Arnaud Laster : L'individualisation des personnages par leur langage dans le théâtre de l'exil de Hugo
Communication au Groupe Hugo du 22 avril 2000
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A. Laster rappelle que ce sujet est né d’une idée d’A. Ubersfeld, qui l’a abordé lors de la séance du 26 février dernier, à propos du théâtre d’avant l’exil. Il livre ici un état de ses recherches sur l’individualisation des discours et du langage des personnages dans le théâtre de l’exil. Ce travail en cours prendra la forme d’un article pour le recueil sur Hugo et le théâtre pendant l'exil, programmé chez Minard.
[Les interventions au cours de la communication ont été retranscrites au fur et à mesure]
En préparant la communication de ce matin, il m'est apparu qu’il était impossible, faute de temps, de traiter l’ensemble du théâtre de l’exil: je me bornerai donc à l’étude d'une pièce du Théâtre en liberté, Mille francs de récompense et, s'il me reste quelques minutes, à des indications sur l’Intervention. Je commencerai par quelques faits de langage du théâtre d'avant l'exil, longtemps et peut-être encore méconnus, comme en témoignent des sujets de dissertation sur le théâtre de Hugo, qui risquent d'alimenter le débat brûlant sur cet exercice si utile, dit-on, pour former le goût et structurer la pensée... Ces sujets, très datés, sont de véritables documents archéologiques; un ouvrage intitulé Textes français et histoire littéraire de Rincé (Fernand Nathan, 1980) propose: «Vous lirez dans son intégralité un grand drame hugolien, Hernani ou Ruy Blas par exemple, et vous vous poserez ensuite les questions suivantes: quelles sont selon vous les limites et les faiblesses du drame romantique ? Pourquoi est-il si peu joué aujourd’hui ? » (j'ai déjà cité ce sujet dans mon article pour Europe, , n°671, mars 1985, p. 209). Essayez seulement de remplacer les titres des pièces par des titres de Racine ( Bérénice ou Phèdre) : le sujet devient inimaginable.
[G. Rosa : Pas tout à fait. Aujourd’hui, on joue davantage de drames romantiques que de tragédies classiques.
A. Laster : On n'oserait pas parler des limites et des faiblesses de la tragédie classique.
G. Rosa : On étudie beaucoup la préface de Cromwell…
A. Laster : Mais trouve-t-on ces considérations dans les manuels scolaires ?
V. Wallez : Le discours institutionnel privilégie le répertoire du théâtre contemporain. Dans les années 1950, on ne reconnaissait qu’un seul apport de Hugo au théâtre : le trimètre romantique.
A. Spiquel : Les exemples donnés ici datent de 1970-80 et sont impossibles dans les années 1990 ; les programmes ont changé.
B. Abraham : Et la place des manuels a beaucoup régressé.
A. Laster : Je voulais justement dire que la nostalgie d’un certain sens de la littérature et du théâtre ne doit pas aller trop loin… La mauvaise image du théâtre romantique, et de Hugo est encore ancrée dans les mentalités collectives.]
Voici maintenant des sujets que proposait l'édition des Classiques Larousse d'Hernani, très diffusée au moins jusqu'à la fin des années 1960 : «Qu’est-ce qui vous paraît suranné ou toujours jeune dans les drames de Hugo ?»; «Approuvez-vous entièrement [c’est moi qui souligne] ce réquisitoire de Georges Lote (En préface à Hernani, p.123): "Ses personnages sont seulement destinés à soutenir une intrigue touffue et compliquée, qui demeure d'un bout à l'autre de la pièce la préoccupation dominante de l'auteur. On ne peut voir en eux que des types romantiques, conçus et exécutés pour plaire à un public romantique, issus d'une mode transitoire, par conséquent artificiels, d'un intérêt temporaire, et que l'éternelle vérité ne connaît pas" ? » ou encore celui-ci, tiré de l’édition , remplacée en 1972 seulement, des Petits Classiques Larousse de Ruy Blas, qui nous rapproche du sujet d'aujourd'hui : «Commentez en vous autorisant d’exemples précis ce jugement de Brunetière (dans les Epoques du théâtre français) : " Dans son Ruy Blas, c’est Hugo qui parle, lui toujours, lui partout; qui s'éprend non seulement de ses propres idées, mais de ses métaphores, qui s'y complaît, qui les redouble, qui les amplifie comme il ferait dans une ode; qui, sans égard à la situation, va toujours jusqu'au bout de ce que lui suggère la fécondité de son invention verbale"». Il ne s’agit pas, vous l'aurez noté, de discuter mais de commenter ce qui est donc présenté comme inattaquable : voilà comment on formait le goût des jeunes lycéens dans des temps très anciens. J’ai eu envie de traiter précisément ce sujet, en prenant presque au hasard quelques extraits des discours de Salluste, César ou Ruy Blas, afin de démentir l’affirmation de Brunetière. Bien sûr, Hugo, comme tout dramaturge, est toujours présent derrière ses personnages, mais il ne prête pas le même vocabulaire, le même style à Salluste (relisez sa leçon à Ruy Blas, à la scène V de l'acte III) qu'à César; et il tient le plus grand compte de la situation pour y adapter le langage; par exemple, le monologue de Ruy Blas (à la scène I de l'acte V) -«Je n’ai pas de courage! Oh! l'on aurait bien dû / Nous laisser en paix! Dieu! L'homme qui m'a vendu / Ceci me demandait quel jour du mois nous sommes. / Je ne sais pas. J'ai mal dans la tête. Les hommes / Sont méchants. Vous mourez, personne ne s'émeut. / Je souffre.- Elle m'aimait!- Et dire qu'on ne peut / Jamais rien ressaisir d'une chose passée… »- est un discours du personnage en situation.
[G. Rosa : Quoiqu’il réécrive ici Le Dernier jour d’un condamné.
A.Laster: Impossible, il a été décapité en 1829]
Je pourrais également, à l'aide d'exemples tirés du théâtre d'avant l'exil, discuter une autre affirmation sur le théâtre de Hugo : il ne saurait pas faire parler les femmes…Et tenter de prouver le contraire.
[G. Rosa : Jean-Louis Backès a déjà qualifié cette idée de « calembredaine ». Annie Ubersfeld fait pourtant plus que la suggérer en prouvant, citations à l’appui, qu’après la rencontre de Juliette, Hugo développe les personnages de femme au théâtre et multiplie les formules, en prose, non seulement inspirées par le langage de Juliette mais bien reproduites de ses lettres (elle donne dans Le Roi et le Bouffon cinq ou six exemples de phrases de Hugo directement empruntées à la correspondance de Juliette).
A. Laster : Oui, c’est vrai, mais cela confirmerait plutôt ce que j'avance, car Hugo fait parler ces femmes comme une femme qu'il connaît bien, et pourquoi cela ne vaudrait-il pas pour les discours des personnages masculins qui ne lui ressemblent pas ? Si Hugo réutilise les propos de Juliette, c’est par souci réaliste ou naturaliste, pour créer un discours en adéquation avec le personnage, à partir de choses entendues.
G. Rosa : Sans doute, mais tout cela ne passe pas en alexandrins.]
Je reprends le fil de mon préambule sur le théâtre d’avant l’exil : les propos des personnages féminins sont moins spécifiquement féminins que représentatifs d’une situation du personnage . Dans Le Roi s‘amuse, acte III, scènes III et IV, Blanche, qui sort très troublée du cabinet du roi, est dans l’incapacité de s’exprimer, au bord de l’aphasie : elle commence une phrase, qu’elle ne finit pas: «La honte...», semble ne plus pouvoir s'exprimer en tant que sujet, à la première personne du singulier, et ne trouve plus que des infinitifs, comme si elle était revenue à un stade infantile de la parole: «Rougir devant vous seul! (....) Rester seule avec vous!» . Cette sorte de régression me paraît très juste, vu son état de choc: elle se réfugie dans l'enfance auprès de son père. Nous avons un autre exemple de discours en situation avec la déclaration d’amour de la reine dans Ruy Blas, acte III, scène III: «J'ai besoin de tes yeux, j'ai besoin de ta voix. / Oh! c'est moi qui souffrais! Si tu savais! cent fois, / Cent fois, depuis six mois que ton regard m'évite.../-Mais non, je ne dois pas dire cela si vite.»
[G. Rosa : Il y a, dans cette tirade, un vers étrange :
«Tu fuis la reine? Eh bien, la reine te cherchait. ». Comment comprendre l’attribution de ce vers typiquement racinien à un personnage qui ne l’est pas –et, de surcroît, dans un contexte où la parole de la Reine est, tu as raison, comme paralysée?
A. Laster : Des vers isolés de Racine plaisaient beaucoup à Hugo, qui les citait dans sa conversation (voir Stapfer). Et le jeu hugolien de la réécriture et de la citation est une marque de connivence avec le lecteur. Et puis Marie de Neubourg vient peut-être de lire Phèdre.
G. Rosa : Je n’y avais pas pensé.
V. Wallez : Peut-être s’agit-il d’un vers à effet, pour faire réagir le public.
A. Laster : Son discours a été longtemps refoulé. Elle ne souffre pas d'une incapacité de parler, comme Blanche, mais d'un excédent de choses à dire. Par ailleurs, dans l’Intervention, Eurydice fait un aparté à la fin de la scène II : «C’est singulier, j’entendais l’autre jour au Théâtre-Français dans une tragédie un vers sur moi. J’aspire à descendre. [Rêvant.] / A remonter peut-être. »(Théâtre, tome II, coll. Bouquins, Ed. R. Laffont, 1985, p. 859). Cette citation, tirée du Cinna de Corneille, n'est pas invraisemblable. Gerpivrac déclare un peu plus loin: «J'en ai assez de l'Eurydice. Nous avons trop fait son éducation». Il a dû l'emmener au Français pour la cultiver et le choix de la pièce reflète peut-être à la fois ses goûts à lui et ceux des courtisans de Napoléon III dont il pourrait bien faire partie. Hugo peut ainsi emprunter à une tragédie classique qui n’est pas de celles qu’il préfère mais aussi montrer qu'on peut en détourner certains vers.
F. Naugrette : Il réécrit dans Hernani la clémence de l'empereur : la réécriture fonctionne comme un hommage.
A. Laster : Un hommage et une critique. Le sujet d’Hernani n’est pas la clémence de Charles Quint : elle ne suffit pas à assurer le bonheur d' Hernani et Doña Sol, à moins de faire se terminer la pièce à la fin du 4ème acte. Hugo aime le premier Corneille, avant qu’il ne soit «domestiqué » par l’Académie.
V. Wallez : Dans l’Intervention, Hugo fait allusion à Phèdre :"Il y a dans le récit de Théramène des détails qui semblent indiquer que le monstre est marié." Il a des cornes… (Baron de Gerpivrac, scène IV, Théâtre, tome II, Ed. Laffont, p. 870)
G. Rosa : Astuce courante de potache. Il y en a d’autres.]
Dans Ruy Blas, la déclaration d’amour de la reine se poursuit avec beaucoup de naturel, dans les limites où le vers le permet, sans exclure les mouvements lyriques. A la recherche de l’authenticité du langage en situation, Hugo s’autorise le prosaïsme et les ruptures, afin de faire coïncider le discours du personnage avec ce qu’il est censé vivre. Cela va à l’encontre de l’affirmation de Brunetière.
[G. Rosa : Effectivement. Hugo préfère le personnage à l’occasion discursive. L’aveu d’une faute ou l’aveu d’un amour ne sont pas prétextes à des discours rhétoriques : il les écrit délibérément par bribes.
V. Wallez : Marion de Lorme s’exprime avec un naturel confondant.]
L’emploi de la prose facilite ce type d’effet de réel. Dans Angelo, Catarina fait face à son mari, journée III, partie II, scène VIII et tient un discours de revendication féministe, qui justifie le programme affiché par Hugo dans la préface, mais aussi parfaitement en situation et qui sonne juste. : «Parlons simplement (…) Tenez, vraiment, je vous méprise! Vous m'avez épousée pour mon argent, parce que j'étais riche (...) Et quelle vie j'ai eue avec vous depuis cinq ans? dites! Vous ne m'aimez paz. Vous êtes jaloux cependant. Vous me tenez en prison. Vous, vous avez des maîtresses, cela vous est permis. Tout est permis aux hommes. Toujours dur, toujours sombre avec moi. Jamais une bonne parole. Parlant sans cesse de vos pères (...). M'humiliant dans la mienne. Si vous croyez que c'est là ce qui rend une femme heureuse.! Oh! il faut avoir souffert ce que j'ai souffert pour savoir ce que c'est que le sort des femmes. »
Le dernier exemple que je commenterai ici, tiré de la même pièce, est le passage qui a disparu par concession à la création mais qui est revenu dans l’édition (journée III, partie I, scène III, Théâtre, tome I, pp. 1248-1249): la scène où Homodei meurt en présence de truands et essaie de leur confier la mission d’aller dénoncer Catarina.
Cette scène fonctionne parfaitement, non seulement parce qu'elle joue sur le grotesque, mais parce que Hugo utilise un langage haché et répétitif («Il y a un papier. Apporte-le. Bien. Il faudra l'aller porter au podesta, ce papier. Entends-tu? comprends-tu? Au podesta. Ce papier») , celui de l’agonisant dont le sang étouffe la respiration et la parole(«j'étouffe» revient plusieurs fois). La fragmentation est particulièrement saisissante: «Ecoutez. Lui porter la lettre. Au podesta. Sa femme a un amant. Le lui dire. Qui a écrit une lettre. Le lui dire. Qui s'appelle Rodolfo. Le lui dire. Lui dire tout.» [applaudissements, car Arnaud lit cela vraiment bien] Une fois de plus, le théâtre de Hugo d’avant l’exil donne l’exemple de moments de très forte adéquation entre langage et situation.
J'en viens enfin au théâtre de l'exil. Il est impossible de traiter ce matin toutes les pièces du Théâtre en liberté (je renvoie pour plus de détails sur les pièces qui devaient le composer à la notice générale de l’édition Bouquins, Théâtre, tome II, pp. 921-924). Hugo avait le projet de regrouper l’ensemble des pièces achevées de l'exil; finalement, les unes ont paru à part comme Torquemada et Les Deux Trouvailles de Gallus, la plupart ont été publiées après sa mort. La Forêt mouillée a été la première composée: une note manuscrite de Hugo sur la page de titre suggérait son rattachement au Théâtre en liberté. La grande période de rédaction se situe de 1865 à 1869. Après La Grand'Mère, en vers, Mille francs de récompense et l’Intervention, en prose, sont des occasions privilégiées de recherche des langages spécifiques des personnages et, par là, d’approfondissement de leur caractérisation.
[G. Rosa : Voilà pourquoi les femmes parlent plus volontiers en prose, qui permet un langage spécifique, marqué, féminin, alors que le vers est un langage universel, neutre, c’est à dire, en français et alors, masculin.
V. Wallez : Les personnages masculins sont également davantage caractérisés en prose.]
Si l’on considère Mille francs de récompense, on s’aperçoit que le premier personnage en scène, Cyprienne, use de deux langages, d'où des malentendus : celui avec lequel elle elle s'adresse à son grand-père endormi - «Il dort. Pauvre grand-père ! (...) Pas sage, monsieur grand-père. (..) Ah mais! vous êtes mon grand-papa, mais je suis votre petite maman»-, semble avoir été pris par certains metteurs en scène comme spécifique de sa naïveté. Or elle joue là un rôle, celui de la petite-fille qui devient protectrice de son grand-père malade, selon un renversement des rôles très apprécié par Hugo chez Shakespeare, qui caractérise également Cordélia face au Roi Lear en démence. Cyprienne abandonne ensuite ce langage et reprend son discours normal. Il ne faut pas se fier au discours de sa première apparition sur scène sinon elle peut être représentée comme infantile, ce qu’elle n’est pas. Au contraire, comme les autres héroïnes hugoliennes, elle est forte (elle va seule dans la nuit à la recherche de l’homme qu’elle aime) et assume ses sentiments avec franchise : ainsi, elle refuse clairement Rousseline. Le personnage de la mère, Etiennette, est plus ambigu : elle tient un discours moralisateur, marqué par le conformisme, empruntant parfois au style noble et classique: «Brise ce commencement funeste… ». Avec aujourd'hui un effet souvent comique mais peut-être prémédité par Hugo. Acte I, scène 2, sa réplique : «Il ne m’a pas épousée… »fait presque immanquablement rire. Ce rire est-il programmé (comme dirait Danièle Gasiglia-Laster: voir sa contribution au volume Dramaturgies romantiques, Editions universitaires de Dijon, 1999) ou est-ce un décalage d’époque ?
[G. Rosa : Au XIXème, il n’y a pas loin entre la fille-mère et la putain.
A. Laster : Elle reflète donc bien un type de femme et de mère de son époque.
F. Naugrette : Si elle représente un type social, peut-on dire qu’elle est individuée ? Car l’individuation se définit par écart avec ce qui en est dépourvu : le rôle prédéterminé, l’emploi, mais aussi bien le type social.
G. Rosa : Effectivement. Etiennette, par rapport au type social auquel elle renvoie, la petite-bourgeoise, est peu individuée. Et par différence avec celui d’Etiennette, conforme, le personnage de Cyprienne est davantage individualisé.]
Etiennette est cependant capable de modifier son style, en particulier quand elle s’adresse à Rousseline, que certains mots désignant des qualités morales ( «conscience», «honneur») blessent. Elle est assez astucieuse pour trouver le mot juste («générosité») qui ne vexera pas Rousseline, assez clairvoyante pour discerner un changement d'orientation, sans trop le faire remarquer : «Les paroles dites n’avaient pas le sens que j’ai cru entrevoir. »
Le discours du baron de Puencarral, qu’Etiennette aimait et qu’elle retrouve à la fin de la pièce, est un peu par moments l’équivalent masculin de son propre discours. Le banquier a le sens de l’éloquence -voire une tendance à la grandiloquence, dont peut-être Hugo se moque légèrement. Caractéristiques liées vraisemblablement à son éducation et à son ascension sociale. Il est capable de prendre du recul par rapport à sa vie et de formuler des maximes : «Ce qu’on ne désire pas vous vient, ce qu’on désire vous fuit. ».
Dans l’acte du carnaval, on découvre trois personnages, Léaumont, Pontresme et Barutin, trois amis déguisés . Léaumont ( Leo-mon , mon lion… «superbe et généreux»…), qui est parfois éliminé de certaines mises en scène, car considéré comme mineur, n’a pas un langage bien spécifique ; on remarque seulement l’anglicisme «sandwich». M. de Pontresme, avocat nommé substitut du procureur, est un personnage assez fantaisiste, en train d'enterrer sa vie de garçon et qui va devenir un magistrat sérieux et rigoureux. Son langage mêle les souvenirs de son éducation latine et les mots empruntés à la rue, à la limite de l’argotisme : «flanquer», «jugeailler», les «toqués», «ce nez me botte». Il fait parfois preuve de créativité : «je pleure à verse ». Lorsqu’il s’adresse à Glapieu, il manifeste sa connaissance de l'argot. Mais il le parle comme il parlerait une langue étrangère pour se faire comprendre d'un indigène. Barutin est député mais déclare «D’ailleurs, je ne m’occupe pas de politique»; il revient du Moniteur où il a corrigé les épreuves de son discours et ses «mouvements oratoires», ce qui me fait penser que Hugo en usait de même.
[G. Rosa : Il s’agit sans doute ici d’une transposition des pratiques du second Empire même si la pièce est censée se dérouler en 1823. Partout, dans le Hugo de l’exil, la Restauration métaphorise le Second Empire.]
Le jeune Edgar Marc a dans sa façon de parler des caractéristiques du discours amoureux, masculin ou féminin, tel que le conçoit Hugo, c'est-à-dire comportant éventuellement des phrases interrompues ou des incises, assez loin de la rhétorique traditionnelle. A ce propos, le responsable de l'édition des Petits Classiques Bordas de Ruy Blas reprochait encore en 1967 à Hugo de ne pas savoir faire parler Ruy Blas d'amour à la reine («on imagine mal par quoi il la séduit», écrivait-il...). Dans Mille francs de récompense, le dialogue y gagne en naturel et en drôlerie. Edgar Marc: «Monsieur de Puencarral m'a dit...-je vous adore.» Cyprienne: «Monsieur vous a dit ça?» Edgar Marc: «Non, c'est moi qui vous le dis» (acte I, scène III). Une certaine exubérance verbale témoigne aussi de l'amour et la juvénilité d'Edgar : «Adieu. A bientôt. A tout de suite. A toujours. Je pars. -Ah! encore un mot pourtant, j'oubliais une chose bien importante.-M'aimes-tu?» (ibid.). Ce personnage, capable d’un certain humour («on ne dit pas je vous aime, on dit je t’aime. (…) Vous savez que " je vous aime ", cela ne se dit qu’à plusieurs femmes.» (Théâtre, tome II, Laffont, p. 728), a par ailleurs un côté républicain progressiste, qu'un mot suffit à révéler: «Nous vivons en des temps de réaction». La phrase s’applique aussi bien au second Empire qu’à la Restauration.
Gédouard, le grand-père, ancien soldat de l’an II, ancien révolutionnaire et anticlérical, utilise un langage marqué par son métier de professeur de musique, au vocabulaire technique mêlé de mots d’italien (il se fait passer pour le professeur Zucchimo). A la faveur d’une leçon sur la Marseillaise, il fait passer ses idées révolutionnaires, proches de celles de Hugo : son éloquence est magnifique mais lui fait perdre le sens de la réalité. Hugo introduit une distance dans son discours : Gédouard ne prend pas la précaution de situer la réalisation de ses idées dans l'avenir, contrairement à Hugo, qui critique ainsi implicitement cet optimisme révolutionnaire.
Glapieu est le personnage dont le discours présente le vocabulaire le plus riche et le plus varié. A sa première apparition, au moment où il ouvre la bouche, il laisse échapper : «Je suis très pensif : savez-vous ?». Cette remarque sur lui-même fonde son personnage et son attitude vis-à-vis du public, tout en le rapprochant de l'auteur : il s'adresse directement au public . Cela deviendra une constante de son discours : on relève dans la pièce six exemples de ce «vous». De même, l’usage de la première personne du pluriel, plus rarement du «on», permet d’associer le public à son discours, d'instaurer une relation de complicité avec les spectateurs. Il est le personnage de la distanciation, qui prend du recul par rapport aux événements et par rapport au langage, en faisant de nombreux apartés qui s’adressent parfois à d’autres interlocuteurs hors scène, comme le préfet ou Dieu. Les aphorismes sont une de ses spécialités, mais plus intéressante encore est sa façon de réfléchir sur le sens des mots, soit en faisant des jeux de mots (y compris «affreux», quitte à en demander pardon) soit en prenant les clichés au pied de la lettre. Cette pratique est à l'origine de deux des plus belles répliques de théâtre que je connaisse: c'est à la scène III de l'acte III; le baron de Puencarral l'interroge: «Est-ce que vous êtes riche, monsieur? - Oui, monsieur le baron. J'ai mes deux bras. -Vous n'avez que vos deux bras? - C’est déjà beaucoup. Il y a des manchots ». Comment peut-on mieux définir le cliché que par ce qu'il dit du «panache blanc» : «encore une métaphore qui fait le trottoir depuis longtemps »! Glapieu est un personnage qui n’est pas dupe du langage: il traduit «ne pas être des voleurs au coin d'un bois>< par «être aux lisières du code ». Il relève le double sens au verbe «voler»(comme un oiseau ou comme un voleur) et il traite le «coffre-fort inviolable» de «pucelle d’Orléans». Il démasque Rousseline et son discours philanthropique : «Toi, tu es une canaille.»
Avec le personnage de Glapieu, il semble que Hugo se moque par instants de lui-même, en réécrivant, par exemple, sur le mode ironique, le début de «Tristesse d’Olympio» : «le ciel ne prend aucune part à ma détresse. », ou en lui faisant dire: «Je me contenterais de peu. Je n'ai jamais visé à être pair de France ». A M. de Pontresme qui s'adresse à lui en argot, Glapieu répond: «Monsieur, je ne suis pas homme du monde, je ne parle pas argot». A l'opposé de cet argot d'emprunt et de circonstance, celui de Glapieu se distingue par son naturel et sa couleur authentiquement populaire. Plus qu’aucun autre personnage du théâtre hugolien, il se sert de mots familiers -«flanquer», «chipie», «pincé», «précautionner», «archivivant», «toutou», «caboche»- ou argotiques: «fumé, coffré, bouclé», «flambé», «loulou », «bastringue », «pomper», avec un usage relâché de la syntaxe («avec cela que… », «une supposition que j'irais», «plus souvent que», «viens-y donc »…). L'emploi abondant de l’argot individualise ce personnage : le seul exemple comparable dans ce domaine - Gavroche - appartient au roman. Le seul écart hors d'un langage vraiment populaire pourrait être l’emploi de quelques anglicismes : «kiss», «all right» ou «box» quand il s'adresse au coffre-fort d'origine anglaise. Mais peut-être étaient-ils déjà passés dans le langage courant. L’itinéraire du personnage, dont on connaît la vie, fonctionne également comme une marque d’individualisation. Si Glapieu est parfaitement au courant de l’actualité politique et littéraire, c'est que sa bibliothèque est constituée des affiches de Paris.
Néanmoins à la 5ème ligne de son rôle, l'emploi du mot «alguazils»( policiers) renvoie à un autre personnage du théâtre de Hugo, Don César dans Ruy Blas. Son arrivée par les toits fonctionne également comme une reprise. Et il se rapproche de l'auteur, en décrivant par exemple Etiennette comme dans une didascalie : “ Une madame. Deuxième femme. La mère probablement. Encore belle. D’anciens chagrins. Trente-huit ans qui en paraissent quarante-cinq. ” (acte I, scène IV, id., p. 705 ; elle en a en réalité trente-sept…).
Rousseline est le scénariste rival qui voudrait aller vers un autre dénouement (le mot même apparaît deux fois). Il est arrivé plusieurs fois à Hugo d'’hésiter entre deux dénouements ( voire trois: ce sera le cas dans Mangeront-ils?). Comme Glapieu qui soutient que le masque et le déguisement révèlent le personnage, et comme Hugo, sans doute, Rousseline sait l'importance des apparences: «Paraître mène à être. »
[G. Rosa : Tu donnes comme éléments d’individualisation des traits de ressemblance avec l’auteur ; n’est-ce pas contradictoire ? Cela donne raison à Brunetière.
V. Laster : Les traits communs avec l’auteur, je les indique pour ne pas être accusé de les occulter ; mais les différences et les singularités importent au moins autant]
Rousseline fait une introspection complète sur scène, en se déboutonnant, pour ainsi dire, à la scène I de l’acte III.
[G. Rosa : Comme Salluste lors de son entrée.
V. Wallez : Comme Richard III]
Il déclare : : «On croit que je suis tout intérêt, je suis tout amour-propre. Les idées reçues, les banalités courantes, les opinions toutes faites, y a-t-il rien qui ressemble moins à la réalité ?». Tout comme Glapieu, il contribue ainsi, mais à sa manière, à la démystification des spectateurs. Car, le reste du temps, il énonce, lui aussi, des maximes mais, à la différence de Glapieu ou même de Puencarral qui en créent d’originales en fonction de leur expérience, il les puise dans le réservoir des formules «toutes faites», dans le dictionnaire latent des «idées reçues», que toute sa conduite dément et qu’il dénonce lui-même dans la scène où il se démasque. Les spectateurs qui auraient pu se laisser prendre à ces nobles maximes : «Faire le bien est la plus douce des jouissances. Il y a dans l’homme un principe immuable, c’est la conscience» sont donc invités à mettre en question telle autre maxime qui ne fait que refléter un état de choses des plus contestables : «La considération due aux situations est une des bases de la société».
A l’égard de Cyprienne il adopte d’abord un ton paternaliste : «Eh bien mademoiselle, nous amusons-nous ? Avons-nous les plaisirs de notre âge ? C’est un peu ennuyeux les grands-papas malades ?» puis s’essaie à une psycho-physiologie tout à fait insinuante et intéressée : «vous êtes à ce moment de la vie où les émotions multipliées par ces doux instincts intérieurs qui s’éveillent, impriment à l’organisation de la femme sensible un trouble délicieux….- Mademoiselle, il faut aimer» (acte I, scène IV, id., p. 710). L’humour vigilant de Glapieu -«On croit entendre une flûte dans les bois»-fonctionne comme une mise en garde du public et plus particulièrement des jeunes filles qui auraient affaire à ce genre de déclarations.
Hypersusceptible, Rousseline interprète les appels d’Etiennette à sa «conscience» ou à son «honneur», comme sous-entendant qu’il en manque, ce qui n’est pas l’intention d’Etiennette mais qui trouve sa confirmation dans la fin de non-recevoir qu’il lui oppose. Il traite Gédouard de «démagogue» , comme le faisaient à l’égard de Hugo ses adversaires. Une hypothèse peut-être farfelue me traverse l’esprit : et si certains de ces traits psychologiques et certaines des manières de parler de Rousseline étaient empruntés à Sainte-Beuve ?
A la faveur des monologues, deux situations d’énonciation entre personnage et public se mettent en place selon qu’il s’agit de Glapieu ou de Rousseline. Le premier joue la complicité : «O qui que vous soyez, qui ne voulez pas faire la deuxième sottise, ne faites pas la première», «Quel mois de janvier ! Et la Seine qui est là ! Etes-vous comme moi ? Rien que d’y penser ça vous mord. Une rivière dans le paysage, ça s’ajoute au froid. Ca vous glisse sur le squelette. Il semble qu’on sente passer le long de soi la couleuvre de l’hiver. Suis-je bête de ne pas être amoureux ! Ca me réchaufferait». Le deuxième s’exprime avec agressivité : «Moi, par exemple, me devine-t-on, me comprend-on, me voit-on tel que je suis ? (Il hausse les épaules) Tas d’imbéciles que vous êtes !», «Je souris, ne vous y fiez pas.».
Je n’ai plus le temps d’évoquer, même sommairement, le cas des personnages de l’Intervention ; j’indique seulement que les quatre rôles –deux hommes, deux femmes- s’équilibrent sans que l’on puisse désigner un porte-parole de l’auteur. Il semble que Hugo ait tenté une distribution aussi égale que possible, où l’individualisation de chaque personnage est forte.
Les pièces qui semblent se prêter le mieux à l’individualisation des personnages sont la comédie et le drame en prose, L’Intervention et Mille francs de récompense, plus que les drames épiques comme l’Epée ou Torquemada. Mais cela, on s’en doutait. Encore convient-il de faire mesurer le degré d’individualisation des personnages par leur langage à ceux qui restent sceptiques sur la capacité de Hugo à l’opérer. J’aurais beaucoup de choses à dire à ce sujet sur l’Intervention et sur les autres pièces du Théâtre en liberté , et sur les traits de langage qui caractérisent nombre de leurs personnages, notamment féminins . Donc, pas de conclusion hâtive puisqu’il s’agit d’un travail en cours.
A suivre… si vous le souhaitez.