Olivier Decroix : L'orateur intime
Communication au Groupe Hugo du 16 mai 1998
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Revenons au sujet abordé au cours de la dernière séance : la lettre dYmbert Galloix et la réaction de Hugo. Retenons ce passage déjà cité :
" Cest un homme qui souffre et qui le dit à un autre homme. Voilà tout. Remarquez ceci, à un autre homme, pas à vingt, pas à dix, pas à deux, car, au lieu dun ami, sil avait deux auditeurs seulement, ce poète, ce quil fait là, ce serait une élégie, ce serait un chapitre, ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, labandon, le laisser-aller, la réalité, la vérité ; la prétention viendrait. Il se draperait avec son haillon. Pour écrire une lettre pareille, aussi négligée, aussi poignante, aussi belle, sans être malheureux comme létait Ymbert Galloix, par le seul effort de la création littéraire, il faudrait du génie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron.
Toutes les qualités pénétrantes, métaphysiques, intimes, ce style les a ... "
Ce qui nous intéresse ici, cest le paradoxe que sous-entend Hugo en attribuant le génie à celui qui arriverait à faire passer sa création littéraire aux yeux du destinataire quest le lecteur comme un message intime provenant de son expérience personnelle et comme un discours adressé exclusivement à chaque lecteur. Cet " effort de la création littéraire ", comme lappelle Hugo, quel est-il ? Il sagit peut-être de laisser apparaître le sujet de lécriture comme un sujet mourant, exactement comme Galloix est une personne mourante laissant du même coup parler un sujet à lagonie. Comme le disent et le répètent Guy Rosa, Ludmilla Wurtz et Henri Meschonnic, la subjectivité poétique est impersonnelle. Quittant son corps, le sujet de lécriture perd sa personne et gagne lâme de tous. Cest cette réflexion qui est aux fondements de mon travail. La poésie lyrique de Hugo avant lexil gagne à être vue, à mon sens, sous langle du paradoxe : le lyrisme intime est le lieu de la parole publique et vice versa.
Le paradoxe du poète.
Si lon confronte le lyrisme intime de Victor Hugo dans ses principaux recueils poétiques avant lexil et la force idéologique de ces mêmes recueils, on observe aussitôt une ambiguïté exposée par le poète lui-même à travers la pièce liminaire des Rayons et les Ombres : " Les pieds ici, les yeux ailleurs ". Sagit-il seulement de considérer la duplicité évidente du poète visionnaire et du poète-homme ? Sagit-il encore denvisager simplement les différences de nature de lexpression des émotions intimes de lâme et de lexpression des visions de lhomme engagé dans une société incertaine ? Les deux parties du corps du poète -et du corps des poèmes- seraient donc vouées à lengagement dune part et au désengagement dautre part... Les " pieds " pourraient représenter le poète matériellement englué dans la réalité historique et sociale et les " yeux " le poète " pensif " tourné vers le lyrisme de lintimité. A moins que ce ne soit linverse : les " pieds " seraient liés aux vicissitudes du quotidien personnel exprimé par la simplicité dune écriture intime, les " yeux " senvoleraient vers le grand ciel des idées où lon retrouverait la présence du poète-arbitre, au-dessus de la mêlée, donnant à voir les imperfections de ce monde et proposant une vision de lavenir, hors de tout propos personnel.
Cette dichotomie du " moi " du poète semble impliquer tout à la fois deux types de poésie lintime et la " publique " (au sens où celle-ci parlerait de tout autre chose que celle-là et se mêlerait à la vie politique, matérielle, historique ou sociale) et deux types de sujets : lun parlerait pour soi et lautre au nom de et pour les autres que ce soient des individus ou des peuples. Or, quil soit intime ou public, le poète nous adresse la parole de la même manière : le lecteur est " interpellé " en tant que sujet concret par le sujet auteur. Ce dernier produit un texte qui ne peut donc, daucune façon, être en dehors dune forme didéologie. Plus concrètement, un texte poétique, dès lors quil est publié dans un recueil, sadresse à un lectorat anonyme et pourtant compris comme sujet paradigmatique et universel, bien quil puisse, sur le papier, être adressé à un tiers référentiel, identifiable dans lentourage du poète. Dès lors, nous pouvons aussi bien lire un poème dont la tonalité est intime comme nous lisons un poème-récit, un poème-spectacle ou un poème-vision : nous sommes toujours le sujet idéologique interpellé par la parole de Victor Hugo et sa poésie est toujours-déjà une parole idéologique. Lintimité poétique ne peut donc pas sanalyser hors de la sphère idéologique. La question qui pourrait alors se poser est de savoir en quoi la parole poétique hugolienne avant lexil peut tout à la fois porter la charge dune esthétique intimiste et le poids dun engagement lyrique ressortissant à une éthique de lécriture-monument.
Peut-être le simple acte de donner de la " voix " à ce qui nen a pas constitue-t-il déjà un ciment susceptible de lier les deux charges citées plus haut ? Mais que faire alors du don de la " parole " à ceux qui nen ont pas ? Que lénonciation soit déléguée comme dans maintes pièces des Orientales ou que le moi de lénonciateur poète sefface plus subtilement, la parole poétique laisse le champ libre à la constitution dune intimité de " linterpellation " du sujet lecteur: cest lénonciation elle-même qui construit alors un rapport dordre intime avec le destinataire, et non plus le destinateur. Cest peut-être par ce biais que lintimité poétique participe à et pénètre la sphère politique de lécriture hugolienne. Le problème de la " porosité " des deux univers intime et public se pose ainsi en des termes dont les variations sont multiples.
Linterpellation rhétorique
Cette interpellation du sujet lecteur dont nous venons de parler est dordre rhétorique avant tout, mais une rhétorique bien particulière : si lon veut bien reconsidérer les trois catégories antiques du discours (le délibératif, le judiciaire et le démonstratif ou épidictique ), on saperçoit que le discours mis en uvre par Hugo ressortit à la logique judiciaire, même à lintérieur de ses poèmes les plus intimes. Je mexplique : Aristote décrit trois genres dauditeur qui correspondent à trois types dorateur :
1. lauditeur citoyen qui doit se prononcer sur lopportunité dune loi en sexprimant par un vote. Il sagit de décider de lavenir de la cité.
2. lauditeur juge qui doit émettre une sanction et se prononcer éthiquement sur le passé.
3. lauditeur spectateur qui se prononce sur le talent de lorateur.
Au deuxième type dauditeur correspond lorateur qui doit accuser ou défendre une personne dans lenceinte du tribunal. Loriginalité de Hugo réside, ici, dans le lieu de ce tribunal. Il sagit en effet, à mon sens, dun tribunal intime : cest lespace de limaginaire, de la pensée et du rêve du poète. Cet espace est partagé entre plusieurs voix, de la défense à l'accusation. Le texte des Orientales demeure le plus apte à signifier cette juxtaposition des voix et partis .
Le point de vue grec et le point de vue turc sont, en effet, juxtaposés dans l'organisation même du recueil et se font face. C'est le cas, par exemple, de la confrontation page à page des poèmes 5 et 6. Dans Navarin, le locuteur chante la victoire grecque en s'adressant au héros absent lors de la bataille, Canaris, et lui raconte le combat naval avant de finir par distribuer les louanges et les blâmes aux pays européens dans la septième et dernière section du poème :
Salut, donc, Albion, vieille reine des ondes !
Salut, aigle des Czars, qui planes sur deux mondes !
et plus loin:
" Je te retrouve, Autriche ! Oui, la voilà, cest elle !
Non, pas ici, mais là, dans la flotte infidèle.
Parmi les rangs chrétiens en vain on te chercha.
Nous surprenons, honteuse et la tête penchée,
Ton aigle au double front cachée
Sous les crinières dun pacha ! "
LAutriche subit, ici, une véritable mise en demeure et les jurés sont interpellés par les déictiques " ici " et " là ". Nous reviendrons plus tard sur lidentité de ces jurés.
Le poème suivant appelle à la barre le Mufti et son " cri de guerre " :
En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet!
Linjonction polyptotique et la répétition rendent non seulement lentêtement du locuteur mais traduisent aussi la prise à parti des auditeurslecteurs.
Deux camps sont donc en présence : deux façons de dire une subjective vérité. On pourrait rapprocher ce face à face textuel dune mise en scène bien particulière que Ludmilla Wurtz montre et développe dans le premier chapitre de sa troisième partie " Histoire de linterlocution ", " Le je vacant des Orientales ":
" Le recueil est construit sur le modèle dun texte dramatique déléguant la parole à des personnages. Mais les points de vue énonciatifs distincts qui, sur scène, seraient incarnés par des comédiens différents qui sont, dans les Orientales, unifiés par la fiction proprement lyrique dun énonciateur majeur assumant la responsabilité du discours dans son ensemble. Cette contradiction énonciative est au fondement de lexpérience poétique et politique qui caractérise Les Orientales. "
Cette figuration du texte poétique comme texte dramatique permet lexploration des possibles énonciatifs qui soffrent à tout " je ". Ainsi, Ludmilla Wurtz en arrive à penser que " le poète ne délègue pas la parole aux personnages fictifs mais sidentifie à chacun deux tour à tour, arpentant la scène énonciative du " je " poétique sous des masques différents afin dy donner en spectacle lessentielle vacance de la " première personne ". On en vient alors à dire que la parole nest la propriété de personne et, comme le dit encore Ludmilla Wurtz, " le Moi est investi par lAutre qui y parle. Les ennemis mêmes ne sont que des instances possibles du Moi. Le barbare nest donc pas lAutre, mais celui qui refuse de reconnaître la gémellité des Moi, leur identique et inaliénable droit à la parole. " On comprend mieux alors la juxtaposition des deux pièces citées plus haut. Mais ce théâtre assimilé au recueil nest il pas intérieur ? Et, du même coup, le tribunal qui est le lieu métaphorique de ce théâtre nest il pas, lui aussi, une transposition extérieure du monde intime de la pensée du poète ?
Les autres recueils du même tome gagnent à être mis en regard par rapport aux Orientales. Nous savons que ce que nous interrogeons ici est paradoxal : Les Feuilles d'automne ne peuvent-elles pas éclairer a posteriori Les Orientales ? La rhétorique judiciaire que nous avons mise en avant fonctionnerait ainsi en prenant son élan depuis un discours intérieur pour sétendre à la figuration fictive et imaginaire dun tribunal mis sur des tréteaux. Confrontons par exemple la cinquième pièce des Feuilles d'automne à la trente-neuvième des Orientales : dans Les Feuilles d'automne, le poème " Ce quon entend sur la montagne " débute par plusieurs questions dans la première strophe:
" Avez-vous quelquefois, calme et silencieux,
Monté sur la montagne, en présence de cieux?
Était-ce aux abords du Sund? Aux côtes de Bretagne?
Aviez-vous locéan au pied de la montagne?
Et là, penché sur londe et sur limmensité,
Calme et silencieux avez-vous écouté? "
Lidentité du destinataire de la question nest pas référentiellement évidente, comme dans beaucoup dautres pièces des Feuilles d'automne, mais le texte apporte un indice précieux dans lavant-dernière strophe:
" Frères! De ces deux voix étranges, inouïes,
Sans cesse renaissant, sans cesse évanouies,
Quécoute l'Éternel durant léternité,
Lune disait: Nature! Et lautre: Humanité! "
Outre la connotation bien évidemment religieuse de cette fraternité mise en exergue par le vocatif " Frères! ", on remarque que cette strophe isolée à lavant-dernière place est la conclusion du poème avant une péroraison qui met en abyme lensemble du poème et éclaire lénallage pronominal de la deuxième strophe. Grâce à ces derniers vers:
" Alors je méditai; car mon esprit fidèle,
Hélas! navait jamais déployé plus grande aile
Dans mon ombre jamais navait lui tant de jour;
Et je rêvai long-temps, contemplant tour à tour,
Après labîme obscur que me cachait la lame,
Lautre abîme sans fond qui souvrait dans mon âme "
on comprend que cest lesprit du poète qui est le lieu de ce quon entend sur la montagne et, par là, la double perspective de la deuxième strophe devient légitime:
" Voici ce quon entend: Du moins un jour quen rêve
Ma pensée a bâti son vol sur une grève,
Et du sommet dun mont plongeant au gouffre amer,
Vit dun côté la terre et de lautre la mer,
Jécoutai, jentendis, et jamais voix pareille
Ne sortit dune bouche et némut une oreille "
Le premier locuteur inclus dans le " on " impersonnel sentend ou sécoute lui-même: le " on " entend " je ". Il entend aussi ce que voit sa pensée. Le bruit du monde est donc à la fois la création le sujet et lobjet du poème: le poète, du fait de lintimité de sa vision, et peut-être aussi malgré elle, est à la fois au-dessus et à lintérieur de la mêlée. Cest ce que conceptualise clairement Pierre Albouy dans " Hugo, ou le je éclaté ":
" Le livre même des Feuilles d'automne trouve sa structure dans ce regroupement du monde entier autour du moi centre et dans cet incessant mouvement qui ramène tout au moi et retrouve, dans le moi ou à partir de lui tout. Toute lextériorité dans toute lintimité, ainsi va, très exactement la pente de la rêverie: la totalité dans lintimité ".
Or, ce processus de lenglobement et de louverture se trouve rhétoriquement concrétisé dans le poème " Bounaberdi ": les jumeaux du moi sont ici Bounaberdi et lArabe du Caire. Bounaberdi, comme linstance locutrice de " Ce quon entend sur la montagne ",
" Monte, géant lui-même, au front dun mont géant,
Doù son regard, errant sur le sable et sur londe,
Embrasse dun coup dil les deux moitiés du monde,
Gisantes à ses pieds dans labîme béant ".
Mais ici, dans Les Orientales, une autre instance de la parole est nécessaire pour jouer le rôle du locuteur de " Ce quon entend sur la montagne ": la prière de lArabe du Caire qui, dans le poème, constitue une originalité et un contrepoint, succède à la description de Bounaberdi sur la montagne, dont on avait compris dès le titre quelle émanait dun point de vue oriental:
PRIERE
Oh! Quand tu reviendras rêver sur la montagne;
Bounaberdi! Regarde un peu dans la campagne
Ma tente qui blanchit dans les sables grondants,
Car je suis libre et pauvre, un Arabe du Caire,
Et quand jai dit: Allah! mon bon cheval de guerre
Vole, et sous sa paupière a deux charbons ardents ".
Cette succession semble incarner la complexe perspective intérieure de " Ce quon entend sur la montagne ". La vision de ce dernier poème était, on la vu, le reflet verbal du mouvement de la pensée du poète et de sa propre création. Or ici, la prière de lArabe du Caire est peut-être ce cri de lhumanité que la pensée poétique a créé et en même temps entendu dans le poème des Feuilles d'automne. LArabe est dans le désert, sur la terre, ce qui correspond à " lhumaine rumeur " discordante à souhait, alors que de lautre côté " Locéan magnifique / Épandait une voix joyeuse et pacifique ", ce qui correspond à la mer " dont jadis [Bounaberdi] fut lhôte / [qui] élève jusquà lui sa voix profonde et haute / Comme aux pieds de son maître aboie un chien joyeux ".
On est en droit alors de penser que le poème des Orientales, isolé et sans introduction lyrique, pouvant décontenancer le lecteur a priori, gagne à être lu après le poème des Feuilles d'automne. Lampleur de la prière de lArabe du Caire ne se conçoit que dans la réverbération du " cri du genre humain ": elle en est le prolongement et, tout à la fois, la concrétisation. Le spectacle que se donnait à voir la pensée dans " Ce quon entend sur la montagne " est diffracté par la structure du poème des Orientales: dabord une description, puis une prière, tout comme on aurait dans un tribunal des faits puis une plaidoirie.
Dès lors, par un mouvement inverse ou par reflet, la métaphore judiciaire quon avait utilisée à propos des Orientales sapplique aux Feuilles d'automne et, dans le même temps, le lecteur qui est interpellé dans " Ce quon entend sur la montagne " peut alors exercer son aptitude à pénétrer lintimité rhétoriquement objectivée du poème des Orientales. Lélan intérieur des Feuilles dautomne servirait ainsi à comprendre comment se constitue la figuration fictive des Orientales.
Cependant, il nous semble que cette interpellation du sujet en tant que " sujet-juré " mérite dêtre davantage explorée et interrogée. Il sagit de revenir à " lautre du je ", c'est-à-dire à linterpellé.
Linterpellation du sujet juridique
Selon Althusser, lidéologie interpelle les individus en sujets, et pour reprendre les mots mêmes de sa réflexion:
" cette thèse revient tout simplement à expliciter [cette] proposition : il ny a didéologie que par le sujet et pour des sujets. Entendons : il ny a didéologie que pour des sujets concrets (comme vous et moi), et cette destination de lidéologie nest possible que par le sujet : entendons par la catégorie de sujet et son fonctionnement.
Nous voulons dire par là que, même si elle napparaît sous cette dénomination (le sujet) quavec l'avènement de lidéologie bourgeoise, avant tout avec l'avènement de lidéologie juridique ( qui emprunte la catégorie juridique de " sujet de droit " pour en faire une notion idéologique : lhomme est par nature un sujet), la catégorie de sujet (qui peut fonctionner sous dautres dénominations : par exemple chez Platon, l âme, Dieu, etc.) est la catégorie constitutive de toute idéologie, quelle quen soit la détermination (régionale ou de classe), et quelle quen soit la date historique puisque lidéologie na pas dhistoire ".
Ainsi, la prise à parti du lecteur au seuil de bon nombre de poèmes participe dune rhétorique judiciaire qui, tout à la fois, le transforme en témoin du poème et en juré. Mais les injonctions et les questions à tendance performative dans le sens où la lecture ne peut continuer que si nous disons " oui " ont loriginalité dinclure le sujet interpellant : dès le poème liminaire des Orientales, le locuteur joue, dans la première strophe, avec les pronoms et, après nous avoir invités à " voir ", il offre à la lecture la forme impersonnelle du " on " :
" La voyez-vous passer, la nuée au flanc noir ?
Tantôt pâle, tantôt rouge et splendide à voir,
Morne comme un été stérile ?
On croit voir à la fois, sur le vent de la nuit,
Fuir toute la fumée ardente et tout le bruit
De lembrasement dune ville. "
Si le poète cherche à " donner à voir ", il laisse entendre, déjà ici, en ouverture de son recueil, quil donne à se voir, ou plutôt quil donne à voir ce quil y a dans sa pensée poétique. Cest dans la mesure où le poète se veut à la fois auteur et témoin de sa propre création quil fait du lecteur une instance idéologiquement égale à lui-même.
Toutefois, la stratégie de linterpellation qui nous invite à pénétrer lintimité dun imaginaire présenté comme appartenant à tous est aussi dépendante dune logique de la séduction qui sappuie essentiellement sur la forme du questionnement qui sapplique aux origines et aux buts des objets des poèmes: dans le cas que nous venons de citer, la deuxième strophe commence par demander doù vient la nuée, mais ces questions pourront tout aussi bien sappliquer à léchelle dun poème (citons au hasard le " Prélude " des Chants du crépuscule). Nous sommes alors détournés dune lecture quon pourrait qualifier de froide pour être amenés dans une lecture émotive -lyrique- dont le lieu est le tribunal intime que construit le poète qui joue tous les rôles de linstance rhétorique judiciaire.
On pourrait même ajouter que cette séduction du lecteur dans lunivers du poète est dautant plus forte lorsque laction nest que suggérée. Le poème " Clair de lune ", toujours tiré des Orientales, ressortit ainsi à la litote.
" La lune était sereine et jouait sur les flots.
La fenêtre enfin libre et ouverte à la brise;
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, dun flot dargent brode les noirs îlots.
De ses doigts en vibrant séchappe la guitare.
Elle écoute:... un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant larchipel grec de sa rame tartare?
Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent leau, qui roule en perles sur leur aile?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle dune voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour?
Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes?
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé;
Ni les pierres du mur; ni le bruit cadencé
Dun lourd vaisseau rampant sur londe avec des rames.
Ce sont des sacs pesants, doù partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine...
La lune était sereine et jouait sur les flots ".
Le poème est en effet placé sous le régime de la suggestion, et ceci grâce à la mise en place dun drame dans un tableau. Le tableau enferme la ballade dans une structure en chiasme évidente, dont la reprise du premier vers à la fin du poème nest que la marque la plus apparente. Le mystère de ce drame encadré est mis en place par les deux verbes de perception employés de manière absolue (" Elle regarde ", " Elle écoute "), qui permettent lélaboration dune focalisation interne qui plonge le lecteur dans la perception de la sultane. Ce mystère est ensuite partiellement éclairci grâce à un changement de focalisation: partiellement car si lobjet du mystère est identifié, son contenu est hypothéqué par la lourde valeur de lirréel au vers 18. Tout le poids du poème nous semble résider dans cet irréel " On verrait ", qui condense tout à la fois lindétermination du lieu de la parole ( est-on toujours dans la réponse que lancienne captive devenue sultane se fait à elle-même ou dans une réponse omnisciente dune voix sortie de nulle part si ce nest du texte lui-même ?) et lhypothèse (si on sondait la mer, on verrait...) explicative de la nature de lacte dont la sultane et le lecteur sont les témoins et peut-être soumis à la plongée dans lintimité omnisciente du poète les juges (cest nous qui décidons de la probabilité de lhypothèse avancée). Lentraînement dans la logique de lintimité participe donc de la prise à parti du lecteur. Au-delà du tragique et du récit épique sous-jacent dun crime de guerre, le lyrisme de lintimité conduit à la représentation dun lieu dexpression publique dordre éthique.
Mais comment dès lors entendre et contempler le lieu plus intime encore où nous fait pénétrer le locuteur de " La pente de la rêverie " par exemple ? Sagit-il pour nous lecteurs de ne plus être que des témoins passifs des méandres et spirales de la pensée et de lesprit du poète ?
La séduction de la profondeur
Là encore le poète nous attire du " monde réel à la sphère invisible " et nous demande à mots couverts si nous sommes daccord pour y voir les mêmes choses que lui. " La pente de la rêverie " est présentée dabord de manière stratégique puisque le locuteur interpelle ses " Amis " grâce à une prétérition : " Ne creusez pas, ne fouillez pas... " puis il change subtilement de pronom pour programmer notre participation : " quand on y descend (...) on revient pâle! ". Cette " préparation " est suivie par le récit du glissement du locuteur depuis la réalité qui lentoure jusquà lirréel de son esprit : " Alors dans mon esprit, je vis autour de moi... ". Cet irréel pourrait être mis en parallèle avec ce que nous venons de voir dans Les Orientales : dune vision immatérielle dans son objet on passerait à une vision irréelle dans sa forme verbale (" on verrait... " ). Cest peut-être là le sens de la métaphore de larbre perdant ses feuilles-poèmes sur le papier dans le recueil des Feuilles dautomne : après avoir donné toute sa couleur et sa forme aux Orientales, larbre ne laisse plus échapper que la structure profonde et la sève ultime de son discours : la parole est alors plus directe et tend à dire une profondeur plus explicite.
Si nous sommes amenés à contempler lineffable et invisible Éternité au fond de labîme de la rêverie, cest bien parce que nous avons accepté le contrat initial, séducteur; or ce contrat exclue que nous fouillions dans notre propre rêverie et, pourtant, à la lecture du poème, la vision imprègne notre propre rêverie et la tension créée par le mouvement du texte nous force le linguiste parlerait de fonction conative impliquée à faire nôtre la subjectivité du poète en prenant la place du " je " du locuteur. Labîme au fond de la rêverie est tout aussi bien au fond de nous-mêmes en tant que nous faisons partie de la Nature ou comme le montre le poème " Le ravin " dans Les Orientales qui éclaire étrangement ce quécrit Hugo dans Le Rhin :
" ... il me semblait quune foule de voix murmurait dans ce ravin et me disait : Où vas-tu ? Tu cherches les endroits où il y a peu de pas humains et où il y a beaucoup de traces divines ; tu veux mettre ton âme en équilibre avec lâme de la solitude ( ); tu cherches le lieu où le verbe s'épanouit dans le silence; où l'on voit la vie à la surface de tout et où l'on sent l'éternité au fond (...); tu cherches de l'herbe et des mousses, des feuilles humides, des branches gonflées de sève, des oiseaux qui fredonnent, des eaux qui courent, des parfums qui se répandent. Eh bien, entre, ce sentier est ton chemin. "
Cette fois, les voix invitent le voyageur à prendre le chemin de la rêverie, et ces voix pourraient bien venir du "torrent qui déborde ". Hugo est alors appelé par le monde extérieur des tumultes et cette communion est ici aussi forte que celle du " moi " avec lunivers: cest dans lintimité du monde que saccomplit lintimité du moi, dans la découverte daffinités plus profondes, de " sympathies " plus étroites entre lâme expansive du poète et la vie secrète des " choses ". Comme le dit Georges Poulet :
" Lêtre hugolien, sapparaît tout à coup à lui-même, non dans lasile de sa conscience, non dans une pensée solitaire qui lassure de sa seule existence, mais dans un enveloppement et une pénétration si totale par les choses quil ne peut sen détacher ni sen abstraire. Il est, mais il est dans les choses. Il est à travers les choses et les choses sont à travers lui (...). Personne na vécu plus intensément que Hugo cette expérience première où se découvre la solidarité du moi et du monde. "
Cette solidarité pourrait sétendre à lintimité du lecteur, auquel cas nous ferions aussi partie de ces " choses " intimement découvertes. Lorateur séduirait si bien son auditoire que celui-ci se trouverait dans les limites du discours du sujet qui sexprime, comme lorigine et laboutissement de luvre.
De la même façon, limage de " lécho sonore ", lancée dans la première pièce des Feuilles d'automne, permet de saisir en quoi labsence-présence du poète est une des raisons de loriginalité de lintimité qui est à luvre chez Victor Hugo et qui implique un rapport intéressant à la parole politique.
Lart de convaincre
On peut alors sinterroger sur la possibilité dune transition de la rhétorique judiciaire vers la rhétorique délibérative où Hugo, toujours dans le tribunal, gagnerait la tribune et, toujours dans lintimité de sa polyphonie judiciaire, occuperait le forum. Il sagit alors pour lorateur de conseiller et de déconseiller : il lui faut sinscrire dans une parole dordre pragmatique en persuadant à lauditoire que laction quon lui enjoint daccomplir sera, à lavenir, la meilleure. Largumentation est alors fondée sur lemploi de limpératif et se situe dans lexhortation. Examinons les attaques de quelques strophes de " Pour les pauvres " : lanaphore " Donnez " scande les quatre derniers sizains et ne sadresse pas quaux riches invoqués dans le début du poème. Le lecteur est encore une fois pris à partie (on est toujours le riche de quelquun). Les propositions finales accompagnent les injonctions : " pour être aimé du Dieu qui se fit homme ". Elles tendent à amener lauditeur vers un avenir qui le concerne.
( Il faudrait développer).
Voici quelques questions en matière de conclusion :
Dans la perspective dune rhétorique intime, que faire de lomniprésence du discours méta-poétique et de la place consciente dun art poétique par rapport à ces va et vient " intérieur / extérieur " et par rapport au paradoxe de la communication idéale ? Quel est le principe de lecture des arts poétiques hugoliens ? Ne valent-ils que pour les apprentis poètes, sont-ils extensibles à tout sujet lecteur en tant quil fait acte de langage à travers loralité forcée de sa perception du texte poétique ?
Comment étendre ces problèmes à dautres genres? Par quel biais le poète intime se retrouve-t-il ailleurs (théâtre, discours politiques, récits de voyage, pensées) toujours amenant son paradoxe avec lui et faisant valoir la réversibilité des deux mondes de la parole produite et reçue ? Le discours ne joue-t-il pas aussi de cette idée : mon expérience personnelle prouve que je peux étendre cette idée jusquà luniversalité de votre oreille...
La rhétorique intime est-elle une mise en avant des variations du spectacle des pensées du poète qui, elles, restent les mêmes: au lieu de dire " cest moi qui parlons ", il vaut mieux dire " cest nous (eux, vous et moi) qui parle "?
Quel rapport au discours politique : la question des genres est-elle transcendée par la prise de parole universelle inspirée par le sujet intime. Ce serait lhistoricité transcendant le personnel mais aussi partant de lui : la rhétorique serait alors toujours dordre intime au sens où elle émane dun sujet qui cherche à sabolir ?