs des écrivains que comme leur successeur :
Ils vont, vêtus dhumanité,
Jouant la comédie énorme
De lhomme et de léternité ;
[...] Nous tremblerions si dans leur groupe
Nous, troupeau , nous pénétrions !
[...] Ah ! ce quils font est luvre auguste.
Ces histrions sont les héros !
[...] Ils nous font espérer un peu.
Le titre du poème recouvre alors un nouveau sens : le poète fait preuve de persévérance en lécrivant et poursuit luvre déjà commencée dans Les Contemplations.
Mais limage développée par le poème peut aussi se lire et sexpliquer en relation avec la conception du génie du William Shakespeare. Hugo y expliquait que le génie ne doit pas être éloigné de lhumanité : Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. Si tu nas pas de cette poussière, si tu nas jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas.[27] La métaphore de la marche du génie se retrouve donc condensée à lextrême dans ce simple vers : Passer, les pieds poudreux et le front étoilé.
Les trois textes, Les mages, Persévérance et lextrait tiré du William Shakespeare font tous référence à la même image, figurant lhistoire de la pensée dans lespace et la présentant sous la forme dune marche. Cependant, on observe dans chacun de ces textes des variations infimes : dans LArt dêtre grand-père comme dans Les Contemplations, lénonciateur utilise la première personne du pluriel, dans un nous qui englobe lhumanité ; cette humanité, de spectatrice, ou guidée par les mages, devient actrice dans LArt dêtre grand-père. Le nous représente à la fois lénonciateur-auteur et lensemble des hommes : tout se passe donc comme si lénonciateur poursuivait la marche des grands auteurs, non pas seul, mais accompagnant les autres hommes : Ô tous ! vivez, marchez, croyez ! soyez tranquilles. Le je prescriptif du William Shakespeare est devenu un nous fraternel. Ce ne sont plus seulement les génies qui marchent sur le sentier poétique et politique de LArt dêtre grand-père, mais aussi le peuple. Cest ce que laisse entendre le poème suivant, Progrès (XVIII, 3), qui se constitue ainsi comme la suite logique de Persévérance :
En avant, grande marche humaine !
Peuple, change de région.
Les rapports quentretiennent les uvres de Hugo entre elles sont ainsi productrices de sens ; de la même façon, les poèmes, par leur confrontation, créent un réseau de sens et proposent des clés de lectures, en séclairant mutuellement. Le recueil est traversé de relations intertextuelles à tous niveaux. Hugo crée un va-et-vient continuel entre les références aux uvres des grands écrivains, donnant ainsi une vision générale de la littérature - mais non une vision globalisante et réductrice -, celles à ses propres uvres, inscrivant LArt dêtre grand-père dans une continuité et réhabilitant à travers lui le peuple, qui change de région, et celles des poèmes entre eux, qui reproduisent à leur échelle le mouvement qui anime et transforme hypertexte et hypotextes.
III - lintratextualité
A/ Des clés de lecture
Je passerai plus rapidement sur cette partie car elle porte sur des détails très précis du texte; je tâcherai moins de relever tous les effets intratextuels, qui pourraient varier à linfini, que de pointer du doigt quelques mécanismes essentiels.
Pour Michaël Riffaterre[28], les mots signifient en fonction [du] texte hugolien. Cette conception de lintertextualité hugolienne éclaire certaines images que lon trouve dans LArt dêtre grand-père : les images qui envahissent certains poèmes seraient moins dues à une référentialité extérieure, quau rapport quelles entretiennent avec le texte du recueil dans son ensemble.
Cest ainsi que limage contenue dans ce vers, Ah ! vous voulez la lune ? où ? dans le fond du puits ? (III, 3), est développée, transformée et renversée dans le poème suivant (III, 4) :
Oui, je leur donnerais, lune, ta sombre sphère,
Ton ciel, [...]
Ton énigme, ton puits sans fond, ton inconnu !
Limage commune de la lune au fond du puits est modifiée : cest la lune qui devient puits. Certes, cette nouvelle image peut se lire sans faire nécessairement appel au vers du poème précédent ; elle prend sens en particulier grâce aux mots qui lentourent, ton énigme, ton inconnu, et exprime elle aussi le mystère. Cependant, elle forme une sorte décho de limage du poème précédent : de même que la lune se reflète dans le puits, de même le second vers cité se constitue presque comme le reflet inverse du premier et, du même coup, se teinte dune légère connotation comique, tout en ne perdant rien de son aspect énigmatique.
Parfois, certains poèmes vont jusquà présenter explicitement des clés de lecture pour dautres pièces du recueil. Cest ainsi que le dernier poème de la section Laus puero (XV, 9) joue, par certains aspects, un rôle dexplication de la section suivante, Deux chansons :
Je vous le dis, je suis un aïeul sans limite ;
[...] Moi grand-père indulgent, mais ancêtre inclément,
Aussi doux dun côté que sévère de lautre [...].
Le poète laisse ici entrevoir lautre versant du grand-père, lancêtre, qui a une fonction plus visiblement politique et qui prend en charge la mémoire collective pour en faire un moyen daction:
Je ne vois pas pourquoi lon négalerait pas
Dans laudace, leffort, lespoir, dans le trépas,
Les hommes dIéna, dUlm et des pyramides ;
Les vaillants ont-ils donc engendré les timides ?
Le double rôle de laïeul, à la fois grand-père et ancêtre, est mis en scène dans les deux poèmes de la section suivante : Chanson de grand-père et Chanson dancêtre. Chacun dentre eux répond exactement à la définition des termes donnée dans la section Laus puero. Leur position dans le recueil est donc loin dêtre insignifiante.
Les poèmes créent alors un dialogue entre eux, certains apportant des réponses aux questions posées par dautres, ou illustrant leurs propos. Ora, ama (X, 5) peut ainsi être lu comme une réponse immédiate au poème qui le précède, Le trouble-fête(X, 4). Ce dernier met en scène une danse de jeunes filles mises en fuite par un prêtre. Cependant, cette danse troublée atteint dans Ora, ama un niveau cosmique qui ne peut, cette fois-ci, être bouleversé :
Comme pour lentraîner dans leur danse céleste,
Les nuages ont pris la lune au milieu deux.
Il y a donc dans la disposition même des deux poèmes la preuve évidente que la ronde des jeunes filles, leurs jeux, nétaient pas condamnables. Cest donc dans la confrontation des poèmes que le sens est produit et surgit dans toute sa clarté. La démonstration se fait par limplicite et par la tension que produit la confrontation des textes. Les références intratextuelles du recueil procèdent en effet souvent par le renversement. Les images évoquées dans un poème se manifestent comme les images inversées dun autre poème.
b : Tout contient le tout[29]
Pourtant, malgré cette tension, il arrive fréquemment que des poèmes contiennent en eux-mêmes suffisamment de références et dallusions pour sembler embrasser les thèmes principaux du recueil. Il y a un étroit va-et-vient entre le recueil dans son ensemble et les poèmes qui le composent. Le recueil est un tout composé de parties, mais chaque partie contient en elle-même le tout.
Le rêve qui prend place dans Jeanne endormie. - IV (XVII) est à ce titre significatif. Il sagit de la dernière section du recueil avant Que les petits liront quand ils seront grands, qui ouvre LArt dêtre grand-père vers lavenir. Jeanne endormie . - IV semble alors une dernière fois se pencher sur les thèmes qui ont envahi le recueil, et le songe de lenfant devient en quelque sorte le résumé de LArt dêtre grand-père dans son ensemble :
Moi je pense, elle rêve ; et sur son front descend
Un entrelacement de visions sereines ;
Des femmes de lazur quon prendrait pour des reines,
Des anges, des lions ayant des airs benins,
Des pauvres bons géants protégés par des nains,
Des triomphes, des fleurs dans les bois, des trophées
Darbres célestes, pleins de la lueur des fées,
Un nuage où leden apparaît à demi,
Voilà ce qui sabat sur lenfant endormi.
Auparavant, dans le premier Jeanne endormie (II), le rêve de lenfant était typiquement shakespearien (Lenfant cherche à revoir Chérubin, Ariel, / Ses camarades, Puck, Titania, les fées [...]). Désormais, le rêve est non seulement hugolien, mais surtout caractéristique de LArt dêtre grand-père. Chacune des visions de Jeanne correspond à un aspect précis du recueil. Les femmes [...] quon prendrait pour des reines font écho à la Chanson de grand-père (XVI, 1) : Dansez les petites filles, [...] Dansez les petites reines, [...] Dansez les petites femmes, mais aussi à lentreprise de réhabilitation de la femme qui a eu lieu dans tout le recueil. Les lions à lair benin évoquent bien sûr Lépopée du lion et symbolisent le peuple devenu roi. Les pauvres bons géants protégés par des nains[30], sont à limage du grand-père belluaire de Victor sed victus (I, 5), géant vaincu par un petit-enfant.
Les personnages perçus dans le rêve enfantin appartiennent à la fois au monde du conte de nourrice - reines, anges, lions ayant des airs benins, pauvres bons géants, nains et fées sy côtoient - mais ils prennent aussi sens à partir de lintertexte que constitue LArt dêtre grand-père et simprègnent alors dune symbolique plus politique.
Le recueil se trouve, de la même manière, transformé par la présence de ce résumé, qui prend place dans un rêve enfantin. Tout se passe comme si, par contrecoup, le monde décrit dans le recueil sombrait lui aussi dans le rêve, basculait dans lirréel, était signalé comme pure littérature, au même titre que Chérubin, Ariel [...] Puck, Titania [et] les fées. Le reproche que lenfant adresse à Dieu dans Jeanne endormie. - IV pourrait, pour pousser à lextrême, être formulé par le lecteur à propos de ce quil a lu dans LArt dêtre grand-père :
Le berceau des enfants est le palais des songes ;
Dieu se met à leur faire un tas de doux mensonges ;
[...] Plus dun dira plus tard : Bon Dieu, tu me trompais.
[Poète], tu me trompais sécrie le lecteur. Mais le Bon Dieu-poète répond :
- Non. Ton rêve est le ciel. Je ten ai donné lombre.
Mais ce ciel, tu lauras. Attends lautre berceau ;
La tombe. -
Le rêve de lenfant, qui résume tout le recueil de LArt dêtre grand-père, est donc en même temps limage dun monde idéal à venir. Le poète a, en un sens, construit un recueil qui est lui aussi ombre [du ciel][31] , mais il signale que le monde idéal quil a chanté doit se construire dans le futur.
La forme du poème signale bien ce renversement. Le premier vers commence sur cette image de la perfection : Loiseau chante ; le dernier vers se clôt sur ces mots : Chante, oiseau ! La perfection est donc encore à venir, et loiseau désormais a besoin dune impulsion pour chanter, de la même manière que le peuple, après avoir été réhabilité dans le recueil, doit se prendre en charge et continuer à avancer, ou que le poète, après avoir construit un paradis dans son recueil, devra poursuivre sa quête de lidéal.
Tout se passe donc comme si le poète montrait dans ce dernier poème avant la section finale du recueil, plus directement politique et patriotique, que ce quil a écrit est déjà devenu littérature, que LArt dêtre grand-père est déjà presque devenu en lui-même hypotexte, destiné à être dépassé par dautres textes. Hugo, dans ce seul recueil, parvient alors à montrer, presque sous les yeux du lecteur, la façon dont lécriture dune uvre sinscrit dans une histoire littéraire plus vaste, et au moment même où il sapproche de la fin de son recueil, il réutilise les thèmes qui lont ponctué, comme pour montrer en acte la manière dont lui-même a utilisé les uvres de ses prédécesseurs.
Ainsi, LArt dêtre grand-père ne se signale pas seulement comme un texte qui utilise des références littéraires dans le présent de luvre, mais comme un texte qui montre en lui-même quil est aussi littérature, et quil sera lui aussi destiné à être suivi par dautres uvres et à subir le même traitement quil a fait subir à ceux qui lont précédé.
Le présent de lécriture se voit alors projeté dans lavenir. La fin de LArt dêtre grand-père témoigne alors une sorte de détachement de la part du poète de luvre presque achevée, dans sa matérialité du moins. Il la voue à devenir elle aussi matériau intertextuel et à être suivie par une multitudes dautres uvres.
CONCLUSION :
La multiplicité des références intertextuelles nimplique donc pas que le recueil soit clos, ni sur lui-même, ni sur le passé. Chaque poème se constitue presque comme le microcosme du recueil, le recueil se constitue comme le microcosme de luvre hugolienne, et luvre de Hugo prend en charge les uvres des penseurs de lâge précédent (Persévérance, XVIII, 2). LArt dêtre grand-père se présente donc comme une uvre totale, mais aussi traversée par les tensions que suscite la confrontation des références intertextuelles. Il sagit donc dune totalité en mouvement.
Elle est dautant plus en mouvement que la pratique intertextuelle en elle-même provoque des conséquences multiples sur le recueil et joue des rôles très variés : elle permet dinscrire luvre dans une chronologie et en même temps instaure un dialogue, elle rend le lecteur complice, puisquil doit évoluer dans des réseaux complexes et construire sa propre lecture, et elle change sa vision de la lecture des uvres précédentes, pour en faire un lecteur pensif et actif.
Paradoxalement, la multiplicité des réseaux intertextuels ne fait pas de LArt dêtre grand-père une uvre orientée vers le passé, mais au contraire une uvre très vivante, à la fois parce quelle montre lévolution de la pensée humaine qui doit être poursuivie, et parce quelle fait du lecteur un lecteur pensif, qui doit réagir et continuer luvre.
Si LArt dêtre grand-père se réfère aux uvres du passé, cest aussi pour préparer lavenir de la lecture. Cest ainsi que le titre de la dernière section du recueil, Que les petits liront quand ils seront grands, renvoie aussi une certaine lecture à lavenir. Le futur contenu par ce titre ne se lit pas seulement dans son rapport avec lénonciateur, mais il est aussi futur du lecteur. Ce qui compte dans le titre de la section, du point de vue du lecteur, est moins le sujet du verbe, les petits, que le temps même du verbe, au futur. Cela signifie que le lecteur, quelle que soit lépoque où il lit, lit toujours au présent. Lorsquil réactualise le présent, il réactualise aussi le futur : le futur du recueil est toujours à venir.
Tout se passe alors comme si la lecture présente du lecteur, dans toute son immédiateté matérielle, se trouvait elle aussi projetée dans une chronologie, dans un temps orienté. Le lecteur saperçoit, au moment même où il lit, que sa propre lecture est destinée à être suivie par dautres. Il sagit là pour le poète dune nouvelle manière douvrir le recueil, qui se construit à la fois dans son rapport avec les auteurs précédents, et dans sa complicité avec les lecteurs à venir.
Laxe temporel qui relie les uvres des auteurs antérieurs aux uvres de Hugo, jusquà LArt dêtre grand-père et aux uvres futures, rejoint un autre axe : celui des lecteurs, qui relie le lecteur Hugo, admirant certains grands écrivains, au lecteur sans cesse à venir, lecteur idéal par excellence, en passant par le lecteur de linstant présent - chronologie sans fin, puisque chaque lecteur aura un avenir, un futur au-delà de lui-même. Luvre, en sinscrivant dans cette chronologie infinie, sinscrit donc, par la même occasion, dans léternité, mais non dans une éternité figée ; il sagit dune éternité paradoxalement temporelle constituée par la pensée vertigineuse dun avenir sans fin.
Cest ce qui constitue toute la particularité de lintertextualité telle quon peut la concevoir dans LArt dêtre grand-père : elle ramène les uvres du passé dans le présent, mais elle ne peut se concevoir et avoir de légitimité quen étant vouée à être finalement dépassée et à souvrir vers toutes les possibilités quoffre lavenir.
[1] Dans Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p 40.
[2] Les Confessions, Paris, Hachette, 1997, p 11.
[3] Nous avons choisi, pour faciliter notre étude et dans un but uniquement pragmatique, dassocier lanalyse de Pascal et du pastiche. Nous sommes conscients de tout ce que cette classification peut avoir darbitraire, ici comme ailleurs. Genette lui-même explique que ses grandes catégories sont souvent étanches et quil est rare quun phénomène dhypertextualité ne réponde quà une seule dentre elles.
[4]Le fait que Rousseau, tout comme Pascal, soient explicitement cités dans le recueil renforce dailleurs notre conviction quil sagit bien là dhypertextualité : Voici lendroit profond où Pascal sest penché, / Criant : gouffre ! Jean-Jacque où je marche a marché (XVIII, 2).
[5] Dans Les Pensées (daprès lédition de Léon Brunschvicg), Paris, Garnier Flammarion, 1976, § 277, p 127.
[6] Ibid. § 82, p 73.
[7] Dans Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p 40. Genette distingue la transformation de limitation, bien que la frontière entre les deux techniques soit aisément perméable. Il appelle imitation une transformation indirecte (p 16), cest-à-dire une dérivation qui nécessite un plus grand travail sur lhypotexte que la simple transformation. Pour simplifier - ou caricaturer - , on peut dire que la transformation joue sur lintrigue de lhypotexte, la plaçant à une autre époque ou dans un autre contexte, tandis que limitation sattache plutôt au style de luvre-modèle. Du point de vue de lhypertextualité, Ulysse de Joyce est pour Genette une transposition de LOdyssée, tandis que lEnéide de Virgile peut être lue comme une imitation.
[8] Ibid., Evangile selon Saint Luc, 23, 33, p 2140.
[9] Les poèmes que lon dit anecdotiques, tels Jeanne était au pain sec [...], VI, 6, peuvent ainsi être lus comme des paraboles présentant un enseignement à déchiffrer.
[10] En 1616, les guerres de religion sont terminées grâce à lédit de Nantes qui, en 1598, reconnaissait officiellement aux protestants la liberté de culte et légalité politique avec les catholiques. Franck Lestringant signale cependant que dAubigné dénonce une paix précaire, [...] mensongère et mortelle, une paix traîtresse qui profiterait exclusivement aux jésuites et à la contre-réforme catholique (dans sa préface aux Tragiques, Paris, Gallimard, 1995, p 27).
[11] Les Tragiques, Paris, Gallimard, 1995, p 79-80.
[12] Les Tragiques, Paris, Gallimard, 1995, p 79.
[13] Ces mots sont de Franck Lestringant, dans sa préface aux Tragiques, Paris, Gallimard, 1995, p 8. Il écrit ainsi : Bien avant Hugo, dAubigné a disloqué «ce grand niais dalexandrin». Il malmène en outre la cohérence de la phrase et de lexpression, violente la syntaxe, emporte le vers, en des suites denjambements forcenés, dans une déferlante prosodique, où plus rien ne retient ni le sens ni la rime, réduite souvent à une pure assonance.
[14] En effet, on peut considérer - tout en étant conscient du caractère réducteur et caricatural de cette hypothèse - que la référence au thème du pardon dans lEvangile permet avant tout déviter les contestations que la pratique du pardon implique dans les faits. La référence au Paradis de Dante na pas, quant à elle, cette vocation polémique : elle sert plutôt à installer limage de la perfection au cur du recueil.
[15]Le Paradis, traduction de Jacqueline Risset, Paris, Garnier Flammarion, 1990, XXX, p 285. Le lien de ces vers avec ceux du Paradis est dautant plus marqué que Dante y est guidé grâce aux yeux éclatants de Béatrice: Béatrice regardait en moi, et moi en elle ; / et dans le temps peut-être quune flèche / sarrête, vole, et quitte larc, / je me vis arrivé là où une merveille attira mes yeux ; [...] Le Paradis, II, p 29.
[16]Ibid., XIII, p 127 & 129.
[17] Cest ce que Genette appelle une continuation analeptique [...], chargée de remonter, de cause en cause, jusqu[au] point de départ [...] dun texte, dans Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p 242.
[18] Dans ses notes aux uvres poétiques complètes de Victor Hugo, tome III, Gallimard, 1974 (Bibliothèque de la Pléiade), p 1291.
[19] Il sagit ici de lénonciateur qui prend en charge la parole de Hugo lui-même.
[20]Les Contemplations, IV.
[21] Dans son introduction aux uvres poétiques complètes de Victor Hugo, tome III, Gallimard, 1974 (Bibliothèque de la Pléiade), p XLVI.
[22]Les Contemplations (Paris, Garnier Flammarion, 1995, p 198) IV, 3, Trois ans après.
[23]Ibid. p 199, IV, 4.
[24]Les Feuilles dautomne (Paris, Gallimard, 1964 p 255), XX.
[25]Hernani, Paris, Garnier Flammarion, 1996, Acte III, scène 4, p 93.
[26]Les Contemplations (Paris, Garnier Flammarion, 1995, p 348 et 349), VI, 23, III-IV.
[27] Victor Hugo, William Shakespeare, Flammarion, 1973, p 261.
[28] Dans son article Sémiosis hugolienne, in Hugo le fabuleux, colloque de Cerisy dirigé par A. Ubersfeld et J. Seebacher, Seghers, 1985, p 39.
[29] Le thème de linfiniment petit qui contient linfiniment grand est récurrent dans la métaphysique hugolienne. Cette idée est particulièrement développée dans le poème Magnitudo Parvi (Les Contemplations, livre III, XXX, p 179 dans lédition Garnier Flammarion, 1995): Chaque créature / Est toute la création [...].
[30] Lexpression rappelle aussi ce vers, consacré à Juvénal, dont luvre était complétée artistement par les dessins de Charles dans Les griffonnages de lécolier (VIII) : Cest un géant ayant sur lépaule un marmot [...].
[31] Il va de soi que cette image est simplificatrice, et que la violence, la révolte et la conscience de limperfection du monde ont leur place dans le recueil. Limage du paradis de lenfance est cependant récurrente, et les références au Paradis de Dante y sont sans conteste pour quelque chose.