Agnès Spiquel : La bohémienne de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 24 mai 2003
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Traiter de la bohémienne et non des bohémiens de Hugo ne relève pas dun parti pris furieusement féministe. À lévidence, la bohémienne du XIXe siècle est bien autre chose que la femme du bohémien (comme la clairement établi le colloque que le CRRR de Clermont-Ferrand lui a consacré en mars dernier et dont la présente communication est issue). La bohémienne occupe une place à part dans limaginaire romantique : mélange unique daltérité, derrance et de féminité, elle renvoie à de multiples mythes, entre autres celui dIsis, dont le sistre trouve un écho dans son tambour de basque. La bohémienne, dailleurs, apparaît seule le plus souvent, ou bien sa silhouette senlève vigoureusement sur lesquisse dune troupe de bohémiens ; Esmeralda en est le meilleur exemple.
Ce nest pas delle, pourtant, que je partirai, mais dune lettre que Hugo adresse à son ami Louis Boulanger pendant son voyage sur le Rhin en 1840 ; il y évoque les bohémiennes quil lui arrive de croiser sur son chemin (et les éditeurs modernes désignent ce texte sous le titre « [Les Bohémiennes] »[1]). Mais, dès la seconde phrase, il passe au singulier, sintéressant au type et non plus aux personnes rencontrées :
Hélas, mon cher Louis, dans ce siècle où tous les précédents siècles sécroulent, [ ] où toutes les anciennes figures caractéristiques qui marquaient le passé à leur effigie seffacent et deviennent inintelligibles comme des monnaies fatiguées, [ ] la bohémienne aussi tombe en ruine. Elle a un chapeau de paille, une robe dindienne rose, une écharpe de barège bleu-ciel, des manches à gigots, des souliers-cothurnes, et elle est suivie dune façon de clerc davoué portant sa guitare.
Mais il ne résiste pas au plaisir de ressusciter licône du passé et poursuit dans une antiphrase :
Il faut que nous renoncions à lancienne bohémienne, bien plus jolie et bien plus jeune que celle-ci, à la danseuse court-vêtue, cuirassée de clinquant, coiffée, comme il convient à une fille sauvage qui amuse les villes, dépis ramassés dans les champs et de sequins ramassés dans les rues, étrange créature, espèce de femme-monstre, courtisane par un bout et fée par lautre, qui jetait aux passants son charmant sourire effrayé et farouche.[2]
Ce faux adieu au fantasme de la bohémienne nest dailleurs pas maintenu dans Le Rhin, le passage ayant été soigneusement occulté dans la copie de la lettre à Boulanger communiquée aux imprimeurs[3]. Quelque dix ans après Notre-Dame de Paris, la Esmeralda hante encore limaginaire de Hugo ; et, même si la « chose vue » de la réalité moderne prend de la consistance, cest bien dans un registre à la fois symbolique et mythique quil continue à travailler cette figure de la bohémienne ; en témoignent des personnages dramatiques comme la Guanhumara des Burgraves en 1843 et, beaucoup plus tard, dans le Théâtre en liberté en 1867, la Zineb de Mangeront-ils ?, deux sorcières qui ont aussi les traits caractéristiques de la bohémienne.
Il peut sembler audacieux de rapprocher ainsi la belle danseuse de seize ans de Notre-Dame de Paris et les deux centenaires hirsutes des drames, encore quelles meurent toutes les trois : Esmeralda, pendue dans lépouvante, Guanhumara, qui se suicide dans la haine, Zineb, qui meurt de vieillesse dans la sérénité ; et, certes, la première est toute victime alors que les deux autres tirent les ficelles de la fatalité, lune sur le versant de la vengeance, lautre sur celui de la bonté. Mais, doublement marginale, en tant que femme et par sa race, la bohémienne permet, quel que soit son âge, de réfléchir sur le centre, cest-à-dire sur le pouvoir et sur la norme. Hugo lavait appris chez Walter Scott, qui peuple ses romans de bohémiens et de bohémiennes, entre autres ce Hayraddin Maugrabin de Quentin Durward, « personnage singulier dont lauteur aurait peut-être pu tirer encore plus de parti », regrettait Hugo dans son article de La Muse française en 1823[4]. Et, dans son uvre, cette réflexion sur la marge et le centre va beaucoup plus loin, grâce à toute une série de réversibilités qui jouent en particulier sur les catégories du même et de lautre.
La bohémienne de Hugo se définit par son étrangeté : « étrange créature », disait le texte que nous venons de citer et, à propos de la bohémienne moderne : « Il y a bien toujours quelque chose dun peu étrange dans les nattes de sa coiffure, mais cest là tout. »[5] Cette coiffure fonctionne dailleurs comme trait distinctif majeur ; au début de Notre-Dame de Paris, quand Gringoire, envoûté, regarde danser Esmeralda :
En ce moment une des nattes de la chevelure de la « salamandre » se détacha, et une pièce de cuivre jaune qui y était attachée roula à terre.
« Hé non ! dit-il, cest une bohémienne. »[6]
Une des premières didascalies de Mangeront-ils ? précise : « Elle [Zineb] a dans ses cheveux gris bizarrement rattachés des pièces de monnaie qui brillent, et, dans les tresses en désordre une plume nouée [ ]. »[7] ; en ajoutant, sur la copie de luvre par Julie Chenay, le détail des pièces de monnaie, Hugo tend à faire de sa sorcière une bohémienne à part entière ; il ne retient pourtant pas lidée de la toute première esquisse du scénario de la pièce, où il lappelait « La Zingara »[8].
La même Zineb « est vêtue dun sac et dun voile en guenilles »[9]. Elle ressemble ainsi à la Guanhumara des Burgraves : « Une femme, seule, vieille, à demi cachée par un long voile noir, vêtue dun sac de toile grise en lambeaux [ ] »[10] que les autres esclaves du burgrave Job désignent comme « la vieille sachette »[11]. Guanhumara est ainsi la sur de cette sachette, recluse dans le Trou aux Rats de la place de Grève dans Notre-Dame de Paris, « vêtue dun sac brun, qui lenveloppait tout entière à larges plis », le sac expliquant le nom : « Telle était la créature qui recevait de son habitacle le nom de recluse et de son vêtement le nom de sachette. »[12] Elle sest retranchée du monde par désespoir ; Guanhumara est esclave ; Zineb vit au fond des forêts : toutes trois manifestent ce retranchement en portant le sac, qui est dans la Bible signe de pénitence et, plus largement disent les dictionnaires, signe de deuil[13]. Si différentes que soient leurs fonctions dans lintrigue romanesque ou dramatique, ces trois vieilles femmes, fascinantes et inquiétantes, dont nul ne sait au début doù elles viennent, sont donc réunies par un fil mystérieux.
Mais, si les sorcières Guanhumara et Zineb sont bien aussi des bohémiennes, on ne peut en dire autant de la sachette de Notre-Dame de Paris, ennemie jurée de tous les bohémiens-égyptiens voleurs denfants, et dont la haine se concentre sur Esmeralda. Pourtant, bien avant que le lecteur napprenne que celle-ci est la fille de la sachette, il a pu être intrigué par linsistance du texte sur le sachet quelle porte au cou : lamulette protectrice quelle oppose à ceux qui veulent la toucher ne la quitte pas puisque, contre toute vraisemblance, elle la porte encore lors de la cérémonie qui précède sa pendaison[14], et aussi lors de sa pendaison finale. Le sachet, à la fois explication de son nom[15], dépositaire de son identité[16] et signe distinctif de son squelette dans le charnier de Montfaucon[17], est consubstantiel à la jeune fille : Esmeralda est, par métonymie et sur un plan symbolique, une petite sachette. Pour la vieille recluse dont les imprécations stridentes la poursuivent tout au long du roman, elle est lautre absolue ; en fait, le sachet symbolise demblée une filiation : Esmeralda est un prolongement de la sachette, une semblable. Pour un peu, le texte donnerait raison à ce butor de Phbus qui, trouvant le nom « Esmeralda » impossible à retenir, le remplace par « Similar »[18]. Le roman tisse ainsi, entre la mère et la fille, un système complexe de réversibilité : si la reconnaissance finale largement préparée par de nombreux indices[19] ramène Esmeralda de la Bohême vers Reims, lieu de toutes les origines (jy reviendrai), à linverse la sachette, dans son exclusion radicale, a quelque chose de la bohémienne, ce que manifestent, après coup, les analogies de Guanhumara et de Zineb avec elle.
Hugo met donc la bohémienne sous le double signe de laltérité et de lidentité ; ce qui fait son étrangeté, cest le mélange des signes de lici et de lailleurs, en un métissage dabord linguistique et vestimentaire :
De tous ces pays, la jeune fille avait rapporté des lambeaux de jargons bizarres, des chants et des idées étrangères qui faisaient de son langage quelque chose daussi bigarré que son costume moitié parisien, moitié africain.[20]
On trouve pareille bigarrure dans une figure qui apparaît en marge du Rhin ; dans un « Épisode des bateleurs », peut-être né dune « chose vue » mais quil rédige après coup, sans doute destiné à la lettre XX mais finalement écarté[21], Hugo raconte une scène entre trois bohémiens, un homme et deux femmes, une vieille et une jeune, rivales auprès de lhomme. La jeune bohémienne parle français, mais le texte sattarde sur son langage :
Du reste il y avait dans les paroles de la belle baladine quelque chose de bizarrement mélangé qui me rendait son origine indéchiffrable. [ ] Son langage, tantôt grossier, tantôt maniéré, était composé de mots ramassés dans la rue et de mots cueillis dans les salons. [ ] Cela faisait le plus étrange style du monde. Cétait à la fois largot et le jargon. Elle disait un esbrouf comme les bohémiennes de la foire-St-Germain et un farimara comme les duchesses du petit-Marly.[22]
Le métissage linguistique est ici dordre social mais lessentiel subsiste : la bohémienne est toujours dici, tout en étant dailleurs.
Et cet ici peut être très proche, la chanson dEsmeralda le prouve. Elle chante, au livre II de Notre-Dame de Paris, dans « une langue inconnue à Gringoire, et qui paraissait lui être inconnue à elle-même, tant lexpression quelle donnait au chant se rapportait peu au sens des paroles »[23] ; mais, ces paroles étant citées ensuite, le lecteur sait, lui, que cette langue est lespagnol, doù vient aussi le nom « Esmeralda »[24]. Or, lespagnol est la langue de lintimité amoureuse pour Hugo ; et ce quil fait chanter à Esmeralda vient du Romancero, que son frère Abel traduisait en 1821[25] ; pour parfaire le tout, il prête à la jeune bohémienne la moue familière dAdèle et de Léopoldine[26]. Pour dessiner Esmeralda, Hugo puise ainsi dans sa propre intimité.
Mais, extérieurement, Esmeralda est de nulle part : cette Espagne dont elle porte aussi la marque physique puisquelle a une peau et un pied dAndalouse[27] est une terre de « marches »[28], un lieu incertain ; tout comme cette Égypte de légende qui a donné naissance à langlais « gipsy »[29] ; dans Notre-Dame de Paris, dailleurs, Esmeralda est désignée aussi souvent comme légyptienne que comme la bohémienne. La Bohême est par essence le lieu de nulle part : là où la jeune fille se présentait à Phbus comme « une pauvre fille dÉgypte », Hugo a corrigé en « une pauvre enfant perdue en Bohême »[30].
Et cependant, elle est bien la petite Agnès[31], fille de Paquette la Chantefleurie, qui vivait rue de Folle-Peine à Reims, donc à lombre de la cathédrale du sacre des rois de France. Tout le roman sefforce de rendre vraisemblable cette identité incroyable, qui a dailleurs fait reculer plus dun scénariste ; la brave Mahiette, qui fait limportante en racontant longuement à ses compagnes parisiennes lhistoire de Paquette, précise, à propos de cette petite quelle a vue autrefois de ses propres yeux : « Elle avait [ ] les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. Cela aurait fait une fière brune, à seize ans ! »[32] Si lon fouille plus avant dans cette inépuisable archéologie du roman que constitue le chapitre « Histoire dune galette au levain de maïs », on constate dailleurs que la petite Agnès est de père inconnu puisque, par nécessité, Paquette sétait faite « toute à tous »[33]. De la petite Française, on pouvait donc, sans trop dinvraisemblance, avoir fait cette fille de nulle part, qui devient par le roman la Bohémienne par excellence.
Pour Hugo, donc, « bohémienne » ne renvoie pas à une nature, ni à une race, mais à ce mode de vie, déterritorialisé. Et lon peut même se demander si, en faisant de sa Zineb une sorcière qui est aussi une bohémienne, il na pas voulu marquer une différence avec la sorcière de Michelet[34], en lien profond avec une terre.
Tout comme Esmeralda, la Guanhumara des Burgraves na pas toujours été ce quelle est devenue ; sa véritable identité est dailleurs lune des nombreuses révélations de la pièce. Mais cest elle qui sest faite bohémienne : elle était Ginevra, la belle Corse qui rendit fous damour, autrefois, les deux frères, Donato et Fosco ; vendue comme esclave par Fosco, après quil eut tué Donato, son rival heureux, elle est devenue Guanhumara pour venger cet amant assassiné. Elle a autrefois enlevé à Fosco le petit Georges, son dernier fils ; et maintenant que celui-ci a grandi, elle sapprête à en faire le bras armé de sa vengeance. Elle sest donc faite voleuse denfants ; constituée par là même comme bohémienne, égyptienne le texte insiste[35] , elle en a peu à peu revêtu toutes les caractéristiques, au point que nul ne peut plus savoir si elle est « corse, ou slave, ou juive, ou maure »[36]. Hugo a voulu accentuer leffet dramatique produit par le personnage puisque, au point de départ, Guanhumara nétait que la sur de Ginevra ; mais, ce faisant, il rejoint le schéma de Notre-Dame de Paris : celle qui est aujourdhui bohémienne fut jadis tout autre.
Si elle révèle une proximité fondamentale au cur dune altérité que tous pensaient essentielle, la bohémienne de Hugo a aussi partie liée avec la fatalité, et la marginalité quelle incarne doublement en tant que femme constitue une remise en question du centre, cest-à-dire du pouvoir.
Il est inutile de rappeler comment Esmeralda est la victime de la fatalité, toutes les formes de lanankè se conjuguant pour la mener au gibet. Dans Les Burgraves, Guanhumara sest érigée en fatalité pour lassassin ; mais, si cest elle qui a minutieusement organisé sa vengeance, elle savance en statue du Commandeur, exécutrice dune volonté supérieure :
Je suis une statue et jhabite une tombe.
Un jour de lautre mois, vers lheure où le soir tombe,
Jarrivai, pâle et froide, en ce château perdu ;
Et je métonne encor quon nait pas entendu,
Au bruit de louragan courbant les branches darbre,
Sur ce pavé fatal venir mes pieds de marbre.[37]
Dans l« Épisode des bateleurs », en marge du Rhin (écrit quelques mois seulement avant Les Burgraves), la vieille bohémienne organisait pareillement même si cétait sur un mode plus prosaïque une vengeance implacable contre sa rivale quelle faisait humilier et jeter en prison ; elle en devenait une sorte de Némésis :
Cette femme était transfigurée. Elle sétait levée, elle était debout, elle écoutait avidement la rumeur, et elle fixait sur lauberge un il éclatant, terrible, presque beau, plein de colère, plein de haine et plein de joie.[38]
Elle étend même sa haine à dautres que sa jeune rivale ; devenue la risée dune troupe denfants, elle se métamorphose en pure incarnation de la fatalité :
Légyptienne supporta dabord cette avanie avec un air de dédain, mais, tout à coup, sortant du milieu des soldats stupéfaits, et faisant trois pas à travers les enfants, elle dit au plus grand avec sa voix dorfraie en étendant le bras : - Voilà ta potence ! - Elle resta dans cette attitude quelques instants. Je navais pas encore remarqué la haute taille de cette femme. Ainsi, vêtue de noir, maigre, pâle, droite parmi ces enfants et le bras étendu, cétait la figure même dun gibet vivant.[39]
Pour cette sorte-là de bohémienne, limage de lorfraie est récurrente[40], et Hugo est trop bon latiniste pour ignorer que lorfraie, ossifraga, cest celle qui brise les os.
Mais la bohémienne peut aussi choisir de dénouer la fatalité. Aux antipodes de Guanhumara, la Zineb de Mangeront-ils ? est lalliée indéfectible de la vie et de la liberté. Elle est toute bénédiction, comme le manifeste son nom, anagramme de « bénis »[41]. Pour cela, elle na nul besoin de recourir à la magie ; cest le hasard dun message intercepté qui lui permet de faire croire au roi quelle a un don de double vue[42] ; dune manière analogue, Esmeralda navait eu besoin que dun dressage fin et patient de sa chèvre Djali pour ces tours que tous attribuaient à la magie[43]. Quand la bohémienne a des talents de guérisseuse, elle les doit simplement à sa connaissance des plantes : Guanhumara a longuement étudié « dans lInde au fond des bois », « les herbes, les poisons, et les philtres »[44] et, si elle met tout son art au service de sa vengeance, elle guérit largement autour delle aussi bien les burgraves et les pauvres. Un de ses compagnons desclavage donne même cette précision : « Le burgrave Rollon, / Lautre jour, fut mordu dun serpent au talon ; / Elle la guéri. »[45], écho direct de la légende dIsis guérissant Horus mordu au talon par un scorpion. Peut-être parce que ce sont des « égyptiennes », ces vieilles bohémiennes couvertes dun long voile noir ont quelque chose de lIsis voilée, sur le versant ténébreux de Lilith-Isis, la Fatalité dans La Fin de Satan, ou sur le versant moins sombre, encore que toujours mystérieux, de lIsis-Nature.
En osmose avec la Nature, Zineb est toute accueil de la vie, et de la mort, bonté pour tous les êtres, sauf les puissants (son premier geste est dailleurs de recueillir un oiseau blessé). En elle vient culminer la bonté fondamentale de la bohémienne, cette bonté qui pousse Esmeralda à sauver Gringoire de la potence dans la Cour des Miracles et à donner à boire à Quasimodo sur le pilori. Cette même bonté fait de la bohémienne, que lon ne voit jamais mère, une bonne mère adoptive : Guanhumara, bien que « nourrice amère », a « servi de mère » au petit Georges devenu Otbert[46] ; Esmeralda raconte : « Il y a une bonne égyptienne des nôtres [ ] qui avait toujours eu soin de moi comme une nourrice. »[47] Quant à Zineb, elle adopte en quelque sorte Aïrolo, puisquelle lui lègue en mourant la plume-talisman qui doit lui assurer à son tour cent ans de vie ; plus, même, elle ranime ses dernières forces pour sauver Aïrolo des griffes du roi, par un stratagème qui ferait croire à lefficace du talisman.
Le rapport de la bohémienne avec la fatalité trouve toute son acuité dans laffrontement au pouvoir politique. Cet affrontement prend, dans Mangeront-ils ?(qui relève de lunivers de fantaisie du « Théâtre en liberté ») la forme dun savoureux face à face entre Zineb, la bohémienne qui confine au sublime dans son accueil de la mort, et un roi particulièrement ridicule. Écrit en quelques semaines, en 1867, comme une parenthèse dans la longue gestation de LHomme qui rit, le roman sur la monarchie, Mangeront-ils ? est une autre façon anhistorique de poser la question du pouvoir. Certes, cest entre Aïrolo et le roi que sétablit la réversibilité décisive, puisque le roi se soumet à toutes les volontés du bandit au grand cur, la sorcière lui ayant prédit quil ne vivrait quautant que celui-ci. Mais Zineb, avant détablir Aïrolo comme un prolongement delle-même par le don du talisman, sest elle aussi affirmée comme un pouvoir face au roi fantoche, terrifié par lavenir : « (Zineb) : Tu ne peux rien pour moi ni contre moi. Je meurs. [ ] Roi, je ne te crains pas. // (Le Roi) : Et moi, je la redoute. »[48] Cest grâce à elle quau dénouement, les gueux mangent à la table du Roi, qui abdique presque par inadvertance, tandis quAïrolo constate, toujours philosophe : « Un roi, comme ça casse aisément ! » et conseille au jeune nouveau roi : « souvenez-vous que vous avez eu faim. »[49]
Hors du règne de la fantaisie, dans celui de lHistoire, le face à face entre la bohémienne et le roi tourne bien sûr à linverse. Puisque le roi ne devient tel que par le sacre, Louis XI et Esmeralda sont nés tous deux à Reims à quelques années dintervalle[50] ; et cest finalement le roi qui décide directement du sort de la bohémienne puisquelle est lenjeu du soulèvement de la populace : « [ ] extermine le peuple et pends la sorcière. »[51] Rendu plus cruel encore par lapproche de sa propre mort, le roi ne fait plus grâce à personne[52]. Surtout, ce face à face a valeur politique : Esmeralda est devenue en quelque sorte la reine de la Cour des Miracles ; or, le roi, tout prêt à ménager le peuple quand il sagit de faire pièce à la bourgeoisie montante, se retourne contre celui-ci sil se sent menacé, quitte à préfigurer lalliance moderne entre la monarchie et la bourgeoisie. Cest lanalyse de Jacques Seebacher, qui rapproche sur ce point Esmeralda et la juive Rebecca de Walter Scott, objet comme toute sa race du mépris commun des Normands et des Saxons dont Ivanhoé décrit lantagonisme :
Leur exotisme est altérité, écart nécessaire en cette méthode de la transformation historique, tiers exclu et non exclu dune logique de lHistoire qui se moque de lhistoire de la logique. Pour quil y ait synthèse, il faut évidemment que la médiation soit évacuée ; les truands seront écrasés, la bohémienne pendue.[53]
La marginalité de la bohémienne fait se manifester le fonctionnement du centre, du pouvoir, ainsi que son devenir : Esmeralda est signe de lHistoire.
Cest finalement aussi par lHistoire que Guanhumara est éliminée. Broyée jadis par la rivalité amoureuse entre les deux frères, trop jeunes alors pour être en rivalité de pouvoir, bien que lun des deux soit un bâtard, elle revient au vieux burg pour une vengeance passionnelle. Mais Fosco est devenu Job, le puissant burgrave, et il se découvre pendant la pièce que Donato, miraculeusement sauvé, est devenu lempereur Frédéric Barberousse ; Guanhumara se retrouve donc au cur du pouvoir face au prince bicéphale que représentent les deux frères. Or, au dénouement, loin de ranimer lancienne rivalité en la faisant glisser sur le plan politique, ceux-ci se réconcilient pour la grandeur de lAllemagne : cest à peine si Donato-Barberousse a un regard pour la femme autrefois aimée. Rivée à la haine dont elle sest fait une seconde nature, et ne pouvant saccorder à leuphorie des retrouvailles, Guanhumara se suicide, manifestant ainsi la marginalisation du féminin par lHistoire.
La bohémienne est ainsi pour Hugo ce « lieu » contradictoire où viennent se nouer les questions de lidentité et de lHistoire. Mais, plus que cela et, pour une part, à cause de cela, cest un être de poésie : on la dit de mille manières dEsmeralda, et je ny reviens pas. Mais les autres bohémiennes de Hugo connaissent, elles aussi, leur transfiguration, sombres ou lumineuses. Le texte des « Bateleurs » se faisait même assez lourdement explicite en concluant :
Sombre histoire, triviale en apparence, poétique au fond, burlesque, si vous voulez, par la bassesse des personnages, tragique, à mon sens, par la grandeur des passions.[54]
La « chose vue », plutôt sordide au départ, se mue en tragédie. Dans le consensus heureux qui marque le dénouement des Burgraves, Guanhumara disparaît, mais avec la même noblesse tragique ; certes, lempereur Barberousse-Fosco semble peu ému par la mort de la femme quil a autrefois aimée ; mais en disant ensuite « Je pars aussi ! », il confère à ce suicide une grandeur impériale[55]. Quant à Zineb, en approchant de la mort, elle prend les accents des grands poèmes de la fin des Contemplations, dans deux longs discours redoutés des actrices et des metteurs en scène, et qui tranchent sur la fantaisie légère de Mangeront-ils ?
Mais nous, nous les proscrits, animaux ou prophètes,
Dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites,
Nous mourons autrement. Les êtres tels que moi
Ont pour dernier refuge et pour dernier effroi
La disparition gigantesque dans lombre.
Jentre dans linfini, mon fils, je sors du nombre.
Bientôt je saurai tout, et ne verrai plus rien
Que lui. Jentends bruire un monde aérien.
Mon fils, à lagonie il faut la solitude ;
Lâme tremblante prend sa dernière attitude ;
La rentrée au mystère est un suprême aveu ;
Lâme, qui se met nue en présence de Dieu
Et qui se sent par lui vue au fond de labîme,
A besoin dêtre seule en sa honte sublime ;
Devant Dieu, sa beauté paraît, sa laideur fond ;
Il faut au dernier souffle un espace profond,
Le silence, nul pas, nul cri, nulle prunelle,
Une noirceur sans bruit, la nuée éternelle,
Un vide lumineux, ténébreux, ébloui,
Lhomme absent, et le monde immense évanoui.[56]
Zineb meurt comme meurt un proscrit, un prophète, un poète ; on ne pouvait pas rêver plus bel hommage de Hugo à la bohémienne.
[1] « [Les bohémiennes] », « En marge du Rhin », uvres complètes de Victor Hugo sous la direction de Jacques Seebacher, vol. « Voyages », Laffont, « Bouquins », 1987, p. 461. Toutes nos références renverront à cette édition et ne comporteront désormais que les indications de volume et de page. De Heidelberg, Hugo adresse à Louis Boulanger une longue lettre en trois parties entre les 19 et 25 octobre 1840 ; ce sera, avec quelques modifications, la lettre XXVIII du Rhin.
[2] Ibid.
[3]Note dEvelyn Blewer, ibid., n. 6, p. 1244.
[4] « Sur Walter Scott. À propos de Quentin Durward », La Muse française, juin 1823 ; repris dans Littérature et philosophie mêlées, « 1823-1824 » [1834], vol. « Critique », p. 151.
[5] «[Les bohémiennes] », op. cit., p. 461.
[6] Notre-Dame de Paris, II, 3, vol. « Roman I », p. 537.
[7] Mangeront-ils ?, I, 1, vol. « Théâtre II », p. 458 et n. 7, p. 944.
[8] « LA ZINGARA : - Vous vivrez autant quun homme qui passe par là dans le chemin creux. » Voir la « Notice » dArnaud Laster, « Théâtre II », p. 942. Il rappelle les liens entre cet argument de la pièce et la prédiction du médecin Coictier à Louis XI dans une note préparatoire à Notre-Dame de Paris ; et il note leur source commune : la prédiction de lastrologue Galeotti à Louis XI dans Quentin Durward de Walter Scott (au roi qui veut le faire pendre, il prédit que le temps de sa mort à lui, Galeotti, précédera de vingt-quatre heures celle du roi).
[9] Ibid., p. 458.
[10] Les Burgraves, didascalie de la Première Partie, vol. « Théâtre II », p. 159.
[11] Ibid., I, 2, p. 163.
[12] Notre-Dame de Paris, VI, 3, vol. « Roman I », p. 650-651.
[13] Le sac, dit lEncyclopédie, « se prend pour un cilice, ou pour un habillement grossier ; mais ce nétait pas un habillement qui couvrît la tête, car on le mettait autour des reins. On prenait le sac dans le deuil, dans la douleur amère, dans la pénitence, dans les calamités publiques. [ ] Dans les temps de bonnes nouvelles, [ ] on témoignait sa joie en déchirant le sac quon avait autour de ses reins. » Dans la Bible, on prend souvent le sac. Les Sachets (et Sachettes) étaient des religieux de lordre du Sac ou de la Pénitence de Jésus-Christ, ordre mendiant établi à Paris par Saint Louis. Voir la note de Jacques Seebacher dans son édition de Notre-Dame de Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 1163-1164, la n. 1 de la p. 208. Même quand lon utilise couramment lédition « Bouquins », le recours à cette édition de la Pléiade est toujours indispensable, pour les variantes, certes, mais aussi et surtout pour lIntroduction et les notes de Jacques Seebacher ; on verra tout ce que je leur dois ici.
[14] Sur la charrette qui la mène à la cathédrale pour lamende honorable qui doit précéder lexécution, Esmeralda est à moitié nue et elle a la corde au cou mais « sous cette corde brillait une petite amulette ornée de verroteries vertes quon lui avait laissée parce quon ne refuse plus rien à ceux qui vont mourir. » (Notre-Dame de Paris, VIII, 6, p. 742).
[15] À Gringoire qui lui demande « Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda ? », elle répond en tirant « de son sein une espèce de petit sachet oblong [ ] recouvert de soie verte, et porta[n]t à son centre une grosse verroterie verte, imitant lémeraude. » (Ibid., II, 7, p. 566)
[16] « À ce petit soulier était attaché un parchemin sur le lequel ce carme était écrit : Quand le pareil retrouveras, / Ta mère te tendra les bras. » (Ibid, XI, 1, p. 840)
[17] « Lun de ces deux squelettes [ ] avec un petit sachet de soie, orné de verroterie verte, qui était ouvert et vide. » (Ibid., XI, 4, p. 859)
[18] « Écoutez, ma chère Similar Esmenarda Pardon, mais vous avez un nom si prodigieusement sarrazin que je ne puis men dépêtrer », lui dit-il lors de leur premier tête-à-tête (Ibid., VII, 8, p. 706) ; et le narrateur dinsister un peu plus loin : « Phbus se mit donc assez promptement lesprit en repos sur la charmeresse Esmeralda, ou Similar, comme il disait [ ] » (VIII, 6, p. 737). Notons que les mots « ou Similar, comme il disait » sont ajoutés sur le manuscrit (voir dans lédition, déjà citée, de Jacques Seebacher, p. 1203, var. g de la p. 336).
[19] Parmi ces indices, cette phrase extraordinaire de la sachette parlant de ces « égyptiennes » détestées : « Il y en a une surtout que je hais, et que jai maudite [ ] ; cen est une jeune, qui a lâge que ma fille aurait, si sa mère ne mavait pas mangé ma fille. » (Ibid.,VIII, 5 , p. 735-736).
[20] Ibid., VII, 2, p. 677-678.
[21] « Épisode des bateleurs », « En marge du Rhin », vol. « Voyages », p. 463-470. Hugo le rédige entre mai et septembre 1841, donc bien après son retour (voir p. 1245, n. 9).
[22] Ibid., p. 467. Les vêtements du bohémien relèvent dailleurs dun mélange analogue : « Il était bizarrement accoutré dun pantalon de grosse cavalerie et dun habit à la française. [ ] lhabit tombait en lambeaux. Cétait une souquenille, jadis fort galante et fort coquette, en velours noir chargé de paillettes dor. [ ] lhomme étreignait de la main droite un très gros jonc à pomme dargent ciselée, lequel sétait probablement promené au boulevard de Gand comme lhabit à lil-de-Buf. » (p. 463) Et voilà un bohémien portant les défroques de la monarchie, celle de la Restauration (les partisans de Louis XVIII se promenaient sur le boulevard des Italiens, ironiquement rebaptisé boulevard de Gand pendant les Cent Jours) et celle de lAncien Régime (on appelait « lil de Buf » lantichambre de la chambre à coucher de Louis XIV à Versailles, où les courtisans attendaient le lever du roi) (voir la note dEvelyn Blewer, p. 1245, n. 11).
[23] Notre-Dame de Paris, II, 3, vol. « Roman I », p. 540.
[24] La jeune fille elle-même ne connaît ni lorigine ni même la langue de son nom ; pour elle, « cest de légyptien » (II, 7, p. 566) comme cétait pour Frollo « de légyptiaque » (I, 6, p. 531).
[25] Voir la note de Jacques Seebacher, éd. citée, p. 1112, n. 1 de la p. 67.
[26] « [ ] allongeant sa lèvre inférieure au-delà de la lèvre supérieure, elle fit une petite moue qui paraissait lui être familière » (II, 3, p. 539). Voir la note de Jacques Seebacher, éd. citée, p. 1111, n. 1 de la p. 65.
[27] Ibid., II, 3, p. 537.
[28] Voir lanalyse de Franck Laurent sur lEspagne en tant que « zone floue, aux « marches » de lEurope (Le Territoire et lOcéan. Europe et Civilisation, espace et politique dans luvre de Victor Hugo des Orientales au Rhin, thèse sous la direction de Jean Delabroy, Lille III, 1995, vol. III, p. 777 et p. 812).
[29] Hugo trouve dans Sauval (Histoire et recherche des Antiquités de Paris, Mtte et Chardon, 1724) la tradition selon laquelle, originaires de la Basse-Égypte, ces pauvres sarrazins convertis, puis redevenus sarrazins sous la contrainte, avaient été condamnés par le pape à errer à travers la chrétienté durant sept années ; cette tradition est savoureusement emberlificotée dans le discours savant de Mahiette à ses deux commères (Notre-Dame de Paris, VI, 3, p. 645).
[30] Ibid., VII, 8, p. 706. Voir la note de J. Seebacher, éd. citée, p. 1191, var. b de la p. 294.
[31] On peut se demander si cest de sa sainte patronne quelle tient la virginité farouche et improbable qui la caractérise. Dans le rapport circonstancié quil fait à Frollo sur la Esmeralda dont il partage désormais la vie, Gringoire insiste sur cette virginité, et ce nest pas seulement pour ne pas encourir les foudres de larchiprêtre amoureux ; face aux hommes, que ce soit Gringoire ou Phbus, Esmeralda a toutes les réactions dune jeune vierge effarouchée. Rappelons que sainte Agnès est une jeune martyre de douze ans ; la légende raconte que ses cheveux poussèrent miraculeusement pour cacher sa nudité et préserver sa virginité.
[32] Ibid.,VI, 3, p. 645.
[33] Ibid., p. 643.
[34] Michelet publie La Sorcière en 1862 ; Hugo écrit Mangeront-ils ? en 1867.
[35] Les Burgraves, III, 3, p. 239 : « Vous eûtes un enfant quune femme bohême / Vola. » Voir aussi I, 2, p. 165 : « À peine âgé dun an, cet enfant fut volé / Par une égyptienne. »
[36] Ibid., I, 4, p. 181.
[37] Ibid., I, 4, p. 183.
[38] « Épisode des bateleurs », op. cit., p. 469.
[39] Ibid., p. 470.
[40] Lun de ses compagnons desclavage parle de la « tristesse dorfraie » de Guanhumara (Les Burgraves, I, 2, p. 164).
[41] Ce qui nempêche pas une origine plus érudite : selon la Biographie de Michaud, « Zineb » aurait été le nom dune des filles de Mahomet (voir la note dArnaud Laster, « vol. Théâtre II », p. 947, n. 96). Zineb dit elle-même : « Je vais finir / Avec létonnement daimer et de bénir. » (I, 6, p. 495)
[42] Mangeront-ils ? II, 2, p. 506-507.
[43] Notre-Dame de Paris, VII, 2, p. 678.
[44] Les Burgraves, I, 4, p. 181.
[45] Ibid., I, 2, p. 162.
[46] Ibid., I, 4, p. 181.
[47] Notre-Dame de Paris, XI, 1, p. 842.
[48] Mangeront-ils ?, II, 2, p. 505-506.
[49] Ibid., II, 4, p. 537.
[50] Louis XI a été sacré en 1461 ; la petite Agnès est née en 1466. Sur les détours et les incertitudes rêveuses de la chronologie interne du roman, voir la note de Jacques Seebacher dans lédition de la Pléiade (p. 1162, n. 1 de la page 206).
[51] Notre-Dame de Paris, X, 5, p. 824.
[52] Voir lensemble du chapitre X, 5, « Le retrait où dit ses heures Monsieur Louis de France », en particulier la phrase finale : « les rois ont le vin moins cruel que la tisane. » (p. 825) On retrouve, mais transposée sur un mode plus psychologique, laudacieuse équivalence du chapitre XL du Dernier Jour dun condamné entre le roi et le condamné à mort.
[53] Jacques Seebacher, « Introduction » à Notre-Dame de Paris, édition de la Pléiade, p. 1062. Mais voyant dans Esmeralda une figure despoir dans lavenir (ce que symbolise la verroterie verte quelle porte au cou), et dans le « mariage » mystique de Quasimodo avec elle (voir le titre du chapitre XI, 4) la préfiguration de lavènement du Peuple, il poursuit : « Mais sil faut que le grain meure, sa mort est la naissance de lHistoire non comme déterminisme écrasant, mais comme incessante promesse de germinations inattendues dans la trame complexe des nécessités. » Rappelons que le tout jeune Hugo rend compte dIvanhoé dans Le Conservateur littéraire en mai 1820.
[54] « Épisode des bateleurs », op. cit., p. 470.
[55] Les Burgraves, III, 4, p. 244.
[56] Mangeront-ils ? I, 6, p. 491.