Vincent Wallez : Essai d'analyse d'un fragment dramatique de Hugo

Communication au Groupe Hugo du 24 novembre 2001
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Les Fragments dramatiques  sont une myriade de textes (environ 3300), généralement assez courts, à caractère dialogique, mais où les monologues abondent tout comme les vers isolés, ne renvoyant bien souvent  à  aucune intrigue. L’absence de fable, au sens d’ assemblage des actions accomplies (selon Aristote),  est même un des traits les plus marquants de ces textes. Quelques exceptions, où se dessine une histoire éparpillée en plusieurs fragments, des projets élaborés sous la forme de plans succincts, des saynètes disséminées çà et là, ne rendent que plus flagrant le caractère inachevé de la majorité des Fragments dramatiques .

 

Néanmoins, la sûreté d’écriture de Victor Hugo leur confère une valeur qui est loin d’être négligeable. Un peu à la manière dont un musicien inventerait des cellules mélodiques, ou un comédien s’essaierait à des improvisations, l’écrivain Hugo travaillerait à brûle-pourpoint, histoire de se dégourdir l’esprit et de ne pas perdre la main. De fait, ces textes inachevés ne semblent pas appelés à être achevés. Ils sont pour ainsi dire définitifs, esquisses audacieuses ou splendides pochades, et constituent donc un matériau de choix pour des acteurs ou metteurs en scène soucieux d’originalité.

 

Ce petit préambule se voudrait une invitation à regarder les Fragments dramatiques  d’une manière en quelque sorte pratique. Comment fonctionne un fragment ? Qu’est-ce qu’un comédien méthodique, en dehors de toutes ficelles du métier, pourrait bien faire avec de tels textes ? Outre la connaissance littéraire et historique, quel outil peut-il mettre en œuvre ? quelle lecture peut-il faire pour s’approprier un fragment ? Une façon de voir, “la méthode Vinaver” [1] , dont le principe même repose sur l’analyse fragmentaire des pièces de théâtre, nous paraît appropriée à l’étude des Fragments dramatiques   dans une optique purement dramaturgique.

 

“La méthode repose sur le postulat que la lecture au ralenti  d’un fragment suffit à révéler pour l’essentiel le mode de fonctionnement de l’œuvre tout entière ; il s’agit d’un regard porté sur le texte à un niveau que l’on peut appeler moléculaire, et de ce point de vue la méthode renvoie à la façon dont la géologie et la biologie opèrent : par prélèvements observés au microscope. On estime souvent que l’analyse pratiquée dans le domaine de l’art dessèche son objet. Les travaux rassemblés ici [vingt-huit analyses de fragments de pièces du XVIIe au XXe siècle] voudraient montrer qu’elle peut, au contraire, rendre l’objet plus étonnant, plus émouvant, plus aimable.

Enfin, une analyse n’est réussie, ce qui la rend transmissible et donc utile, que dans la mesure où son auteur s’est engagé, affectivité et intelligence ensemble, dans le contact avec l’œuvre ; dans la mesure aussi où l’écriture du commentaire porte la marque de l’événement que constitue la rencontre particulière d’un lecteur et d’un texte.” [2]

Cette méthode de lecture ne présuppose pas l’acquisition  d’un vocabulaire critique. Elle est une invitation à observer les fragments de textes en portant tout particulièrement attention : à leur situation de départ, aux événements qui viennent modifier cette situation,  aux informations délivrées par la parole des personnages et aux thèmes qui “constituent le soubassement sur lequel l’action s’engendre et trouve sa tension”. [3] Il s’agit également de pointer, parfois au sein même d’une réplique, les micro-actions produites par la parole.

Ensuite, une vue d’ensemble permet de rassembler les éléments dégagés de la lecture au ralenti afin de faire une analyse “transversale”. Cette analyse détermine notamment, au niveau d’une action d’ensemble, qui concerne tout le fragment, si la parole est action, autrement dit, si elle produit un changement dans la situation, l’état des personnages, ou bien si elle est instrument de l’action, c’est-à-dire, si “elle sert à transmettre des informations nécessaires à la progression de l’action”. [4] Par exemple, dans les scènes d’exposition, les informations délivrées par les pesonnages permettent de savoir de quoi il en retourne, sans qu’il se passe rien entre les protagonistes présents sur la scène. De même, s’il y a lieu, quant au statut des didascalies. Il arrive qu’un texte mélange ou alterne les deux types de paroles. Enfin, “on distingue deux modes de progression dramatique ; l’avancement de l’action se fait :

— soit par enchaînement de cause et d’effet ; le principe de nécessité joue. On a affaire à une pièce-machine ;

— soit par une juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent. On a affaire à une pièce-paysage.” [5]

 

Pour l’application pratique de cet exercice, nous nous sommes limité à un seul cas, pris au hasard parmi les fragments écrits durant l’exil. Nous avons éliminé de notre choix les fragments trop courts ou trop particuliers tels que les listes de personnages, plans, répliques lapidaires…

Notre choix s’est porté sur un fragment emblématique, par son ampleur  (56 vers) qui le situe dans la catégorie des “beaux fragments”, et qui présente l’intérêt de mobiliser un personnage phare : Maglia. Il s’agit du ƒ° 300  du manuscrit du Théâtre en liberté , NAF 24752, publié dans l’édition Massin en deux morceaux, suivant le principe chronologique qui préside à cette édition (C.F.L., T. IX, p. 892 et T. XIV, p. 1140).

 

56 vers (1853/1855 pour les 10 premiers vers ; 1869 pour les vers 10 à 56 )

 

BLANCMOINEAU

Je veux l’épouser !                                                              

MAGLIA

                   Fichtre ! ah fichtre ! l’hyménée !                [1er S.]               

 

Elle est charmante avant ; mais après ? question.                [2e S.]

Ça vous peut concourir pour le prix Monthyon

A cette heure, c’est humble et rougissant, ça baisse

Les yeux, c’est doux, timide, et blanc comme une abbesse,                       5

Tant qu’on roucoule avec l’herbe pour canapé ;               

Mais sitôt mariée, ou je suis bien trompé,                                [3e S.]

Elle sera revêche, altière et réfractaire.

Diable ! avant d’épouser, regarde au caractère !            

Philosophons, mon cher, au sujet d’Oliva.                         [4e S.]               

Le mariage, ami, n’est pas l’amour qui va                     [5e S.]

Chanter dans la prairie avec l’agneau qui bêle ;

Le mariage est grave. Aigris un peu la belle,

Voilà ton paradis qui décampe au grand trot.

Fais Eve acariâtre, et Satan est de trop.                                               

Se marier !… C’est mettre en cellule son âme !

Ecoute, enfant : le fond de l’homme, c’est la femme.  [6e S.]

Pour moi, je dis toujours, lorsque je veux savoir

Si je dois sur le sort d’un homme m’émouvoir,

Je dis toujours avant de plaindre un personnage,                                  

Non : quel fut son destin ? mais : quel fut son ménage ?            

O bannis, ô chassés, ô proscrits, [vers incomplet]                             [7e S.]

O vous les grands souffrants dont on entend les cris,

Gigantesques vaincus de l’histoire, Encelades

Terrassés au milieu des sombres escalades,                                          

Hommes des fiers combats, hommes des durs trépas,

Je vous déclare heureux et je ne vous plains pas

Si, côte à côte avec vos grands malheurs, vous n’eûtes

La contrariété de toutes les minutes !

Fils, les petits ennuis vous prennent corps à corps.     [8e S.]               

Fils, pour l’abattement des hommes hauts et forts,

Les coups d’épingles font plus que les coups de foudre.

Vois-tu, dans un acide intime se dissoudre,

Avoir toujours le bât qui blesse à quelque endroit,

Etre en tout rebroussé, n’avoir pas même droit                          

De geindre et de remplir de plaintes la contrée,

Nulle méchanceté n’étant là démontrée,

Et, pour gâter la vie, avenir et présent,

La contradiction des humeurs suffisant ;

Avoir pour vis-à-vis deux yeux fixes maussades ;                              

Rendre, la patience échappant, les ruades ;

Lutter ; être bourreau, tout en étant martyr ;

Quereller, disputer, chamailler ; se sentir

L’âme attelée avec une autre en sens inverse ;

Faire la paire avec une femme diverse ;                                                

Toujours rencontrer noir chaque fois qu’on dit blanc,

Voilà le désolant, l’écrasant, l’accablant !

On a beau faire et dire, être sage ou robuste,                           [9e S.]

On a beau se résoudre à vivre comme un buste,

Se dire : — Soyons calme, ayons des angles ronds,                      

Vivons, tirons-nous-en le mieux que nous pourrons ! —

Bien s’aplatir, rentrer sous soi son caractère,

On finit par crever, et par tomber à terre,

Saignant, triste, épuisé, vide, éreinté, fourbu.

Je ne sais si Socrate est mort pour avoir bu                        [10e S.]             

D’un seul coup la ciguë ou lentement Xantippe.

 

Ce fragment est un collage effectué sur deux textes écrits à quinze ans de distance (1853/1855 et 1869). Une reprise, une couture, à partir du vers 10 (“Philosophons, mon cher, au sujet d’Oliva”), développe et conclue sur la question “philosophique” laissée en suspens à propos du mariage. Bien malin celui qui  décèlerait ce rafistolage si les éditeurs, ayant fait leur travail à partir des manuscrits, n’avaient pas signalé ce grand écart entre le début et la fin du texte. Pour le lecteur ignorant de la réalité de la fabrication de ce texte, la soudure est imperceptible. Ce procédé est familier à tous ceux qui savent comment Victor Hugo élaborait ses textes, rassemblant des “matériaux” de dates et d’écritures très diverses, mais ici sa mise en œuvre ne laisse pas d’étonner, puisqu’elle concerne un texte apparemment sans lendemain, et qui ne sera jamais utilisé. Même des textes aussi mineurs que celui-ci, en comparaison de ce qui constituait sa gloire d’auteur dramatique, Victor Hugo les relisait et éprouvait parfois le besoin de les développer, de les prolonger, de les améliorer.

 

Pour essayer de comprendre ce fragment, nous procéderons en trois étapes d’inégales longueurs. En premier lieu, une lecture au ralenti sera le moyen de repérer et de commenter tout ce qui peut faire sens d’un point de vue dramatique, mais aussi tout ce qui peut nourrir l’imaginaire pour une possible interprétation. Dans un deuxième temps, l’analyse transversale nous permettra de définir le fonctionnement d’ensemble de cet objet théâtral ; et la troisième étape sera un repérage synthétique du positionnement du texte sur un ensemble de quinze critères ou axes dramaturgiques, toujours empruntés à “la méthode Vinaver”, et que nous découvrirons à ce moment-là.

 

A/ Première étape : “la lecture au ralenti”

Pour les besoins de l’analyse, nous découpons ce texte en dix très courts segments, qui correspondent à autant de phases dans le déroulement du dialogue.

 

1er Segment (vers 1 à 2) :

BLANCMOINEAU

Je veux l’épouser !                                                              

MAGLIA

                Fichtre ! ah fichtre ! l’hyménée !                         

Elle est charmante avant ; mais après ? question.

 

Un personnage au nom significatif, toute naïveté et cervelle d’oiseau, formule une exigence qui semble hors de portée. Il pourrait être un gamin (jeune gueux) ou bien un de ces étudiants que n’a pas encore dégrossi la vie. On ne sait pas quelle est l’élue de son cœur, mais peu importe. Maglia, le gueux-philosophe, le rire, fait tout de suite une objection, brutale au vœu de Blancmoineau. Le mariage projeté par ce dernier est plaisamment qualifié par son nom poétique “hyménée”, accolé à une interjection appartenant au registre familier : manière fulgurante de confronter un rêve à sa réalité. Et Maglia de poser la question du mariage en convocant ce vieil adage qui veut que la femme que l’on a épousée n’est pas la fille que l’on a aimée.

 

2e Segment (vers 3 à 6) : 

Ça vous peut concourir pour le prix Monthyon

A cette heure, c’est humble et rougissant, ça baisse

Les yeux, c’est doux, timide, et blanc comme une abbesse,  

Tant qu’on roucoule avec l’herbe pour canapé ; 

              

Maglia répond à la question par ce qui ressemble à la défense d’une accusée, mais l’ironie y préside. Il  dresse le tableau idyllique de la jeune fille timide, équivalent féminin de Blancmoineau, et méchamment — ou bien tendrement, c’est indécidable — désignée sous le vocable “ça”. Il ne se prive pas d’égratigner au passage les sociétés de vertu (“le prix Monthyon”) et la religion (“blanc comme une abbesse”), sans doute coupables à ses yeux de la même candeur, qualité décidément associée à la blancheur. Petit tableau champêtre donc, avec harmonie de couleurs : la rougeur et le blanc de “ça”, le vert supposé de l’herbe, et dialogue se poursuivant sur le mode aviaire (“on roucoule”).

 

3e Segment (vers 7 à 9) : 

Mais sitôt mariée, ou je suis bien trompé,                               

Elle sera revêche, altière et réfractaire.

Diable ! avant d’épouser, regarde au caractère ! 

           

Cette description, certainement ravissante pour Blancmoineau, ne dure pas. La mise en garde est immédiate qui, comme par un enchantement  carnavalesque, transforme soudain, par l’effet du simple mariage, la douce créature en affreuse mégère. L’interjection “Diable !” résonne presque comme un appel méphistofélique à une connaissance plus avertie du caractère féminin.

 

4e Segment (vers 10) : 

Philosophons, mon cher, au sujet d’Oliva.   

 

Voici le vers qui fait la soudure entre ce qui constitue une amorce de dialogue (vers 1 à 9, écrits en 1853/1855) et son développement (vers 11 à 56, écrits en 1869). Il est à la fois la conclusion naturelle de la situation posée dans le début du fragment, situation qui ne peut manquer de fournir un motif à la manie philosophique de Maglia, et l’embrayeur du discours tel que le pratique Maglia. Ce vers pourrait très bien faire un très bon début de tirade, et c’est ce qu’il fait, si l’on considère que le fragment est un prétexte à philosophie. Notons que le nom de la belle est révélé. Maglia la connaît donc et sait l’amour que lui porte Blancmoineau. Peut-être est-ce cette connaissance qui l’autorise à mettre en garde le soupirant ? Peut-être, grand observateur des humains et des humaines [6] ,  a-t-il décelé en Oliva le futur caractère verdâtre de sa maturité ? Peut-être parle-t-il d’expérience, s’étant jadis aventuré dans le mariage avec une femme semblable à la jeune Oliva ? Autant d’hypothèses que l’acteur formule lorsqu’il cherche à faire le “roman” du personnage.

 

5e Segment (vers 11 à 16) : 

Le mariage, ami, n’est pas l’amour qui va                    

Chanter dans la prairie avec l’agneau qui bêle ;

Le mariage est grave. Aigris un peu la belle,

Voilà ton paradis qui décampe au grand trot.

Fais Eve acariâtre, et Satan est de trop.

Se marier !… C’est mettre en cellule son âme !

 

La philosophie “maglienne” commence par les définitions. Dire ce que sont les choses permet de les comprendre, et par là, de les maîtriser. Dire ce qu’elles ne sont pas procède de la même démarche et permet de chasser les fausses idées. Ainsi, l’équivalence mariage/amour est dénoncée. Le visage a priori souriant du mariage en est tout de suite assombri. La moindre erreur y est stigmatisée comme source de la fuite irrémédiable du bonheur. Par une référence biblique cocasse, la femme est présentée comme substitut du diable, désormais inutile et qui, peut-être nécessaire au jardin d’Eden, n’aurait lui-même de salut que dans le sauve-qui-peut. Enfin, conclusion logique de cette approche de définition, le mariage est assimilé à la prison de l’âme. Ce qui, vu le contexte, fait du paradis l’enfer.

 

6e Segment (vers 17 à 21) : 

Ecoute, enfant : le fond de l’homme, c’est la femme. 

Pour moi, je dis toujours, lorsque je veux savoir

Si je dois sur le sort d’un homme m’émouvoir,

Je dis toujours avant de plaindre un personnage, 

Non : quel fut son destin ? mais : quel fut son ménage ? 

           

Blancmoineau est qualifié d’ “enfant”. Il l’est encore en amour sinon en âge. La leçon se poursuit et il faut écouter, signe que ce qui est dit est important. Pour Maglia, l’homme se définit par la femme, si bien qu’il affirme (“je dis toujours”, répété) ne pouvoir dissocier le binôme “humains/humaines” dans ce qu’il a de plus quotidien, donc de plus évident : “son ménage”. Il ne s’agit pas de la relation amoureuse que par ailleurs Hugo magnifie dans ses romans ou ses poèmes, mais du carcan à la fois juridique et  religieux que la société ou “les bonnes mœurs” imposent au sentiment amoureux par l’institution du mariage.

 

7e Segment (vers 22 à 29) : 

O bannis, ô chassés, ô proscrits, [vers incomplet]            

O vous les grands souffrants dont on entend les cris,

Gigantesques vaincus de l’histoire, Encelades

Terrassés au milieu des sombres escalades,  

Hommes des fiers combats, hommes des durs trépas,

Je vous déclare heureux et je ne vous plains pas

Si, côte à côte avec vos grands malheurs, vous n’eûtes

La contrariété de toutes les minutes !

 

Brusquement, Maglia passe à l’apostrophe aux grands hommes selon son goût (qui ressemble étrangement à celui de Hugo ; est-ce que ce dernier parlerait ici de son exil mais aussi de son propre mariage ?), manière d’intéresser l’auditoire par des exemples frappants.

Judicieusement, il choisit, ne nommant, de façon emblèmatique, qu’un personnage mythologique (Encelade), de généraliser le propos en glorifiant la souffrance. Panégyrique du malheur du monde qui prend le parti des vaincus, loin, semble-t-il, des préoccupations terre-à-terre du mariage. C’est pour mieux faire ressortir, par contraste, le vrai malheur, celui du mariage : “La contrariété de toutes les minutes” (v. 29). Le plus grand malheur n’est rien en comparaison de la vie conjugale ! Au-delà du paradoxe et de la boutade, il y a là un exemple magistral de l’aptitude de Maglia à brasser l’immense et le minuscule.

Notons également un fait rarissime : dans un texte dont l’écriture atteint un degré d’achèvement évident, au plein milieu, un vers est incomplet (et non au début ou à la fin du fragment comme c’est si souvent le cas). Je ne peux me l’expliquer et ce mystère est un des charmes dont les Fragments  sont si prodigues. [7]

 

8e Segment (vers 30 à 47) : 

Fils, les petits ennuis vous prennent corps à corps.   

Fils, pour l’abattement des hommes hauts et forts,

Les coups d’épingles font plus que les coups de foudre.

Vois-tu, dans un acide intime se dissoudre,

Avoir toujours le bât qui blesse à quelque endroit,

Etre en tout rebroussé, n’avoir pas même droit         

De geindre et de remplir de plaintes la contrée,

Nulle méchanceté n’étant là démontrée,

Et, pour gâter la vie, avenir et présent,

La contradiction des humeurs suffisant ;

Avoir pour vis-à-vis deux yeux fixes maussades ;      

Rendre, la patience échappant, les ruades ;

Lutter ; être bourreau, tout en étant martyr ;

Quereller, disputer, chamailler ; se sentir

L’âme attelée avec une autre en sens inverse ;

Faire la paire avec une femme diverse ;                  

Toujours rencontrer noir chaque fois qu’on dit blanc,

Voilà le désolant, l’écrasant, l’accablant !

 

Blancmoineau est maintenant appelé fils. Est-il, au pied de la lettre, le fils de Maglia ? Ou est-ce une manière affectueuse de s’adresser à ce jeune homme qu’il pourrait adopter pour son fils ? C’est, de toute façon, le moyen d’asseoir son autorité morale pour mieux se faire entendre. Le réquisitoire contre le mariage démarre enfin, après quelques prémisses dont on attendait les conséquenses et la conclusion (gravité, fragilité et aliénation du mariage, v. 13 à 16 : “Le mariage est grave. Aigris un peu la belle, / Voilà ton paradis qui décampe au grand trop.” — “Se marier !… C’est mettre en cellule son âme !”). C’est une description peu amène des faits quotidiens qui mêle le concret des humeurs (v. 35  : “Etre en tout rebroussé” ; v. 38 et 39 : “Et pour gâter la vie, avenir et présent, / La contradiction des humeurs suffisant” ; v. 40 : “Avoir pour vis-à-vis deux yeux fixes maussades” ; v. 43 : “Quereller, disputer, chamailler” ; v. 46 : “Toujours rencontrer noir chaque fois qu’on dit blanc”) et les métaphores. Certaines ont une vraie grandeur ironique (v. 31 et 32 : “Fils, pour l’abattement des hommes hauts et forts, / Les coups d’épingles font plus que les coups de foudre.”), ou sont d’une horreur bien choisie (v. 33 : “Vois-tu, dans un acide intime se dissoudre”) ; d’autres se ressentent de la lecture moqueuse des philosophes patentés (Platon : Le Phèdre  et Le Banquet   aux v. 43, 44 et 45 : “se sentir / L’âme attelée avec une autre en sens inverse; / Faire la paire avec une femme diverse”) [8] . L’accumulation des griefs combiné au rythme de leur énonciation finissant par être porteur de sens, la conclusion de toutes ces contrariétés est que l’homme malheureux en ménage gît, tel un moderne Encelade, sous “le désolant, l’écrasant, l’accablant” (v. 47). Et c’est ce malheur-là, le domestique, et non l’autre, le public, le social, que Maglia considère comme le plus important. Ce qui laisse à penser que sa priorité est l’amour au quotidien et non l’éclat d’une vie réussie, le “ménage” avant le “destin”. Ici se dessine peut-être en creux le secret de Maglia, à savoir sa destinée amoureuse.

 

9e Segment (vers 48 à 54) : 

On a beau faire et dire, être sage ou robuste,                          

On a beau se résoudre à vivre comme un buste,

Se dire : — Soyons calme, ayons des angles ronds,  

Vivons, tirons-nous-en le mieux que nous pourrons ! —

Bien s’aplatir, rentrer sous soi son caractère,

On finit par crever, et par tomber à terre,

Saignant, triste, épuisé, vide, éreinté, fourbu.

 

L’effet de l’accumulation des contrariétés sur les héros, sur l’homme en général, sur Maglia en particulier, qui parle sans doute d’expérience, outre l’écrasement qui conduit à “bien s’aplatir” (v. 52), est d’être en quelque sorte vampirisé (v. 53 et 54 : “On finit par crever, et tomber à terre, / Saignant, triste, épuisé, vide, éreinté, fourbu.”). C’est une mort d’amour — mort de l’amour aussi — à l’image de celle que procurent les vampires. Les femmes sont les plus fortes et les hommes sont toujours les vaincus. Misogynie d’un gueux-philosophe que la vie a remis à sa place, la dernière.

 

10e Segment (vers 55 à 56) : 

Je ne sais si Socrate est mort pour avoir bu  

D’un seul coup la ciguë ou lentement Xantippe.

 

Par une pointe finale, condensé de tout ce qui précède, Maglia, s’assimilant sans le dire à Socrate, refait cruellement l’histoire. L’on sait bien que la ciguë est la cause de la mort du philosophe de l’amour, mais Maglia laisse entendre que c’est le mariage, amour officiel, qui a poussé Socrate a boire un breuvage certes plus brutal mais moins amer. Il faut croire que Xantippe était imbuvable…

 

Vue d’ensemble du fragment :

A une timide vélléité d’un personnage qu’on ne retrouve pas dans d’autres fragments, mais dont le nom assorti à sa seule réplique (cinq syllabes !) en fait une création dramatique sinon riche de sens, du moins frappée du sceau de l’évidence, un autre, Maglia, pour qui les Fragments  sont un milieu naturel (il apparaît à environ 470 reprises), oppose une parole prolixe, définitive, qui n’appelle pas réponse. Par des répétitions-variations, Maglia tue le dialogue, déchargeant son trop-plein d’expériences ou de méditations. Il convoque des figures plus ou moins connues (Monthyon, Eve, Satan, Encelade, Socrate, Xantippe), part de la réalité (Blancmoineau et Oliva) pour s’élever à des considérations philosophiques proches de la fulgurance (“Se marier !… C’est mettre en cellule son âme !”  ; “le fond de l’homme, c’est la femme”), manie l’apostrophe et le plaidoyer, la profession de foi et le soliloque, les exclamations, les questions-réponses et les pointes ; il est un tel virtuose de la parole qu’il se laisse comme guider par les mots, allant partout où ceux-ci le mènent, sa pensée suivant librement l’inspiration que le seul fait de parler lui procure.

Le grand plaisir dramatique de ce fragment ne réside pas dans la situation somme toute très banale (un naïf qui veut ne plus l’être) mais bien plutôt dans la fascination que provoque la verve d’un personnage qu’un rien (la situation) suffit à rendre éloquent. Double fascination que peut éprouver aussi bien le spectateur que le comparse Blancmoineau, comme un petit animal devant ce qu’il admire et ne comprend pas.

 

B/ Deuxième étape dans cette exploration du texte : l’analyse “transversale”

1/ Situation de départ :

La banalité de cette situation, traditionnelle au théâtre, ne confère pas une grande originalité au fragment. La situation de départ est donc faible si le sort de Blancmoineau ne nous intéresse pas au plus haut point. Un naïf qui veut épouser est peut-être drôle, mais il n’est pas nécessairement captivant. Tout dépend du traitement que lui fait subir la fable. Or celle-ci est absente. Les personnages n’ont pas d’histoire connue. Les seuls éléments biographiques à notre disposition relèvent  davantage des “caractères” supposés des deux protagonistes que de leurs  histoires respectives.

 

2/ Informations :

Outre celles qui sont plutôt de l’ordre de la divination psychologique sur chacun des personnages (Blancmoineau est un jeune naïf, Maglia est un gueux qui aime à philosopher, ils ont peut-être un lien de parenté), la seule information tangible de ce fragment est que Blancmoineau veut épouser une jeune fille nommée Oliva. Les obstacles à ce mariage n’existent pas. Du moins ne nous sont-ils pas révélés. Apparemment, rien ne s’oppose à accorder Blancmoineau et Oliva. La seule raison que Maglia peut invoquer ne repose pas sur une incompatibilité des deux tourtereaux mais sur des considérations d’ordre philosophique sur le fait mariage. Un théâtre d’idées se met en place.

 

3/ Evénements :

Aucun événement ne vient perturber le discours de Maglia. La situation en tant que telle reste inchangée. Peut-être, anéanti sous le flot de paroles, Blancmoineau n’a-t-il plus du tout la volonté de faire quoi que ce soit, et encore moins de se marier. Mais ce n’est qu’une supposition qu’une mise en scène mettrait à l’épreuve, pour réintroduire un enjeu dramatique. Se mariera-t-il, ne se mariera-t-il pas ?

 

4/ Thèmes :

Le réseau thématique s’articule autour du mariage :

l’avant / l’après ;

l’altérité ;

la guerre des sexes ;

l’amour / le mariage ;

la maladie / le poison / la fatigue / la mort ;

le paradis champêtre / la Genèse ;

le malheur ;

les philosophes / les héros / l’Histoire ;

Les seuls thèmes surprenants sont les derniers, car ils n’ont pas trait à la question principale. Maglia s’appuie pourtant sur ces exemples, opérant une collision entre le terre-à-terre du mariage et la grandeur des malheurs de l’Histoire, entre le concret banal qui fait la préoccupation de Blancmoineau, et ses propres considérations historico-philosophiques a priori hors-sujet. Le thème du mariage est comme pulvérisé par la manie philosophique de Maglia à propos de tout et de rien.

 

5/ Parole-action ou instrument de l’action :

Si Maglia est un maître de la parole, on peut supposer que pour lui la parole importe. Il ne parle pas au hasard. Il sait ce qu’il dit. Il apporte des informations qui peuvent s’avérer capitales malgré leur imprécision. Il produit donc, semble-t-il, une parole-instrument de l’action. Mais aussi, à force de savoir ce qu’il dit, il peut en arriver à ce point de maîtrise où il se laisse comme transporté par sa pensée, et les mots qui en sont le véhicule. Non seulement la parole est alors source d’informations, mais encore elle est agissante, efficace dans les buts que se fixe Maglia, elle est une parole-action. A être si bavard, le personnage en arrive à parler pour le plaisir de parler, modifié par ses propres découvertes, à l’écoute de sa voix intérieure, et la parole devient un but en soi. La parole est ce qui constitue la liberté de ce personnage, elle est sa fonction dans le monde, pour le meilleur ou le médiocre.  Un autre fragment [9] , confirme cette importance accordée aux mots de la parole — aux maux possibles engendrés par la parole.

 

LE MARQUIS MINERVA

                … Ce sont des mots.

MAGLIA

Mais les mots, cela joue un rôle dans les choses.

 

6/ Didascalies :

Aucune didascalie ne vient éclaircir les incertitudes soulevées par ce texte. Ce n’est donc ni l’attitude psychologique ou physique des personnages, ni le lieu et le temps où ils sont plongés, ni même leur rapport social ou affectif qui importent ; seuls leurs noms respectifs sont porteurs de sens dans cet ordre de choses, mais comme une représentation  ne nous les donnerait sans doute pas à entendre, à moins d’un artifice extérieur au dialogue, il faut en déduire que les idées développées par Maglia  prendraient le dessus, au détriment d’un enjeu dramatique fort.

 

7/ Pièce-machine / pièce-paysage :

Il est difficile de prévoir quelle peut être l’action engendrée par ce texte. Si ce fragment était réellement un morceau détaché d’une pièce structurée, les informations qu’il recèle, l’autoportrait de Maglia et le rapport induit entre ce dernier et Blancmoineau pourraient être autant d’éléments susceptibles de déterminer la conduite d’une action, mais cela reste incertain. Et dans le cas de ce fragment autonome bien que solidaire des mille autres dessinant le paysage de la gueuserie-philosophe, on a plutôt affaire à l’élément isolé d’un vaste panorama où il importe avant tout de décrire ce qui est. Le plaisir du fragment hugolien réside dans la contemplation de ces moments arrachés au néant. Ce qui peut se passer dans la machinerie de cette gigantesque pièce imaginaire que serait un ensemble déterminé de fragments est relégué au troisième dessous. Victor Hugo qui écrit d’habitude des pièces à l’action bien charpentée se laisserait aller              à l’accumulation de micro-pièces-paysage. Voilà pourquoi il lui serait impossible d’achever jamais en un tout “machiné”, qui raconterait une fable, les divers ensembles qui forment les Fragments dramatiques .

 

C/ Troisième et dernière étape : “les axes dramaturgiques”

En complétant l’analyse suivant les quinze axes dramaturgiques définis par la “méthode Vinaver” [10] , on obtient un outil qui permet de faire la synthèse des résultats obtenus ci-dessus.

 

1/ Statut de la parole :

“La parole est”, en définitive, “action.”

 

2/ Caractère de l’action d’ensemble :

L’action d’ensemble est celle d’une pièce considérée dans son entier ; dans le cas de ce fragment, accolé à d’autres, cette action est “plurielle, acentrée”. Aucune intrigue forte ne semble réunir les divers éléments.

 

3/ Dynamique de l’action d’ensemble :

Dans les pièces-machines, la dynamique est celle d’une progression “par enchaînements de causes et d”effets, moyennant un système d’engrenage dont les éléments sont constitués par les actions au niveau intermédiaire et moléculaire [c’est-à-dire au niveau du fragment]. Le mouvement de la pièce obéit au principe de nécessité.”                 Ici, même si certains éléments se répondent d’un fragment à l’autre, mis bout à bout, leur “action d’ensemble progresse par reptation aléatoire, par juxtaposition contingente de micro-actions discontinues. On a affaire à une pièce-paysage.”

 

4/ Situation :

L’intérêt en est plutôt faible.

 

5/ Informations, événements :

“Le texte comporte une faible densité d’informations,” (la principale : Blancmoineau veut épouser Oliva) et sa densité en événements est  quasi nulle.

 

6/ Fonction des thèmes :

“Ils sont les tendeurs de l’action ; ils forment un réseau qui participe au système générateur de tension [du fragment] ; leur fonction est essentielle.” 

       

7/ Statut des idées :

“Elles sont motrices ; elles constituent le ressort de l’action, et leur opposition fonde l’action.” Dans le cas du fragment, les idées iconoclastes de Maglia sont en opposition avec l’absence d’idées (ou la fixation sur une image idyllique) de Blancmoineau.

 

8/ Personnages :

“Ils sont fortement dessinés, cernés, caractérisés ; ils sont intéressants pour eux-mêmes et en eux-mêmes.” Bien que là encore Blancmoineau s’inscrive en creux, par son mutisme, par rapport à ce constat. Mais c’est son emploi (le niais) qui est fortement caractéristique sinon caractérisé.

 

9/ Statut du spectateur :

“Il y a égalité entre spectateurs et personnages.” La cause en est principalement l’absence de fable.

 

10/ Statut du présent :

“Il est la seule réalité ; il entretient un rapport lâche, hasardeux, disjoint, avec des éléments du passé et de l’avenir. L’ action d’ensemble est une succession d’instants discontinus, s’assemblant de façon contingente.” Dans ce fragment précis, l’impossibilité de le rattacher à aucune intrigue, dans un système de causalité, isole l’action, si maigre, qui s’y manifeste, dans une sorte d’éternité. Maglia peut éventuellement apparaître comme travaillé, traversé par le passé, mais rien n’indique que des événements déterminés vont avoir une quelconque incidence sur la volonté de Blancmoineau. C’est davantage une impression d’échapper à l’emprise du temps qui domine l’atmosphère.

 

11/ Méprise, piège :

Dans les pièces-machines, “il y a […] mise en œuvre d’un dispositif de méprise (malentendu, quiproquo) ou d’empiègement. C’est le ressort, ou la source majeure d’intérêt, de l’action d’ensemble (suspense).” Ici, il n’y a là “ni pièges, ni méprises, sinon au niveau microtextuel [c’est-à-dire au niveau des segments, à l’intérieur même des répliques].”

 

12/ Surprise :

“La surprise ne cesse d’advenir au niveau moléculaire du texte. La mise sous tension se renouvelle d’instant en instant, au fur et à mesure de la succession des paroles-actions.” De fait, la seule “splendeur”  de l’écriture (le style) soutient largement l’intérêt de ce texte ; son intérêt dramatique (dans le sens d’une action soutenue) est beaucoup plus faible. Le coup de théâtre de cette manière hugolienne d’aborder la comédie est précisément qu’il n’y en a pas !

 

13/ Déficit :

“En postulant que tout texte dramatique est à base d’un déficit, d’un manque à remplir… [soit ce] déficit est identifié, exposé, en tant qu’élément de la fable, [ou bien] il est diffus, au niveau capillaire.”

Dans ce fragment, il est “diffus”, car effectivement, on se demande de quoi il est bien question entre les deux personnages. Ni leur rapport, ni leurs histoires respectives ne sont clairement énoncés. Là encore, l’absence de fable modifie radicalement les effets de l’écriture dramatique hugolienne. En revanche, ce qui est frappant, c’est que le seul manque qu’il importe de combler s’avère être le silence. Maglia, qui “parle pour tout dire” se pose presque comme l’ancêtre des clowns métaphysiques d’un Beckett. Un lien de parenté aussi, peut-être, avec le théâtre symboliste, dans cette victoire à gagner sans cesse sur le vide, se dessine, encore confus, dans une sorte de gestation-anticipation, avec vingt ans d’avance.

 

14/ Rythme :

“Le rythme entre de façon essentielle dans le pouvoir d’action de la parole.” Les alexandrins sont d’une grande souplesse, épousant de manière organique les méandres de l’expression orale : rythme syncopé, qui rebondit, s’épanouit, se condense, se suspend, plane et s’abat soudain. Ce n’est pas nouveau en ce qui concerne le théâtre de Hugo qui reste fidèle à lui-même, magicien du rythme, réinventeur de la langue, à l’écoute de sa musique secrète.

 

15/ Fiction théâtrale :

“Il y a atténuation, abolition de la ligne de partage entre l’imaginaire et le réel, entre l’histoire représentée et la représentation, entre le personnage et l’acteur-l’auteur-le spectateur, entre le lieu de l’action et la scène. Il y a interférence, interpénétration, mixage, brouillage des plans où la parole se prononce. La fiction théâtrale est trouée ou mise en abîme. Le drame s’efface pour laisser place au spectacle d’une subjectivité (celle de l’auteur) ou à la célébration d’une cérémonie des adieux (au théâtre, au sens, à toute identité possible).”

Les questionnements qui ont accompagné toute la lecture au ralenti ont mis en exergue des tendances profondes de cette écriture qui justifient cette façon de la comprendre. Une mise en scène attentive à faire le lien entre les spectateurs du vingt-et-unième siècle et cette trace de l’activité créatrice de Victor Hugo, ne manquerait certainement pas de s’appuyer sur de telles considérations pour y puiser des éléments propres à susciter le rêve, l’indétermination, ou l’aspect presque fantômatique de ces personnages sans histoire tangible. Souvent, dans les Fragments , l’illusion théâtrale disparaît ; c’est, pour l’acteur, au travers du personnage, plus exactement au travers des paroles prêtées à ce personnage, le cheminement de la pensée de Hugo, du moi de Hugo éparpillé en molécules dramatiques aléatoires, qu’il lui faut retrouver, pour mieux dire, d’une manière secrète, masquée, ses propres incertitudes, reflets somptueux des préoccupations d’un spectateur qui aimerait à songer, de temps en temps.

 

 

En conclusion

La comparaison avec d’autres fragments semblablement disséqués pourrait confirmer ou infirmer ces conclusions, et il est toujours possible de confronter ces résultats avec ceux produits par d’autres textes de théâtre, appartenant à d’autres époques, d’autres styles d’écritures, d’autres esthétiques, d’autres moments de l’histoire littéraire et théâtrale.

Nous sommes bien conscient du caractère laborieux de la méthode employée. Elle ne se veut ni brillante, ni révélatrice de structures cachées. Elle ne permet pas des découvertes révolutionnaires comme ont pu le faire en leur temps l’analyse biographique-littéraire, marxiste, psychanalytique, structurale et ainsi de suite. Elle utilise parfois ces ressources savantes, mais dans un esprit de bricolage, sans souci d’une orthodoxie  méthodologique. Elle est simplement un outil d’un usage relativement facile, qui offre au lecteur ou au praticien de la scène une façon de voir qui se voudrait dégagée des idées toutes faites. Les résultats peuvent en apparaître bien minces en comparaison des intuitions artistiques qui sont légion lorsqu’il s’agit de théâtre. Et ce solitaire exemple d’analyse ne peut constituer qu’une première étape pour qui voudrait créer un spectacle à partir des fragments. Bien que ne préjugeant de rien quant à une lecture plus inspirée, nous croyons que cette méthode permet de mettre en évidence des axes dramaturgiques précis, lesquels, confrontés à d’autres textes, feraient apparaître la spécificité du mode de fonctionnement dramatique de ce seul fragment.     

Certes, le fait “fragment” n’est absolument pas nouveau dans l’histoire littéraire, remontant à l’antiquité. Mais de par la discontinuité qu’il impose à la perception, de par l’aléatoire dont il est si riche, de par les trous (déficits) dont il est creusé, de par le vide sur lequel, en équilibre, il s’appuie, le fragment, et singulièrement le fragment dramatique de Victor Hugo nous apparaît comme un matériau particulièrement propice  à représenter le monde tel qu’il est aujourd’hui. Au vingtième siècle, l’appréhension de la réalité via les arts s’est, nous semble-t-il, souvent effectuée à la manière fragmentaire. Ainsi donc, dans cette forme fortement codifiée qu’est le théâtre, par une voie secrète, les Fragments , Victor Hugo s’est encore échappé de son temps pour venir nous chuchoter à l’oreille de splendides férocités.


[1] Sous la direction de Michel Vinaver : Écritures dramatiques . Essais d’analyse de textes de théâtre, Actes Sud, 1993. Voir notamment pp. 893-911.

[2] Ibid., Préface, p. 11.

[3] Ibid., p. 900.

[4] Ibid., p. 900.

[5] Ibid., p. 901.

[6] Voir les fragments T. 626, C.F.L., T. IX, p. 890, écrit vers 1852, où Maglia explique  :

“J’appelle volontiers / Les hommes, les humains, les femmes les humaines.”

 et T. 1806, C.F.L., T. XII, p. 1041, écrit vers 1862, où un personnage anonyme commence ainsi :

“Çà, messieurs les humains, mesdames les humaines.”

[7] Dans l’édition Pauvert, le vers est modifié (leçon des exécuteurs testamentaires ?) ainsi :

O blessés douloureux, ô chassés, ô proscrits,

ce qui est juste pour le mètre mais supprime une harmonique sur le thème du bannissement.

(Voir  pp. 1070-1071, in, Victor HUGO, Œuvres dramatiques et critiques complètes , 1 vol.,

réunies et présentées par Francis Bouvet, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963.).

[8] Dans Le Phèdre , 245 c - 247 c, Socrate file la métaphore de l’âme comme un attelage avec cocher et chevaux  plus ou moins rétifs, et volant dans l’Empyrée. Les ailes de l’âme ainsi constituées n’ont pas forcément un vol majestueux, alors si deux âmes doivent s’atteler, les difficultés ne manquent pas.

Dans Le Banquet , 189 d - 193 c, le discours d’Aristophane spécule sur l’origine des affections amoureuses en inventant le mythe des corps-doubles : homme-homme, femme-femme et femme-homme ou androgyne ; une fois séparé de sa moitié, chacun  doit la  retrouver !

[9] C’est le T. 588, C.F.L., T.XVI, pp. 245-246, écrit vers 1870-1871, où Maglia est aux prises avec le marquis Minerva.

[10] Voir Écritures dramatiques . (op. cit.), pp. 904-911.