Danielle Gasiglia-Laster : Les métamorphoses de Claude Frollo

Communication au Groupe Hugo du 19 mai 2001
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J'ai toujours été surprise, à la lecture de Notre-Dame de Paris,  par la liberté avec laquelle Hugo a peint le personnage de Claude Frollo: non seulement parce qu'il est prêtre, mais aussi parce que la  description de son désir et de sa frustration me paraît d'une audace extrême. Plusieurs critiques ont accusé l'auteur d'irreligion, de matérialisme, et ont été gênés par le manque de "lumière venue d'en haut", ou comme Montalembert par les "peintures lascives"; le roman a d'ailleurs été mis à l'index par l'Eglise en 1834. Mais somme toute, le livre a été un succès et le personnage de Frollo, ecclésiastique fou d'amour et de désir, ne semble pas avoir provoqué de trop violentes réactions.

            Pourtant, quand on s'intéresse d'un peu près aux adaptations du roman dans les livrets d'opéra, on s'aperçoit une fois de plus que ce qui était plus ou moins accepté dans un livre, malgré des réserves,  ne l'est plus du tout sur une scène (ou sur un écran, mais ce n'est pas ici mon propos).  Claude Frollo est soumis à de nombreuses métamorphoses et surtout, dans la plupart des cas, s'il demeure troublé par la belle Esmeralda, il n'est plus prêtre, ce qui rend son désir moins transgressif,  et permet de s'arranger avec la censure.

            J'analyserai les représentations du personnage à partir de quatre exemples qui m'ont paru révélateurs et qui  permettront d'aborder diverses époques et divers pays: la France de 1836, avec La Esmeralda  de Louise Bertin,  l'Espagne de 1875  avec le Quasimodo  de Felipe Pedrell,  l'Allemagne de 1913  avec Notre-Dame  de Franz Schmidt,  la France de 1998 avec Notre-Dame de Paris  de Cocciante. Même si cette dernière oeuvre tient plutôt, par sa musique, de la comédie musicale, elle a été qualifiée d'opéra par son compositeur -en partie à cause de l'absence de dialogues parlés.

            Hugo, à la demande de Louise Bertin, a travaillé au livret de Notre-Dame de Paris de l'automne de 1831 au début de 1836 [1] . La copie destinée à la censure est enregistrée le 29 janvier 1836. Celle-ci exige que le titre soit changé et le mot "prêtre" remplacé partout où il se trouve.  Ce que Hugo avait pu écrire dans son roman, il ne peut donc plus le faire admettre sur la scène de l'opéra. Pourtant, comme l'explique Arnaud Laster, qui a étudié en détail l'histoire de l'oeuvre, on ne s'y trompe guère au cours des premières représentations de novembre 1836: "le ministère de l'Intérieur est informé" que le livret de Hugo "est vendu «pendant la représentation, dans l'intérieur de l'Académie royale de musique»" où l'opéra est représenté "et qu'il «contient presque tous les passages dont la suppression avait été exigée par la censure»; quelques-uns «ont même été récités par les acteurs». L'interprète de Claude Frollo, la basse Levasseur, «s'excuse sur la nature de sa mémoire qui ne se prête que difficilement» aux changements tardifs [2] ".

            Le livret original, tout en  comportant beaucoup de concessions  -Hugo  explique dans sa préface qu'il a été obligé de se plier aux exigences du genre- ne renonce pas, il est vrai  à certaines hardiesses,  n'hésitant pas, par exemple,  à faire de son personnage, comme dans le roman, un voyeur.  Premier indice: Frollo  se cache "derrière un pilier" pour guetter  Esmeralda et l'observer à loisir, puis, manifestation plus explicite, est introduit à sa demande par Clopin dans "un enfoncement derrière une tapisserie" afin d'assister au rendez-vous de Phoebus et de la jeune fille. Le roman insiste beaucoup sur son regard -Frollo, qui ne peut avoir de contact physique avec Esmeralda doit, la plupart du temps, se contenter de la toucher, de la caresser ou de la dévorer des yeux. Et Hugo le décrit à plusieurs reprises comme un milan ou comme un tigre qui guette sa proie. Pour compléter cet aspect du personnage, le librettiste précise dans les indications scéniques que Frollo  se camoufle, afin de voir sans être vu ou du moins sans être identifié: il enveloppe à plusieurs reprises son habit de prêtre sous un grand manteau, son visage sous une capuche.

            Son attirance pour Esmeralda est révélée dès la première scène: "Je souffre! oh! jamais plus de flamme/ Au sein d'un volcan ne gronda", s'écrie-t-il en l'observant, et on comprend d'emblée que cette passion est déjà à son paroxysme et qu'elle est irréversible.  Que Frollo ait résolument choisi l'enfer ne fait plus de doute après un grand air, le plus important de son rôle, au cours duquel il manifeste sa folle passion. Il y crie notamment:  "L'enfer avec elle, / C'est mon ciel à moi", formule saisissante qui reprend de manière plus concise les cris d'amour qu'il jettera plus loin dans le roman à Esmeralda, au moment où il ira la voir en prison: " Grâce! si tu viens de l'enfer, j'y vais avec toi. J'ai tout fait pour cela. L'enfer où tu seras, c'est mon paradis; ta vue est plus charmante que celle de Dieu [3] !"; ce qui devient: "L'enfer avec elle/ C'est mon ciel à moi [4] !". Mais surtout, est posée par Frollo la question cruciale:   un prêtre doit-il renoncer à l'amour? choisir entre le ciel et l'amour? A l'évidence, s'il se révolte contre Dieu c'est parce qu'il ne lui laisse que cette alternative.  Un Dieu qui exige cela est, conclut-il, un Dieu capricieux; autant donc choisir le démon et assouvir ses désirs. La problématique était posée par le narrateur dans le roman: celui-ci disait que le célibat imposé aux prêtres pouvait produire des monstres [5] .

            Autre difficulté dans cette irréversible passion: Esmeralda ne répond pas à l'amour du prêtre, ce qui paraît quasiment inconcevable à celui-ci. Comme il n'a aucune expérience de l'amour et qu'il a toujours cru qu'aimer était diabolique, il ne comprend pas que cette créature envoyée sans doute par le démon puisse se refuser à lui. Hugo suggère à merveille ce malentendu dans le livret, toujours dans le grand air de Frollo: "Viens donc, ô jeune femme!/ C'est moi qui te réclame!/ Viens, prends-moi sans retour!" La souffrance qu'il éprouve d'aimer contre son devoir va donc se doubler de la souffrance de ne pas être aimé. Ce qui entraîne chez le personnage à la fois le besoin de se détruire et de détruire l'objet aimé. Cette dualité se traduit dans le roman par des scènes d'un érotisme brûlant. Hugo atténue nettement cette sensualité dans le livret, notamment au moment où Frollo, caché, observe Phoebus et Esmeralda. Dans la version originale, le désir de Frollo est tel qu'il commence par perdre connaissance quand la jeune fille apparaît dans la chambre, "éblouissante" au sens vraiment très fort puis qu'il en perd la vue et l'ouïe;  puis il revient à lui  et regarde les amoureux, en proie à un immense trouble: " La jeune et belle fille livrée en désordre à cet ardent jeune homme lui faisait couler du plomb fondu dans les veines. Il se passait en lui des mouvements extraordinaires; son oeil plongeait avec une jalousie lascive sous toutes ces épingles défaites. Qui eût pu voir en ce moment la figure du malheureux collée aux barreaux vermoulus eût cru voir une face de tigre regardant du fond d'une cage quelque chacal qui dévore une gazelle.  Sa prunelle éclatait comme une chandelle à travers les fentes de la porte [6] ". Ce voyeurisme, si frustrant soit-il, lui permet cependant  d'éprouver un certain plaisir, de se repaître, même à distance, d'Esmeralda. Cette impression ressentie par le regard, seul sens que Frollo a à sa disposition pour posséder Esmeralda, ne peut, bien sûr, pas trouver sa traduction au théâtre, mais elle aurait pu être suggérée par les paroles. Or, Frollo manifeste surtout, dans le livret,  sa jalousie, et se fait menaçant.  Un couplet laisse cependant deviner ce qui se passe dans la tête du prêtre:      

 

            Attends, femme,

            Que ma flamme

            Et ma lame

            Aient leur tour!

 

dit-il en observant Phoebus et Esmeralda. La lame de Frollo, qui doit frapper Phoebus mais qui est promise à Esmeralda avec flamme,  prend un sens très évidemment érotique, même si la psychanalyse n'est pas encore passée par là. Les censeurs, eux, ne s'y sont pas trompés puisque ce passage a été supprimé et ne figure pas sur la partition. Au premier baiser que donne le capitaine à Esmeralda, Frollo, comme dans le roman, se jette ensuite sur lui et le poignarde, poignardant aussi la jeune fille indirectement puisqu'il sait qu'elle va être accusée du meurtre.

Le livret atténue également l'ardeur de Frollo au cours de la grande déclaration d'amour du prêtre à Esmeralda quand il va voir la jeune fille en prison. Il lui avoue son amour, espère un instant qu'elle va le suivre,  lui demande de choisir entre lui et la mort;  et le duo, où Frollo supplie et menace, où Esmeralda dit son horreur du prêtre et son désespoir, bien que très intense, est loin, malgré tout, de la hardiesse du roman, des aveux constamment sacrilèges de Frollo, de son sadomasochisme extrême, qui atteint un paroxysme quand il évoque la séance de torture infligée à Esmeralda, regardée par lui alors qu'il se laboure la poitrine avec un poignard [7]

            L'intrusion de Frollo dans la Cour des Miracles, qui ne se produit jamais dans le roman, est d'autant plus significative dans le livret que l'archidiacre a ici des accointances avec Clopin, chef des truands. Cette complicité de Clopin avec Frollo  se manifeste tout au long du livret. Quand Frollo, fou de colère, enlève à Quasimodo ses ornements pontificaux, les truands, furieux que le prêtre ait joué les trouble-fête s'avancent menaçants vers lui. Quasimodo le défend comme dans le roman, mais c'est à l'intervention de Clopin, qui ordonne à ses hommes de se retirer, que Frollo doit son salut. C'est Clopin qui indique à Frollo à quel moment il pourra le plus facilement enlever Esmeralda. C'est lui encore qui lui indique une cachette quand Frollo veut observer le doux tête-à-tête d'Esmeralda et de Phoebus. Enfin, il se tient prêt, avec ses hommes, à arracher Esmeralda à la potence si le prêtre lui en intime l'ordre. L'association du truand avec l'ecclésiastique est en tout cas audacieuse: elle suggère qu'un homme sans scrupules, voleur et assassin, envie le pouvoir du prêtre, et que le prêtre est prêt à s'entendre avec ce truand, non pas pour le convertir, comme on pourrait le croire, mais pour lui faire exécuter de sales besognes. Remarquons au passage qu'elle a l'inconvénient de ne plus montrer les gueux de la Cour des Miracles comme une foule en évolution, qui tendra à devenir peuple par sa solidarité avec Esmeralda.  Jacques Seebacher a fait observer que cette complicité de Clopin avec Frollo hérite d'un développement supprimé par Hugo sur le manuscrit, où le duc d'Egypte déclarait "qu'il était prêt à donner toute la peau de son corps pour la moindre parcelle de la soutane de l'archidiacre [8] ".          

            La fin, vous vous en souvenez sans doute, est très simplifiée et  Frollo n'est pas précipité des tours de Notre-Dame par le bossu, contrairement, pourtant, à ce que Hugo avait prévu dans un premier scénario de son livret. Phoebus, accouru pour sauver la jeune fille malgré sa blessure, accuse le prêtre d'être son assassin avant de mourir dans les bras de sa bien-aimée. Frollo s'écrie alors "Fatalité!" , et le livret se clôt par ce mot, que reprend le peuple, et sur lequel le roman, d'après sa préface, a été fait.

            En 1875, dans l'Espagne très catholique d'Alphonse XII, il n'est pas question non plus d'accepter un prêtre amoureux et pervers sur une scène.  Le livret pour l'opéra  du compositeur catalan Felipe Pedrell [9] fait donc du personnage le "bibliothécaire de Notre-Dame de Paris" qui ajoute à cette fonction celle de "professeur de chimie à l'Université".  Cette oeuvre de Pedrell a été représentée pour la première fois au Grand Théâtre du Liceo de Barcelone, dans une version italienne.

            Comme le personnage du roman, Frollo, très érudit, s'adonne à des sciences illicites. Apparaît dès la première scène un personnage qui n'existe pas dans le livre, mais qui emprunte son nom à un des juges des Enfers de la mythologie grecque:  Radamante. Il s'adonne à la magie et a contracté un pacte avec Satan.  Il lui sera facile d'entraîner Frollo en enfer, disent les voix démoniaques avec lesquelles il converse, puisque le bibiothécaire de Notre-Dame trouve des joies dans des sciences inconnues et cherche un nouveau savoir dans des livres damnés. On voit que ce départ nous oriente vers une interprétation faustienne de l'oeuvre de Hugo, suggérée  par  le romancier lui-même.

            Le personnage qui se dessine peu à peu, même s'il n'est pas prêtre, présente une ambiguïté et une complexité qui, par moments, le rendent assez fidèle au personnage original.  Frollo, comme chez Hugo, est constamment partagé entre fureur et  désespoir, entre l'envie de caresser Esmeralda et de la torturer, de souffrir et de faire souffrir. Ici, le masochisme du personnage ne fait aucun doute. Quand il se retrouve seul avec Esmeralda endormie,  il s'approche du lit de la jeune fille  mais, moins brutal que le personnage du roman, qui tentait de la violer -une tentative de viol sur scène était bien sûr impensable dans l'Espagne de cette époque-, il la réveille et la supplie de se donner à lui, en ces termes: "Aime moi et ensuite/ je mettrai mon crâne sous tes pieds./ Tu pourras le piétiner/ Avec plaisir je te laisserai faire!" Propos directement inspirés du roman où Frollo dit à la jeune femme: "J'ai vu ton pied, ce pied où j'eusse voulu pour un empire déposer un seul baiser et mourir, ce pied sous lequel je sentirais avec tant de délices s'écraser ma tête [10] ". Visiblement, elle n'est pas tentée... et rejette Frollo avec horreur, allant jusqu'à inverser la belle formule du roman, reprise par Hugo dans son livret  -"L'enfer où tu seras, c'est mon paradis"-  en lui disant: "Plutôt la mort et même le feu, / Que le ciel avec vous! "  Frollo est donc plus malheureux que Faust car son méphistophélique Radamante, malgré ses nombreuses promesses, ne lui fait jamais éprouver les délices que Faust savoure auprès de Marguerite.

            Si le bibliothécaire est prêt à beaucoup de méfaits pour posséder Esmeralda: enlèvement, mensonges, chantage, il ne va pas jusqu'à tenter d'assassiner Phoebus comme celui de Hugo. Chez Pedrell, Esmeralda est condamnée au bûcher parce qu'elle a, croit-on, ensorcelé Phoebus. Comme le Frollo du roman, celui de Pedrell, finit, cependant, après avoir voulu la sauver, par livrer celle qu'il aime à la mort pour se venger d'être rejeté;  et il assiste à l'exécution d'Esmeralda du haut d'une tour de Notre-Dame.  Quasimodo le pousse dans le vide et c'est le bossu qui s'écrie, désespéré:"Fatalité!". L'opéra se termine par l'apparition triomphante de Radamante sur le toit d'une maison, faisant entendre un horrible rire et traçant dans le ciel en lettres de feu ces mots:

 

            "Celui qui franchira les limites de la vraie science

             Le Seigneur voudra qu'il soit damné!"

           

 La faute de Frollo semble moins, ici,  d'avoir désiré Esmeralda que d'avoir lu des livres interdits et fait des découvertes dérangeantes, comme celles, plus tard, de Copernic ou de Galilée. Mais cette conclusion étant faite par l'envoyé du diable, on reste perplexe. Même s'il s'éloigne par certains moments du roman, ce livret nous paraît particulièrement intéressant par les questions qu'il soulève et parce qu'il pourrait bien, à sa manière, s'être joué de la censure.

            Avec le livret pour l'opéra de Franz Schmidt, signé de Léopold Wilk et du compositeur,  nous abordons le XXe siècle. Composée de 1904 à 1906, l'oeuvre, intitulée Notre-Dame,  fut créée à Vienne à l'Opéra de la Cour en 1914. Le livret a été publié en 1913. Notre personnage reprend enfin sa fonction de prêtre. Il n'est jamais appelé par son nom mais désigné comme"L'archidiacre de Notre-Dame". C'est un personnage beaucoup plus froid que celui de Hugo ou  que celui de Pedrell, du moins en apparence. Il semble en effet toujours -ou presque- conserver une grande maîtrise de lui-même, possède une autorité que personne ne songe à contester, au point que Quasimodo n'a même pas besoin de le défendre quand il est pris à partie par la foule.  Gringoire, qui est, comme dans le roman,  son élève, tremble, comme les autres, devant lui.  Cependant, contrairement au Gringoire de Hugo, celui-ci s'accomode mal de ne pouvoir consommer son mariage. Ce qui permet aux librettistes d'opérer une substitution: c'est Gringoire qui jouera les voyeurs dans la chambre où se sont retrouvés Phoebus et Esmeralda, c'est lui qui sera l'assassin de Phoebus, et pas l'archidiacre.

            Car si Frollo, ici, est prêtre, il diffère en bien des points du Frollo imaginé par Hugo.  A aucun moment du livret, il n'avoue son amour à Esmeralda.  Quand il chante sa passion pour elle,  la jeune fille est endormie.  Puis elle se réveille et Frollo, reprenant la maîtrise de lui-même, assume sa fonction de prêtre en insistant pour la confesser, sans hypocrisie puisqu'il croit Esmeralda coupable d'avoir poignardé Phoebus. Ce n'est qu'en parlant avec la prisonnière qu'il comprend qu'elle est innocente, et qu'il décide alors de la sauver. Dans un élan reconnaissant et spontané, elle se jette dans les bras de l'archidiacre, qui la repousse violemment en sentant "le plomb fondu" se tordre "incandescent dans" ses "veines" (métaphore empruntée à Hugo);  et il décide de l'abandonner à son sort pour ne pas succomber. Attitude bien éloignée de celle du Frollo de Hugo, qui tente désespérément de posséder la jeune fille, qui essaie même de la violer, et qui, à ce stade, non seulement ne serait  plus en état de la repousser mais se jetterait sur elle frénétiquement.  Le reste suit à peu près le fil de l'intrigue du roman: Esmeralda, sur le point d'être exécutée,  est sauvée de la potence par Quasimodo mais, comme dans le roman, l'archiacre obtient du roi la levée du droit d'asile et renvoie Esmeralda à son triste sort. Il regarde alors la jeune fille mourir et là, il se réjouit d'avoir écarté le danger, d'avoir sauvé son âme. Mais soudain, retournement inattendu, ce triomphe fait place à un véritable délire, les lettres de la prière semblent se métamorphoser et Esmeralda apparaît à l'archidiacre, dansant sur le bréviaire. Il est pris d'une sorte de mysticisme érotique -formulé consciemment ou inconsciemment par les auteurs du livret- pendant qu'Esmeralda flambe sur le bûcher, la victime s'offrant à lui et lui faisant perdre le fil de sa prière:

 

            "ses cheveux flottent

            dans la fureur du vent,

            dans le feu sauvage!

            Ses yeux brillent!

            Maintenant elle écarte amoureusement ses bras"

 

Puis Frollo semble enfin retrouver ses esprits et réaliser l'horreur de ce qu'il a fait:

          

  Je l'ai sacrifiée!

            (criant)

            Laissez-la partir! Elle est aussi pure qu'un ange."

           

Quasimodo, qui a tout entendu, se jette sur Frollo et le précipite du haut de la tour.

            On voit que nous sommes tout de même loin de l'original. L'archidiacre de Schmidt et Wilk est tourmenté dans sa chair mais résiste. Il n'avoue jamais son amour à Esmeralda, et l'immole pour échapper au désir qu'il a d'elle, ce qui est atroce, mais peut-être moins scandaleux que s'il avait la rage au corps comme le personnage de Hugo. Le Frollo du romancier préférait l'enfer avec Esmeralda à son salut, l'archidiacre de Wilk et Schmidt tente désespérément de se sauver de la damnation.

            Avec le spectacle musical de Plamondon et Cocciante, Notre-Dame de Paris, créé au Palais des Congrès de la mi-septembre 1998 à la fin janvier 1999, nous abordons un livret écrit de nos jours. Exceptionnellement je m'appuierai aussi sur la mise en scène de Gilles Maheu proposée au Palais des Congrès car le livret que j'ai consulté ne donne pas d'indications scéniques, alors que les jeux de scène des chanteurs étaient, dans le spectacle, très importants. D'après Annie Langlois, qui a fait une étude de la genèse du livret pour un mémoire de maîtrise soutenu en 1999, "une grande partie des textes" pour Notre-Dame de Paris étaient écrits" par Luc Plamondon en 1996 [11] .  Or, au cours de l'été de cette année-là, s'est produit un événement qui a donné envie au librettiste d'établir un lien entre le XVe et le XXe siècle: des sans-papiers se sont réfugiés dans l'église Saint-Bernard de Paris en demandant le droit d'asile;  et leur expulsion de l'église, puis, pour certains, de France, a suscité de nombreuses polémiques. Plamondon a donc superposé constamment l'époque de l'intrigue et la nôtre, opérant une sorte de surimpression. Tout en racontant l'histoire située par Hugo en 1482, il traite de thèmes qui agitent nos sociétés actuelles, en particulier celui de l'immigration. La façade de Notre-Dame, représentée par un mur, devient  symbolique de tous les obstacles que doivent affronter les étrangers qui veulent être admis dans notre pays. 

             Frollo est montré pendant toute la première moitié du spectacle comme un oiseau de proie, dont l'ombre menaçante se projette, agrandie, sur le mur-cathédrale. C'est par cette ombre gigantesque, levant un poignard, qu'est montrée la tentative d'assassinat de Phoebus. L'aspect de prédateur du personnage est accentué par ses tenues: tantôt, comme dans le roman et le livret de Hugo, il cache sa soutane de prêtre sous un manteau, et son visage sous une capuche, tantôt il est ouvertement habillé en prêtre mais ses manches sont ornées de lambeaux noirs qui pendent un peu comme les plumes d'un aigle. Mais Frollo n'est pas seulement, dans le spectacle, le représentant de l'Eglise: il symbolise en réalité tous les pouvoirs, y compris celui de l'Etat. Principal ennemi des gueux de la Cour des Miracles -incarnations  des exclus et des immigrés-, il envoie à plusieurs reprises contre eux le "capitaine des archers du roi" et ses hommes, leur ordonnant d'empêcher "cette cohorte d'étrangers/ De venir troubler la vie/ Du bon peuple de Paris". Son agressivité contre Esmeralda se double de xénophobie à l'égard de celle qu'il traite d'"étrangère", ce qui va dans le sens du roman puisque Frollo  y méprisait en  Esmeralda la "bohémienne".

            Son hypocrisie semble plus grande que celle du personnage du roman. Il dit à Quasimodo qu'il leur faut enlever Esmeralda pour lui enseigner "la religion de Jésus-Christ/ Et de sa mère Marie". Quand Gringoire lui montre Quasimodo au pilori, il feint d'ignorer pourquoi le bossu est puni, puis prie ostensiblement pour ce "pauvre pécheur".

            Le  célèbre chapitre "Ceci tuera cela", qui n'a été abordé dans aucune des adaptations évoquées, s'intègre succinctement dans  un duo entre Gringoire et Frollo [12] .  Tous deux sont troublés par les changements  qui sont en train de bouleverser leur siècle.  Gringoire -qui est très idéalisé dans cette adaptation et ne ressemble guère au personnage de Hugo (il a plutôt ici la fonction d'un narrateur qui  peut passer parfois pour une sorte de porte-parole de l'auteur)- entrevoit le triomphe de la littérature sur l'architecture, Frollo la mort de l'Eglise et de Dieu.

            Progressivement, le personnage du prêtre sombre dans la confusion.  Il perd à tel point ses repères qu'il  supplie"Notre-Dame" en personne de lui laisser "pousser la porte du jardin d'Esmeralda" , avant de demander à Satan de glisser ses doigts dans les cheveux de la jeune beauté. Peu à peu, l'oiseau de proie devient aussi pitoyable que terrifiant, plongeant dans une sorte de délire pathologique. Il a l'impression que son désir est inscrit sur son visage et il se sent "mis à nu". Les paroles, comme la mise en scène, le montrent presque broyé par sa passion: deux blocs de pierre s'avancent vers lui comme pour l'écraser et il les repousse fébrilement.

            Mais c'est sans doute la visite de Frollo à Esmeralda dans son cachot qui a le plus inspiré l'adaptateur et le musicien.  Plamondon et Cocciante en tirent en effet deux chansons et un duo : "Etre prêtre et aimer une femme", "Visite de Frollo" (duo), "Un matin tu dansais", dont les paroles reprennent  presque textuellement parfois certains mots du roman. Ils font aussi chanter le "Je t'aime!" de Frollo à Esmeralda dans un cri, selon l'indication de Hugo.

         La confession finale du Frollo de Plamondon -qui avoue à Quasimodo être entièrement responsable des malheurs d'Esmeralda et de sa mort-  ne se trouve pas dans le roman de  Hugo, où le bossu devine que c'est Frollo qui lui a arraché Esmeralda pour la faire pendre. Mais, en revanche, c'est bien le rire diabolique qu'émet l'achidiacre en regardant Esmeralda pendue qui pousse Quasimodo à le tuer, rire que lance aussi le Frollo de Plamondon à la fin de son dernier chant.                                     

Plamondon a  tracé somme toute un Frollo assez fidèle à l'original, tout en se servant du roman et du personnage pour délivrer un message antiraciste et antixénophobe qui s'inscrit dans notre temps mais qui n'est pas infidèle au propos de Hugo. 

            ll faut donc arriver à la fin du XXe siècle pour que Frollo, tout en étant prêtre, retrouve sa sensualité déchaînée, sa folie, sa noirceur parsemée de lueurs, sa passion sublime et monstrueuse. Mais le combat contre la censure est-il définitivement gagné? Il n'était pas dans mon projet d'étudier les adaptations cinématographiques mais  remarquons que les productions Disney, avaient, en 1997, ôté son saderdoce à Frollo dans leur Bossu de Notre-Dame.  Alors... on peut se demander quels seront les prochains avatars de Frollo.

 

[Communication à paraître dans les Actes du colloque de Dijon sur les livrets d'opéra, textes rassemblés par Georges Zaragoza]


[1] Voir la préface d'Arnaud Laster au livret, Oeuvres Complètes, Théâtre I, Bouquins, Laffont, 1985, p. 1459-1461.

[2] Ibid. , p.1461.

[3] VIII, 4, "Lasciate ogni speranza", Oeuvres Complètes, Roman I, Bouquins, Robert Laffont, 1985, p.730.

[4] Cet air a été enregistré en 1976 dans la réduction pour chant et piano de Liszt pour une émission de France-Culture intitulée Liszt, musicien de Hugo, présentée par Arnaud Laster. Frollo y était interprété par Jacques Bona, accompagné au piano par Martine Joste.

[5] Notamment dans le chapitre intitulé "Fièvre" (IX, 1): " il reconnut (...) que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un coeur de prêtre, et qu'un homme constitué comme lui, en se faisant prêtre, se faisait démon" (Oeuvres Complètes, Roman I, Bouquins, Laffont, p. 750)

[6] "Utilité des fenêtres qui donnent sur la rivière", (VIII, 8), Oeuvres Complètes, Roman I, Bouquins, Laffont, p.708.

[7] "Lasciate ogni speranza", VIII, 4, Oeuvres Complètes, Roman I, Bouquins, Laffont, p.731: " Oh! misérable! pendant que je voyais cela, j'avais sous mon suaire un poignard dont je me labourais la poitrine. Au cri que tu as poussé, je l'ai enfoncé dans ma chair; à un second cri, il m'entrait dans le coeur! Regarde. Je crois que cela saigne encore."

[8] Notre-Dame de Paris, texte établi, présenté et annoté par Jacques Seebacher, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1975, notes  a   et 1  de la page 71.

[9] L'édition du livret ne donne pas de nom de librettiste. Le texte aurait-il été écrit par le musicien?

[10] Oeuvres Complètes, Roman I, Bouquins, Laffont, p.731.

[11] Annie Langlois, Le spectacle musical Notre-Dame de Paris par Luc Plamondon et Richard Cocciante: une oeuvre d'esthétique populaire, Mémoire de Lettres Modernes, Université Paris III- Sorbonne Nouvelle, préparé sous la direction d'Arnaud Laster; soutenu en décembre 1999.

[12] On en trouve déjà un écho, mais actualisé, dans la première chanson du spectacle -un des grands succès-, "Le Temps des cathédrales", qui introduit immédiatement le thème de l'immigration en opérant la fusion des époques, 1482 se fondant dans 1998 et inversement: Gringoire y annonce la fin du temps des cathédrales,  d'un temps où le christianisme est triomphant. Il prédit l'arrivée des barbares, c'est-à-dire de populations venues d'ailleurs, aux croyances différentes...