Franck Laurent : La question du grand homme dans l'oeuvre de V. Hugo

Communication au Groupe Hugo du 18 octobre 1997
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A LA RECHERCHE DU GRAND INDIVIDU HISTORIQUE

La grandeur des commencements

Victor Hugo entre en littérature comme brillant auteur d'odes héroïques, consacrées à l'histoire contemporaine, et vouées d'abord à la glorification du Trône et de l'Autel. Le genre adopté incite le jeune poète à rechercher, dans l'histoire, la grandeur. Au reste, il justifie ce choix générique par la nature même de l'époque, de ce siècle qui, quoique "jeune encore ", " est déjà pour l'histoire / Presque une éternité de malheur et de gloire ". A l'orée de sa carrière, le poète lyrique se donne ainsi pour mission non seulement d'identifier les malheurs et les gloires, de pleurer les victimes, chanter les martyrs et flétrir les bourreaux, d'expliquer et de juger son siècle, mais aussi et avant tout d'en affirmer la grandeur. Grandeur horrible autant que sublime certes, mais sublime jusque dans son horreur. Or, fort classiquement, le jeune Hugo identifie grandeur du siècle et grandeur des hommes du siècle. Plus précisément, la grandeur de certains individus, inscrits dans l'histoire et marqués par elle, vaut pour preuve et mesure, voire pour cause directe de la grandeur historique de l'époque :

 

Chez des peuples fameux, en des jours qu'on renomme,

Pour un siècle de gloire il suffisait d'un homme.

Le nôtre a déjà vu passer bien des flambeaux!

 

L'évocation lyrique de l'histoire contemporaine se doit donc de produire un certain nombre de noms propres, d'identifier les " flambeaux " d'un siècle qui font sa gloire ou son malheur, mais à coup sûr sa grandeur. Or, idéologiquement, cet exercice n'est pas sans danger pour un poète Ultra des années 1820:

 

A peine il <le siècle> était né, que d'Enghien sur la poudre

Mourut, sous un arrêt que rien ne peut absoudre.

Il vit périr Moreau ; Byron, nouveau Rhiga.

Il vit des cieux vengés tomber avec sa foudre

Cet aigle dont le vol douze ans se fatigua

Du Caire au Capitole et du Tage au Volga!

 

Laissons de côté Byron , qui ressortit à un autre registre et pose d'autres problèmes. Pour les autres, il semble bien que du strict point de vue de la grandeur historique, Moreau et même d'Enghien, héros-martyrs obligés de la geste monarchiste, risquent de souffrir de la proximité de Napoléon. L'expression poétique semble tout naturellement prendre acte de cette hiérarchie des grands hommes. L'Usurpateur occupe à lui seul la moitié de la strophe, l'énumération de toponymes indique l'ampleur géographique de son action, que la métaphore de l'aigle confirme et sublime encore. L'absence même de son nom, auquel se substitue une périphrase attendue, laisse entendre qu'il est sans rival, et que Lui seul hante vraiment le siècle, l'exprimant et le surplombant de sa grandeur. Ce que l'on aperçoit ici est lisible dans toutes les odes monarchistes, dont la cohérence politique souffre régulièrement de cette évidence : à qui recherche la grandeur, et avant tout de grands individus historiques, Napoléon s'impose, - et il faut bien admettre que le camp royaliste n'a que d'assez ternes héros à lui opposer. Cette grandeur de l'" Ogre " peut bien être dite négative, grandeur du Mal - les héros du Bien ne lui arrivent pas à la cheville. L'expédition d'Espagne est une piètre épopée, le duc d'Angoulême un pauvre capitaine, comparés à Austerlitz et son vainqueur. Hugo le sait, et son ode s'en ressent . " A l'Arc de Triomphe de l'Etoile " (1823) peut bien avoir pour but avoué de chanter le ralliement de l'armée aux Bourbons, - en glorifiant la valeur militaire de la France, signifiée par les monuments de Paris, c'est toute l'épopée napoléonienne que le jeune royaliste claironne. A partir du moment où, au lieu de la satire, le poète choisit l'ode héroïque, le seul fait d'évoquer Napoléon est politiquement dangereux. " Buonaparte " (1822) et " Les Deux Iles" (1825) le montrent bien : confronté à ce degré d'héroïsation, le jugement négatif, moral ou politique, manque d'efficacité. Bref tout se passe comme si le choix esthétique du grand, conforme à une évidente admiration pour la grandeur de l'histoire et surtout pour la grandeur de certains individus dans l'histoire, contraignait Hugo, presque indépendamment de ses choix politiques, à la fascination napoléonienne. Ce qui est d'ailleurs clairement affirmé au moment des Orientales (1829):

 

Tu domines notre âge ; ange ou démon, qu'importe !

Ton aigle dans son vol, haletants, nous emporte.

L'oeil même qui te fuit te retrouve partout.

Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;

Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,

Sur le seuil du siècle est debout.

 

Moment bascule, moment révélateur où, entre légende noire et légende dorée, la grandeur du grand homme historique l'emporte sur tout jugement politique ou moral, et même sur toute interprétation de l'histoire. Moment où la prise en considération de la seule grandeur du grand homme rend caducs, inopérants, tout jugement et toute interprétation. De fait, c'est surtout après 1830 que Hugo, dans sa poésie héroïque et ailleurs, élaborera une justification historico-politique de Napoléon, d'ailleurs toujours hésitante et marquée d'ambiguïté. On y reviendra. Mais il nous importait d'insister, pour commencer, sur cette prégnance initiale du grand, sur cette tendance du jeune Hugo à élever la grandeur individuelle au rang de catégorie déterminante dans le traitement poétique de l'histoire et, au-delà, dans sa compréhension et son évaluation de l'histoire.

Une autre zone de la production hugolienne des années 1820-1840 est marquée par la figure, et le problème, du grand homme : il s'agit, bien sûr, de l'oeuvre dramatique. Il n'est pas indifférent que Hugo ait choisi d'entrer dans l'arène théâtrale avec un Cromwell (1827), et de développer à cette occasion, dans la célèbre préface, sa première grande réflexion critique sur la place et le rôle de la littérature dans le devenir historique de l'humanité. Cromwell, c'est-à-dire un des grands hommes de l'histoire moderne indéniablement parmi les plus aptes à poser la question du grand individu historique, de sa nature et de sa puissance, et bien évidemment celui qui entre tous appelle le plus directement la comparaison avec le grand homme contemporain : Napoléon. Suivront, dans l'oeuvre dramatique d'avant l'exil, le jeune et brillant Don Carlos-Charles Quint d'Hernani (1830), ce grand homme fictif et avorté qu'est Ruy Blas (1838), le Mazarin ambigu des inachevés Jumeaux (1839), le légendaire, fantomatique mais grandiose empereur Barberousse des Burgraves (1843).

Ajoutons que, toujours avant l'exil, plusieurs préfaces, quelques textes de Littérature et Philosophie mêlées (1834), des discours, et l'ensemble de cette enquête allemande qui se concrétise avec Le Rhin (1842 et 1845) font réapparaître avec quelque lancinance cette interrogation plus ou moins fascinée adressée au grand individu historique - à ce grand homme dont il convient à présent d'évoquer les principaux caractères.

 

Quelques caractéristiques du grand individu historique

Un fragment de 1829 (ms 13425 publié par G. Rosa) peut nous fournir un point de départ. Il met côte à côte une liste de grands hommes -Alexandre, Annibal, César, Attila, Mahomet, Charlemagne, Crowell, Napoléon- et ces vers:

 

Tous ces colosses formidables

Qu'à des hauteurs inabordables

L'Histoire en tremblant réunit;

Hommes presque égaux à Dieu même;

Géants que l'ouvrier suprême

Taille au même bloc de granit.

 

Remarquons d'abord combien la grandeur égalise : le Barbare Attila vaut le Romain César, le fondateur de l'Islam vaut le héraut impérial de l'église chrétienne. Tous se valent ou plutôt, indépendamment de toute appréciation politique ou morale, ils sont de même nature, " presque " hors de l'humanité, relevant "presque" de la divinité. " L' Histoire " a moins à charge d'interpréter leur action que de reconnaître leur égalité dans la grandeur. La liste des grands noms apporte quelques précisions supplémentaires : ces "colosses formidables " sont tous des hommes d'épée, mais la plupart sont également des meneurs de peuple, des fondateurs politiques, ou politico-religieux. Tous, surtout, sont des " hommes-monde ", dont l'action, plus ou moins durable, se caractérise en revanche par une ampleur géographique hors du commun. Aussi, quel que soit le titre historique qui fut le leur, le terme qui les désigne le mieux est-il celui d' Empereur.

Le grand individu historique, le grand Empereur, est un homme total. Il réunit en une même individualité pouvoir de pensée visionnaire et pouvoir d'action concrète. C'est un homme du " crâne " autant que du " bras ". Napoléon fut un " grand ouvrier ", qui a " à coups de cognée, à peu près fait le monde / Selon le songe qu'il rêvait ". Ce grand homme réunit le rêve et l'action, affirme et prouve le pouvoir direct de l'esprit sur la matière des choses. Ce qui sous-tend, dans la première partie du grand monologue à demi halluciné de don Carlos (Hernani), l'évocation magnifiée de Charlemagne et du césaropapisme, c'est en particulier cette quasi fusion du pouvoir spirituel et temporel qui donne la capacité à travailler en profondeur les choses existantes, de les fondre et de les (re)fonder en les spiritualisant :

 

Le pape et l'empereur! ce n'était plus deux hommes.

Pierre et César! en eux accouplant les deux Romes,

Fécondant l'une et l'autre en un mystique hymen,

Redonnant une forme, une âme au genre humain,

Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle

Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,

Et tous deux remettant au moule de leur main

Le bronze qui restait du vieux monde romain!

 

Homme total, le grand homme est aussi un homme du tout, du tout de l'espace. Il est celui qui ne peut être identifié à un lieu, qui transgresse toute limitation spatiale. Pour l'auteur des Orientales, le signe le plus manifeste de la grandeur de Napoléon est d'être reconnu pour chef, sous le nom de Bounaberdi, par " un Arabe du Caire " et d'être vu par le poète

[...] partout!

A Rome, où du Sénat hésite le conclave,

A l'Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,

Au menaçant Kremlin, à l'Alhambra riant,

Il est partout! - Au Nil je le rencontre encore.

 

L'accumulation de toponymes, imageant " en vrac " un mouvement tourbillonnaire et incessant qui tend à conférer une forme d'ubiquité nomade, est une des figures les plus systématiques de la poésie hugolienne consacrée à Napoléon. Dans l'oeuvre dramatique, cette ampleur spatiale du grand individu historique trouve sa figuration privilégiée dans son rapport à l'espace théâtral. Les grands hommes y sont souvent de grands voyageurs : Barberousse revient d'Orient - et de la mort (Les Burgraves) ; roi d'Espagne, don Carlos est né à Gand, et son élection impériale à Aix-la-Chapelle produit la plus grande entorse à l'unité de lieu de tout le théâtre hugolien d'avant l'exil (Hernani). Surtout, ces individus sont presque systématiquement représentés comme venant d'ailleurs. Les autres puissants, rois, ducs ou potentats sont toujours théâtralement " pris " dans leur propre espace de pouvoir, au moins durant un acte ou deux : Louvre de Louis XIII (Marion de Lorme) ou de François ler (Le Roi s'amuse), palais-résidence de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor ou d'Angèle. Mais ni Don Carlos, ni Barberousse, ni même d'ailleurs Mazarin (Les Jumeaux) ne sont jamais vus " chez eux " . Sur scène, relativement au lieu théâtral, ils sont toujours des visiteurs, des invités ou des intrus. Ils tendent ainsi à figurer un pouvoir individuel particulièrement ubiquiste, dépourvu de privilège local - et donc de limitation spatiale.

Grands conquérants comme César, Charlemagne ou Napoléon, ou " simplement " grands politiques comme Cromwell ou Mazarin, les grands hommes hugoliens sont d'abord ceux dont le champ d'action historique s'étend au moins à l'Europe, ceux par qui les limites géopolitiques, les frontières, sont systématiquement transgressées, subverties, modifiées, voire annulées : "Comme ce qu'un enfant a tracé sur le sable, / Les empires confus s'effaçaient sous ses pas "  Il s'agit de Napoléon, mais plus généralement le grand homme modifie ou aspire à modifier radicalement la forme d'un espace politique au moins continental : Charlemagne " ébaucha une carte politique <de l'Europe> qui a duré neuf cents ans " ; Cromwell est l'homme qui " Maintien<t> le monde en équilibre " ; l'oeuvre de ce génial intriguant qu'est le Mazarin des Jumeaux, c'est, " Plus vaste qu'un royaume et plus complet qu'un roi ", l'" Europe, voûte énorme à la France appuyée " Don Carlos rêve de reprendre l'oeuvre de Charlemagne, de " refondre en bloc peuples et pêle-mêle / Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle " , etc. Guerrier nomade ou grand architecte, le grand individu historique modifie radicalement l'espace politique de l'Europe, transforme un continent divisé et chaotique en espace lissé par son perpétuel mouvement tourbillonnaire, ou en édifice harmonieux et prédestiné.

 

Les enjeux d'une fascination

Même si la fascination hugolienne pour le grand individu historique relève peut-être d'abord du choix esthétique du grand, on ne saurait la réduire à une simple idiosyncrasie d'artiste. Ses enjeux sont nombreux, et lourds. Ils sont d'abord d'ordre historique, et l'attrait pour le grand homme emporte une certaine interprétation de l'histoire. Défendre et illustrer la puissance consciente et agissante de grands individus dans l'histoire revient peut-être d'abord à affirmer, à tenter d'affirmer la lisibilité et la ductilité de l'histoire. C'est par exemple prendre ses distances avec la théorie maistrienne de la force des choses, ou encore récuser la pensée d'un Guizot pour qui la complexité croissante de la civilisation moderne a limité et limitera de plus en plus le rôle des individus dans l'histoire, aussi exceptionnels fussent-ils. C'est aussi souvent le moyen d'affirmer que l'histoire des hommes n'est pas déliée de toute transcendance. Le thème de l'homme providentiel est à cet égard essentiel, et sujet à d'intéressantes transformations chez Hugo. Pour le jeune Ultra, reprenant sur ce point le discours commun de son camp, Napoléon fut un homme providentiel sans le savoir, un "fléau vivant", un "jouet" aveugle entre les mains d'un Dieu ironique et "vengeur". Plus tard au contraire, l'homme providentiel semble parfois atteindre chez Hugo à une conscience quasi divine, une aptitude à " lire " le sens du monde qui le distingue d'autres grands hommes, grands ouvriers inconscients : " Attila était aveugle. J'ai mis mon regard dans l'oeil de Napoléon ", dit Jéhovah dans un fragment des années 1830. Mazarin lui-même semble pourvu de ce regard, de cette capacité à lire le sens du monde, écrit par Dieu dans le monde même, et à régler son action sur ce sens

Le rêve qui brûla tant de nuits ma paupière,

L'ébauche où j'ai porté mes travaux pierre à pierre,

Que Dieu fit, même avant de pétrir nos limons,

Avec des caps, des mers, des fleuves et des monts,

Qu'après Philippe deux Richelieu m'a laissée,

Et que j'ai terminée avec une pensée,

L'oeuvre qu'enfin j'achève et qui subit ma loi,

C'est toi que je crois voir pendre au-dessus de moi,

Toi qui t'ouvres dans l'ombre à ma vue effrayée,

Europe, voûte énorme à la France appuyée!

 

Le grand homme se définit dans son pouvoir d'affirmer un sens inscrit par Dieu dans la réalité - géographique ici - et son oeuvre consiste à réconcilier, au travers du chaos humain et dans l'action politique, réalité humaine et réalité divine. A ce titre les " grands hommes ", s'ils sont le " mépris du temps qui les voit naître ", peuvent bien constituer la " Religion de l'avenir "

Bien entendu, la fascination pour le grand homme n'est pas dénuée d'enjeux politiques. Ceux-ci sont révélés surtout dans la question de la personnalité du pouvoir, dans les rapports entre l'Empereur, le Roi et l'Etat. Le grand individu historique, le grand empereur est longtemps pensé par Hugo avant tout comme un grand moi, une personnalité d'exception. Aussi est-il le centre de tout autre chose que d'une monarchie classique c'est-à-dire, dans l'oeuvre hugolienne comme dans l'histoire, de ces royautés territoriales, " protonationales ", de l'Europe occidentale. On sait que ces monarchies sont fondées, selon les termes de Claude Lefort reprenant les analyses d'Ernst Kantorowicz sur "la fiction juridique (... ) de deux personnes jumelées, dont l'une est le roi naturel, mortel, homme assujetti au temps, aux lois communes, exposé à l'ignorance, à l'erreur, à la maladie, et l'autre le roi surnaturel, immortel, infaillible, omniprésent dans l'espace et le temps du royaume. " Que le roi ne soit pas nécessairement un grand homme ne met pas en danger ce système, car la grandeur du roi ne provient pas essentiellement de l'individu royal, mais de son autre pôle, de son autre " corps ". Or ce pôle n'est pas personnel. Ainsi la légitimité du roi repose principalement sur l'impersonnalité du principe dynastique, et sur le gommage de la mort personnelle exprimé en France par la formule consacrée Le roi est mort, vive le roi ! Dans la pratique, cette impersonnalité de la nature royale est assumée par l'Etat et son appareil, dans l'ubiquité territoriale de ses agents et de son action, dans la permanence de ses " corps ". Et le XIXème siècle, successeur et contemporain de la mort révolutionnaire du " premier corps " du roi (mort réelle, ou mort symbolique dans l'abdication et l'exil) est tout à fait apte à saisir l'identification croissante à l'Etat de la grandeur, de la puissance et de la pérennité du Pouvoir.

De fait, Hugo semble avoir été particulièrement sensible à ce paradoxe de la monarchie classique, pouvoir absolu dont le " site " personnel peut très bien être à la limite de l'évanescence. Les rois de son théâtre, de ses romans, sont très souvent des moi ternes et faibles. Qu'on songe au Louis XIII de Marion, à Marie Tudor, au Charles Il de Ruy Blas, ou à la reine Anne de L'Homme qui rit. Même quand il prend pour personnages de " grands " rois, Hugo semble s'arranger pour choisir son action de manière à les présenter personnellement faibles ou affaiblis : le Louis XI de Notre-Dame de Paris est à l'article de la mort, le Louis XIV des Jumeaux n'est encore qu'un tout jeune adolescent. Or la puissance de la royauté n'est pas forcément affectée par cette faiblesse de son site personnel. Elle est assumée, plus ou moins efficacement, par l'Etat et ses " serviteurs ", souvent marqués d'un anonymat au moins relatif : juges, alguazils, bourreaux, officiers divers, ministres du despacho universel etc. Leur pouvoir, comme celui du roi, n'est nullement proportionnel à leur puissance personnelle, aux qualités de leur moi: les " ministres intègres " de Ruy Blas, le Laffemas de Marion de Lorme, ne sont vraiment pas des personnalités d'exception, leurs qualités intellectuelles et morales ne sont pas particulièrement développées, mais leur participation à l'Etat leur attribue un pouvoir démesuré. Certains " serviteurs " de l'Etat sont doués d'une personnalité plus riche : le ministre Salluste (Ruy Blas), le légat Simon Renard (Marie Tudor) sont des hommes " profonds ". Ce ne sont pas pour autant des grands hommes, mais des fonctionnaires zélés et subtils. En eux l'Etat ne se personnalise pas, mais ils matérialisent son anonymat, ils s'approprient à lui, à sa puissance occulte parce qu'anonyme, ubiquiste parce que non localisée, fluente et diffuse, enserrant êtres, lieux et choses à la manière d'un réseau invisible fictivement rapporté au centre royal. C'est pourquoi les hommes d'Etat sont toujours, chez Hugo, des hommes de l'ombre, dont l'action est toujours masquée, couverte, intriguante.

Tout au contraire, le grand Empereur hugolien se mesure à la personnalisation de son action politique et historique. Il s'oppose en quelque sorte par nature à toute dépersonnalisation du pouvoir, et avant tout à celle qui est le fait de l'Etat. Une des composantes du mythe de Napoléon, chez le Hugo d'avant l'exil comme chez la plupart des Romantiques, c'est son génie d'administrateur. Or cette expression, qui est à la limite de l'oxymore, ne valorise pas comme on pourrait le croire la dimension étatique de l'Empereur. Elle signifie au contraire que sous son règne le moindre rouage de la machine d'Etat était animé directement par la volonté individuelle d'un homme, marqué de l'empreinte de son génie personnels. Ainsi disparaissent les deux caractères fondamentaux et inséparables de l'Etat moderne: son impersonnalité et son autonomie. Paradoxalement, de ce point de vue, le fond du mythe napoléonien dit en quelque sorte la disparition de l'Etat, son absorption dans une personnalité géniale.

Un tel pouvoir du grand homme est nécessairement usurpé, d'une manière ou d'une autre, parce que l'Empereur ainsi défini ne saurait se couler dans une légitimité qui lui préexiste et le dépasse. Dès le début du siècle Benjamin Constant avait mis en lumière cette personnalisation intense du pouvoir, comme critère essentiel distinguant l'usurpation de tous les gouvernements réguliers, y compris la monarchie :

 

Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles. L'usurpation (...) est nécessairement empreinte de l'individualité de l'usurpateurs

 

Hugo fait la même analyse, mais il en tire longtemps des conséquences inverses. Sa recherche des grands individus historiques, des grands moi de l'histoire, le pousse à valoriser avant tout "Ceux que le bras fait rois", ceux qui courent "par la terre usurpée ". Napoléon, ou Cromwell, ou César, bien sûr. Mais aussi, d'une certaine manière, Charles Quint ou Charlemagne. Certes Charles Quint n'est pas à proprement parler un usurpateur, mais lui aussi s'oppose, dans Hernani, à l'impersonnalité de la légitimité héréditaire. Etre le petit-fils du précédent Empereur constitue un droit à la succession aux yeux du vieillard féodal, don Ruy Gomez, - mais certes pas à ceux du jeune et fringuant don Carlos, qui l'écoute à peine . Et si le mode électif de succession au Saint Empire est valorisé, c'est comme rupture avec l'impersonnalité propre au mode dynastique. Enfin, pour don Carlos, la plus grande gloire de son modèle Charlemagne (au demeurant petit-fils d'un usurpateur) est d'avoir créé une légitimité nouvelle (Charlemagne est un " géant ", " créateur (...) d'un monde "), et d'une légitimité qui subordonne le principe dynastique au principe électif:

Ah! c'est un beau spectacle à ravir la pensée

Que l'Europe ainsi faite et comme il l'a laissée!

Un édifice, avec deux hommes au sommet,

Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.

 

On comprend que cette fascination pour le pouvoir vraiment personnel et vraiment autonome, celui du grand individu historique, si elle contribue longtemps chez Hugo à entraver son évolution démocratique, est avant tout dirigée contre le pouvoir impersonnel de l'Etat, duquel il se méfiera toujours. Ceci apparaît clairement dans le motif de la clémence. Expression d'un pouvoir réglé, l'Etat est souvent pour Hugo avant tout pouvoir de mise à mort, d'autant plus inflexible qu'il est légal. Centre faussement personnel d'un pouvoir impersonnel, le roi hugolien s'avère le plus souvent incapable de clémence : centre de l'Etat, il est lié lui-même par les liens qu'il tisse ; la Loi, dont il est la source, lui ôte le pouvoir de délier, c'est-à-dire de sortir du cercle étatique. Dans Marion, dans Marie Tudor , dans Angelo, le souverain est ainsi lié par la loi meurtrière, " Tout (lui) est permis pour punir, rien pour pardonner " . Au contraire, le grand homme, le grand Empereur, le grand usurpateur prouve son autonomie, sa supériorité ou tout au moins son extériorité à l'Etat par sa clémence, quasi systématique : le Cromwell de Hugo fait grâce, le Charles Quint de Hugo fait grâce, le Barberousse de Hugo fait grâce, le Charlemagne de Hugo fait grâce . Avec cette opposition d'un pouvoir régulier et impitoyable d'une part, et d'un pouvoir irrégulier, fortement personnalisé, souvent d'origine guerrière et capable de clémence d'autre part, il semble que le poète romantique ait retrouvé une très vieille constante de la représentation de la souveraineté, telle qu'elle apparat dès les mythes indiens étudiés par Georges Dumézil, mythes qui opposent Varuna et Indra, le dieu roi et juge et le dieu guerrier :

 

le dieu (guerrier) (... ) apparaî(t) dans la fable indienne en opposition au Lieur magicien (Varuna), comme un dieu miséricordieux, comme le dieu qui délie les victimes régulières de Varuna. (... ) le guerrier, par le fait qu'il se met en marge et au-dessus du code, s'adjuge le droit d'épargner, le droit de briser entre autres mécanismes normaux celui de la justice rigoureuse, bref le droit d'introduire dans le déterminisme des rapports humains ce miracle l'humanité.

 

Retombées sur l'artiste

Enfin, la fascination pour le grand individu historique n'est pas sans incidence sur la glorification de l'artiste. Celui-ci participe de sa grandeur, et sa nature est pour une bonne part définie en liaison étroite avec celle du grand homme, du grand Empereur. Le grand artiste partage avec lui la pensée visionnaire et l'énergie dans le combat. Déjà pour le jeune Ultra, c'est la gloire et le devoir du poète d'être dans les révolutions, tout en les dominant du regard et du jugement . Comme le grand empereur, le poète refuse toute limitation spatiale, et l'activité du génie poétique est souvent symbolisée par un mouvement de traversée de l'espace qui vise à réunir le inonde, ou à le compléter. Mouvement frénétique de Mazeppa lié sur son cheval fou (" Ils vont. L'espace est grand. " ) qui trois jours durant traverse tout ce qui sépare "fleuves à l'eau glacée, / Steppes, forêts, déserts ". Ou bien mouvement à la fois réfléchi et visionnaire, aventureux et tenace des grands découvreurs, auquel Hugo assimile la recherche des vrais poètes, comme Lamartine ou lui-même:

 

Ces Gamas en qui rien n'efface

Leur indomptable ambition,

Savent qu'on n'a vu qu'une face

De l'immense création.

Ces Colombs, dans leur main profonde,

Pèsent la terre et pèsent l'onde

Comme à la balance du ciel,

Et voyant d'en haut toute cause,

Sentent qu'il manque quelque chose

A l'équilibre universel!

Ce contre-poids qui se dérobe,

Ils le chercheront, ils iront (...)

 

Le grand individu historique détermine également, au moins en partie, la fonction de l'artiste. Dans " Lui ", le poète se dit le " Memnon " du soleil-Napoléon, et chante à son spectacle, lequel permet de joindre " histoire " et " poésie ". Toujours autour de 1830, Hugo donne à plusieurs reprises pour mission au poète d'organiser le culte de cette " religion de l'avenir " vouée aux " grands hommes " : Napoléon est " ce Dieu dont (il) sera le prêtre " , et il dresse " un temple " à " l'empereur tombé ". La pièce " A M. David, statuaire " précise cet aspect de la fonction artistique. Second relativement au grand homme, le rôle de l'artiste n'est pas pour autant secondaire, mais nécessaire à la réalisation complète d'un " Bonaparte ", d'un " Cromwell ", d'un " Charles-Quint ", d'un " Charlemagne ", d'un " César " ou d'un " Alexandre ". L'artiste, ici le statuaire, fixe en effet dans le temps une gloire éphémère et toujours disputée, conférant ainsi au grand homme une authentique souveraineté :

 

Car c'est toi, lorsqu'un héros tombe

Qui le relèves souverain!

[...]

Sans toi peut-être sa mémoire

Pâlirait d'un oubli fatal ;

Mais c'est toi qui sculpte sa gloire

Visible sur un piédestal.

 

Perpétuant sa mémoire, l'artiste en outre participe de l'action du grand homme en le pensant, en révélant par sa propre activité de pensée l'identification de l'individu historique à une idée - et ce sens du grand homme est ainsi rendu évident à tous:

 

Lorsqu'à tes yeux une pensée

Sous les traits d'un grand homme a lui,

Tu la fais marbre, elle est fixée,

Et les peuples disent : C'est lui!

 

C'est donc en grande part relativement au grand homme qu'est affirmée la fonction, religieuse, sociale et politique, de l'artiste. Cette fonction, ainsi comprise, Hugo poète l'exerce fréquemment dans les débuts de la monarchie de Juillet, en rappelant la grandeur, et en jaugeant les hommes et les événements de l'actualité à l'aune d'une grandeur antérieure, principalement napoléonienne. Les insurgés des Trois Glorieuses, et principalement la jeunesse des écoles, sont encensés d'abord parce qu'ils se sont montrés dignes de l'épopée impériale, parce que leurs "jeunes étendards " sont "troués à faire envie / A de vieux drapeaux d'Austerlitz " . Inversement, la bourgeoisie parlementaire et gérontocrate qui refuse aux " ossements " de l'Empereur un repos glorieux à l'ombre de sa colonne, commet un crime de lèse-grand homme qui la discrédite, et risque de flétrir durablement le nouveau régime en révélant son incapacité à toute grandeur :

 

Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve,

[...]

Vous avez peur d'une ombre et peur d'un peu de cendre

Oh! vous êtes petits!

 

Dès lors, si le grand individu historique doit être complété par l'artiste, et si la grandeur d'un siècle se jauge à l'éclat de ses grands hommes, on conçoit que le grand artiste soit aussi nécessaire à celle-ci que le grand Empereur. Ce que Hugo affirme en 1833, en conclusion de son article-manifeste consacré à Ymbert Galloix, jeune poète suicidé, tué par la misère et l'indifférence -

Toute grande ère a deux faces ; tout siècle est un binôme, a +b, l'homme d'action plus l'homme de pensée, qui se multiplient l'un par l'autre et expriment la valeur de leur temps. [,'homme d'action, plus l'homme de pensée ; l'homme de la civilisation, plus l'homme de l'art ; Luther, plus Shakspeare ; Richelieu, plus Corneille ; Cromwell, plus Milton ; Napoléon, plus l'inconnu. Laissez donc se dégager l'inconnu! Jusqu'ici vous n'avez eu qu'un profil de ce siècle, Napoléon, laissez se dessiner l'avenir. Après l'empereur, le poète.


LIMITATIONS, COMPLICATIONS, CONDAMNATION

On pourrait ainsi voir à l'oeuvre chez Hugo une défense et illustration du grand individu historique, du grand homme de pouvoir, fondée essentiellement sur la volonté d'affirmer une grandeur individuelle, la possibilité d'un sujet individuel comprenant et agissant l'histoire, prouvant ainsi la liberté humaine contre les fatalités collectives de tous ordres. Mais l'oeuvre hugolienne au fond travaille moins à affirmer une thèse de ce genre qu'à en éprouver la validité. Si le désir du grand homme, d'un tel grand homme, est patent, du moins avant l'exil, son existence apparaît, très tôt, problématique.

 

Des choix d'écriture qui marginalisent le grand homme

Il convient tout d'abord de ne pas fausser les perspectives : pour intense et pertinent que soit le thème, le grand homme n'est pas omniprésent dans l'oeuvre, même avant l'exil, loin de là. Développé d'abord surtout en poésie, il se trouve quelque peu mis à distance par la montée en puissance d'un lyrisme de l'intime, inauguré dès les Odes mais de plus en plus important, au moins quantitativement, jusqu'aux Rayons et les ombres inclus (1840). Au théâtre, après l'initial Cromwell, seule une minorité de drames (trois-quatre sur dix) mettent encore en scène un grand homme, plus ou moins clairement reconnu comme tel : Hernani, Les Jumeaux (inachevés, rappelons-le), Les Burgraves, et dans une certaine mesure Ruy Blas, - mais en précisant qu'avec ce personnage de ministre-imposteur on a moins affaire à un grand homme véritable (quoique fictif) qu'à un homme qui, peut-être, aurait pu être grand. D'ailleurs, à l'exception de Barberousse et même si don Carlos paraît parfois disputer la vedette à son rival Hernani, aucun de ces grands hommes n'est plus construit en personnage central. Du reste de la production dramatique, toute grandeur individuelle-historique est absente . Enfin, très tôt, le roman hugolien ne fait plus la part belle au grand homme. Si les personnages de Schumacker (Han d'Islande, 1823) et surtout de Bug-Jargal (1826) contribuent à placer au coeur du roman la question du grand individu historique, ils n'auront pas de successeurs. Sur ce point Hugo, au contraire de Dumas, reprend et aggrave dans ses romans historiques la stratégie scottienne, renvoyant les grands hommes de l'histoire aux marges du roman (Louis XI dans Notre-Dame de Paris, Danton, Robespierre et Marat dans Quatrevingt-treize (voire Napoléon dans Les Misérables) - même si ces marges sont toujours hautement significatives. Centrés sur des tragédies " privées ", les romans historiques de Hugo semblent même souvent prendre un malin plaisir à éviter, éluder, outre le grand homme, le grand événement. Mérimée avait complété son titre Chronique du règne de Charles IX par une date, 1572, qui annonçait clairement l'organisation de la diégèse romanesque autour d'un événement historique majeur, le massacre de la Saint-Barthélémy ; le sous-titre de Notre-Dame de Paris est également une date, 1482, mais qui n'éveille dans l'esprit du lecteur aucun souvenir particulier, Le récit des Misérables, roman du XIXème siècle, se déploie dans l'après de 1815, élude juillet 1830, et renvoie juin 1848 aux zones extra-diégétiques du discours d'auteur. De façon similaire, L'Homme qui rit, roman de l'Angleterre moderne, choisit la zone grise et historiquement peu spectaculaire du règne d'Anne, renvoyant en amont les grandes dates que sont 1649 et 1688, qui ne relèvent pas du récit mais en figurent les causes, plus ou moins obscures.

Promotion d'un lyrisme de l'intimité au détriment au moins relatif du poème héroïco-historique, minoration actantielle voire disparition du grand individu historique dans les drames, choix et organisation du sujet des romans historiques presque systématiquement " décalé " par rapport aux grands événements et aux grands hommes de l'histoire, on pourrait croire que Hugo tend progressivement à " recentrer " son art sur des registres privés ou sociaux, désinvestissant les hautes sphères historiques et politiques hantées par les grands hommes. On se tromperait. Ce qui très tôt s'affirme dans traitement littéraire de l'histoire, et singulièrement de l'histoire politique, ce n'est pas la minoration de celle-ci, mais l'interrogation de ses zones d'ombre. Il s'agit pour lui d'explorer l'obscure question de la détermination historique des passions et des destins individuels " privés " 1 d'illustrer les retombées souvent ironiques des grandes crises collectives ; d'observer les contradictions majeures d'une période là où elles se révèlent, non dans les discours rationalisés des zones de pouvoir mais dans l'épaisseur confuse du mental et du social , de démêler la complexité temporelle d'un moment : la sourde efficience du passé sous la dynamique de l'avenir en marche, l'action souterraine du Progrès sous la vase morbide ou l'angoissante dureté minérale des périodes de stagnation ou de régression. Or, sur tous ces points, le grand individu historique peut servir d'outil d'investigation, à la condition d'éprouver les limites de sa puissance et les complications de sa nature.

 

Vers l'échec : limites et contradictions de, l'individualité dans l'histoire

Pleinement inaugurée avec Hernani, la stratégie qui consiste à placer un grand homme (le jeune Charles Quint) à l'articulation d'une intrigue privée immergée dans l'histoire aboutit à montrer clairement les limites de la puissance bénéfique du grand individu dans l'histoire. Transfiguré par son élection, le nouvel Empereur peut bien " dépouill(er) les misères du roi " et croire fonder un nouvel avenir sur son pardon général, sa négation du passé. Le dernier acte, qui se joue sans lui, voit le retour mortifère de toutes les fatalités ancestrales, prouvant ainsi les limites de l'action individuelle du grand homme au pouvoir. Et si Les .Jumeaux sont inachevés, c'est peut-être aussi parce que décidément tout lien s'avérait par trop difficile à établir entre le dessein politique grandiose de Mazarin, et la réalité d'un corps social dont tout le drame affirmait la gangrène, la petitesse et l'aliénation. D'ailleurs, dès Cromwell, la grandeur du héros brillait dans la solitude, - et se condamnait ainsi à l'impuissance finale. Choisissant non le Cromwell du régicide, instigateur de l'acte par excellence, mais celui d'un couronnement qui échoue, Hugo choisit le moment où le grand individu historique, en reconnaissant son impuissance à fonder une légitimité nouvelle comme à se couler dans l'ancienne, montre les limites de son oeuvre de rupture et de fondation, - moment où, comme il est dit vigoureusement dans la préface, " sa destinée rate ". Grandeur et misère de l'Usurpateur, c'est-à-dire grandeur et misère de l'individualité dans l'histoire. " Immense et unique " écrit Hugo;comprendre, bien sûr, " immense parcequ'unique ", - mais tout autant " raté parce qu'unique ". Sur cette question, on suivra les analyses d'Anne Ubersfeld: " le génie ne saurait à lui seul mettre sa marque au monde ; il ne peut être le premier des hommes libres lorsqu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus d'hommes libres ".

Solitaire, le grand homme hugolien est aussi le plus souvent complexe, contradictoire, ressortissant en apparence à plusieurs natures, qui ne relèvent pas toutes, loin de là, de la grandeur de l'histoire. Cet aspect est rarement lisible dans la poésie d'avant l'exil, mais beaucoup plus net dans le roman et surtout le drame, - et ce dès Cromwell, Comme on sait, la pièce dans son ensemble et au premier chef le personnage-titre est pour Hugo l'occasion de mettre une première fois en pratique, et avec quelle radicalité, sa théorie du grotesque intimement lié au sublime. " Homme de guerre " et " pédant ", " visionnaire " et " bouffon ", Cromwell est " double, homo et vir ". Cette formule a été immédiatement traduite, de manière particulièrement révélatrice, par Victor Cousin dans son Cours de philosophie de 1828. Ayant défini le grand homme comme un individu représentant l'esprit d'un peuple et d'une époque, donc comme la croisée de l'individualité et de la généralité, Cousin précise:

 

Le drame romantique prend l'homme tout entier, non pas seulement par son côté général, mais par son côté individuel ; or, aussitôt qu'on montre le revers de la médaille, les scènes les plus burlesques, les plus comiques succèdent aux scènes les plus héroïques, les plus pathétiques, et en redoublent l'effet. A la bonne heure ; mais il faut que l'histoire soit un drame classique ; il faut qu'elle absorbe et fonde tous les détails dans la généralité et dans l'idéal, et qu'elle s'attache uniquement à mettre en lumière l'idée que représente le grand homme.

 

Est ici en jeu, tandis qu'est précisée la théorie de la " représentation " ou de " l'expressivité" du grand individu historique, le sauvetage de la complète rationalité de l'histoire, de sa lisibilité simple et sans reste. Le grand homme n'est grand qu'en fonction de sa capacité à incarner l'esprit de l'époque, lequel n'a rien à voir avec les aspects " burlesques " et " comiques " de ce petit moi que même un héros ne peut entièrement dépouiller dans son existence particulière. Que le drame romantique fasse une part, si ce n'est la plus belle, à cette psychologie de valet, " à la bonne heure ", - cela ne concerne pas l'analyse historique, uniquement occupée d'un " idéal " qui n'admet aucune fréquentation avec le grotesque. Mais la lecture cousinienne triche. Les contradictions de Cromwell ne s'expliquent pas essentiellement dans le drame de Hugo par la cohabitation plus ou moins heureuse en une même personne d'une généralité sublime, celle de son rôle historique, et de particularités grotesques relevant du seul domaine psychologique et étroitement individuel. Non, les contradictions du personnage Cromwell valent clairement pour figures de la situation historique elle-même- Les fous du drame, plus lucides et plus cohérents que le philosophe éclectique et bientôt officiel, affirment plaisamment et hautement l'historicité de cette faiblesse interne au héros - " Notre Jupin / Est un Scapin ", chante Trick ; mais il a d'emblée précisé que cette incongruité valait pour élément caractéristique du moment historique, de ce " Siècle bizarre " . Chez Hugo, le grotesque n'est pas moins historique que le sublime : " le grotesque, écrit Anne Ubersfeld, remonte de l'individu à l'histoire. (... ) En face du grand homme divisé, contradictoire, on a l'atomisation (... ) la complexité, le gigantisme de la société moderne (...). Le drame est ici doublement la projection littéraire du modèle historique, modèle d'un homme double, modèle d'une société divisée ". C'est toute la théorie de l'" expressivité " du grand individu historique qui se trouve ainsi inversée : si l'histoire elle-même est contradictoire, obscure et, pour une part non pas accidentelle mais essentielle, grotesque, alors la capacité du grand homme à " exprimer " complètement son époque, loin de fonder sa grandeur et sa puissance, le condamne à l'échec et signe sa petitesse, au moins relative.

S'aperçoit ici la complexité du rapport au temps entretenu par le grand homme, du rapport qu'il doit entretenir pour être vraiment grand. Etre pleinement de son temps, à proprement parler être son temps, ne saurait lui suffire. Il doit en sa propre individualité opérer l'articulation de son temps et d'un temps autre, l'avenir. Les grands hommes sont ceux qui ne remplissent qu'en l'excédant leur époque. Ils sont ceux

 

D'un monde à la fois base et faîte,

Que leur temps ne peut contenir ;

Qui, dans le calme ou dans l'orage,

Qu'on les adore ou les outrage,

Devançant le pas de leur âge,

Marchent d'un pied dans l'avenir!

 

Il semble que Hugo ait pris très au sérieux cette topologie temporelle du grand homme, qui n'est souvent ailleurs qu'un cliché plus ou moins gratuit. Toujours est-il qu'il en explore très tôt la complexité, et l'inconfort. Héros de l'avenir, le grand homme n'est pas pour autant son accoucheur, et avoir eu raison trop tôt est souvent ce qui le perd. Selon la conclusion du Rhin, Napoléon a " travaillé " l'Europe dans le sens de l'avenir, mais " les temps n'étaient pas encore venus " et cette anticipation apparaît comme une cause majeure de son échec. Mais il y a plus. Le grand Empereur n'est pas seulement, pas essentiellement victime de son enthousiasme anticipateur, de son ardeur à matérialiser l'avenir. Il est surtout victime de cette hybris qui consiste à s'approprier un temps autre. Napoléon n'a pas seulement usurpé le passé ; il a surtout, et c'est beaucoup plus grave, tenté d'usurper l'avenir. Evoquant la naissance du roi de Rome, Hugo fait crier à l'Empereur : " L'avenir ! l'avenir ! l'avenir est à moi ! " Le poète lui répond : " Non, l'avenir n'est à personne est à Dieu ! ". Et de préciser:

 

Dieu garde la durée et vous laisse l'espace

Vous pouvez sur la terre avoir toute la place,

Erre aussi grand qu'un front peut l'être sous le ciel

Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,

L'Europe à Charlemagne, à Mahomet l'Asie

Mais tu ne prendras pas demain à l'Eternel

 

Nature et fonction de " Dieu " sont ici, une fois n'est pas coutume, relativement claires. Principe d'indétermination et de désindividuation (" personne " et " Dieu " fonctionnent en quasi synonymie), Dieu est ce qui garantit l'altérité de l'avenir, son extériorité radicale au présent. Il est dès lors ce qui invalide toute prise de possession, toute maîtrise de l'infini dynamisme temporel par un individu, aussi grand soit-il, aussi puissant soit-il. Dieu ne donne pas sens à l'histoire, mais il garantit que l'histoire excède toujours par principe toute représentation née de la maîtrise, même absolue, de l'ici-maintenant (" l'espace "). On voit ce qui à chaque instant menace de s'inverser dans le " système grand homme " du Hugo d'avant l'exil : travaillant l'histoire au plus profond et de part en part, l'illustre ouvrier paraît apporter la preuve de la liberté humaine ; mais visant à maîtriser le devenir, ou la potentialité, historiques, rêvant d'" ingérer " l'histoire en sa propre individualité, le grand homme pourrait bien prétendre à une sorte de despotisme ontologique, à l'abolition de toute possibilité de surprise, de novation, bref, selon le lexique hugolien, d'" événement " c'est-à-dire de " prodige ". Certes, il ne s'agit aucunement de renoncer à sonder l'avenir, et à parier, penser et agir en fonction de ce que peuvent ramener au jour de tels coups de sonde. Mais l'aperception de l'avenir n'a rien à voir avec le fantasme de maîtrise, avec la maillage de l'infinie matrice du temps par la souveraineté d'un individu sur le monde et sur lui-même. Avoir confondu vision et possession, tel est l'erreur sinon le crime de Napoléon, - et, peut-être, de tous ses pareils.

Grandeur d'un dessein individuel-historique dont la puissance s'avère fort limitée sur les destins " privés " comme sur état du corps social -, individuation complète d'une époque dont la complétude même signale les incohérences et les divisions, de l'individu comme de l'époque ; incursion individuelle du présent dans l'avenir qui risque fort, non d'accoucher l'avenir, mais d'exprimer le fantasme de son annulation, - telles sont les principales lignes de fêlure qui creusent, à peu près au moment même où il se construit, l'édifice hugolien visant à la glorification du grand individu historique. Lancée contre le pouvoir impersonnel d'Etat, contre la toute-puissante médiocrité anonyme, l'idée d'une souveraineté légitime du grand homme tend à montrer d'elle-même - signe de la ténacité et de l'intransigeance d'une pensée à l'oeuvre - ses limites, ses contradictions, sa contre-productivité. Alors même qu'il peut donner l'impression d'entonner plus fort que jamais le grand air des gloires impériales, Hugo, au moment du Retour de, L'Empereur (1 840) et de la conclusion du Rhin en arrive à exprimer clairement ses doutes sur l'aptitude du héros souverain à oeuvrer pour le Progrès. S'agissant de l'unité prédestinée de l'Europe, il lâche, comme à regret d'ailleurs :

 

Peut-être faut-il que l'oeuvre de Charlemagne et de Napoléon se refasse sans Napoléon et sans Charlemagne. Ces grands hommes ont peut-être l'inconvénient de trop personnifier l'idée (... ) Il peut en résulter des méprises, et les peuples en viennent à s'imaginer qu'ils servent un homme et non une cause, l'ambition d'un seul et non la civilisation de tous.

 

La personnification de l'idée, qui conférait généralement une grandeur positive au grand homme, devient ici un " inconvénient ". L'individuation de l'avenir dans la souveraineté donne des armes au passé. Dès lors, Hugo semble prêt à " rejeter les dépouilles " du grand individu historique, et à laisser apparaître dans toute sa profondeur cette crise de la souveraineté que sa fascination impériale tendait quelque peu à lui masquer. Mais pour qu'elle se dévoile tout à fait, il faudra que Napoléon le petit s'en mêle.

 

"Citoyen, il n'y a rien dedans ! "

(Il n'y a pas de grandeur souveraine)

 

On comprend aisément que, pour Hugo comme pour d'autres, rien n'ait été si dommageable à la grandeur impériale que cette carnavalisation de l'épopée que fut le Second Empire. Que le culte du grand homme ait produit un tel avatar contraignait évidemment à s'interroger sur le dit culte, surtout pour quelqu'un qui, à bien des égards, avait beaucoup fait pour lui. Pourtant, l'entreprise de Napoléon le Petit (1852) et de Châtiments (1853) semble au premier abord prendre le problème par la bande. Le statut de grand homme n'est pas directement dénié à Napoléon ler, et sa grandeur est au contraire souvent rappelée, pour servir d'arme contre un nouveau pouvoir qui ne peut s'en réclamer, dans sa foncière petitesse, qu'au prix du mensonge et d'un sinistre ridicule :

Le premier Bonaparte voulait réédifier l'empire d'Occident, faire l'Europe vassale, dominer le continent de sa puissance et l'éblouir de sa grandeur, prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire à l'histoire Nemrod, Cyrus, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Napoléon ; être un maître du monde. Il l'a été. C'est pour cela qu'il a fait le 1 8 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être appelé monseigneur et bien vivre. C'est pour cela qu'il a fait le 2 décembre .

 

On pourrait donc croire que l'entreprise d'inversion des valeurs à laquelle se livre alors Hugo, sa mise au jour de la carnavalisation grotesque du pouvoir et de l'histoire ne vise strictement que le neveu. Mais l'opération est plus subtile, car le clou du spectacle, et son principal ressort, c'est l'enrôlement, dans cette mascarade immonde, de l'oncle par le neveu et ses sbires :

 

Napoléon-le-Grand, empereur; tu renais

Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.

Te voilà dans leurs rangs, on t'a, l'on te harnache.

Ils t'appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.

[...]

Devant cette baraque, abject et vit bazar

Où Mandrin mal lavé se déguise en César,

Riant, l'affreux bandit, dans sa moustache épaisse,

Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse.

 

Telle est, comme on sait, " l'expiation " de Napoléon ler. C'est dire que ce traitement du grand ancêtre par son cynique descendant n'a au fond strictement rien d'impie, et que Napoléon 111 doit sur ce point être compris comme l'instrument faussement habile et réellement aveugle d'une justice féroce, mais dont l'ironie est salutaire. En fait, le neveu peut être compris comme un symétrique inverse de l'oncle, qui reprend et complète son oeuvre. Car il faut rappeler que l'un des caractères les plus constants de l'Empereur chez Hugo, qu'il s'agisse de Napoléon ou de ses " frères symboliques ", c'est son obstination à faire plonger les anciens puissants du faîte de la grandeur dans les marais du grotesque. Don Carlos veut être empereur pour " voir sous soi rangés / Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales " ; Napoléon fascine le jeune poète des Feuilles d'automne parce qu'il " Disciplina(it) les rois du plat de son épée "; même pendant l'exil, Hugo maintient à Napoléon cette valeur négative:

 

Le marmot thébain secouait la peau du monstre, et criait : citoyen, il n'y a rien dedans! Napoléon a secoué la peau du droit divin (...). Bonaparte a été sans respect. Il a tué le droit divin par le tutoiement (...). Ce sont là des services (...). Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il a beaucoup cassé.

 

Dans cette perspective, " l'effet Napoléon le petit " permet de radicaliser " l'effet Napoléon le Grand", en oeuvrant à la destruction de la grandeur individuelle, impériale et guerrière susceptible d'être substituée à la grandeur royale :

 

Le spectacle qu'on a sous les yeux est un spectacle utile. (...) Oui, la Providence est dans cet événement. (...) Napoléon-le-Petit se superpose à Napoléon-le-Grand. (...) On n'aperçoit plus (...) Napoléon qu'à travers sa caricature (...) grâce à Louis Bonaparte, l'empire ne fascine plus. L'avenir est devenu possible.

 

Après avoir, au début de sa carrière, identifié grandeur du siècle et grandeur des grands hommes au pouvoir, Hugo peut désormais lire le XIXème siècle comme un moment de " déglorification " radicale de la souveraineté, comme le siècle dont la grandeur consiste à l'avoir refusée aux puissants, quels qu'ils fussent. Pour le dire autrement, à partir du 2 décembre (et même si cette évolution était depuis longtemps en germe), Hugo tend à rabattre l'Empereur, le grand individu historique détenteur de la souveraineté, sur la figure entièrement négative du roi. Il est à cet égard frappant de constater combien l'usage du nom " César " se transforme dans l'oeuvre hugolienne. Jules César est longtemps constitué en paradigme du grand homme, extérieur au roi, et quiconque par son génie peut légitimement porter son nom (Charlemagne, Barberousse, Napoléon, etc.) prouve ainsi sa grandeur historique, le caractère exceptionnel et sublime de son individualité et de son pouvoir. Quand, dans Châtiments et les autres oeuvres de l'exil, ce nom désigne avec insistance Napoléon 111, et quand plus tard, dans L'Année terrible notamment, il désigne indifféremment l'empereur français vaincu et l'empereur allemand vainqueur, il contribue à diluer une grandeur historique devenue fallacieuse dans la banalité des pouvoirs malfaisants. L'antonomase, de glorifiante, se fait dévastatrice, - et la fiction d'un souverain légitimé par sa grandeur individuelle-historique se dégonfle : le grand homme au pouvoir, c'est encore un roi.

Apparaît nettement à partir de l'exil une tendance à la raréfaction du grand homme dans toutes les oeuvres hugoliennes à sujet historique. Au moins de ces grands individus qui, dans et par leur pouvoir, oeuvrent en vue d'une maîtrise de l'histoire. Que L'Année terrible soit à peu près systématiquement muette sur le nom des acteurs individuels, cela peut ne pas trop surprendre étant donnée la réalité historique de la dite année (même si ce refus manifestement concerté d'individualiser une tragédie qui n'est pas, aux yeux du poète, dénuée de grandeur, est en soi significatif, - et l'on aurait pu s'attendre à voir apparaître, par exemple, le nom de Gambetta, ou à une exploitation héroïque un peu plus importante de la geste de Garibaldi). Mais à cet égard La Légende des Siècles est plus surprenante encore, Cette épopée de l'histoire de l'humanité aurait pu aisément dérouler ta liste des grands " Césars ". Or ses héros historiques, au reste assez peu nombreux, sont parfois des guerriers, mais bien rarement des guerriers au pouvoir, et même, assez rarement au combat. Pas de poème consacré à Jules César, ni même à la grandeur de Rome. Aymerillot et Roland (son tournoi matrimonial et non pas sa mort héroïque et "nationale " à Roncevaux) s'affirment en lieu et place de Charlemagne ; le Cid apparat et réapparaît, grand à l'écurie serviteur de son père, ou grand dans son exil et tenant tête au roi - mais rien sur Charles Quint. L'obscur Eviradnus " fait " l'Allemagne, et non l'illustre Barberousse. Quant au "Temps présent " , si Jean Chouan s'y montre digne d'un poème portant son nom , Napoléon en revanche n'est, dans la pièce suivante, qu'une ombre vaguement aperçue dans la nuit, la neige et le carnage du " Cimetière d'Eylau ", simple passant à la lorgnette, obscur ordonnateur d'une bataille dont le déroulement et le sens ne sont pas bien clairs mais dans laquelle, simplement etsinistrement, " On meurt beaucoup ". Ces " Petites épopées " qui tendent surtout à constituer une " épopée des petits ", laissent assez clairement entendre que celui qui s'évertuerait à dire la grandeur du pouvoir, du grand homme de pouvoir, se condamnerait à répéter sous d'autres formes l'éloge gravé sur la stèle de Mesa

 

Sachez que vous devez adorer cette pierre

Et brûler du bétel devant ce grand tombeau

Car j'ai tué tous ceux qui vivaient dans Nébo,

J'ai nourri les corbeaux qui volent dans les nues,

J'ai fait vendre au marché les femmes toutes nues,

J'ai chargé de butin quatre cents éléphants,

J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants,

Ma droite a balayé toutes ces races vites

Dans l'ombre, et j'ai rendu leurs anciens noms aux villes.

 

La crise du grand individu historique apparaît ainsi tributaire, avant tout, de la crise de la souveraineté, et plus précisément du refus de plus en plus nettement marqué de Hugo d'attribuer une quelconque grandeur authentique à l'instance du pouvoir, fut-elle occupée par un grand homme. Refus radical du pouvoir politique, tyrannique par nature ? Peut-être en partie, et cette tendance " anarchiste " est ancienne chez lui. Mais surtout conscience de plus en plus nette que grandeur et pouvoir ne s'accordent guère, ne doivent pas s'accorder. Un Malesherbes ou un Gambetta au pouvoir ont été, sont ou seront utiles et nécessaires, - mais ce ne sont pas là des grands hommes, et c'est tant mieux. Accorder la grandeur au pouvoir devient ainsi pour Hugo politiquement dangereux et ontologiquement inexact, - à mesure que son républicanisme se fait plus viscéral et plus conséquent.


LA GRANDEUR EST AILLEURS

La révocation du grand individu maîtrisant l'histoire, et pourvu de ce fait d'une légitime souveraineté, ne conduit pas pour autant Hugo à récuser l'existence de toute grandeur dans l'histoire. Mais elle le contraint à redistribuer les critères, à emprunter d'autres voies, à illustrer d'autres lieux et d'autre noms pour définit une grandeur historique plus ou moins radicalement étrangère au pouvoir. Cette entreprise passe principalement par une désindividualisation de la grandeur et par la promotion de figures dont la puissance et l'individualité sont pour le moins problématiques. Là encore, l'exil radicalisera et à quelques égards simplifiera les positions hugoliennes- Mais l'oeuvre antérieure avait déjà posé bien des jalons.

 

Désindividualisation de la grandeur historique " Grandeur des abîmes "

Finalement déniée au grand individu historique, au grand homme de pouvoir, la grandeur trouve d'autres supports, d'autres sources, d'autres sujets. Principalement des sujets collectifs, et dépourvus du pouvoir politique. Une masse plus ou moins confuse dispute alors la grandeur au grand homme. Le jeune Hugo avait déjà tenu un propos similaire, pour tenter d'échapper à la fascination pour Napoléon, fascination gênante qu'on évoquait en commençant. Dans quelques odes, principalement " A Mon Père ", il s'efforce de reporter toute la gloire impériale sur les soldats de Napoléon, et sur les Français en général

 

Reprenez, ô Français, votre gloire usurpée.

Assez dans tant d'exploits on n'a vu qu'une épée!

Assez de la louange il fatigua la voix!

Mesurez la hauteur du géant sur la poudre.

Quel aigle ne vaincrait, armé de votre foudre ?

Et qui ne serait grand, du haut de vos pavois ?

 

Par la suite, la grandeur de l'individu historique tend à faire régresser cette figuration d'une grandeur tout entière reportée sur le collectif: dans la poésie d'avant l'exil, Napoléon apparaîtra le plus souvent soit isolé, soit comme un révélateur, ou mieux, un opérateur de la grandeur collective. Mais l'idée demeure, plus ou moins nette, d'une grandeur collective autonome, antérieure et supérieure à toute grandeur individuelle. Elle trouve son expression la plus manifeste, et la plus tenace, dans la glorification de Paris, "cité mère ", " fournaise " , " cité sacrée ", " ville de mémoire ", ou encore " oeil " du monde Mais à partir de l'exil, la relégation du grand individu historique va par contrecoup donner tout son éclat à ce collectif particulier qu'est une ville, de plus en plus clairement saisie dans sa dimension populaire. Les fiévreux accès de grandeur convulsive qui, dans Les Misérables, vont produire l'événement en partie raté mais pleinement épique de la rue Saint-Denis, ces " Faits d'où l'histoire sort ", histoire réelle et grandiose même, et surtout, s'il s'agit de celle des vaincus, " et que l'histoire ignore " parce que le discours historique persiste à n'envisager que les hauteurs du pouvoir, ceux qui, ne fût-ce qu'un jour, on tenu le pouvoir, - ces faits n'ont pour cadre ni pour sujet le salon ou le cerveau d'un Louis-Philippe, d'un La Fayette ou d'un Blanqui, ni même vraiment d'un Enjolras. Ils ont pour sujet collectif et anonyme ce " on " d'un peuple aliéné mais soudain parlant, lisant, écoutant et agissant, et pour cadre les rues obscures et les non moins obscurs cabarets du faubourg Saint-Antoine. Plus nettement encore, dans L'Année terrible " Paris " est le seul nom propre de l'héroïsme, le seul garant, malgré la défaite et la guerre civile, de l'avenir, le seul sujet, collectif et populaire, de la grandeur dans l'histoire.

Quatrevingt-treize peut à quelques égards nous donner la mesure de cette promotion de la grandeur historique collective, effectuée au détriment du grand individu. Commençons par remarquer que ce roman est le seul de Hugo à prendre à bras le corps un grand moment historique (LE grand moment historique : la Révolution), dans un de ses " lieux " les plus stratégiques : la guerre civile. Or il s'agit aussi du roman qui exprime le plus nettement la mort hugolienne du grand homme au pouvoir. Certes Danton, Robespierre et Marat y figurent en bonne place, - mais la principale fonction de cet impossible triumvirat, de ces trois " grands hommes " dont chacun s'évertue à clamer " La Révolution, c'est moi! ", est peut-être de montrer que la Révolution n'appartient à personne, qu'aucun individu historique ne saurait à lui seul l'incarner, ni même la représenter. Placé immédiatement après celui consacré aux trois conventionnels les plus célèbres, le livre " La Convention " tente de figurer l'utopie tourmentée d'un pouvoir dépossédé de lui-même, grand écho collectif d'une grandeur qui l'excède, tumultueux et enfumé miroir de concentration d'un incendie de flamme et de lumière. Ni le portrait énumératif des plus notables membres de l'assemblée, ni la cartographie politique et morale de ses divisions en partis, n'empêchent Hugo de conclure par ces phrases justement célèbres :

 

Tous ces hommes! tas de fumées poussées dans tous les sens.
[...]

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Etre un membre de la Convention, c'était être une vague de l'Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La force d'impulsion venait d'en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n'était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflait dans l'ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la révolution. (...)

La révolution (...) semble l'oeuvre en commun des grands et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. (...) Les événements dictent, les hommes signent. (...) Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. (...)

La Convention a toujours ployé au vent ; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.

 

Nous retrouvons cette fonction de Dieu, relayé ici par le peuple, déjà aperçue dans un poème d'avant l'exil consacré à Napoléon. Principe et sujet, Dieu soufflant la Révolution par la bouche du peuple figure la radicale inadéquation de tout individu à la vraie grandeur historique, - et ce collectif étrange qu'est la Convention n'est grand que d'avoir accepté cette part de passivité, d'avoir assumé cette absence de maîtrise nécessaire à l'accueil et à l'expression d'une " volonté " qui n'est celle de " tous " que parce qu'elle n'est celle de " personne ".

On s'en rend compte par ces quelques exemples : la grandeur dans l'histoire est nécessaire à Hugo. 'Nécessaire à sa pensée tout autant qu'à son art. Elle seule en effet peut garantir une toujours possible sortie des médiocres et tyranniques stagnations, de ces " temps faibles " de l'histoire humaine qui l'ont suffisamment inquiété pour qu'il en fasse, notamment, le cadre temporel de la plupart de ses romans. On peut vouloir " le Progrès en pente douce ", et être forcé d'admettre la nécessité de la convulsion, de l'événement, du prodige, pour remettre en marche une machine arrêtée. Surtout si l'on considère que ces " creux " de l'histoire ne sont pas, quelles que soient leur fréquence et leur durée, le régime normal du collectif humain, mais un mensonge trompeur, une trahison dangereuse :

 

La Restauration avait été une de ces phases intermédiaires difficiles à définir, où il y a de la fatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont autre chose que l'arrivée d'une grande nation à une étape. Ces époques sont singulières et trompent les politiques qui veulent les exploiter. Au début, la nation ne demande que le repos ; on n'a qu'une soif, la paix ; on n'a qu'une ambition, être petit. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Les grands événements, les grands hasards, les grandes aventures, les grands hommes, Dieu merci, on en a assez vu, on en a par-dessus la tête.

 

Réaction compréhensible certes, et rançon notamment des confusions, des usurpations de la grandeur. Mais réaction passagère, et trompeuse, et mensongère au fond. Car le fond du collectif humain, tel qu'il apparaît " au-dessous " des organisations sociales hiérarchisées, " au dessous " des fonctions étatiques dispensatrices de fausses grandeurs, le fond du collectif humain relève ontologiquement de cette grandeur infinie et non maîtrisable, de cette grandeur océanique de ceux qu'on ne peut nommer, hors de toute individualité et de toute distinction particulière, que par ce pluriel générique : les hommes. Et cela, Hugo le sait depuis longtemps, au moins depuis le monologue de don Carlos dans Hernani:

 

Voir au-dessous des rois les maisons féodales,

Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons;

Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons;

Puis clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,

Dans l'ombre, tout au fond de l'abîme, - les hommes.

- Les hommes ! - c'est-à-dire une foule, une mer,

Un grand bruit pleurs et cris, parfois un rire amer,

Plainte qui, réveillant la terre qui s'effare,

A travers tant d'échos, nous arrive fanfare!

Les hommes! - des cités, des tours, un vaste essaim,

De hauts clochers d'église à sonner le tocsin! -

[... ]

Flots vivants, qui toujours

Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,

Comme des escabeaux font chanceler les trônes,

Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,

Lèvent les yeux au ciel... - Rois! regardez en bas!

- Ah! le peuple! - océan!

 

La grandeur dans l'histoire relève tout entière de cet abîme social, de cet être infini de la communauté humaine, qui démasque la fausse grandeur et la vraie vanité des clercs et des soldats, des cardinaux et des rois, jusqu'au premier de tous les puissants : l'Empereur. Car on chercherait en vain dans ce texte une quelconque idée de représentation, d'expression, d'incarnation de l'océan populaire en ou par le futur Charles-Quint. Son seul privilège sur les autres puissants est d'avoir vu l'abîme, et d'avoir compris qu'il est, fondamentalement, ingouvernable, non maîtrisable. Si quelque chose comme un grand homme est pensable, on conçoit alors que sa grandeur ne saurait être le produit d'une maîtrise individuelle de l'histoire, - maîtrise ontologiquement impossible. Dans cette perspective, si quelque chose comme un grand homme existe, sa grandeur sera celle d'un sujet apte à approcher les abîmes du collectif humain, et à parler, penser et agir en fidélité à cette approche.

 

Grandeur des génies, grandeur des proscrits, " magnitudo parvi "

Sur cette base, Hugo s'essaie de plus en plus nettement à identifier d'autres " grands hommes ", dont la nature et la fonction s'avèrent radicalement différentes de celles du grand individu historique. Leur grandeur s'exerce hors du pouvoir politique, mais non, loin s'en faut, hors de la politique. Il s'agit d'une grandeur qui certes marque l'histoire, mais dont les modes de puissance historique sont beaucoup moins évidents. Enfin ces " grands hommes " sont des sujets dont la grandeur ne relève pas de la maîtrise, ni des choses ni surtout d'eux-mêmes, mais se fonde au contraire sur un affaiblissement, presque jusqu'à la disparition, de l'individualité, sur cette dépossession de soi dont la critique hugolienne moderne ne cesse de traquer les formes et les enjeux .

Il faut d'abord, bien sûr, évoquer le " génie ". Celui-ci est peut-être le site et l'agent majeurs de ce mouvement de révocation des grands hommes de pouvoir, empereurs et guerriers. Si autour de 1830, comme on l'a vu, Hugo pense une complémentarité entre ces deux grandeurs, dès les années 1840 il en vient à considérer que les hommes de pensée, de science et d'art, " civilisateurs sereins ", doivent désormais succéder, pour la plus grande gloire du Progrès, aux grands héros politico-militaires, " civilisateurs violents". Cette idée trouve sa plus complète expression avec William Shakespeare (1864) et plus précisément dans la dernière section de l'ouvrage intitulée " L'histoire réelle " .

 

Les hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brillé seuls à l'empyrée de l'histoire- Ils étaient la suprématie unique. Sous tous ces noms, rois, empereurs, chefs, capitaines, princes, résumés dans ce mot, héros, ce groupe d'apocalypse resplendissait.[...]

[...]

La période des hommes de force est terminée. Ils ont été glorieux, certes, mais d'une gloire fondante. Ce genre de grands hommes est soluble au progrès. La civilisation oxyde rapidement ces bronzes. [...]

Que l'histoire soit à refaire, cela est évident. [...]

L'histoire véridique, l'histoire vraie, l'histoire définitive, [...] tiendra moins compte des grands coups de sabre que des grands coups d'idée. (...) Pythagore sera un plus grand événement que Sésostris. (...) étant donnée, comme résultante, l'augmentation de l'esprit humain, Dante importe plus que Charlemagne, et Shakespeare importe plus que Charles-Quint.

 

La principale justification de ce passage au premier plan du génie, et surtout du génie poétique, réside dans sa nature d'" homme-monde ". C'était déjà le cas du grand individu historique, tel que Hugo a pu le vénérer. Mais si le grand héros tente d'agir le monde, le génie tend à être le monde, ou tout au moins un monde. " Un poète est un monde enfermé dans un homme ", dit un poème de la Nouvelle Série de Légende des Siècles. La grandeur du génie réside dans une nature subjective très particulière qui, identifiant absolument l'" homme " à l'oeuvre, s'approprie à l'infinie multiplicité du monde : " Plaute en son crâne obscur sentait fourmiller Rome ". Le poète-oeuvre n'est donc pas un microcosme ordonné qui vaudrait pour analogon d'un cosmos lui-même ordonné il est celui qui, en tant que génie, mobilise avant tout sa participation directe à l'être infini

 

La sibylle a un trépied, le poète non. Le poète est lui-même trépied. Il est le trépied de Dieu. [...] La racine plonge dans la terre ; le cerveau plonge en Dieu.

C'est-à-dire dans l'infini.

(...) constatons que l'oeuvre des génies est du surhumain sortant de l'homme.[...]

L'ex-" bon goût ", [...] l'ancienne critique, pas tout à fait morte, comme l'ancienne monarchie, constatent, à leur point de vue, chez les souverains génies (...) le même défaut, l'exagération. Ces génies sont outrés.

Cela tient à la quantité d'infini qu'ils ont en eux.

 

Les génies tirent donc leur grandeur de leur participation aux abîmes, et en particulier à l'abîme social, à l'être infini du collectif humain. C'est d'abord et surtout en cela qu'ils " appartiennent " au peuple: ces " hommes océan " sont par nature appropriés au " peuple océan "

On peut toujours voir dans cette revendication d'infini pour le poète une hyperbole extravagante ou un plaidoyer pro domo plutôt mégalomaniaque. Mais on se condamne alors à ne pas saisir une des principales conséquences de cette définition du génie 1 n'être pas individuel. Le génie est un sujet qui perd en individualité ce qu'il gagne en infini. D'où la puissance symbolique de cette double aurore de la poésie selon Hugo : Homère, celui dont on ne sait rien, sinon peut-être qu'il fut aveugle et errant ; Job, celui qui perdit tout jusqu'à n'être plus rien, et devenir ainsi " gigantesque ". Le verbe prophétique ne peut sortir d'une bouche individuelle. Le poète, pour se faire génie, doit trouver une voix telle qu'on puisse plus facilement la référer à la Justice, à l'Océan, à l'infini, qu'à un individu quelconque, fût-il Victor Hugo. Quand le poète de (Châtiments lance à Napoléon-le-petit " Ah! tu finiras bien par hurler, misérable!/[...] je tiens le fer rouge et vois ta chair fumer " , le poème n'est pleinement " lisible " qu'à la condition de référer ce "je " à autre chose qu'à un exilé jersiais échappé de France sous un nom d'emprunt, et vivant désormais en famille à Marine Terrace. Cette nécessaire sortie de l'individualité explique sans doute une constante de l'oeuvre hugolienne : l'absence à peu près complète de " personnages-génies " dans les drames et les romans, - alors que la plupart des romantiques ont écrit leur roman ou leur drame de l'artiste génial et méconnu. C'est que le personnage romanesque ou théâtral ne peut échapper tout à fait à une mimésis d'individu, et est donc inapte, aux yeux de Hugo, à figurer le génie. De fait le Milton de ('Cromwell, seul grand poète à être transformé par Hugo en personnage, paie le prix fort de cette transformation : sans être absolument gommé, son génie est pour le moins fortement relativisé par une idiosyncrasie dont l'aspect le moins glorieux est sans doute, comble de l'ironie, sa vanité d'auteur. Par la suite, seuls quelques rares personnages d'artistes (réels ou fictifs) apparaissent dans l'oeuvre romanesque et dramatique : Gringoire dans Notre-Dame de, Paris, Clément Marot dans Le Roi s'amuse, Ursus dans L'Homme qui rit. Aucun d'eux ne peut prétendre au titre de génie, - et notamment parce qu'aucun d'eux ne brille par son indépendance héroïque à l'égard des puissants.

Cette indépendance, souvent remarquée par Hugo chez les grands hommes du verbe, et toujours revendiquée pour eux, les apparente aux grands hommes de l'éthique articulée à la politique, à ces proscrits qui se multiplient dans l'oeuvre, à partir de l'exil. Comme les génies, et à certains égards davantage encore, ces héros du refus se caractérisent par la disparition presque complète de leur identité individuelle. Le républicain exilé Clancharlie, à qui l'on a pris ses terres, son titre, sa femme et son fils, finit par n'être plus qu'un silence tenace, vite recouvert pourtant par le tumulte bavard d'une société restaurée d'abord dans son égoïsme. Les proscrits de Châtiments s'indistinguent dans un " nous ", plus rarement dans un " ils ", collectif anonyme de l'héroïsme. En eux s'exprime le paradoxe qui veut que l'affirmation du sujet éthique, l'éclaircissement de la conscience, passe par le dénudement de soi, par l'effacement des caractéristiques individuelles.

C'est pourquoi il y a une grandeur des petits. Sorte de symétrique complémentaire du génie, le pâtre de " Magnitudo parvi ", être inculte, " pauvre et nu ", qui " ne connaît rien de la terre / Que ce que broute la brebis ", comme à proportion de son dénuement

 

Subit par degré sous les cieux

La dilatation immense

De l'infini mystérieux.

 

Mais les meilleurs représentants de cette grandeur des petits, ce sont sans doute les enfants. C'est que l'enfant est cet être dont la faiblesse individuelle est compensée et provoquée par son débordement des limites, en particulier temporelles, de l'individu, et par l'enjeu éthique qu'il représente :

 

Le cantique le plus sublime qu'on puisse entendre sur la terre, c'est le bégaiement de l'âme humaine sur les lèvres de l'enfance. Ce chuchotement confus d'une pensée qui n'est encore qu'un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à la justice éternelle (... ) cote ignorance souriant à l'infini compromet toute la création dans le sort qui sera fait à l'être faible et désarmé. (... )

Le murmure de l'enfant, c'est plus et moins que la parole. (...) ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n'aura pas sa fin sur la terre; il est d'avant la naissance, et il continue, c'est une suite. Ce bégaiement se compose de ce que l'enfant disait quand il était ange et de ce qu'il dira quand il sera homme; le berceau a un Hier de même que la tombe a un Demain ; ce demain et cet hier amalgament dans ce gazouillement obscur leur double inconnu.

 

Aussi, plus que tout autre sujet peut-être, l'enfant s'élargit souvent chez Hugo à des dimensions fabuleuses. A la nébuleuse Paris, à cette capitale du Progrès qui doit être " étudiée dans son atome ", le gamin, plutôt que dans ses grands hommes. Ou à la "Question sociale", à la fatalité d'une violence populaire qui se comprend moins en étudiant un théoricien communiste ou un meneur ouvrier qu'en observant une fillette des rues

 

La quantité d'enfer qui tient dans un atome

Etonne le penseur, et je considérais

Cette larve, pareille aux lueurs des forêts,

Blême, désespérée avant même de vivre,

Qui, sans pleurs et sans cris, d'ombre et de terreur ivre,

Rêvait et s'en allait, les pieds dans le ruisseau,

Némésis de cinq ans, Méduse du berceau.

 

Cette grandeur des petits transforme à l'occasion la faiblesse individuelle de l'enfant en puissance concrète. Le fils du sergent de ville, " un enfant de six ans ", produit ce qui semblait impossible : un éclair de clémence dans la haine irrémissible de la " Guerre civile " (ici, la Commune). Et dans Quatrevingt-treize ce sont les trois enfants de la Flécharde qui provoquent le dénouement, et les héroïsmes authentiques. Leur faiblesse contraint Lantenac, l'homme du passé inexorable, à l'héroïsme de la pitié. Elle provoque surtout la transfiguration finale de Gauvain, qui, tirant en pleine conscience toutes les conséquences de l'acte de son oncle (ce que celui-ci ne saurait faire) de bon capitaine au service de la république devient, grandeur véritable, prophète de la République universelle, mage sacrifié de l'avenir.


La question du grand homme paraît donc subir un complet " changement d'horizon " : de la fascination à la condamnation du grand individu historique, de la grandeur d'un seul à celle de tous, approchée sinon exprimée par celle des génies, des proscrits et des petits. Mais ce mouvement d'ensemble, s'ils s'accorde à la croissante exigence démocratique de Hugo, ne va pas sans compliquer éminemment la question de la grandeur dans l'histoire. Ces " grands hommes " d'un autre genre sont pourvu d'une nature et d'une fonction historique bien moins évidentes que celles des grands hommes de pouvoir, des grands Empereurs. Si l'on peut admettre aisément qu'un Jules César ou un Charlemagne ont marqué l'histoire, que leur action s'est inscrite profondément dans le collectif humain, le rôle historique positif des grands poètes, des héros du refus, ou des enfants, est lui bien moins net. En quoi l'auteur d'Hamlet a-t-il positivement modifié l'histoire des hommes ? Hugo ne sera jamais très clair sur ce point. Le geste dédaigneux et laconique par lequel, sur le seuil de son antre, Masferrer, l'homme libre et solitaire donne leur congé aux rois-brigands venus lui offrir le pouvoir, n'empêchera pas le développement de la féodalité. Pas plus que la clémence provoquée par le petit garçon de " Guerre civile " n'empêchera la Semaine Sanglante. Et s'il lui donne l'occasion de se faire mage, le sacrifice de Gauvain est à certains égards plus nuisible qu'utile à la victoire des républicains. Il est remarquable que l'efficacité concrète, la transitivité de la grandeur humaine devienne à ce point problématique à mesure que s'assombrit chez Hugo, sans pour autant cesser de rayonner, sa foi dans le Progrès. Parallèlement, ces " nouveaux grands hommes " affirment une grandeur qui, loin d'être celle d'un individu total, maître de toutes les facultés, dont le modèle est Napoléon, se fonde sur une sorte de désindividualisation pouvant parfois aller jusqu'à la faiblesse. Cette " crise " du grand homme pourrait bien être révélatrice d'une crise de la pensée de l'histoire et du sujet individuel. Mais, si elle s'accompagne de doute, cette crise ne débouche pas sur le scepticisme, et moins encore sur la désespérance face au tragique d'une humaine condition comprise comme absurde. De ces " grands hommes " à la nature fantomatique et au pouvoir bien mystérieux, on pourrait dire ce qu'Yves Gohin écrit à propos des " tableaux sublimes de l'humanité heureuse " dressés en maints endroits dans l'oeuvre de Hugo : s'ils ne sont pas " une programmation précise de l'histoire ", ils " ont pour fonction de susciter dans l'immédiat l'évidence des possibilités de l'homme. A travers leurs symboles, ils fixent moins les voies et les moyens d'un monde nouveau, qu'ils ne soutiennent la foi dans la transfiguration de chaque être par la conscience qui l'anime. Image mobile d'une métamorphose, anticipation moins de ce qui sera que de ce qui cessera, ils exaltent l'infini latent qui en tout homme travaille à sa dilatation ".