Florence Naugrette : Publier Cromwell et sa Préface : une provocation fondatrice»
Communication au Groupe Hugo du 8 mars
2002
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Note liminaire : ce texte est la version remaniée de ma communication au colloque « Impossibles Théâtres », qui sest déroulé les 11-12 et 13 juin 2001 à lUniversité de Grenoble, organisé par Bertrand Vibert, Jean-François Louette et Bernadette Bosc.
Il peut paraître vain de se poser encore une fois la question du lien entre Cromwell et sa préface, qui a fait lobjet de travaux approfondis et décisifs, notamment ceux de Anne Ubersfeld, Claude Duchet et Guy Rosa[1]. La perspective du colloque « Impossibles Théâtres », qui était de repérer, dans lhistoire du théâtre, le rôle joué par des pièces refusant délibérément les contraintes de la scène, ma incitée à examiner le paysage théâtral dans lequel se situe Hugo en 1827, afin de mesurer la portée de ce geste qui consiste à publier en même temps une uvre délibérément injouable et une préface qui invite à un renouvellement radical des pratiques théâtrales.
Il paraît toujours délicat ou hasardeux dattribuer à tel ou tel texte le titre duvre fondatrice dun mouvement ou dun genre. Les uvres qui font événement dans lhistoire littéraire surgissent dans le paysage culturel de leur époque avec une force ruptrice qui fait éclater de manière spectaculaire et inattendue des mouvements de fond cachés, des évolutions esthétiques et souvent politiques enfin mûres. Après elles, on nécrira, on ne jouera plus jamais comme avant. Elles sont à la fois aboutissement et point de départ, révélatrices et fondatrices.
Dans le cas du drame romantique, lhistoire littéraire a retenu Cromwell pour jouer ce rôle. Quil sagisse dune uvre supposée injouable rend compte à la fois de cette provocation radicale que fut en son temps le drame romantique, météore dans lhistoire du théâtre, de la très grande exigence esthétique qui fut la sienne, et des difficultés que rencontrent aujourdhui encore les metteurs en scène qui sy essaient.
Et pourtant, Cromwell nest sans doute pas une pièce injouable. Cest en tout cas ce dont on est aisément convaincu à la lecture. Certes elle est trois fois plus longue quune tragédie classique, et demande un personnel considérable. Mais les mêmes contraintes ne nous empêchent pas aujourdhui de jouer La Mort de Danton, Lorenzaccio, Le Soulier de Satin ou Les Paravents. Loin dêtre ennuyeuse, elle est même dune très grande drôlerie. Comment expliquer dès lors quelle soit si rarement jouée, pour ainsi dire jamais, ou à la rigueur sous une forme très abrégée[2] ?
La réponse réside, ce sera mon hypothèse, non tant dans la qualité propre de la pièce que dans la fonction qui fut la sienne lors de sa publication: dune part dynamiter définitivement lancienne séparation hiérarchisée des genres, prête à sécrouler, dautre part faire entrer létude critique de lhistoire sur la scène dramatique. Cette double entreprise est déjà en marche, lentement, depuis les théories des Lumières et le développement de nouveaux genres apparus depuis la Révolution. Mais Hugo, par ce coup déclat que constitue la publication conjointe dun drame absolument incompatible avec les exigences esthétiques et politiques de la scène de son époque, et dune préface non moins monumentale aux accents visionnaires, va légitimer cette entreprise de droit en exhibant son absence de fait. La pièce elle-même sera sacrifiée à cette cause : délibérément injouable au moment où elle est publiée, elle gardera cette réputation par différence avec les pièces suivantes de Hugo, adaptées, elles, aux exigences de la scène contemporaine quelles révolutionnent de lintérieur. Considérée comme indissociable de sa préface, elle passe encore, à tort, pour une tentative utopique, une poétique appliquée, rien de plus quun objet historique.
Cromwell injouable ? Ce quen dit la préface
La préface le dit explicitement, la scène contemporaine doit changer ses habitudes pour laisser à lhistoire le champ spatio-temporel de sa représentation dramatique : cet espace-temps que seules les longues scènes historiques comme Les Barricades de Vitet (1826) ou La Jaquerie de Mérimée (1828) laissent se déployer dans la pratique solitaire de la lecture, Hugo affirme que la scène doit sy ouvrir, quitte à bouleverser ses habitudes sociales :
Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait sencadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant quil a été dans toutes ses parties composé pour la scène. Cest en sapprochant de son sujet pour létudier que lauteur reconnut ou crut reconnaître limpossibilité den faire admettre une reproduction fidèle sur le théâtre, dans létat dexception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine dêtre faite ; il a préféré tenter la seconde. Cest pourquoi, désespérant dêtre jamais mis en scène, il sest livré libre et docile aux fantaisies de la composition [ ] Du reste, les comités de lecture ne sont quun obstacle de second ordre. Sil arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît laccès au théâtre, lauteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.[3]
Il y a deux manières de comprendre ce que dit Hugo dans ces lignes : soit, et cest linterprétation la plus courante, on considère quil reconnaît lui-même le caractère injouable de sa pièce, et admet quil faudrait se résoudre à en réduire les proportions, ce quil fera dailleurs à partir de Marion de Lorme. Indéniablement, cest bien ce que propose Hugo à la fin de cet extrait, à la condition que la censure politique lui laisse le champ libre sur le fond. Mais on peut aussi considérer, cest en tout cas ce que je voudrais montrer, que Hugo adopte une position marginale contestataire, quil refuse de sinscrire dans les cadres (« ne pourrait sencadrer ») institutionnels du théâtre de son époque, et quil attend les jours meilleurs où lon pourra effectivement jouer sa pièce telle quelle. La suite du texte confirme cette interprétation : Hugo y dénonce dabord lintrigue, les jalousies et les mesquineries qui gouvernent le milieu artistico-médiatique, et refuse dy avilir son art ; puis il émet une mise en garde qui contredit sa première protestation dadaptabilité : il prévient quune réduction de Cromwell ne saurait en tout état de cause revenir aux deux heures traditionnelles de labstraite tragédie actuelle, et quil faudrait que le drame occupe toute la durée dune représentation, en somme toute la soirée, cest-à-dire, au bout du compte, mais Hugo le laisse sous-entendu, la durée exacte du drame actuel :
Ce nest pas trop dune soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme délite, toute une époque de crise.[4]
Hugo se justifie ensuite : plus la peine de faire jouer dabord une pièce sérieuse, puis une pièce frivole : le drame quil propose donne tout en un. Ce nest donc pas un drame trois fois trop long qui est écrit, mais un drame total, non pas seulement sur le plan poétique, mais sur le plan social : cest à une véritable réorganisation de la sociabilité théâtrale, et du rapport du public à lui-même, quHugo invite ici activement.
Champ de forces
Cromwell et sa préface font date en 1827 parce quils introduisent la perturbation dans un champ théâtral étroitement balisé, depuis les lois napoléoniennes de 1806-1807, par la spécialisation des répertoires sur les scènes françaises.
De nouveaux genres, succédant à la tragédie et à la comédie classique, qui ne parlent plus guère au peuple daprès 89, occupent désormais le devant de la scène. Cest aussi par rapport à eux que se définit le drame romantique. On joue certes encore sur les scènes de la première moitié du XIXe siècle des comédies et des tragédies classiques, mais elles ne font plus guère recette. Les catégories du comique et du tragique ont été redistribuées dans des genres plus contemporains, respectivement dans le vaudeville et le mélodrame. Le drame romantique se situe dans la continuité esthétique de ce dernier, lui reprenant ses principaux motifs (poignards, flambeaux, cachettes, orages, enlèvements, empoisonnements, innocence persécutée, vengeance, etc.), et, pour citer lexpression de Jean-Marie Thomasseau, sa « dramaturgie du débord »[5]. Il accompagne aussi son évolution idéologique : depuis lEmpire, le mélodrame dit « traditionnel », qui se caractérisait par une intrigue et des personnages stéréotypés, donnait à la société post-révolutionnaire une image réconciliée delle-même et développait une idéologie conservatrice en montrant systématiquement la vertu récompensée par lintervention de la providence. Mais à partir de 1823 déjà, avec les modifications critiques que Frédérick Lemaître apporte à son personnage de bandit dans LAuberge des Adrets, puis avec le triomphe de Trente ans ou la vie dun joueur de Victor Ducange en 1827, la même année que Cromwell et sa préface, le mélodrame évolue vers les idées républicaines et/ou libérales, en donnant à voir le mal social. Lapparition du drame romantique est contemporaine de cette évolution du mélodrame. Comme ce dernier, le drame romantique représente les divisions dune société incapable de résoudre par ses valeurs propres le mal politique ou social qui met sa cohésion en danger.
La forme de drame romantique qui sera la plus proche du mélodrame est le « drame moderne », ou « drame en habits noirs », pour reprendre une expression de Dumas, qui situe la fiction dans le temps présent. Cromwell, comme tous les drames hugoliens de la période romantique, hérite pour sa part dun autre courant existant depuis la période révolutionnaire, le théâtre historique[6]. Celui-ci représentait le passé national à des fins politiques, de contestation ou de propagande : le récit et la peinture des grandes heures de la nation française servaient soit à unir le peuple autour dune image réconfortante de lui-même, soit, selon les auteurs et les époques, à soutenir la politique gouvernementale ou une cause dopposition, le même événement, lhistoire de Jeanne dArc par exemple, pouvant parfois servir aussi bien les idéologies républicaine, bonapartiste, ou légitimiste quorléaniste.
On ressort ainsi régulièrement la pièce révolutionnaire de Marie-Joseph Chénier Charles IX ou la Saint-Barthélémy, tragédie patriotique sous-titrée LEcole des rois, qui, à sa création en 1790 avait fait forte impression, et dont Danton disait « Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté ». En 1802, cest Edouard en Ecosse ou la Nuit dun proscrit dAlexandre Duval qui obtient un grand succès, par son intrigue édifiante qui représente, derrière le pardon accordé au roi à un couple de son parti ayant recueilli chez lui lancien roi Charles Edouard Stuart enfui après sa défaite, le retour à la concorde nationale après la terreur. Citons encore le Germanicus dArnault, tragédie historique de 1817, à tel point saturée dallusions bonapartistes, que la pièce est interdite ; ou le Sylla de Jouy, pour lequel, en 1821, juste après lannonce de la mort de lempereur en exil, son acteur favori Talma[7], interprète du rôle, se coiffe dune perruque qui le fait ressembler à Napoléon. En 1819, deux tragédies historiques, dont laction se situe à la même époque du Moyen-Age, divisent la critique sur une base politique : Les Vêpres Siciliennes, grand succès de Casimir Delavigne, qui enchante les libéraux ; Louis IX dAncelot, que défendent ardemment les royalistes. Dans larticle du Conservateur littéraire quil écrit sur ces deux pièces, Hugo regrette que le jugement des critiques se fonde, non sur la valeur littéraire des pièces, mais sur leur orientation politique : Hugo commence ainsi son article :
Cest une chose étrange et digne de notre siècle vraiment unique, que de voir lesprit de parti semparer des banquettes dun théâtre, comme il assiège les tribunes des chambres [ ] Le petit marchand électeur sen va siffler Louis IX, non parce que Lafon manque de majesté ou la pièce de chaleur ; mais son Constitutionnel lui a révélé que Louis IX sappelle Saint-Louis, et le marchand électeur est philosophe/ Les gazettes libérales exaltent Les Vêpres siciliennes, non parce que cette tragédie renferme des beautés, mais en raison des mouvements déloquence quelle peut fournir contre les fanatiques, les prêtres et les massacres au son des cloches. [ ] on ne sinforme plus aujourdhui si un poète est de la bonne école, mais sil est du bon parti.[8]
La qualité de ce théâtre est variable, et il serait injuste, sous prétexte que lhistoire littéraire les a maintenant oubliés et quon ne les joue plus, de mettre tous ces auteurs sur le même plan. Il nest que de constater que certaines de ces pièces, au moins au XIXe siècle, ont une certaine fortune : le Charles IX de Chénier est repris en 1830 je renvoie à ce quen dit Sylvie Vielledent dans sa thèse, Les Vêpres Siciliennes de Delavigne sont promises à un succès durable, et Verdi (1855) reprendra lépisode sur un livret de Scribe. Mais dans lensemble ce type de théâtre, Claude Duchet la montré[9], fonctionne par allusion immédiatement identifiée par le public, au-delà parfois du vouloir-dire calculé des auteurs. Ce théâtre de propagande est évidemment, de par sa fonction édifiante et son fonctionnement allusif à lactualité politique, un théâtre de consommation immédiate, au même titre que le vaudeville. Cest dans ce système esthético-économique que les premiers romantiques refusent de se fondre.
Ce refus de la compromission avec la production « culinaire » contemporaine nest pas une invention des romantiques. La Jaquerie, Cromwell et Lorenzaccio sinscrivent dans la lignée du théâtre à lire qui se développe depuis lEmpire pour échapper à une censure évidemment moins sévère avec des pièces destinées à une lecture par définition confidentielle, tandis que la scène, accessible à tous, même aux illettrés, permet une diffusion des idées considérablement plus large, et fait donc lobjet dune surveillance bien plus tâtillonne. Le théâtre écrit, qui représentait, selon une statistique établie jadis par Philippe Van Tieghem, le quart de la production théâtrale européenne entre 1802 et 1820, fournit un modèle aux libéraux doctrinaires qui, autour de Ludovic Vitet, renoncent demblée à la représentation de leurs « scènes historiques ».
Dans ce genre, un certain nombre de principes esthétiques qui seront ceux du drame romantique sont déjà présents. Envisageant la scène historique comme un nouveau mode décriture de lhistoire, Vitet et ses émules (Saint-Esteben, Roederer, Loève-Veimars ) utilisent les ressources propres de lécriture théâtrale pour donner des grands événements du passé une représentation plus véridique. Le théâtre leur permet en effet de faire parler les acteurs de lhistoire, tous les acteurs de lhistoire : non seulement les grands de ce monde, mais aussi les petites gens, observés dans leur vie quotidienne. Comme le ferait aujourdhui un reporter, caméra au poing, lauteur de scènes historiques permet au lecteur de suivre laction dans ses moindres recoins, non seulement au château et sur les champs de bataille, mais aussi dans les rues, les tavernes, les places publiques, les forêts, les ravins, les églises, les intérieurs des conspirateurs ou des gens du commun. Dune scène à lautre, laction change de lieu, de temps, de sujet, et cest à la fois la multitude des agents de lévénement et lépaisseur du temps de lhistoire qui sont rendues sensibles au lecteur. Au lecteur, et non au spectateur, puisque la scène contemporaine, lourdement décorativiste, ne permet ni les changements à vue ni labondance extravagante de personnages que lon trouve par exemple dans Les Barricades de Vitet ou La Jaquerie de Mérimée.
En ne cherchant pas demblée à faire représenter la première pièce quil publie, Hugo sinscrit pleinement dans lattitude adoptée à son époque par les auteurs de scènes historiques, qui rompaient déjà délibérément avec les codes de la représentation contemporaine, se privant du même coup de laccès au public, même si, par le biais des lectures et des représentations de salon, une certaine publicité était quand même donnée à leurs oeuvres.
En saffranchissant des contraintes de la représentation, ils se mettent dans la position paradoxale dinventeurs dun genre dont ils déclarent dabord, Vitet le premier, dans ses préfaces successives, le caractère impraticable. Vitet reconnaît avoir usé de techniques dramatiques, mais dénie à son uvre le statut de pièce de théâtre. Il ne cesse de le réaffirmer : les scènes historiques sont un mode non narratif décriture de lhistoire. Le refus du spectacle vivant est le signe dune contradiction interne, dune aporie de la démarche, dune crise de la représentation théâtrale, pour un genre qui se veut encore mimétique dans son écriture, mais qui nassume pas lengagement nécessairement esthétique, politique et social de la performance.
Trois défis à la scène contemporaine
En 1827, un an après Les Barricades de Vitet, et la même année que Trente ans ou la vie dun joueur, Hugo est à cette croisée des chemins. Il sest déjà exercé à lécriture dramatique avec Paul Foucher pour ladaptation du Kenilworth de Walter Scott, Amy Robsart, qui sera jouée en 1828, et qui nest pas encore un drame à part entière, mais une adaptation. Mais la première pièce publiée et signée par Hugo nest pas immédiatement destinée à la représentation. Ce refus de la représentation nest pas de principe, nest pas poétique, il est politique : Hugo commence dailleurs sa préface par une déclaration extrêmement désinvolte de mépris pour linstitution théâtrale:
Le drame quon va lire na rien qui le recommande à lattention ou à la bienveillance du public. Il na point, pour attirer sur lui lintérêt des opinions politiques, lavantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout dabord la sympathie littéraire des hommes de goût, lhonneur davoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.
Il soffre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme linfirme de lEvangile, solus, pauper, nudus.
Et page suivante, Hugo prend ostensiblement la posture du marginal, qui refuse de se compromettre dans le petit monde littéraire et théâtral:
Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et lécole, le public et les académies, on nentendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix dun solitaire apprentif de nature et de vérité, qui sest de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres.
Il se peint ensuite comme un « simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée ». Et de conclure son préambule par une phrase-paragraphe particulièrement provocante :
Cela dit, passons.
Le ton est celui du défi lancé, non seulement au public, mais aussi à toute la machine théâtrale contemporaine, auteurs, directeurs de théâtre, doctes et critiques.
Défi social tout dabord : on comprend aisément à la lecture pourquoi Hugo na pas même songé à faire représenter sa pièce en 1827. Avec ses 6920 vers, sa représentation intégrale prendrait entre 6 et 8 heures, ce qui, à une époque où lon enchaînait couramment plusieurs spectacles dans une même soirée, est incompatible avec le principe de divertissement qui commande alors lorganisation de toute soirée théâtrale.
Défi esthétique évidemment : Hugo, qui ne se soucie aucunement des contraintes scénographiques contemporaines, écrit ici son théâtre idéal. Cest pourquoi il sautorise un nombre exorbitant de personnages. On ne saurait les dénombrer exactement: ils sont environ 70, auxquels il faut ajouter des groupes non déterminés de figurants qui représentent potentiellement toute la population londonienne, comme le programme la fin de la didascalie liminaire correspondant à la liste des personnages :
[ ] Le Chef des ouvriers. Des Ouvriers.
LOrateur du Parlement.
Le Parlement. Clercs. Massiers. Sergents.
Le Clerc du Parlement.
Le Lord-Maire.
Les Aldermen. Les Greffiers de ville. Les Sergents de la cité.
Le Haut-Shériff.
Sergents dArmes. Archers de ville.
Le Chef de la députation des Ranters. Ranters.
Le Champion dAngleterre.
Quatre Hallebardiers.
Le Crieur public.
Valets de ville. Hallebardiers. Archers. Cavaliers, Têtes-rondes, Généraux, Colonels, Seigneurs et Courtisans. Pages. Mousquetaires, Pertuisaniers, Gentilshommes-gardes du corps du Protecteur. Huissiers de ville. Bourgeois. Soldats. Peuple.
Notons que le « peuple », dernier mot de la liste, et forcément innombrable, se profile déjà comme ayant le dernier mot de lhistoire.
Hugo invente la scène-fleuve, mais à la limite cette abondance de figurants nest pas un problème insurmontable, tous les personnages nétant pas présents sur scène en même temps, ce qui permet de réutiliser les mêmes comédiens dans différents rôles. Par ailleurs, le décor lui-même correspond assez bien aux pratiques en vigueur à lépoque : les unités de temps et de lieu étant rétablies au niveau de lacte, 5 décors suffisent[10] , ce qui est certes plus exigeant que dans la tragédie classique, mais moins que dans la féerie, le théâtre historique, et le mélodrame, pour lesquels les grands décorateurs savaient déjà fort bien faire varier les tableaux : plaines enneigées de Russie, pyramides dEgypte, volcans en éruption, forêts hantées, etc. Le défi esthétique est donc réel, mais relatif.
Le principal défi est au fond politique: on ne saurait représenter sur les scènes de la Restauration une pièce qui parle sur un mode principalement grotesque de la question du régicide, des devoirs dun bon gouvernement républicain, de la tentation de la restauration monarchique, derrière laquelle se profilent avec évidence pour les contemporains le souvenir du coup dEtat du 18 Brumaire et de la double Restauration de 1814 et 1815[11]. Et la censure est naturellement bien plus sévère avec les pièces représentées, qui touchent un public beaucoup plus large, quavec les pièces destinées à la lecture. Le Germanicus dArnault, on la vu, en a fait les frais. On sait dailleurs quels seront les démêlés ultérieurs de Hugo avec la censure, dès quil cherchera effectivement à faire jouer son théâtre.
Pour ces trois raisons, la pièce navait donc aucune chance de trouver en son temps le chemin de la scène. Mais ces trois défis seraient restés purement virtuels ce qui est une contradiction dans les termes, si Hugo navait accompagné la publication de sa première pièce dune préface, qui reste aujourdhui bien plus connue que la pièce elle-même. On voudrait montrer ici que, contrairement à une idée reçue de lhistoire littéraire, ce nest pas tant la Préface elle-même qui est fondatrice, que la publication conjointe de la pièce et de la Préface. Il ne sagit pas de prétendre que la préface de Cromwell nest en rien provocatrice, mais plutôt de relativiser la nouveauté de son propos pour mettre en valeur lacte même quelle accomplit conformément à son genre, ni simple manifeste, ni art poétique détachés de leurs objets, mais texte liminaire, péritexte contribuant à la validation même du texte auquel il introduit.
La machinerie de la Préface
La Préface de Cromwell permet à Hugo de se situer dans le champ littéraire contemporain, dévasté par le combat entre « classiques » et ceux quon commence à appeler « romantiques », ou « modernes », ou « romanticistes », comme le fait Stendhal. Mais pour être plus efficace et moins attaquable, Hugo avance masqué, en prenant soin de ne nommer ni les théoriciens dont il sinspire, ni les dramaturges contemporains quil prend pour cible :
Il se bornera du reste à des considérations générales sur lart, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ou un plaidoyer pour ou contre qui que se soit.
Cest quil vise plusieurs adversaires à la fois : dabord les nostalgiques de la tragédie classique, habitués de la Comédie-Française (elle a beau ne plus faire recette, elle nen reste pas moins commandée par le cahier des charges) ; ensuite et surtout les faiseurs de comédie bourgeoise (comme Scribe) et les auteurs de drames juste-milieu (comme Casimir Delavigne[12]), qui sadaptent à lévolution du goût dominant; et enfin ce quil appelle «quelques partisans peu avancés du romantisme ». Les propositions déjà énoncées par Stendhal dans son Racine et Shakespeare ne sont justement pas mentionnées. Certaines sont dailleurs incompatibles avec les conceptions de Hugo : Stendhal prône un théâtre national, celui de Hugo ne le sera guère ; Stendhal veut quon renonce au vers pour la prose, Hugo refuse de renoncer à la langue dramatique noble dun vers alexandrin qui soit la « forme optique de la pensée », et que sa souplesse rendrait « aussi beau que de la prose » ; Stendhal prétend que la représentation de la violence sur scène casse lillusion, quelle ne saurait jamais correspondre au goût français, et le mélange des genres lui semble un pari impossible. Mais Hugo ne le nomme pas directement.
Il y a là de la pose : Hugo reprend un grand nombre didées déjà développées avant lui par les théoriciens des lumières, contre la hiérarchie des genres, contre lartificialité des règles, et aussi par des théoriciens du drame romantique qui lont précédé : Madame de Staël, Benjamin Constant, Guizot, Stendhal. Mais il ne se réfère pas ouvertement à eux. Il présente son dessein, sinon comme radicalement neuf, du moins comme original et libre, sur un ton qui est moins polémique que visionnaire et souverain.
La nouveauté du projet hugolien, Anne Ubersfeld la montré, est la remise en question de l'idéalisme du Beau. Celle-ci seffectue en deux temps. Il sagit tout dabord de dresser une histoire du goût qui fasse apparaître sa relativité, et montre comment chaque grande époque de lhumanité produit le type de littérature qui correspond à son stade de développement ; cette idée, qui provient de la pensée ultra, sest à lépoque banalisée. Hugo imagine une histoire des représentations où se succèdent les temps primitifs, lyriques, puis les temps héroïques, épiques, et enfin le dernier âge de l'humanité, dramatique, reposant sur le sentiment de la mélancolie inspiré à lhomme par le christianisme, qui lui fait prendre conscience de sa nature double, corporelle et spirituelle. Cette duplicité trouve sa meilleure expression dans le drame shakespearien:
Shakespeare, c'est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre ( ) de la littérature actuelle ( ) ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des contraires[13].
Cette histoire mythique de la littérature permet à Hugo dintroduire linvention, pour le coup tout à fait neuve, de sa théorie du grotesque. Hugo ninvente pas la notion elle-même, il en suit le parcours depuis la comédie antique jusquà Rabelais, Cervantès, Molière et Goethe, sattachant non pas tant à montrer la coprésence à toute époque dune veine grotesque et dune veine sublime, mais bien plutôt à repérer chez les grands génies cette capacité à faire tenir ensemble, dans la même uvre, les deux polarités. Lesthétique romantique, telle que Hugo la conçoit, vise à les combiner sous «un même souffle», dans une intime «harmonie des contraires». Il sagit bien dun nouveau réalisme[14], au service de la représentation de la totalité. Cest pour représenter cette totalité (dune conscience, dune société, du cosmos) que les dimensions de Cromwell vont largement dépasser les normes scéniques contemporaines, comme lavait déjà fait le Goetz von Berlichingen de Goethe.
Ces théories de la Préface de Cromwell sont bien connues. Lhistoire a pris lhabitude de les présenter comme révolutionnaires, ce qui, on la vu, nest que partiellement vrai. Cette appréciation est faussée par une erreur de perspective courante, qui consiste à considérer la préface comme un art poétique, et la pièce comme son application. Or, le geste éditorial accompli par Hugo en 1827 est très différent : la pièce est écrite dabord, la préface ensuite, et si cette dernière, avec sa cinquantaine de pages, excède à son tour les normes habituelles de la taille dune préface, elle nen reste pas moins un péritexte, qui se présente comme telle avec la double métaphore de la cave de lédifice, et des racines du fruit :
On ne visite guère les caves dun édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de larbre on se soucie peu de la racine.
Hugo, contrairement à ce quon lit souvent, nécrit pas seulement avec la préface de Cromwell un essai-manifeste, il écrit une préface, qui, en tant que telle, est censée seffacer derrière la pièce-même. Toute préface fait en effet partie de ce « hors-livre » dont parle Derrida dans la Dissémination :
« On a toujours écrit les préfaces, semble-t-il, mais aussi les avant-propos, introductions, avant-dire, préliminaires, préambules, prologues et prolégomènes, en vue de leur propre effacement. Parvenu à la limite du pré- (qui présente et précède, ou plutôt devance la production présentative et, pour mettre devant les yeux ce qui nest pas encore visible, doit parler, prédire et prédiquer), le trajet doit en son terme sannuler. Mais cette soustraction laisse une marque deffacement, un reste qui sajoute au texte subséquent et ne sy laisse plus tout à fait résumer »[15].
Ce « reste », qui sera perçu par les contemporains et par la postérité comme un « plat de résistance , se donne au départ comme un simple étai, une justification momentanément nécessaire, dune pièce qui nest certes pas immédiatement donnée à voir, parce que les moyens nen sont pas encore réunis, mais qui pourrait fort bien lêtre, si précisément lon déplaçait les frontières génériques institutionnalisées. Contre la nouvelle répartition des genres, que figure clairement la carte des théâtres, soumise aux lois en vigueur sur la spécialisation des répertoires et le respect des privilèges, Cromwell, précédé dune préface qui dit la nécessité inéluctable de lavènement du drame nouveau, est une machine de guerre, une théorie en actes.
La pièce : un mélange explosif
La provocation géniale de la pièce tient dans le mélange intime des genres dont elle est lhéritière. Cromwell, cest ce quon va montrer maintenant, est à la fois une scène historique, une tragédie historique, une ancienne comédie (avant que celle-ci ne se pervertisse en vaudeville) et un mélodrame. Mais attention : ce terme de « mélange des genres » passé dans lhistoire littéraire peut prêter à confusion : il ne sagit pas de mettre le tragique et le comique ensemble et de bien mélanger, ce qui serait absurde, et proprement infaisable. Des genres déjà constitués à partir desquels il va construire le modèle du drame romantique, Hugo retient certains éléments bien choisis, au service de sa conception de la représentation de la totalité. Lanalyse des emprunts aux autres genres doit aussi se faire différentielle : il est tout aussi éclairant de repérer ce que Hugo garde que de prendre garde à ce quil laisse.
Cromwell est une scène historique
Le principe décriture de Cromwell est initialement le même que celui des scènes historiques : le dramaturge choisit un moment-clef de lhistoire susceptible de faire réfléchir ses contemporains sur une situation récente similaire, en loccurrence la tentation monarchique qui suit une révolution républicaine. Comme dans les scènes historiques, on montre les multiples lieux de lhistoire (palais royal, tavernes, etc.) et ses divers acteurs, du prince à lhomme du peuple.
Le texte dramatique est dailleurs lui-même parasité par un nouveau péritexte qui brouille les repères génériques : comme le fera aussi Mérimée dans La Jaquerie, Hugo accompagne son texte de notes historiques, qui accréditent le sérieux de sa démarche scientifique. Ainsi, à lActe I, scène 10, Richard Cromwell boit à la santé du roi Charles dans une taverne avec les conjurés royalistes. Hugo précise en note :
« Historique. Au reste, afin dépargner au lecteur la fastidieuse répétition de ce mot, nous le prévenons quici, comme dans le palais de Cromwell, comme dans la grande salle de Westminster, lauteur na hasardé aucun détail, si étrange quil puisse paraître, qui nait ou son germe ou son analogue dans lhistoire. Les personnes qui connaissent à fond lépoque lui rendront cette justice que tout ce qui se passe dans ce drame sest passé, ou, ce qui revient au même, a pu se passer dans la réalité. [16]»
Second exemple, à l Acte II, scène 2, Mancini, neveu de Mazarin, apporte à Cromwell une dépêche quil lit au Lord Protecteur. Note de Hugo :
« Cette lettre est un document exact de la diplomatie de Mazarin, ramené seulement aux proportions de la scène. Toute cette scène des ambassadeurs, dans ses moindres incidents, est de lhistoire.[17] »
Si lécriture du drame est sur certains points comparable à celle des scènes historiques, la posture en revanche est différente : dans sa préface de 1830 aux Barricades, Vitet commence par rappeler, au moment où le drame romantique historique est en train deffectuer sa percée sur les scènes, quil ne sagit pas dun texte destiné à être joué :
« Ce nest point une pièce que lon va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique, mais sans la prétention den composer un drame.[18] »
et plus loin :
« Quon nous permette de le redire pour la troisième fois, ce nest point du drame, cest de lhistoire, uniquement de lhistoire que nous avons voulu faire.[19]»
Afin dêtre jouable, dit-il, son texte aurait dû « sacrifier, pour la rendre plus vive, la peinture dune foule de détails et daccessoires ( ) mettre en relief quelques personnages, et ne faire voir les autres quen perspective »[20], ce qui aurait nui à la peinture de la réalité. De fait, cest précisément ce qua fait entre temps Hugo avec Cromwell, en centrant laction sur le grand homme détat et en rétablissant une unité de lieu à léchelle de lacte.
Cromwell se distingue aussi dautres formes de scènes historiques : les pièces-documents, qui visent à restituer une peinture des murs la plus exacte possible, avec un sens du détail qui fait parfois négliger la recherche dune vérité générale. La même année que Cromwell, Roederer fait ainsi paraître sa Mort dHenri IV, dont il précise en préface que
Ce drame est de lhistoire toute pure, sous une forme qui ma été fournie par les documents ( ) sur 80 ou 60 pages dont mon drame est composé il ny en a pas six de moi.[21]
Tous les auteurs de scènes historiques sont tiraillés entre les exigences du drame et celles de lhistoire, dilemme quils résolvent différemment. Avec Cromwell, Hugo choisit le drame, sans scrupule à légard de lhistoire quil ramène à la simple chronologie. Au récit dramatique de lhistoire qui était le propre des scènes historiques, Hugo va substituer une écriture franchement dramatique. Il renoue ainsi avec le théâtre historique joué, tout en maintenant les ambitions de la scène historique, poser sous forme expérimentale une question dhistoire théorique : comment fonctionne le révolutionnaire, une fois la tourmente passée, pour légitimer un pouvoir fondé sur une révolution inaugurale qui par son exemple même le fragilise ? Il sagit dautre part de montrer combien est relative la marge de manuvre du puissant et dans quelle mesure il est tributaire de la volonté populaire.
Cromwell, se serait donc une scène historique qui assumerait, du moins en théorie, le défi esthétique, politique et social de la représentation.
Cromwell est une comédie
Cromwell est aussi, par sa fin heureuse tout dabord, qui la distingue des drames ultérieurs, et par sa tonalité principale, une comédie. Et une comédie clairement inspirée de Molière, lun des piliers de la tradition grotesque française mentionné par Hugo dans sa Préface. Dans la pièce cette fois, Hugo réécrit la scène du sonnet dOronte dans le Misanthrope, avec le personnage attachant de Rochester, poète galant qui part à la pêche aux compliments sur sa poésie de cour. Il y a aussi du Tartuffe dans ce personnage de galant déguisé en puritain pour parvenir à ses fins et approcher la fille du protecteur. Tous les éléments du comique sont là : irrévérence anticléricale, dans la peinture ironique qui est faite des dévôts puritains ; comique de caractère avec le personnage du sectaire fanatique Carr ; comique de situation avec les nombreux quiproquos quoccasionne lobsession généralisée du complot, comique de mots avec les saillies des fous, comique farcesque dans le dénouement qui oblige le malheureux Rochester à épouser la duègne sil veut sauver sa peau, clins dil au lecteur-spectateur avec les nombreux apartés et les mots dauteur qui exhibent la double énonciation théâtrale.
Mais lélément comique qui subsume toutes ces catégories, cest le grotesque. Dans Cromwell, le grotesque est la chose du monde la mieux partagée : tous les personnages y ont droit, du plus petit au plus grand , en passant par ceux quon aurait cru sublimes, comme le poète Milton. Il ne sagit pas dun grotesque grinçant, mais dune verve démystificatrice, qui permet de montrer la vanité des honneurs, de dévoiler les intérêts personnels ou les réalités matérielles derrière lesquels se masquent parfois les engagements politiques apparemment les plus purs.
Cette union intime des deux catégories, aisément perceptible dans le théâtre élisabéthain, a souvent été mal comprise en France. Hugo lui-même devra dailleurs édulcorer quelque peu sa vision du grotesque pour faire passer à son théâtre la rampe de la scène, en concentrant le comique sur certains personnages particuliers (Don César) ou en renonçant à certaines scènes grotesques à la création dAngelo. Après Cromwell, la pièce qui opère le mieux lharmonie des contraires, le Roi samuse, est dailleurs aussitôt interdite, pour des raisons esthétiques et politiques étroitement mêlées. Aujourdhui encore, le grotesque intimide les metteurs en scène du théâtre romantique : certains le gomment, dautres le travestissent en parodie. Rares sont ceux qui osent faire rire avec Hugo ; aujourdhui, le défi dramaturgique de Cromwell nest plus social, ni politique, mais il est encore là : dans lesthétique du grotesque.
Cromwell est un mélodrame
Cromwell procède aussi, dune certaine manière, de lesthétique du mélodrame. Il nen a certes pas la structure, pour la raison simple que lintrigue du mélodrame est moderne, tandis que Cromwell est un drame historique, et aussi parce que la fin heureuse de Cromwell nest aucunement le fait de la Providence, mais le résultat dun calcul politique du héros. On ne trouve donc dans Cromwell ni veuve, ni orphelin, ni traître, ni justicier, ni héros victime dune société qui le rejette après lavoir créé comme il est. Mais on y trouve de nombreux motifs du mélodrame : le poignard, lépée, la cachette, les espaces machinés, le motif du complot, les coups de théâtre spectaculaires. Cependant, là où le mélodrame contemporain prétend sadresser directement au peuple, dans un souci dédification, comme cest le cas chez Pixérécourt, ou de libération, comme ce sera le cas du mélodrame social, Hugo risque le grand écart, en choisissant de concurrencer la tragédie sur son propre terrain.
Cromwell est une tragédie
Car là est la bataille que mène Hugo, un véritable défi à linstitution théâtrale que la censure lui fera payer plus tard. Trois fois plus longue quune tragédie, en cinq actes et en vers, situant sur un pied dégalité les puissants, leurs bouffons et le peuple, traitant dun sujet historique aux résonances politiques contemporaines transparentes, Cromwell sinspire certes des scènes historiques, de la comédie et du mélodrame, mais il vise insolemment « la cour des grands » quoccupe seule en 1827 la tragédie, quelle soit classique ou historique.
Outre un certain respect de lunité de lieu (le premier acte se déroule dans une taverne, les trois suivants dans des lieux différents de White-hall, le dernier à Westminster), une parfaite unité de temps : lintrigue se déroule en 24 heures, Hugo le souligne dans sa préface sur un ton impertinent :
Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit quil entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Quils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce nest pas avec la permission dAristote, mais avec celle de lhistoire, que lauteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré quun sujet éparpillé.[22]
Au sujet concentré correspond une relative unité daction, centrée sur une action principale agrémentée de quelques intrigues bouffonnes secondaires. Hugo concurrence donc la tragédie par sa forme, quil reprend en expansion, par le sujet historique, mais en substituant à la célébration des grandes heures de la nation ou à des allusions de criconstance une réflexion sur une question de philosophie de lHistoire. Il la concurrence enfin par lemploi du vers.
Ce vers, qui sétait affadi dans nombre de tragédies historiques du début du siècle comme une forme creuse et répétitive, Hugo lui redonne ici une vigueur corrosive, perceptible dès le premier alexandrin, qui fit scandale, comme en témoigne Comédie à propos dune tragédie. Le premier vers de la pièce y passe pour une provocation pure, puisquil est entièrement occupé par une date :
Demain, vingt-cinq juin mil six-cent cinquante-sept
La provocation est certes dans le développement de la date sur un vers entier, mais aussi dans le rythme irrégulier 2+3+7 qui ignore superbement la coupe à lhémistiche.
Ce traitement du vers est certes libre, mais pas destructeur, bien au contraire. Il aurait suffi pour combattre lalexandrin de suivre les recommandations de Stendhal dans Racine et Shakespeare : y renoncer. La position de Hugo dans Cromwell et sa préface est plus radicale, parce que polémique. Lusage quil fait du vers vise à se démarquer de trois adversaires différents : la tragédie néo-classique et ses vers de pacotille, le drame historique, libéral et populaire, qui véhicule lidéologie bourgeoise de ce que Balzac appelle cette « démocratie de riches », la prose du mélodrame conservateur. Le vers de Hugo sera au contraire élitaire et libertaire pour tous, épousant toutes les nuances de la pensée, se prêtant à toutes les tonalités, à toutes les rhapsodies, également pratiqué par le bouffon et son roi, lhomme de peu ou laristocrate.
Mise à part la défense du vers, quil finira par abandonner dans les années 1830, pour des raisons qui ont été analysées, dans diverses perspectives, par Anne Ubersfeld, Jean-Marie Thomasseau[23] et Guy Rosa[24], Hugo, pour son compte, ne renoncera jamais aux ambitions de Cromwell, même sil doit ensuite se sortir de son propre piège. La fonction sociale dun théâtre écrit pour tous, pour un public qui constitue la foule en peuple, exige quon se donne les moyens de sa représentation. Après la provocation, viendra donc pour lui le temps nécessaire du compromis pour ses drames suivants, selon les principes suivants : restriction à une taille plus adaptée aux pratiques contemporaines, légère édulcoration du grotesque, sacrifice à la prose quand il faudra jouer sur les boulevards, personnages réduits au nombre minimum, peuple moins nombreux, schémas actantiels et système des rôles plus proches du système classique, ce qui permet aux acteurs de sy retrouver dans le système des emplois sur lequel se fondent encore les distributions
Il nempêche que Cromwell reste pour les romantiques une espèce de modèle utopique : utopique, cest-à-dire idéal, et sans lieu. De fait, ce « grotesque » dont Hugo revitalise le concept ancien sera assez peu repris par Dumas, qui sen passe fort bien dans Henri III et sa cour. Ce drame historique en prose, par lequel le romantisme fait son entrée sur la scène du Français en 1829, correspond bien mieux aux attentes de Stendhal quà celles de Hugo. Les fantoches de Musset, qui concentrent sur leurs ridicules la portée satirique des comédies et proverbes, ne fonctionnent pas non plus dans la réversibilité du sublime et du grotesque qui est la marque de fabrique hugolienne.
La postérité de Cromwell et de sa préface dépasse en réalité le statut quon lui donne habituellement, celui de manifeste pour le drame romantique. Le mélange des genres qui est devenu si courant dans le théâtre du XXe siècle, de Claudel à Koltès en passant par Genet et les créations collectives du Théâtre du Soleil, trouve sa légitimation première et définitive dans la préface de Cromwell, et sa première illustration française dans la pièce elle-même : en écrivant cette espèce dhydre monstrueuse, à la fois comédie, farce, tragédie, scène historique et mélodrame, Hugo fait sauter de droit les distinctions entre fiction et histoire, comique et tragique, genre majeur et genre mineur; il ébranle le système des emplois, et ouvre la représentation de lhistoire à la distance épique. On ne sétonnera pas que le Théâtre en Liberté, autre théâtre utopique parce qu écrit dans linsularité de lexil, et véritable défi à lesthétique du théâtre métropolitain du Second Empire, ait été découvert un siècle après son écriture, dans les années 1960, par des metteurs en scène brechtiens : ils trouvent dans le grotesque hugolien un des premiers exemples de distanciation. Etrange pièce que celle-ci, pour ainsi dire inconnue, très peu lue, jamais encore représentée dans son intégralité, mais qui permit en son temps, par son impossibilité même, une prodigieuse ouverture des possibles.
[1] Anne Ubersfeld, présentations dans lédition GF (1968) et dans lédition Robert Laffont « Bouquins » (1985). Claude Duchet, « Victor Hugo et lâge dhomme (Cromwell et sa Préface) », in édition des uvres Complètes de Victor Hugo au Club Français du Livre (éd. Massin), 1970, tome III . Guy Rosa, « Entre Cromwell et sa Préface : du grand homme au génie », RHLF, nov./déc.1981.
[2] Voir à ce sujet Arnaud Laster, Pleins Feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, chapitres XXIV et XXV. En 1927, la Comédie-Française songe à la monter, dans une version abrégée de Gustave Simon qui reçoit laval du petit-fils, Georges Hugo. La Comédie-Française se déclare finalement impuissante à monter loeuvre ; doù une campagne de presse où Antoine monte au créneau pour dire quelle nest plus à la hauteur de sa tâche. En 1956, dans la cour carrée du Louvre, on assiste à une version abrégée (2h30) dAlain Trutat, mise en scène de Jean Serge, dispositif scénique Claude Pignot, avec Maurice Escande (Cromwell), Anne Vernon (lady Francis), Pierre Vaneck (Olivier Cromwell). En 1971, Jean Martinelli donne à Saint-Fargeau dans lYonne un Cromwell de 2h45, repris à Saint-Maur deux ans plus tard.
[3] Ed. Anne Ubersfeld, GF, p.103.
[4] Ibid., p.104
[5] Je reprends lexpression à Jean-Marie Thomasseau, passim.
[6] Voir larticle de Paul Gerbod, « La scène parisienne et sa représentation de l'histoire nationale dans la première moitié du XIXe siècle», Revue historique, juillet-septembre 1981.
[7] Talma dont on dit parfois que Hugo avait songé à lui pour interpréter Cromwell, mais qui meurt en 1826. Nul doute que si ce projet avait pu se réaliser, lécriture de Cromwell, conçue en vue dune représentation immédiate, eût été bien différente.
[8] Ed. Massin, tome I, p.483.
[9] Claude Duchet, « Théâtre, histoire et politique », Romantisme et politique, actes du colloque de Saint-Cloud, Armand Colin, 1969.
[10] Acte I (Les Conjurés) : Taverne des Troies-Grues. Acte II (Les Espions) : Salle des Banquets, à White-Hall. Acte III (Les Fous) : la Chambre Peinte, à White-Hall. Acte IV (La Sentinelle) : la Poterne du parc à White-Hall. Acte V (les Ouvriers) : la grande salle de Westminster.
[11] Guy Rosa montre dans son article (cité supra, note 1) comment Hugo brouille le système habituel de lallusion directe, en autorisant des « applications » multiples et contradictoires : « Jusque dans le détail, cest la totalité du personnel politique de la Restauration qui est caricaturée dans les figures grotesques des Puritains et des Cavaliers. Simple scepticisme dune conscience pure devant les politiciens si ces analogies nen rencontraient pas dautres, plus inquiétantes. Cromwell tourne en pantalonnade lassassinat dun chef dEtat, or le dernier régicide en date était récent et Louvel navait pas manqué le duc de Berry [ ]. Plus grande perplexité encore si lon identifie Cromwell à Napoléon comme y invitent les conspirations royalistes et républicaines altenrées ou combinées dont lEmpereur fut la cible. [ ] Le sujet même de la pièce, lavortement dun sacre, na rien non plus dinnocemment abstrait. En 1827, chacun a en mémoire le souvenir tout frais du sacre de Charles X Devant Hugo, à Reims même, Chateaubriand avait dit combien la cérémonie était manquée et profondément en désaccord avec lesprit du temps [ ]. Cromwell a décidément raison de refuser la couronne ; mais il y a dans ce refus, et de la part de Hugo dans sa représentation, une sorte de second régicide, symbolique mais réfléchi. » (p.908).
[12] Les Vêpres Siciliennes (1819) ; Le Paria (1821) ; LEcole des Vieillards (1823) ; Marino Faliero (1829) ; Les Enfants dEdouard (1833).
[13] Préface de Cromwell, Garnier-Flammarion, p.75-79.
[14] Philippe Dufour, dans Le Réalisme, PUF, « 1er cycle », 1998, montre fort bien comment le grotesque hugolien, par sa participation à la mise en cause de lidéalisme du Beau, et la variété des types de représentations quil permet (« Le Beau na quun type, le Laid en a mille »), est déjà une forme de réalisme.
[15] Jacques Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p.14.
[16] Cromwell, édition citée, p.490.
[17] Ibid., p.491.
[18] Ludovic Vitet, Préface aux Barricades, édition de 1830, H. Fournier jeune, p.V.
[19] Ibid., p.XV.
[20] Ibid., p.VI-VII.
[21] Cité par Claude Duchet, art.cit., p.295.
[22] Ed. Ubersfeld, GF, p.102.
[23] Jean-Marie Thomasseau, « Le vers noble ou les chiens noirs de la prose ? », Le Drame romantique. Rencontres nationales de dramaturgiedu Havre, actes du colloque, Editions des Quatre-vents, 1999.
[24] Guy Rosa, « Hugo et lalexandrin de théâtre aux années 1830 : une question secondaire », Cahiers de lAssociation des Etudes Françaises, n°52, 2000.