Guy Rosa : «Victor Hugo : Histoire vécue, histoire écrite»
Communication au Groupe Hugo du 19
octobre 2002
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Cet histogramme des publications hugoliennes toutes catégories confondues montre un Hugo en proie à lhistoire et aux commémorations. Cest tout un, puisque la commémoration inscrit le temps dans le temps, fait événement de la mémoire, suture lhistoire-discours à lhistoire réelle. Les faits et les personnages historiques en ont donc le monopole, comme des anniversaires et des fêtes. La littérature ny a pas droit parce que les uvres se lisent au présent même si lauteur a disparu et sont pour cette raison réputées éternelles. En semparant de Hugo, la commémoration naffirme donc pas lexcellence de ses livres mais son appartenance à lhistoire et le consacre, malgré la contradiction, écrivain historique.
Au prix, parfois, dune réduction à cet homme politique qui, moins heureux que Schoelcher, aurait eu pour premier mérite dêtre le précurseur de Robert Badinter, mais non sans une profonde justesse. En le commémorant, nous posons que son uvre fut événement et que Les Misérables, par exemple, doivent moins être traités comme Les Regrets, les Essais ou la Recherche que comme la prise de la Bastille. Sans grand risque de désaveu de sa part.
Sans doute navait-il pas prévu que les combats où tombèrent « ceux qui pieusement sont morts pour la patrie » donneraient rétroactivement valeur de prodrome dune révolution et nom de bataille à Hernani et il na pas non plus conçu lui-même cette cérémonie de 1881, mère de toutes les célébrations, où il fut commémoré tout vif. Mais il avait fait de la censure de Marion de Lorme une affaire dEtat et mené la contre-attaque avec les mêmes troupes quinsurgeraient les ordonnances, de sorte que si la conversion de linitiative artistique dHernani en événement historique ne fut certes pas voulue, elle ne fut pas non plus fortuite. De même, toute la conduite de Hugo depuis 70, de lachat du képi au siège de sénateur accepté sous condition de liberté de parole en faveur des communards condamnés, en passant par la longue campagne pour leur amnistie, la résistance à Mac-Mahon, toutes les uvres et linterminable exil, avaient rendu inévitable que la victoire électorale des républicains ne fût pas autrement fêtée que par lhommage au plus ancien, au plus rigoureux, au plus prestigieux et au plus familier dentre eux. Depuis, la République connaît trois célébrations : tous les ans, le 14 juillet fête sa fondation, le 11 novembre sa préservation et, tous les 50 ans, elle commémore en Hugo le siècle quil lui fallut pour simposer.
En un mot, le statut public de Hugo, le mode de sa présence dans la conscience jallais dire nationale mais, pour lui, elle sétend au-delà sans renoncer à être française-, résulte de la relation particulière que lintrication de sa vie et de son action avec ses uvres a instituée entre lui et lhistoire.
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La durée de sa vie y est pour beaucoup qui, soulignée, sanctionnée et encore étendue par luvre, fait de lui lhomme siècle. Il a connu Chateaubriand et Clemenceau, Verlaine et le chancelier Pasquier[1]. Sa précocité lautorise à faire coïncider, dans Les Misérables, ses débuts avec Waterloo, la date de sa naissance et sa parenté à absorber dans un « moi » impérialement spéculaire la résolution despotique du conflit révolutionnaire originel[2]. Sa longévité lui permet de confondre sa mort avec la fin du « siècle éclatant » mais il prend soin, pour plus de sûreté, que la publication de ses uvres inédites porte sa présence jusquà la confirmation historique de sa clairvoyance politique. Surtout, à coups de paris audacieux 1830 et 1851, de calculs minutieux 1870-, de choix rigoureux 1859 et 1871, il ajuste si parfaitement sa carrière au rythme de lhistoire que, jusque dans le détail 1825, 1841[3], 1877-, leurs dates se superposent exactement, comme pour faciliter aux élèves la compréhension du dix-neuvième siècle.
Cela se double de ladhérence et de ladhésion- aux époques que sa longue vie traverse. Il na aucun souci de la mode mais, à lécart des avant-garde comme de tout passéisme, il colle instinctivement à son temps. On le voit en matière dhabillement, dallure et de conduite de sorte que, ajoutée une surprenante plasticité du visage, ses portraits datent avec exactitude, sans aucun des ces anachronismes qui font ressembler Baudelaire à Malraux et Gautier à Picasso[4]. Son univers intellectuel aussi prend lair du temps. Attentif au mouvement des idées, curieux de tout, lecteur attentif et rapide, grand consommateur de journaux, il éponge, de Bonald à Nadar et de Fulton à Darwin, toutes les initiatives du siècle et jusquà ses engouements pour les Tables par exemple. Les uvres, Le Dernier jour dun condamné excepté, ont plus quil ne semble couleur dépoque par le ton, les sujets et les genres. Sans que ce soit fortuit. Les travaux de Jean-Marc Hovasse ont prouvé le souci chez Hugo de rester dans le courant vivant de la poésie contemporaine ; plus spectaculaires encore labandon du drame romantique avant même que la défaveur du public nenregistre sa caducité, puis, parallèles à dautres, les expérimentations esthétiques du Théâtre en liberté qui, dès lexil, anticipent sur les formules naturaliste et symboliste.
Cette aptitude mimétique participe au rapport de Hugo à lhistoire et maintenant à sa gloire. Jeunesse de la Restauration raide, chaste et désespérément contre-révolutionnaire ; épanouissement entreprenant de la Monarchie de Juillet, inventif, généreux en même temps quégoïste parfois jusquau cynisme ; sévérité farouche, hallucinée, de lexil ; assurance sereine quoique inquiète, modératrice et sage de la fondation de la République par ses pères et grands-pères, les Jules : les images qui dessinent le Hugo légendaire sont « empreintes moulées sur [le] masque du siècle ».
Moulage dautant plus exact quinversement le siècle reçoit en partie son aspect de laction de Hugo. Est-ce parce que ses premières expériences de la vie furent celles de la traversée des existences individuelles par lhistoire guerre et guérilla en Italie et en Espagne, aux Feuillantines exil, conspiration, clandestinité- ? toujours est-il que le trait le plus constant de la biographie de Hugo le porte à assister aux événements et sil le peut à y participer. En 1821, il offre à son cousin Delon recherché par la police lasile de sa maison, comme sa mère à Lahorie et comme il le refera, cinquante ans plus tard, aux Communards en fuite. Du haut du dôme de la Sorbonne il guette lapproche des Alliés et, un demi siècle après, leur retour du haut des forts. Au collège, il se contente de mimer au théâtre lépopée impériale ; dans Paris assiégé, les lectures publiques de Châtiments paient la fonte dun canon baptisé de son nom. Pour le rétablissement de la statue de Henri IV, « Victor présent à lopération ny put tenir, raconte Mme Hugo, et il fallut que de ses petites mains il sattelât au colosse »[5]; ses vieilles mains ne dénouent pas les cordes du ballon de Gambetta quittant Paris mais il est également présent à lopération. Il assiste au sacre de Charles X, au retour des cendres de lEmpereur, aux funérailles de Thiers et, quoique avec un inévitable retard, se rend sur le lieu de la mort du duc dOrléans. Il suit le procès des quatre sergents de la Rochelle, puis juge ceux de Lecomte, Joseph Henri, du duc de Praslin, de Teste, Cubières et Pellapra. En 1832, 34, 39, le voici dans la rue au premier bruit démeute et il sapproche des combats jusquà entendre siffler les balles. Bon entraînement pour le service commandé de juin 48 et la tournée des barricades en décembre 51.
A partir de 1845, lorsque sa qualité de pair le met au contact de lhistoire sans lui donner pouvoir sur elle, les fragments quil intitule Faits contemporains ou Le Temps présent enregistrent une expérience historique souvent directe, parfois empruntée à des témoins et même, dans quelques cas, étendue à des faits hors de portée par conversion en narration de la description dune gravure la mort de Louis XVI et celle de Lepelletier de Saint-Fargeaud, la révolte de Saint-Domingue[6]. Et sil fréquente alors si assidûment ministres, ambassadeurs, princes et rois sur le trône : Louis-Philippe, ou découronnés : Jérôme- on jurerait que la vanité dapprocher les puissants y a peu de part au regard de la curiosité de leurs personnes et de leurs récits. Au cours de lannée 49 cette veine se tarit : laction sur lhistoire se substitue à son spectacle.
Son inconstance fut souvent critiquée ; on la conteste avec raison et lui-même sen est défendu[7]. Reste que le poète officiel du sacre de Charles X célèbre, cinq ans plus tard, la piété des insurgés qui lont détrôné, que le familier de Louis-Philippe met moins de temps encore à se rallier aux républicains qui lont chassé et quaprès avoir été le contempteur de Buonaparte puis lun des artisans de la légende de loncle et de lélection du neveu, Victor Hugo finit par les accabler tous deux, lun par lautre. Cependant, les vingt années de lexil et une dissidence, damplitude variable mais constante, avec les gouvernements, y compris au temps ultime de la grande gloire républicaine, interdisent absolument den faire « le chantre de tous les pouvoirs ».
Reconnaissons que la conduite de Hugo ne séclaire ni par ses opinions lévidence de leur changement résiste à toutes les arguties- ni par son ambition nulle ou alors maladroite à pleurer et payée dun prix quaucun ambitieux na jamais consenti; seule lui donne continuité lidée quil adopte toujours la position qui lui semble du côté de lhistoire, non pas où elle penche mais où elle va : la plus propre à hâter lavenir[8].
Lavenir a ratifié ses choix et na peut-être pas fini. Redressant les sinuosités de ses préférences politiques, lhistoire a donné forme rectiligne et valeur de progrès à son parcours. Mais la réciproque est vraie : la figure de Hugo, son évolution de droite à gauche à rebours du commun, sa rectitude morale, confèrent unité et sens au chaos des événements du siècle. Est-ce lhistoire qui louvoyait avec ce grand détour inutile du second Empire- autour du droit chemin tracé par la marche de Hugo ? ou Hugo qui zigzague et sattarde durant la Monarchie de Juillet et les premiers temps de la II° République- sur la voie du sens de lhistoire ? Cette incertitude même confond le siècle des révolutions avec lhomme capable des « révolutions intérieures dune opinion politique honnête[9] ».
Un lien aussi étroit à lhistoire, dautres contemporains pourraient y prétendre, au premier chef Chateaubriand, dont le statut historique plus que la célébrité inspire à Hugo la volonté dêtre lui ou rien ; Lamartine également, dont la carrière ensuite lui sert dexemple à ne pas suivre ; ou encore, plus tard, Vallès, Zola, voire Thiers, Guizot et, pourquoi pas ? Emile de Girardin. Est-ce à cause de linfériorité de leur génie, de la moindre portée de leur action qua été réservée à Hugo cette gloire qui est laveu par lhistoire et labsorption en elle dune excellence ? Cest selon. Mais surtout, en Lamartine comme en Chateaubriand, seule lindividualité réelle réunit les deux personnages distincts de lécrivain et de lhomme daction ; ils restent des poètes qui ont fait de la politique, même si la réputation et le savoir-faire acquis dans chacun de ces exercices sinvestissent dans lautre; lhistoire et lhistoire littéraire se les partagent sans peine[10]. Rien de tel pour Hugo. Sil est entré de plain pied dans lhistoire et y figure de plein droit, ce nest pas seulement pour avoir assimilé le parcours de sa vie à celui de son siècle, mais aussi parce que son uvre ne sempare jamais de lhistoire comme dun objet mais comme dune expérience, vécue par lécrivain qui la dit et à laquelle participe le fait de la dire.
Car toutes les difficultés que rencontre létude du sujet « Victor Hugo et lhistoire » entendu au sens de « Victor Hugo historien et philosophe de lhistoire » : une uvre saturée dhistoire sans aucun livre dhistorien ; des romans et des drames méritant lépithète « historiques » que lauteur leur refuse tout en affirmant que lhistoire est bien leur objet et non leur cadre seulement[11] ; un grand ouvrage représentant lhistoire entière du genre humain mais divisé en plusieurs séries et régressant vers la légende ; des doctrines de philosophie de lhistoire aussi changeantes quà chaque fois péremptoires ; lavortement donc des entreprises totalisantes[12] dans une pratique fragmentaire voire ouvertement anecdotique tout ce brouillard se lève et laisse voir un paysage varié mais simple dès lors quon admet que Hugo représente moins lhistoire elle-même que le rapport des hommes à lhistoire. A commencer par le sien propre.
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Cest dabord mais ces distinctions ne désignent quune accentuation du point de vue pris sur une réalité insécable par un sujet indivisible- le trouble de lâme au spectacle de lhistoire. Spectacle réel ou visionnaire dun événement actuel ou passé, important ou mineur Rêverie dun passant à propos dun roi[13]- ou de la chaîne complète des temps La Pente de la rêverie, La Vision doù est sorti ce livre[14]. Selon le cas mais, à nouveau, lanalyse doit trancher dans dinfinis dégradés- lémotion se dit seule dans sa brève intensité Du haut de la muraille de Paris à la nuit tombante, « Cétait en juin, jétais à Bruxelles »[15]−, sapprofondit en réflexion, souvent dialoguée Sur une barricade au milieu des pavés, Sunt lacrymae rerum[16]- ou se développe longuement en interrogation méditative sur lhistoire, sur ce qui sy produit et ce quelle signifie, avec les couleurs diverses de la perplexité, de linquiétude, de langoisse, parfois de la confiance A larc de triomphe, Force des choses, Loi de formation du progrès, « De tout ceci, du gouffre obscur »[17]. Philosophiques par leur portée, ces textes ne le sont pas par leur statut ; inutile de leur demander un doctrine : le lyrisme amoureux nécrit pas de traité de psychologie, ni lexpérience mystique de somme théologique.
Le plus souvent cependant, les impulsions de la conscience lemportent : scandale, effroi, douleur, dégoût, colère, indignation surtout admiration parfois- et ouvrent la voie à lappréciation morale et au jugement. Il ne sexerce jamais, me semble-t-il, sur lhistoire entière en son essence, mais la convergence des textes finit par la mettre en cause : nest-elle pas le lieu des souffrances et, pire, le foyer des crimes, puisque sa violence contredit la modération des conduites privées et plus encore lharmonie du monde naturel ? De tels contrastes convoquent toute lexpérience humaine, le second surtout qui parcourt luvre entière du Vallon de Chérisy[18] au Waterloo des Misérables et au tableau de la Tourgue un matin de lété 93[19].
De là, plus dune fois, la tentation du retrait hors de lhistoire : retour heureux à la réalité après le rêve dun beau carnage dans Enthousiasme [20] :
Où memporte moi-même un accès belliqueux !
Les vieillards, les enfants madmettent avec eux !
Jen ai pour tout un jour des soupirs dun hautbois,
Dun bruit de feuilles remuées
plus souvent fuite :
Oh ! laissez ! laissez-moi menfuir sur le rivage !
Laissez-moi respirer lodeur du flot sauvage! [21]
Mais il arrive quune sorte dextension cosmique du crime historique corrompe le refuge :
Le soir triste monta sous la coupole bleue ;
Tout à coup la nuit vint, et la lune apparut
Sanglante, et dans les cieux de deuil enveloppée,
Je regardai rouler cette tête coupée.[22]
Il arrive aussi quinversement la nature démente son apparente indifférence à lhistoire humaine. Son ordre promet den régler le cours ainsi des marées dun océan vengeur dans Châtiments ou de toutes les aubes, dissipatrices des cauchemars-, et elle avoue elle-même sa coopération, voire son initiative, dans la marche du progrès :
Tu murmures tout bas : -race dAdam qui souffres
Hommes, forçats pensants au vieux monde attelés,
Chacune de mes lois vous délivre. Cherchez ![23]
Ces oppositions et ces glissements lindiquent, rien ne distingue lhistoire, pour lexpérience et lécriture, de nimporte quelle autre réalité Dieu compris. Elle soffre donc aussi à la contemplation : tantôt terrifiée de ses désastres Paris incendié[24]-, tantôt émerveillée devant la grandeur, léclat, la puissance et laccomplissement. Longtemps Napoléon, après les fastes royaux, accapare la célébration, avant que lexpiation ne lui fasse céder la place à lavenir Lux, Plein ciel.
Un tour de clef supplémentaire conduit le texte à réfléchir sa propre inspiration, interpellant le poète historien ou la Muse historique : Le Poëte dans les révolutions et Le dernier chant[25], Stella, Fonction du poète, Lexilé satisfait[26]. Cas limites qui ne sortent pas du régime général ; toujours le sujet de lécriture se confond avec son objet et ne montre rien dautre que lui-même : non pas lhistoire, mais lexpérience quil en a, offerte à partager dans la réénonciation du texte par le lecteur. Rien de commun donc dans ce geste avec celui de lhistorien, aussi partial quon voudra mais toujours objectif, demandant lassentiment à lénoncé et non la participation à son énonciation ; ni non plus avec celui du mémorialiste qui rompt le fil de ses jours pour se faire lhistorien de lui-même.
Tel est ce quon peut appeler le lyrisme historique, distinctif de Hugo. Je le dirais volontiers fondateur, pour lui, de toute parole lyrique ; du moins est-il initial puisquil préside aux trois recueils qui commencent chacune des phases biographiques par lesquelles lauteur dActes et Paroles découpe sa présence dans lhistoire : les Odes -avant lexil, Châtiments-pendant lexil, LAnnée terrible après lexil[27]. Mais il ne se cantonne pas à eux. Présent plus ou moins sporadiquement dans toute luvre poétique, il resurgit souvent dans les romans, soit par éclairs les innombrables commentaires méta-narratifs des Misérables ou de LHomme qui rit- soit par la basse continue du ton lironie railleuse de Notre-Dame de Paris. Plusieurs des expansion lyriques caractéristiques du drame hugolien en relèvent aussi : tirades dHernani effrayant dona Sol au premier acte, de Ruy Gomez devant les portraits, monologue de Don Carlos au tombeau de Charlemagne, de Ruy Blas invoquant Charles-Quint. Mais presque rien ne distingue ces méditations de celles du voyageur, incapable de voir monument ou paysage sans remémoration rêveuse du passé dont ils gardent la trace, entraîné parfois à une réflexion sérieuse élargie aux siècles et aux nations comme dans la lettre 14 du Rhin, elle-même prélude à sa grande Conclusion. Si bien que, de proche en proche, tel poème de pur lyrisme historique lode A lArc de triomphe de lEtoile[28] par exemple- senchaîne aux grands développements de prose : Fragment dhistoire, Sur Mirabeau, les premières pages de la Préface de Cromwell, les dernières de William Shakespeare. On peut y lire une philosophie de lhistoire, mais elle sy cherche plus quils nen procèdent ; linvestissement personnel leur donne leur accent et leur élan leur obscurité aussi- parce quils nobéissent pas à lordre argumentatif de létablissement dune thèse sur lhistoire mais à limpulsion dune pensée et dune volonté pour la dominer aux deux sens.
Programme donc pour lhistoire et premier acte pour le réaliser, en même temps que méditation passionnée sur son cours, ces textes occupent le sommet des deux versants du rapport de Hugo à lhistoire : celui de la conscience qui en est affectée de lêtre devant lhistoire- et celui de la conscience qui y agit de lêtre dans lhistoire.
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Dans beaucoup duvres, celles que les commémorations privilégient spontanément, le texte se constitue lui-même en intervention historique et la relation à lhistoire ny est plus exprimée mais pratiquée.
A son degré le plus bas, elle prend la forme du témoignage. Il implique une double présence : aux événements dont on témoigne et au tribunal devant lequel on témoigne. Présence neutre : si le témoin avait participé aux faits ou sen était abstenu alors quil en avait le devoir, il serait lui-même inculpé le cas échéant de non-assistance à histoire en danger ; sil prenait part active au procès, il y serait juge et non témoin. Ce double affaiblissement du rapport à lhistoire explique lexception de Choses vues, leur abandon et leur manière : notes écrites au moment du plus grand retrait politique et consacrées aux à-côtés de lhistoire. Il explique aussi linachèvement dHistoire dun crime, mais également sa publication lorsque ce livre perd son caractère de témoignage et prend celui dune mise en garde prophétique gagée sur lautorité vérifiée de son auteur. Cinq ans avant, LAnnée terrible avait fait tourner le même mécanisme en sens inverse : linvolution de lhistoire y est prouvée et dénoncée par la régression du poète-prophète des Châtiments au rôle désolé de témoin impuissant[29].
Au degré supérieur, les discours entrent dans laction, ceux prononcés dans les enceintes du pouvoir ou leurs substituts écrits[30] lorsque la tribune est détruite ou devenue inaccessible. Leur cas est simple. Après une première phase où il dépouille sa qualité décrivain et nen retient, comme Lamartine, quune meilleure pratique de la langue et du style, Hugo, brutalement, renonce à être « académique et parlementaire ». Pour le discours sur la misère quexigeaient de lui les Misérables en cours de rédaction, il devient « sauvagement superbe »[31]. Prenant acte de ce que lAssemblée, désormais hostile à la République quelle incarne, se réduit à un théâtre dombres, il sadresse, par dessus sa tête, au public de ses lecteurs maintenant confondu avec le peuple dont il tient son droit à la parole. La fonction du poète sidentifie au mandat démocratique ; lart, quon lui reproche à grands cris dans lhémicycle, dit le droit. Auteur, personnage et acteur dun discours dont lénonciation suffit à justifier lénoncé, Hugo investit la littérature dans lhistoire et réciproquement. Lexil ne fera que grandir encore sa voix par la distance, labsence et la valeur du sacrifice.
Dès lors toute luvre sempreint du même caractère. Lorsque lauteur ny prend pas lui-même la parole, les romans la délèguent à des orateurs ressemblants Enjolras, Gauvin ; la poésie multiplie les actes oratoires, quils soient pris à son compte par le poète Aux femmes, Au peuple, A la France[32], La Voix de Guernesey- ou confiés à des prête-nom : le marquis Fabrice, le Satyre, le chêne du parc détruit ; toute la prose se fait discours, contre Napoléon le Petit comme pour William Shakespeare.
A dire vrai, cela navait pas attendu lexil. Il sanctionne par les faits le statut du poète acteur de lhistoire, mais le régime décriture quil porte à son plus haut rendement lui préexistait, au moins à titre optatif. Les recueils antérieurs à Châtiments pratiquent une interlocution privée, mais la lecture la rend fictive ; quant au théâtre, Hugo y trouve explicitement, dans les années 30, une tribune. Actes et paroles, ce titre engloberait à bon droit tous les livres de Hugo. Tous sont parole en acte à moins que ce ne soit linverse- non en raison de la puissance de leur éloquence ou de la justesse de leurs causes et moins encore par leur succès dans la formation des convictions (encore que cela ne gâche rien), mais parce quils procèdent de la certitude[33] que leur seule profération institue lespace de leur validité : espace moral et religieux, dès les Odes, du fait que lexercice de la fonction du poète suffit à en conférer la magistrature, espace politique et historique puisque, dès après les Odes au plus tard, la démocratie, qui est le règne de la parole libre, sinstaure dans sa pratique.
Le discours suppose un auditoire ; le dernier degré de la présence active du poète dans lhistoire est atteint lorsquil sen passe et que, indifférente à lécoute de son public et même à sa présence, luvre agit par sa seule existence. Ce sont les Châtiments ; ils exercent la toute puissance dune parole purement performative, absolue, non pas suivie deffet mais le contenant en elle, et la revendiquent ouvertement :
Mais nest-il pas vrai, Dante, Eschyle et vous, prophètes ?
Jamais du poignet des poètes
Jamais, pris au collet, les malfaiteurs nont fui.
Jai fermé sur ceux-ci mon livre expiatoire
Jai mis des verrous à lhistoire
Lhistoire est un bagne aujourdhui.
Le poète nest plus lesprit qui rêve et prie
Il a la grosse clef de la Conciergerie
Vous gardez des forçats, ô mes strophes aîlées,
Les Calliopes étoilées
Tiennent des registres décrou.
.
Ah ! quelquun parlera. La muse, cest lhistoire.
Quelquun élèvera la voix dans la nuit noire.
Riez, bourreaux bouffons !
Quelquun te vengera, pauvre France abattue
Ma mère ! et lon verra la parole qui tue
Sortir des cieux profonds.[34]
La surdité du peuple à sa voix et le rire des puissants signalent le prophète, vox clamans in deserto ; les Châtiments rencontrèrent lun et lautre, Napoléon III aidant. Cétait imprudent. Hugo disait quil se chargeait de lamener à lhistoire par loreille ; le plus beau, on nen revient pas, est quil le fit.
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Cet élan presque euphorique se brise lorsque, au lieu de lexercer elle-même, luvre représente laction des individus sur lhistoire. La fiction sen charge : drame, roman, légende. La figuration des époques révolues passe, pour lessentiel, par elle, mais reste seconde et indirecte. Quoiquil en revendique souvent le titre, Hugo ne se fait pas historien ici non plus. Ce quil figure nest pas lhistoire elle-même, mais la condition des hommes affrontés à elle. Ses drames ou ses romans- ne sont point drames historiques ayant lhistoire pour objet- mais drames de lhistoire : ayant lhistoire non pour cadre, moins encore pour décor, mais pour enjeu et pour protagoniste.
Ils montrent limpossibilité de sen rendre maître, une impuissance historique généralisée. Dévergondés, stupides faibles ou fous, aucun des rois de la longue galerie du trône que la fiction fait visiter nexerce le moindre pouvoir sur une histoire dont ils sont pourtant sujets de droit sinon de droit divin. Cromwell aspire en vain à le devenir et ne garde quen y renonçant la maîtrise des événements pas pour plus dun an. Le fondateur de la monarchie absolue, Louis XI, nen a pas pour plus longtemps et, retranché dans une Bastille déjà lézardée, donne des ordres aussi contraires à ses intérêts quà sa religion. Charles-Quint même savoue le prête-nom dune puissance supérieure et accorde à Hernani une grâce inutile. Les camerera-major burlesques et les duègnes « à face dombre » répètent aux souverains le leçon du poète à lempereur :
Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.
Sire ! lavenir est à Dieu ![35]
Lhistoire est faite, pour autant que quelquun la fasse, par des sous-fifres bouffis de vanité Simon Renard, Barkilphedro, Jacques Coppenole, des fantômes Charles Ier, Frédéric Barberousse, Richelieu, ou par une assemblée d «esprits en proie au vent »[36].
Aussi vaines seront, à plus forte raison, les entreprises de ces individus sans « droits historiques » que Hugo se plaît à opposer aux rois dans des combats où tout le monde perd : les conjurés de Cromwell, Hernani et ses bandits, les truands, Enjolras et ses lieutenants. Bien plus, lhistoire échappe, dans la fiction, aux avatars transparents du poète puissant des discours non sans quune accentuation sinistre du grotesque signale cette sorte de blasphème : Milton, Quasimodo, Triboulet, Ruy Blas, Gwynplaine.
Enfin, tout cela ne désignerait que la transcendance dune histoire extérieure à la sphère humaine sil était permis dy rester étranger. Or, lhistoire qui punit lambition dinfléchir son cours, sempare aussi, pour les détruire, de tous ceux qui cherchent refuge dans lexistence privée : Marion et Didier, Esmeralda, Don César, Gilbert et Jane, Gennaro, Ursus et Dea, Jean Valjean et Mabeuf, Michèle Fléchard et ses enfants.
Cette contradiction dune histoire hors de portée mais inévitable, Hugo la nomme anankè. Il y a fatalité en effet, et drame, dans la condition des hommes si leur être est historique et lhistoire étrangère ou, pire, contraire à leur être.
Est-ce à dire quaucune volonté, à défaut aucune direction intelligible, ne guide la succession insensée de ses caprices inexorables ? Oui et non. Plutôt oui dans les drames, restés cousins de la tragédie, plutôt non dans les romans et la légende, genres épiques. « Lavenir arrivera-t-il ? »[37] demandent Les Misérables : le lyrisme historique de Hugo se nourrit de la même angoisse. Elle semble contredire lénergie et les certitudes de ses discours, mais lorateur manquerait de générosité et defficacité sil étalait ses doutes et lampleur de ses sacrifices ; et le romancier ou le dramaturge ferait preuve daveuglement ou de cynisme sil envoyait ses personnages au combat de gaîté de cur et sans souci des pertes. Au reste, les Châtiments eux-mêmes nignorent pas le désastre meurtres, proscription, déportation, avilissement. La même histoire, marchant parfois « à reculons », obscure et dépensière en vies, éprouve les hommes dans toute luvre de Hugo, seul change langle de sa perception, selon lexpérience qui en est faite.
Et peut-être son moment. Car un clivage, moins apparent mais plus réel, distingue les fictions dhistoire contemporaine de celles du passé. Non que les premières soient plus « optimistes », mais elles sont plus militantes et sapparentent par là aux discours. Chacune parle pour une cause pénalité, misère, progrès de la maîtrise des choses, réconciliation républicaine. Lhistoire y trouve un horizon, laventure des personnages un but, de sorte que leur échec prend valeur de sacrifice. Quoique le ridicule sy ajoute au poignant, la mort de Mabeuf contient plus davenir que celle de Ruy Blas, et celle de Claude Gueux plus despérance que celle de Quasimodo.
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Hugo est peu théoricien, mais on ne lui fait pas denfant dans le dos. Dans la troisième partie de William Shakespeare[38], il fait devoir et nécessité, assignés par lhistoire elle-même, de lexpérience quil en a, vie et uvre mêlées. Cette Conclusion est souvent négligée tant elle semble prêcheuse par défaut de cohérence : quel rapport entre la statue qui manque à Shakespeare, le dix-neuvième siècle et ces piètres historiens que sont Cantémir et Karamsin ? Le sens séclaire une fois admis que Hugo traite notre sujet : le rapport du génie à lhistoire.
Il a longtemps été et semble encore de pure extériorité. Souvent exilés, toujours suspects « un génie est un accusé »- les génies ne sont reconnus, sils le sont, quaprès leur mort. « Ce nest pas le césar, cest le penseur qui peut dire en mourant Deus fio. » Cela sexplique : la mort délie lesprit des contingences, le rend à sa nature idéale et divine, et laisse le génie rayonner sur lhumanité entière. Il nest pas an-historique, mais omni-historique. Reste que, souvent, lhistoire lignore. « Shakespeare est la grande gloire de lAngleterre », dont lhistoire pourtant peut sécrire comme celle de la méconnaissance de Shakespeare. Ses généraux et ses princes ont quantité de statues ; elle a laissé passer le centenaire puis le bicentenaire de la naissance de Shakespeare sans songer à lui en élever une. La voici qui répare cet ostracisme tricentenaire : « Cest tard, mais cest bien. » Le temps était venu.
Car le dix-neuvième siècle, au rebours de tous les précédents, offre cette nouveauté inouïe de la fusion de lhistoire et du génie. « Etant génie, il fraternise avec les génies. » Il procède en effet, non par causalité mais par filiation, de la Révolution, « mère auguste », qui consiste elle-même dans la proclamation historique, la promulgation dune idée. Son contenu, signalé ici et là au cours de ces pages comme la convergence de la démocratie, de la liberté et du socialisme[39], correspond à son statut ; géniale au sens propre, elle est divine :
« Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche.
Ecoutez-en sortir lannonce énorme. Inclinez-vous, et restez effaré, et soyez attendris. Dieu la première fois a dit lui-même fiat lux ; la seconde fois il la fait dire.
Par qui ?
Par 93. »[40]
De même, la « littérature du dix-neuvième siècle » résulte de la Révolution non comme effet ni reflet mais comme conséquence et expansion :
« elle est la déduction logique du grand fait chaotique et génésiaque que nos pères ont vu et qui a donné un nouveau point de départ au monde. [ ]
Le triple mouvement littéraire, philosophique et social du dix-neuvième siècle, qui est un seul mouvement, nest autre chose que le courant de la révolution dans les idées. Ce courant, après avoir entraîné les faits, se continue immense dans les esprits. »
Somme toute, la Révolution, le dix-neuvième siècle et la littérature de ce siècle sont la même idée dont lincarnation dans lhistoire ne se distingue ni de linvention, ni de lexpression dans les uvres :
« La Révolution a forgé le clairon ; le dix-neuvième siècle le sonne. »[41]
Deux conséquences en découlent. Le redéfinition dabord du Je que demande ce nouveau rapport de lesprit à lhistoire. Elle passe par une surprenante, quoique logique, autobiographie, construite en deux volets. Le premier absorbe le je dans le nous puis le ils des « fils de la Révolution » ; le second retourne lobjection opposable à Hugo de sa conversion ou celle de la poursuite en lui du conflit originel- et prononce lassimilation pure et simple de Hugo tout entier à la Révolution :
« Ceux-là même dentre eux qui sont nés aristocrates [ ] et qui ont commencé la parole quils avaient à dire au siècle par on ne sait quel bégaiement royaliste, ceux-là, dès lors, dès leur enfance, ils ne me démentiront pas, sentaient le monstre sublime en eux. Ils avaient le bouillonnement intérieur du fait immense [ ] Un jour, [ ] léruption sest faite, la lumière les a ouverts, les a fait éclater [ ], a jailli deux, stupéfaits, et les a éclairés en les embrasant. Ils étaient cratères à leur insu. »
Dautre part, cette identité nouvelle du processus historique et de lessence permanente de lart impose aux écrivains du XIX° siècle, comme une nécessité et comme une obligation à la fois, la charge « de réformateurs institutionnels et de civilisateurs directs » :
« La fonction du penseur aujourdhui est complexe : penser ne suffit plus, il faut aimer ; penser et aimer ne suffit plus, il faut agir ; penser, aimer et agir ne suffit plus, il faut souffrir. Posez la plume et allez où vous entendez la mitraille ; voici une barricade ; soyez-en. Voici lexil ; acceptez. »
On pourrait sarrêter à cela, que nous avons trop longuement développé dans les pages précédentes. Hugo poursuit, et achève, par ce rapport particulier que lhistorien entretient avec lhistoire. La Révolution la partage en deux. Elle inaugure une ère nouvelle où lhistoire fonctionne, si lon ose dire, « à lidée » ; lancienne, la préhistoire de lhistoire, navait que la contrainte pour moteur :
« Les hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brillé à lempyrée [le mot sentend aux trois sens] de lhistoire.[ ] La période des hommes de force est terminée [ ] le congé du guerrier est signé [ ] Place à de meilleurs ! Place à de plus grands ! »
Lhistoire est donc « à refaire » : à changer pour le présent, à réécrire pour le passé. Sous le règne de la force, les historiens, par complaisance, intérêt ou aveuglement, encensaient les puissants ; ils avaient des excuses et nen auraient plus. Maintenant que la Révolution a commencé de subordonner le fait à lidée dans la réalité, il faut quil en aille de même dans la représentation et que chacun soit « remis à sa place » par « lhistoire réelle ».
Celle des siècles passés, renonçant aux « étalages de princes, de « monarques » et de capitaines » datera la civilisation non plus par règne mais par progrès et montrera « derrière le lourd décor des hérédités royales », « le mouvement de la pensée universelle », « la divine filiation des prodiges humains ». Sans pour autant, bien sûr[42], confondre lancien régime de lhistoire avec le nouveau : sans ignorer le règne grotesque et terrible de la force, faux au regard de lidéal, et en ce sens irréel, mais effectif. Bref, elle fera voir le cheminement souterrain du progrès et la longue occultation de lavenir[43]. De lun à lautre, lécart est celui qui sépare la « Première série » de La Légende des siècles » de sa « Nouvelle série » ou Les Misérables de LHomme qui rit.
Quant au présent, « lhumanité non plus possédée mais guidée », son « histoire réelle », désigne lidentité désormais de lhistoire comme représentation et comme processus. « Lhistoire nétait quun tableau, elle va devenir un miroir ». Mieux quune figuration exacte puisque le reflet participe à la réalité réfléchie et quon ne saurait le changer sans changer son objet ou casser le miroir. Historien, penseur, personnage historique : cest tout un après la Révolution, puisque tous font lhistoire et, pour mieux dire sont lhistoire maintenant quelle consiste dans laccomplissement de lidée. William Shakespeare peut donc sachever en miroir de lhistoire, de lauteur et de leur uvre commune :
« Il ny a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle : lhumanité délivrée den haut, les puissants mis en fuite par les songeurs, le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par lidée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse. »
[1] Défenseur de Beaumarchais au procès Goëzman .
[2] Voir, évidemment, « « Ce siècle avait deux ans ! », Les Feuilles dautomne, I.
[3] Tournant dans la carrière de Hugo comme dans le règne de Louis-Philippe, quoique la nomination du ministère Soult-Guizot soit antérieure de deux mois à lélection académique.
[4] La manière du peintre ou du photographe y est, bien sûr, pour beaucoup, mais Hugo le choisit.
[5] Première façon de ségaler à Chateaubriand, commente Madame Hugo sous la dictée : « Chateaubriand et le jeune Victor sétaient rencontrés En pieux desservants ils déterraient leurs reliques pour les restituer au jour ; lun avait sorti de son suaire Marie-Antoinette et lautre remis sur son piédestal Henri IV.» (Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, Plon, 1985, p. 319)
[6] Le Temps présent I, dans Choses vues, uvres complètes, R. Laffont, « Bouquins », vol. « Histoire », 1987, p. 769 et suiv. et p. 776.
[7] En particulier dans sa Réplique à M. de Montalembert 23 mai 1850, Actes et Paroles Avant lexil, ouvrage cité, vol. « Politique », p. 251 et suiv. ; mais, le plus souvent, il la reconnaît : voir ci-après et, par exemple, la première page de But de cette publication, Littérature et philosophie mêlées, ouvrage cité, volume « Critique », p. 47 et le Journal dun jeune jacobite, ibid., p. 117-118.
[8] Il faut comprendre ainsi le retrait de Hugo envers « la politique », son long refus dy entrer pour autant quil y soit jamais entré car les arguments ne manquent pas pour défendre lidée que Hugo na jamais « fait » de politique. Tel est le sens de la formule énigmatique de la préface des Feuilles dautomne : « cette poésie quon appelle politique et quil voudrait quon appelât historique ». Elle était préparée par la substitution explicite, dans la préface des Odes et Ballades de 1828, de la désignation « odes historiques » à « odes politiques ». Elle est répétée et développée dans la préface des Voix intérieures : « ... le poète a une fonction sérieuse. Sans parler même ici de son influence civilisatrice, cest à lui quil appartient délever, lorsquils le méritent, les événements politiques à la dignité dévénements historiques. Suit toute une longue série de conditions : « Il faut, pour cela, quil jette sur ses contemporains ce tranquille regard que lhistoire jette sur le passé.... » qui peuvent se résumer dans le refus du politique : « Il faut enfin que dans ces temps livrés à la lutte furieuse des opinions [...] il ait sans cesse présent à lesprit ce but sévère : Etre de tous les partis par leur côté généreux, nêtre daucun par leur côté mauvais. »
[9] But de cette publication, Littérature et philosophie mêlées, ouvrage cité, vol. « Critique », p. 48.
[10] Dautant plus aisément quelles y sont invitées : « Arrivé au bout de ma première carrière, souvre devant moi la carrière de lécrivain . Mes écrits politiques commencèrent à la Restauration Ils doivent terminer ma carrière littéraire proprement dite Ici se termine ma carrière politique. Cette carrière devait aussi clore mes Mémoires, nayant plus quà résumer les expériences de ma course. Trois catastrophes ont marqué les trois parties précédentes de ma vie : jai vu mourir Louis XVI pendant ma carrière de voyageur et de soldat ; au bout de ma carrière littéraire, Bonaparte a disparu ; Charles X, en tombant, a fermé ma carrière politique. » Les Mémoires doutre-tombe, éd. Levaillant, Gallimard, « La Pléiade », respectivement XII, 6, t. I, p. 431 ; XVIII,9, t. I, p. 664 ; XXXIV, 10, t. 2, p. 482. Lhistoire donne bien ses dates à la vie de Chateaubriand, mais pour y scinder trois existences, à charge pour les Mémoires den rétablir la continuité, mais ils sont, eux, hors histoire.
[11] Significatives à cet égard sont les hésitations des notes en vue dune préface pour LHomme qui rit, voir lédition de M. Roman, Le Livre de poche, 2002, p. 840 et suiv.
[12] La Légende des siècles nest que la plus spectaculaire. En relèvent également le texte significativement intitulé Fragment dhistoire (Littérature et philosophie mêlées, ibid. p. 167) mais aussi cet étrange tableau ordonnant par siècles et aires géo-politiques la totalité de ses uvres publiées que Hugo place au verso du faux-titre de loriginale des Burgraves ou, de manière plus discrète, le résumé de lhistoire du monde occidental aux premières pages de la Préface de Cromwell et tous les textes préfaciels, retenus ou non, dans lesquels Hugo englobe plusieurs de ses uvres dans une structure historique plus vaste. On croirait Hugo toujours tenté de proposer une histoire du monde et ny parvenant jamais. Ce nest, en réalité, que la conséquence du privilège accordé à lexpérience de lhistoire sur lhistoire elle-même. Le point de vue sur lobjet prime quand le but est de mettre en perspective le spectacle historique.
[13] Les Feuilles dautomne, III.
[14] Les Feuilles dautomne, XXIX et poème liminaire de La Légende des siècles, «Nouvelle série»
[15] LAnnée terrible, Novembre, 1 et Châtiments, VII, 5.
[16] LAnnée terrible, Juin, 11 et Les Voix intérieures, II
[17] Les Voix intérieures, IV ; Châtiments, VII, 12 ; LAnnée terrible, Février, 5 et Juillet, 11.
[18] Odes, V, 3
[19] Pour Quatrevingt-Treize, voir III, 7, 6 : « La nature est impitoyable ».
Victor Hugo se racontant au témoin de sa vie place, très symboliquement, lorigine de ce contraste à larrivée des Alliés en 1815 et lassocie, non sans génie, à une autre impression fondatrice : « On était à la fin de juin. Il faisait un temps splendide Tout était là bonheur et fête. De loin on entendait le canon, les feux de mousqueterie, le frémissement du combat, le bouillonnement de la bataille, et Victor se disait : « Comme la nature est indifférente On se tue, on souffre et elle rit, chante, fait lamour
Ce désintéressement de la nature frappa profondément le jeune homme.
Pour la première fois, il eut le vertige. Le dôme est à une grande hauteur et plongeait dans le vide. Il ne voyait que le gouffre, il éprouva ce quelque chose dirrésistible ». Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, ouvrage cité, p. 291-292.
Le tableau dhistoire, dans Les Misérables, coupé dexclamations lyriques allant jusquau chapitre entier (II, 1, 15), revient à lanecdote personnelle doù il sort (II, 1, 15 fin) et cède progressivement place à la méditation. Sa présentation nest pas précaution oratoire et doit être prise au pied de la lettre : « Il va sans dire que nous ne prétendons pas faire ici lhistoire de Waterloo [ ] nous ne sommes quun témoin à distance, un passant dans la plaine, un chercheur penché sur cette terre » (II, 1, 3). Les autres grandes digressions historiques du roman adoptent une conduite intellectuelle et un régime décritures analogues.
[20] Les Orientales, IV.
[21] Eblouissements, Châtiments, VI, 5.
[22] « Cétait en juin, jétais à Bruxelles », Châtiments, VII, .
[23] Force des choses, Châtiments, VII, 12.
[24] LAnnée terrible, Mai, 3.
[25] Odes, I, 1 et II, 10.
[26] Respectivement : Châtiments, VI, 15 ; Les Rayons et les Ombres, I ; LArt dêtre grand-père, I, 1.
[27] « Lhistoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses » : cette phrase du début de la préface du premier recueil de Hugo garde sa validité structurelle pour luvre entière : lhistoire ne présente de poésie que dans le rapport du sujet à elle.
[28] Odes, II, 8.
[29] Voir, en particulier, avril, 3 et 6
[30] Mais souvent intitulés « proclamation » ou « déclaration ».
[31] Ce que cest que lexil, Actes et Paroles Pendant lexil, ouvrage cité, p. 415.
[32] Châtiments, VI, 8 ; II, 2 et VI, 9 ; LAnnée terrible, Décembre, 7
[33] Si on ne la partage pas ou si lon ny voit quun mythe, leur bavardage écure ou révolte, sauf masochisme. De là lhugophobie, rageuse parce quelle sen prend moins au style ou aux idées des textes quà leur mode dénonciation et à leur statut.
[34] « Oh ! je sais quils feront des mensonges sans nombre » et Joyeuse vie, Châtiments, I, 11 et III, 10.
[35] La rose de linfante, La Légende des siècles, « Première série », IX et Napoléon II, Les Chants du crépuscule, V.
[36] Quatrevingt-Treize, II, 3 La Convention, 1, 11.
[37] Les Misérables, IV, 7, 4.
[38] Ouvrage cité, vol. « Critique », p. 415 et suiv. Mais les textes antérieurs, dès les Odes, formulent autrement les mêmes orientations avec une surprenant stabilité des perspectives. Ce serait lobjet dune thèse ; on se contentera de signaler quelques rapprochements.
[39] A partir de Napoléon le Petit et, dans la conduite politique, de 1850- la « République » désigne et formalise cette convergence. Hugo prend soin de ne pas la nommer ici. Peut-être parce quil comprend et entend indiquer- quelle constituait pour lui un idéal historique sous-jacent depuis longtemps, peut-être dès les Odes , quoiquil nait adhéré à ses composantes sous leur nom que progressivement. La confusion, dans nos analyses, et, chez Hugo, le malaise politique tiennent à ce quaucune forme constitutionnelle ni aucune force politique identifiable ne lui est liée. Que la royauté restaurée ou la branche cadette ou un Empire puisse conduire, dans la liberté et ladhésion populaire, une société nouvelle, généreuse, éclairée, Hugo ne la pas cru impossible. On comprend quil ait pu adhérer à tous les régimes : il leur demandait à tous, Troisième République comprise, la même chose.
[40] Cette idée que la Révolution plus encore quelle nest un « tournant » dans lhistoire du monde la partage en deux ères comme lavait déjà fait le christianisme et par le même mécanisme dune irruption de la transcendance dans lhistoire construit La Fin de Satan mais parcourt toute luvre et pointait déjà dans la Préface de Cromwell où la description historique et spirituelle des origines et des effets du christianisme vaudrait aussi bien, sinon mieux, pour ceux de la Révolution. De là limpression que, chez Hugo, lessence de cette césure historique et laffirmation de sa réalité importent plus que son emplacement chronologique et que les uvres la déplacent : ici à la venue du Christ, là dans un « seizième siècle », celui du Satyre, qui pourrait aussi bien être le V° siècle avant Jésus-Christ ou 1789, voire dans lavenir (Lux, Plein ciel ou Quatrevingt-Treize). Cela se conçoit : au regard de lécriture, cette mutation historique de lhumanité est essentielle, puisquelle garantit la prise de la pensée sur lhistoire et plus généralement la communauté de nature et de destin entre lhumanité et les génies sans laquelle ces derniers seraient des sortes danges sans rapport avec la terre, mai s sa date est indifférente.
[41] Idée et image comparables dans le préface aux Odes de 1824 : « La marche sombre et imposante des événements par lesquels le pouvoir den haut se manifeste aux pouvoirs dici-bas [...] Ce quil y a dimmortel dans lhomme se réveille comme en sursaut au bruit de toutes ces voix merveilleuses qui avertissent de Dieu [...] Quelques âmes recueillent cette parole et sen fortifient. Quand elle a cessé de tonner dans les événements, elles la font éclater dans leurs inspirations, et cest ainsi que les enseignements célestes se continuent par des chants. » (ouvrage cité, vol. Poésie 1, p. 60)
[42] Cela, Hugo ne le dit pas explicitement et le texte semble confondre lhistoire « réelle » des siècles passés et celle des temps présents ou à venir. Mais cela se déduit dune part du renvoi dans le futur de lécriture de cette nouvelle histoire, dautre part de lobjection quil lui oppose lui-même : « Ce nouvel aspect des faits, lhistoire désormais est tenue de le reproduire. Changer le passé, cela est étrange ; cest ce que lhistoire va faire. En mentant ? non, en disant vrai. [ ] Ce reflet nouveau du passé modifiera lavenir. »
[43] Très curieusement, lode LHistoire ne dit guère autre chose, avec, en particulier, la même indistinction de lhistoire-récit et de lhistoire-processus. Sans doute cela mobilise-t-il encore lidée dune histoire providentielle justicière, mais les principaux éléments conceptuels constructifs de la Conclusion de William Shakespeare sont déjà présents : lhistoire accomplit le triomphe final de lidée sur le fait (« apporte leur palme aux héros qui succombent » et « fonde un temple où manquait un tombeau ») ; sa marche, toute spirituelle, ne passe pas par la puissance (elle « marche en rêvant au bruit des empires qui tombent ») parce quelle achemine vers une transcendance (« Et dans tous les chemins montre le pas de Dieu [ ] Traîne tout le passé jusque dans lavenir. »).