Sonia Sales : Le drame hugolien sur les théâtres de Rouen (1833-1845)

Communication au Groupe Hugo du 21 juin 1997
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Je m'attacherai ici à rendre compte des représentations des drames de Victor Hugo et de leur réception dans une ville de province telle que Rouen et dans le seul contexte de la Monarchie de Juillet.

Cette étude devra prendre en compte plusieurs éléments interdépendants et inhérents à la vie théâtrale :
1) le spectacle en lui-même, tant sur le plan de la mise en scène qu'au niveau du jeu des comédiens, et les conditions dans lesquelles les drames seront représentés - en effet, le drame ne sera pas créé à Rouen dans les mêmes conditions qu'à Paris -,
2) la place accordée aux drames de Victor Hugo dans le répertoire général des théâtres et donc dans la politique exercée par leur direction, et enfin
3) leur réception par le public et par la critique dramatique dans la presse locale de l'époque.

Au XIXe siècle, le grand quotidien domine l'activité journalistique rouennaise est le Journal de Rouen, libéral modéré, qui, sous la Monarchie de Juillet, représente à lui seul toutes les tendances politiques de gauche.

Plusieurs quotidiens de droite orléaniste ont paru concurremment au Journal de Rouen : c'est le cas de l'Echo de Rouen, de 1831 à 1839, et du Mémorial de Rouen, de 1836 à 1852.

De plus, de 1831 à 1836, deux quotidiens légitimistes se sont succédés : la Gazette de Normandie puis la Normandie. Mais leur portée est très faible, le parti légitimiste ayant peu d'influence à Rouen . C'est dans ces deux périodiques que l'on trouvera les attaques les plus violentes contre le drame romantique.

Parallèlement, des petites journaux spécialisés dans les arts et les modes apparaissent, comme par exemple l'Indiscret, en 1834-35, le Boeildieu, en 1835-36 et le Colibri, de 1836 à 1841 .

Enfin il existe aussi à cette période, de 1833 à 1852, une revue mensuelle historique et artistique : la Revue de Rouen, publication érudite considérée comme l'expression collective d'une intelligentsia locale.

 

Depuis la fin du dix-huitième siècle, deux salles de théâtre coexistent à Rouen : le Théâtre des Arts et le Théâtre Français.

Rouen, qui en cette première moitié du dix-neuvième siècle est la cinquième ville de France (tant par sa prospérité économique que par son importance démographique) , fait partie du petit nombre de "villes à troupes théâtrales sédentaires » ; elle est de plus une des rares villes de province, avec Lyon, Bordeaux, Marseille et Toulouse, à avoir l'autorisation de posséder deux salles de théâtre.

La présence de ces deux théâtres dans la ville aurait pu engendrer une émulation favorable à l'amélioration de la qualité des spectacles. Mais ce ne fut globalement pas le cas. Pour le début de la période qui nous intéresse, de 1832 à 1835, le directeur des théâtres, Louis Walter, désigne un sous-directeur, M. Houdard, pour administrer le second théâtre. M. Houdard formera sa propre troupe de comédiens, composée en grande partie d'amateurs. Cette période d'activité presque intensive du Théâtre Français a rendu service au drame romantique : c'est sa troupe qui créera successivement les drames de Marie Tudor et de La Maréchale d'Ancre, en 1834, drames que le directeur du grand théâtre, par prudence, n'avait pas osé faire représenter.

Malheureusement, cette période, fructueuse pour l'activité théâtrale rouennaise, fut assez brève. Le reste du temps, c'est la troupe du Théâtre des Arts qui se charge, environ deux soirs par semaine, des représentations sur le Théâtre Français.

 

Malgré tout, les deux théâtres n'ont jamais eu en commun un répertoire unique. Comme le remarque Jules Edouard Bouteiller dans son Histoire complète et méthodique des théâtres de Rouen, " l'exiguïté même de la salle [ du Théâtre Français] a imposé certaines préférences dans le choix des ouvrages.". C'est en partie pourquoi le second théâtre est plutôt spécialisé dans des genres mineurs et plus populaires comme le vaudeville et le mélodrame. Par conséquent, le public du Théâtre Français est différent de celui du Théâtre des Arts, et provient pour l'essentiel des classes moyennes. Tandis que " pour les bourgeois, seul compte le Théâtre des Arts ".

 

Le drame romantique aura sa place dans le répertoire des deux théâtres de Rouen.

Ainsi, le public de théâtre rouennais dans sa totalité a pu se trouver confronté à la révolution esthétique et idéologique que représente le drame romantique, et surtout celui de Victor Hugo.

 

Dans un article intitulé "Les deux publics" (extrait de Qui-vive?, une petite feuille littéraire de 1837), la distinction entre le public du Théâtre des Arts et celui du Théâtre Français est exprimée avec emphase, et non sans un net parti-pris en faveur du public du second théâtre : "C'est l'eau et le feu, c'est Pékin et Paris, [... ] c'est une méchante et hargneuse vieille et une jeune et bonne fille. L'un en un mot est l'antipode de l'autre, ils sont séparés par le diamètre de la terre.". Le public du théâtre secondaire est défini comme "un public impressionnable à toutes les joies et à toutes les douleurs" ; c'est le genre de public auquel aspirait le plus Victor Hugo, le public populaire, qui était selon lui, comme le rapporte Adèle Hugo "le vrai public, vivant, impressionnable, sans préjugés littéraires, tel qu'il le fallait à l'art libre".

Ainsi, schématiquement, il existe à Rouen un théâtre pour l'élite et un théâtre pour le peuple. Le drame romantique devait donc se frayer une place dans le répertoire des deux scènes pour pouvoir atteindre le but de toucher le public le plus large possible.

L'enjeu est donc double : il faut à la fois faire accepter le drame par une élite bourgeoise, admiratrice de Corneille et de Scribe, et par un public plus populaire, donc plus ouvert à la nouveauté mais en même temps enfermé dans le cadre rigide et plus directement intelligible du genre mélodramatique.

 

Les théâtres provinciaux ne font, le plus souvent, que "reproduire" les spectacles à grand succès importés de la capitale. Le personnel des théâtres a recours, pour monter une pièce, aux retranscriptions des détails de mises en scènes (décors, costumes, placements des acteurs sur scène) que leur offrent certains petits journaux parisiens spécialisés dans l'art du spectacle.

Et on sait à quel point Victor Hugo attachait de l'importance à la mise en scène de ses pièces. Il était conscient des conséquences que pouvaient avoir son absence des scènes de province sur la qualité de représentations exigeant le respect des moindre détails ; et c'est pour cela qu'il prit soin d'ajouter à la fin de l'édition de la plupart de ses pièces une note à l'attention des directeurs des théâtres de province. Dans ces notes, il incite ces derniers à reproduire de près la mise en scène telle qu'elle a été effectuée à Paris et, par la même occasion, il invite les acteurs à modeler leur jeu sur celui des créateurs parisiens en énumérant les qualités déployées par ceux-ci dans l'interprétation de leurs rôles.

Or, il ne faut pas pour autant s'imaginer que les spectacles donnés en province sont strictement similaires à leurs modèles. Les représentations n'ont pas lieu, d'une part, dans les mêmes conditions matérielles et, d'autre part, la direction du théâtre peut se permettre de prendre des libertés par rapport au spectacle tel qu'il a lieu à Paris. Ainsi, à Rouen, on ne se contente pas toujours des coupures imposées par Paris : nous verrons plus loin que cela est le cas, notamment, pour Lucrèce Borgia.

En outre, il est difficile pour des comédiens de province de parvenir à un résultat similaire à celui auquel les créateurs parisiens des drames étaient parvenus. On sait en effet combien Victor Hugo-"metteur en scène" accordait de soins à la direction du jeu des acteurs lors des répétitions. Or, les théâtres de province ne bénéficient pas de cette participation personnelle active de l'auteur à la mise en scène. Et cette absence de l'auteur peut avoir des conséquences parfois néfastes sur la qualité du spectacle, car le drame hugolien exige des comédiens de grand talent et un long et rigoureux travail de répétition dont les théâtres de province ne peuvent pas toujours bénéficier.

 

Les débuts du drame romantique à Rouen

A l'instar du public parisien, le public rouennais a pu assister à ce préliminaire au drame romantique qu'a représenté la tournée des comédiens anglais. Leur réception à Rouen, en août-septembre 1828, fut tout aussi enthousiaste qu'à Paris.

 

Le drame romantique avait fait ses débuts à Paris avec Henri III et sa cour d'Alexandre Dumas. Malgré son énorme succès, la pièce, bien que prévue dans le répertoire pour la saison 1829-1830, ne fut pas représentée à Rouen.

Pour ce qui est d'Hernani, il semble qu'il n'a jamais été question pour les directeurs des théâtres de créer cette pièce à Rouen.

En 1830, la presse locale ne rend quasiment pas compte des événements liés aux représentations de ce drame. Pourtant un grand quotidien tel que le Journal de Rouen, se doit de faire l'écho des événements les plus marquants qui ont lieu dans la capitale.

L'absence de traces de ces événements dans le Journal de Rouen est significatif si l'on songe qu'une partie de ses lecteurs était abonnée simultanément à un journal parisien. En fait, le grand quotidien, en tant que représentant d'une bourgeoisie ennemie du scandale, semble s'être donné pour principe de ne pas rendre compte de telles "dérives".

Par conséquent, le public rouennais n'a que peu d'échos de cette révolution théâtrale, à moins de suivre assidûment les débats qu'elle occasionne dans la presse parisienne, et seuls les lecteurs de la presse nationale parisienne sont à môme de se rendre compte de l'enjeu esthétique et idéologique lié à la bataille d'Hernani.

 

Cette absence d'Hernani est presque de l'ordre de l'autocensure tant de la part de la presse que de la part de la direction des théâtres. Le désordre engendré par la pièce à Paris fait sans doute peur et personne ne tient à ce que de tels événements soient reproduits à Rouen. La politique de la direction est basée sur le règne de l'ordre lors des représentations et sur l'assurance du succès d'une pièce dès sa première représentation. Et, par conséquent, elle tient compte de la réception par le public parisien : le succès doit être complet à Paris pour qu'une pièce ait sa place dans le répertoire du Théâtre des Arts, ce qui est loin d'être le cas d'Hernani.

 

Marion Delorme ne sera pas non plus représentée à Rouen, car son succès à Paris fut trop peu retentissant.

Et, de toute évidence, Le Roi s'amuse, n'aura pas non plus sa place dans le répertoire du Théâtre des Arts.

Durant cette période de la Monarchie de Juillet, seulement quatre des drames de Hugo seront représentés à Rouen : Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, tyran de Padoue et Ruy Blas.

 

Le drame romantique ne fera son apparition sur le Théâtre des Arts qu'en décembre 1831, avec l'Antony de Dumas. Et c'est cette pièce qui fut à Rouen l'objet d'une bataille sans précédent. Cette année-là, Antony n'eut que deux représentations : la pièce fit en effet scandale et fut violemment rejetée par le public. Cette "bataille d'Antony", que l'on peut considérer comme l'équivalent rouennais de la "bataille d'Hernani", aura une suite, moins violente toutefois, durant les deux premières représentations de Richard Darlington, en février 1832, qui se solderont cette fois par une victoire du drame nouveau.

 

Lucrèce Borgia

Le drame hugolien ne fera sa première apparition à Rouen que le 25 mars 1833 avec Lucrèce Borgia, un peu plus d'un mois après sa première représentation parisienne, et on comprend bien que cette première est vécue comme un grand événement aux yeux du public rouennais.

Le succès de la première semble avoir été activement soutenu par la présence de partisans de Victor Hugo. Le chroniqueur du Journal de Rouen parle "des clameurs et des trépignements de nos jeunes-france après la chute du rideau. Ce vacarme, qui s'est prolongé plus d'une demi-heure, serait capable de provoquer des réactions, si la partie calme du public était susceptible de rancune". Ce critique qualifie ironiquement d"'excellents travailleurs" ces partisans, concentrés dans le parterre, et les accuse d'avoir compromis le succès de la pièce en applaudissant vigoureusement les passages où selon lui, le mauvais goût de Hugo excelle.

Le chroniqueur du quotidien orléaniste l'Echo de Rouen signale lui aussi ces "applaudissements intempestifs du parterre" auxquels sont venus se mêler "quelques sifflets vengeurs de la réputation des papes " ; car selon lui, ce qui a surtout choqué les quelques opposants qui se sont manifestés pendant la représentation, ce sont les allusions dévalorisantes au pape Alexandre VI.

 

Achille Larive, dans la Revue de Rouen, ignore ce semblant de lutte entre classiques et romantiques pour ne constater que l'essentiel, c'est à dire l'effet produit sur le public dans sa globalité ; il insiste sur "l'impression électrique que toute la salle a ressentie", sur la "terreur continuelle que ce grand drame a répandue dans tout le cours de sa marche". Ainsi, et c'est là l'essentiel, Lucrèce Borgia a fait sensation ce soir-là.

Mais, ce même compte-rendu nous informe que le directeur du Théâtre des Arts, Louis Walter, a effectué des coupures dans le texte. Ces coupures sont essentiellement d'ordre idéologique et relèvent de cette peur du scandale qui hante les institutions rouennaises, mais aussi de la peur de sifflets susceptibles de faire échouer la pièce. Par exemple, on a supprimé cette réplique de Gubetta à Dona Lucrezia, réplique grotesque jugée sans doute de trop mauvais goût par Louis Walter : "C'est qu'il faut que la queue du diable lui soit soudée, chevillée et vissée à l'échine d'une façon bien triomphante, pour qu'elle résiste à l'innombrable multitude de gens qui la tire perpétuellement." (acte II, partie II, scène 1). Le directeur semble avoir voulu gommer cette surabondance du mauvais goût et de l'horreur qui avait offusquée une partie de la critique parisienne. Le chroniqueur de la Revue de Rouen signale une autre coupure:

 

"Je ne sais pourquoi on a supprimé cette partie de scène où un homme à cheveux blancs, maigre, chancelant, passe dans le fond du théâtre, et justifie son apparition par ces paroles de Maffio : Ou bien, un homme tombe tout à coup en langueur ; sa peau se ride, ses yeux se cavent, ses cheveux blanchissent, ses dents se brisent comme verre sur pain ; il ne marche plus, il se traîne ; il ne respire plus, il râle, il ne rit plus, il ne dort plus, il grelotte au soleil en plein midi ; jeune homme, il a l'air d'un vieillard, il agonise ainsi quelque temps ; enfin il meurt, et alors on se souvient quel y a six mois ou un an, il a bu un vin de Chypre chez un Borgia." (acte I, partie II, scène 3)

 

Cette description des plus macabres de l'agonie d'une des nombreuses victimes du pape Alexandre VI dévoile trop physiquement l'extrême violence et l'extrême férocité de ce personnage. Le directeur considérant cette scène comme trop choquante pour ne pas provoquer des remous dans la salle, a jugé prudent de la censurer.

Ces suppressions sont donc la conséquence d'une grande prudence de la part de l'administration théâtrale, de la crainte que quelques passages de la pièce jugés trop choquants puisse compromettre son succès. Elles sont aussi la preuve d'une volonté de résistance contre le mauvais goût romantique, par opposition au bon goût classique.

 

Les jugements portés sur ce drame dans la presse locale, en 1833, reprennent de près ou de loin les principaux arguments développés un mois auparavant par la critique parisienne.  Deux hypothèses différentes étaient émises par la critique antiromantique pour justifier le triomphe inattendu de la pièce : soit parce que Lucrèce Borgia était un pièce classique, soit parce qu'elle était proche du mélodrame.  Le chroniqueur de l'Echo de Rouen reprend ces deux idées en les fusionnant et conclut ainsi sa critique : la pièce est une "espèce de milieu entre la tragédie et le mélodrame".  Cet article apparemment plutôt élogieux, est en fait faussement favorable au drame de Hugo au sens où il ne le considère pas comme appartenant au genre romantique, et cet extrait nous le prouve:

 

"En faisant la part de ce qui est dû à quelques travers du moment, à l'influence du Boulevard, la pièce de Victor Hugo, au lieu de faire un pas de plus dans la direction de la nouvelle école, nous semble plutôt rentrer dans les anciennes traditions classiques. »

 

Ce chroniqueur fait donc preuve de sournoiserie en ôtant à Hugo à la fois le mérite de la novation et celui de la noblesse, de la dignité classique.  Ce même article s'attache ensuite à développer la presque inévitable comparaison de la pièce avec La Tour de Nesle et souligne que ce qui la différencie essentiellement de cette dernière, c'est sa moralité.  La pièce n'est donc pas jugée immorale et au contraire, ce même chroniqueur a été, de ce point de vue, agréablement surpris : "Le nom de Borgia rappelle une telle complication d'atrocités et de profanation, que l'on s'attendait généralement à voir tenter le dernier effort de l'immoralité comme moyen de succès théâtral ; mais la représentation est venue faire évanouir les espérances des amis comme les craintes des ennemis du scandale." Tout l'article se situe donc de manière biaisée entre "amis" et "ennemis" de Victor Hugo.

Quant au chroniqueur du modéré Journal de Rouen, il fait grâce à la pièce des accusations d'invraisemblance et de mauvais goût pour s'attacher plutôt à ses qualités proprement dramatiques, et il avoue trouver ce drame "attachant. Il se refuse lui aussi à toute condamnation pour immoralité et affirme avec indulgence que l' "on ne peut pas accuser l'auteur d'avoir calomnié la fille d'Alexandre VI, car la fable de M. Hugo n'est rien auprès des forfaits que l'histoire lui impute."

Donc, globalement, la critique locale fait preuve de modération et se garde d'adresser des reproches politiques et moraux pour s'attacher plutôt à l'aspect proprement dramatique de Lucrèce Borgia.

 

Marie Tudor

Le directeur du Théâtre des Arts, Louis Walter, avait fait preuve de prudence en censurant quelques passages de Lucrèce Borgia. Mais, en refusant de faire jouer Marie Tudor sur son théâtre, son excès de précaution va lui faire manquer une occasion de remplir sa caisse.

 

Ainsi, c'est au Théâtre Français, que, grâce à une heureuse initiative du sous-directeur, M. Houdard, la foule se bousculera pour assister aux représentations de ce nouveau drame.

La première eut lieu le 11 mars 1834, quelques quatre mois après sa première parisienne.

 

Des dépenses considérables ont été consacrées à cette représentation. Elles viennent compenser certaines faiblesses propres au Théâtre Français et notamment l'exiguïté de la salle, peu compatible avec le faste qui est généralement déployé à Paris pour les spectacles de Hugo. Rappelons aussi que les comédiens de la troupe du Théâtre Français sont pour la plupart des amateurs, habitués à jouer les rôles souvent superficiels des pièces "faciles" qui compose l'essentiel de leur répertoire, et la création d'un tel drame devait solliciter de leur part de studieux efforts.

Ainsi, tous les critiques dramatiques s'accordent sur la qualité de la représentation, exceptionnelle pour un théâtre secondaire. Un effort important a été fourni par M. Houdard, tant au niveau des décors et des costumes qu'au niveau du travail des comédiens.

 

Mais tous aussi regrettent qu'une pièce représentant un tel enjeu pour le "progrès" de l'art et sa diffusion à Rouen ait été soumise au jugement d'un public indigne d'en décider le sort. Cette attitude dénigrante et élitiste (au sens où les critiques se mettent en position de faire-valoir de la bourgeoisie) est particulièrement forte dans le compte-rendu de l'Echo de Rouen:

 

"[ ... ] le tribunal ne nous semblait pas proportionné à la grandeur et à la majesté de la cause. Nous souffrions à voir de si puissants intérêts défendus et jugés dans une si étroite enceinte ; nous regrettions ce concours imposant des grandes masses qui, seul, peut valider des arrêts trop souvent prononcés sans parfaite connaissance de cause. [... ] C'était sur le Grand Théâtre qu'il fallait présenter au public le dernier ouvrage de Victor Hugo, car on devait sentir que, pour un nom comme le sien, une chute éclatante était préférable peut-être à un succès obscur et surtout au malheureux ballottage qui, hier soir, a laissé l'affaire en litige."

 

Le discours de ce chroniqueur est en effet truqué sous couvert de réclamer le jugement des "grandes masses", c'est celui de l'élite qu'il réclame.

Ce jugement de la critique est sévère mais prévisible à une époque où, dans le domaine de l'art, l'opposition entre le peuple et l'élite est très forte. Et cette appréciation témoigne d'une incompréhension - ou plutôt d'une compréhension biaisée - des intentions de Victor Hugo qui voulait justement un art total qui s'adresse à la fois à l'élite et au peuple, au public dans sa totalité. Et, comme nous l'avons déjà remarqué, un public comme celui du second théâtre est précisément le genre de public qu'Hugo affectionne particulièrement et cherche à atteindre.

Et, faute d'avoir pu toucher ces "grandes masses" qui composent le public du Théâtre des Arts, la pièce a au moins l'avantage d'avoir attiré une foule plus populaire et désireuse de pouvoir elle aussi goûter à l'art nouveau. Ainsi, ce même article de l'Echo s'ouvre sur ce constat : "une grande solennité dramatique attirait hier la foule à notre second théâtre ; un grand drame se jouait dans cette salle jusqu'ici consacrée à des ouvrages souvent frivoles.". Enfin le public populaire rouennais a accès à un art qui ne lui est pas exclusivement destiné.

 

Marie Tudor ne sera représentée sur le Théâtre des Arts qu'en 1839, le 19 et le 30 décembre, lors de représentations extraordinaires de Mademoiselle George. Sans le concours de cette grande créatrice du drame, la pièce n'aurait jamais été reprise à Rouen.

 

La critique se partage et s'équilibre en trois articles distincts : l'article de la légitimiste Gazette de Normandie condamne le drame sans réserve, celui du Journal de Rouen hésite entre l'éloge et le blâme, alors que dans le compte rendu de l'Echo de Rouen, contrairement à celui que ce même quotidien avait publié sur Lucrèce Borgia, le chroniqueur se place en position de partisan de la révolution théâtrale hugolienne.

Ce dernier voit en Marie Tudor le véritable instrument de cette révolution, et en vient même à suggérer aux directeurs des théâtres d'enchaîner sur une représentation d'Hernani pour que le public puisse pleinement se rendre compte des intentions de Victor Hugo. Il commence par reprendre ces lieux communs qui servent d'attaques contre Hugo mais pour en souligner le caractère superficiel : "[... ] si de graves reproches peuvent être adressés à l'oeuvre, si des expressions outrées, si des situations peu vraisemblables, si des pensées hasardées ou même fausses y viennent quelquefois blesser la raison sévère, et motiver en apparence un verdict de condamnation, vous devez ne point vous arrêter à ces premiers dehors [... ]". Et le critique soutient le combat mené par le poète : "Avant que la jeune littérature nous ait rapproché de ces grands maîtres dont la nature était l'unique modèle, tout sur notre scène était factice et de convention". Ainsi il soutient vigoureusement Victor Hugo dans ses intentions d'intégrer pleinement la vérité et la nature dans l'art.

Le chroniqueur du Journal de Rouen est nettement moins enthousiaste, mais sa critique reste modérée et hésitante : tout en condamnant le grotesque et le monstrueux, l'absence de vérité historique, l'invraisemblance et l'immoralité dans la pièce, il n'hésite pas à louer l'efficacité de l'action dramatique et les fortes émotions qu'elle fait naître chez le spectateur.

A la critique plutôt bienveillante proposée par ces deux quotidiens vient s'opposer la condamnation véhémente du chroniqueur de la Gazette de Normandie.  Celui-ci n'hésite pas à affirmer que Marie Tudor est le "plus mauvais drame de Hugo".  Comme cela était déjà le cas dans le compte-rendu de Lucrèce Borgia publié par ce même journal (mais pas rédigé par le même critique), ses accusations sont essentiellement d'ordre moral et politique.  C'est pourquoi il s'exclame :

 

"Quel écart de génie que ce nouveau drame! ... et plût à Dieu que ce ne fut qu'un écart de génie! ... Mais c'est pire que cela ; pareille composition est une oeuvre coupable, c'est de la boue jetée à toutes les couronnes."

 

Et le dégoût tout particulier que lui inspire le personnage de la reine vient contaminer le jugement qu'il porte sur le jeu de l'actrice qui l'incarne, Mme Provence.  Prenant pour prétexte que cette actrice est plutôt habituée à jouer des rôles grivois et frivoles, il fait ce constat :

 

"C'était chose curieuse que ces paroles vulgaires, à la Hugo, redites par une femme portant couronne, et parlant avec le ton des halles [... ].

Si le poète avait entendu madame Provence, je me figure qu'il l'eut applaudie, car elle faisait voir la royauté encore plus basse, plus vile, qu'il ne l'avait conçue."

 

L'interdiction de Lucrèce Borgia

Les représentations de Marie Tudor auront lieu du 11 mars au 13 avril 1834, mais la pièce ne sera pas reprise lors de l'année théâtrale suivante et il faudra attendre le 18 septembre 1835 pour assister à la reprise de Lucrèce Borgia.

 

Mais cette reprise aura un dénouement défavorable. En effet, à l'issue de la quatrième représentation, le 21 octobre, une partie du public réclame son interdiction. Le commissaire de police chargé du maintien de l'ordre ce soir là, en sa qualité d'intermédiaire entre le public et la direction du théâtre, rend compte de cette mobilisation contre la pièce dans une lettre au maire de la ville, Guy Jourdain, dont le contenu est le suivant :

 

"Hier soir, le spectacle où il se trouvait peu de monde a fini après 11 heures et a été parfaitement tranquille, si la pièce de Lucrèce Borgia n'eut excité à diverses reprises de vives marques d'improbation de la part d'une grande partie des spectateurs parmi lesquels j'ai pu remarquer des citoyens d'un âge mûr, amis de l'ordre et d'ordinaire fort paisibles, mais qui n'ont pu résister au besoin de manifester tout le dégoût qu'a pu leur inspirer les situations immorales que comporte cette pièce.

Beaucoup se proposent de ne pas la laisser jouer si la direction la maintenait au répertoire je serais donc d'avis que l'autorité, dans l'intérêt de la tranquillité, comme dans celui des moeurs, en interdise la représentation.

 

Craignant une bataille lors d'une prochaine représentation, le maire fait part de ce problème au préfet en justifiant ainsi sa demande : "Je dois, monsieur le Préfet, appeler votre attention toute spéciale sur ce fait, car vous concevez l'importance qu'il pourrait prendre un jour de représentation, si, par suite d'une opposition compacte, il existait une lutte entre deux parties au milieu même de la salle de spectacle."

La décision d'interdire le drame sur les scènes rouennaises est officiellement approuvée par le Ministère de l'Intérieur dans une lettre au préfet datée du 6 novembre 1835.

 

Comment expliquer cette inversion de la réception de Lucrèce par le public du Théâtre des Arts par rapport à celle des premières représentations ?

Deux feuilles littéraires, le Boieldieu et l'Indiscret, plutôt favorables au théâtre de Hugo, nous offrent des témoignages sur cette réception de la pièce à sa reprise .

Suite à la première de la reprise, le Boieldieu formule ce constat : "Lucrèce Borgia a été favorablement accueillie par la grande majorité. Quelques sifflets honteux ont voulu, il est vrai, essayer une improbation timide, mais ils n'ont servi qu'à provoquer de plus nombreux applaudissements. C'était la voix du carlin hargneux aboyant après l'ombre du lion."

A l'occasion de la deuxième représentation, on nous signale que le drame "a encore [... ] le privilège d'attirer bon nombre de spectateurs"et L'Indiscret précise que cette fois-ci le groupe de "moralistes" n'a pas osé siffler la pièce pour deux raisons : tout d'abord grâce au talent déployé par les deux acteurs principaux, Mme Simonnet et Alexandre, et ensuite, et surtout, grâce à la présence d'un "public de dimanche", public plus populaire, ayant moins de préjugés esthétiques et idéologiques et donc plus enthousiaste. Mais, à propos de la quatrième et dernière représentation, on rapporte ceci : "Toujours des sifflets adressés au drame de Victor Hugo. Il paraît que c'est un parti-pris par quelques pessimistes incorrigibles. [ ... ] nous demanderons à ces moralistes chatouilleux qui lors de l'invasion sur notre scène, des travaux de l'école moderne, applaudissaient à chaque nouvelle innovation, réclamant à cor et à cri du drame historique contemporain, nous leur demanderons dis-je, quel sentiment répulsif les porte à venir protester aujourd'hui que leurs voeux les plus ardents sont remplis ".

Les opposants au drame hugolien semblent donc, sachant que peu de spectateurs assistaient à cette représentation, avoir profité de leur rapport de force avec le reste du public ce soir-là pour monter un cabale contre la pièce. Mais cette explication est insuffisante si on ne tient pas compte du contexte historique dans lequel elle a lieu. Les "lois de septembre" sur la presse et la liberté des théâtres viennent d'être votées, suite à l'attentat de Fieschi contre Louis-Philippe ; le malaise social est grandissant à Rouen comme dans le reste de la France (la question ouvrière commence à occuper les esprits à Rouen, on craint des mouvements ouvriers) et fait naître dans les esprits une volonté de retour à une discipline plus stricte, qui se traduit au théâtre par un désir de retour à l'ordre esthétique classique et à une morale plus évidemment perceptible. Lucrèce Borgia, est une oeuvre trop tendancieuse, au sens où elle remet en cause implicitement l'idéologie de la bourgeoisie libérale, en montrant son inanité. Et c'est pourquoi ce groupe de moralistes profite des nouvelles lois restreignant les libertés des théâtres, et notamment leur liberté de choix du contenu des répertoires, pour se débarrasser de cette oeuvre qui les dérange.

 

Lucrèce Borgia ne sera reprise qu'en décembre 1839, à l'occasion de représentations de Mademoiselle George, mais sera mal reçue par le public. La critique fait preuve d'une certaine mauvaise foi pour expliquer cet accueil fait à la pièce. Le chroniqueur du Journal de Rouen ose ce constat " l'excentricité des combinaisons scéniques de M. Victor Hugo a produit son effet accoutumé sur notre public. On n'a jamais pu sympathiser ici avec ce genre de spectacle [... ] ". Mais l'insuccès de la représentation est moins dû à un refus du drame hugolien en lui-même qu'au manque de répétitions qui l'a précédé. Aussi, le chroniqueur du Colibri du 22 décembre 1839, après s'en être pris longuement à Hugo, après lui avoir reproché de prendre la société "à rebrousse-poil" et de ne pas avoir su se mettre en communion avec le public, finit par confirmer la vraie raison de cette réception défavorable : "Il faut avouer aussi que l'ouvrage a été généralement massacré, et qu'il est urgent que l'administration donne à Mlle George un entourage plus digne d'elle et de notre scène que celui qui a si ridiculement psalmodié le chant des morts du cinquième acte de Lucrèce".

 

Angelo

L'interdiction de Lucrèce Borgia en octobre 1835 n'empêchera pas la représentation, six mois plus tard du nouveau drame de Hugo, Angelo, tyran de Padoue.

 

A cause de son succès dans la capitale, Angelo est très attendu à Rouen, d'autant plus que sa création fut retardée de plusieurs mois par un contretemps : c'est Mademoiselle Mars elle-même qui était chargée de présenter le drame au public à l'occasion d'une tournée mais une maladie empêcha au dernier moment sa venue.

La première d'Angelo au Théâtre des Arts, qui eut lieu le 12 avril 1836 et sans Mademoiselle Mars, semble s'être soldée par un échec, ou du moins a-t-elle été reçue assez froidement par le public. On trouve un témoignage contradictoire dans le seul article franchement enthousiaste pour la pièce, paru dans l'Echo de Rouen, où le chroniqueur met l'opposition faite au drame sur le compte des manifestations de quelques irréductibles : "Le succès de l'ouvrage a été contesté, mais on sait de reste que chez nous le drame a ses détracteurs par système, et ceux-là sans doute ne reviendront jamais de leur opinion".

Les critiques mettent la froideur de cet accueil sur le compte du fameux problème du rapport de Hugo à son public, souvent développé dans la critique parisienne. Ainsi, dans le compte-rendu du Journal de Rouen, on trouve cette affirmation péremptoire , "M. Hugo ne sait pas se mettre en communion avec son auditoire. Ses pièces sont des conversations de l'auteur avec lui-même". Et, de même, le chroniqueur du Boieldieu s'interroge en ces termes : "Qui des deux de Victor Hugo ou du public n'a pas compris l'autre? Nous ne toucherons pas cette grave question, seulement, nous rappellerons ce mot d'Adisson : il faut composer avec les sots comme avec un ennemi supérieur en nombre". Bien heureusement, Hugo ne s'est jamais abaissé à ce genre de concession. Et pourtant, cette justification de la réception de la pièce ne tient pas vraiment debout, quand on pense à l'accueil reçu par, les deux précédents drames. Car, de surcroît, Angelo est entre tous les drames de Hugo un drame de compromis. Pour justifier l'insuccès de la pièce, il faut plutôt aller voir du côté des acteurs. A Paris, la présence simultanée de deux grandes créatrices du drame, de deux grandes vedettes féminines que sont Marie Dorval et Mlle Mars a largement contribué au succès de la pièce. Aussi, le Journal de Rouen nous apprend que "Mme Wenzel nous a psalmodié le rôle de Catarina sur le ton le plus lamentable et le plus déconcertant". Le chroniqueur de la Revue de Rouen est lui aussi de cet avis : "Le rôle de Catarina ne peut être que sublime ou horriblement ridicule ; et l'on sait ce qu'il a été ici ! La Thisbé elle-même [incarnée par Mme Simonnet] n'a évité le ridicule qu'au moyen d'une grande froideur.", et, à propos du jeu du jeune premier Borsat, le critique remarque avec ironie : "L'inexplicable mystère du coeur des femmes peut seul expliquer l'amour de Catarina et de Thisbé pour le Rodolfo insipide et guindé que nous avons vu." Et c'est sans doute ce qui explique les rires du public qui, d'après l'article du Journal de Rouen, ont accompagné une bonne partie du spectacle.

Le Journal de Rouen et la Revue de Rouen s'accordent à supposer que les drames de Victor Hugo exigent la présence d'acteurs de grand talent que l'ont ne trouve qu'à Paris.

En outre, on sait quelle fut la réception de Lucrèce Borgia lors de sa reprise : une partie du public n'était pas vraiment dans de bonnes dispositions pour accueillir ce nouveau drame.

 

Et l'accueil réservé à la pièce par la critique est encore moins bienveillante que celui du public.

A Paris, comme le constate Anne Ubersfeld dans Le Roi et le bouffon, le succès populaire d'Angelo avait incité les critiques à édulcorer leurs réprobations. A Rouen c'est l'inverse. L'accueil mitigé de la pièce permet aux critiques d'attaquer de façon plus franche et virulente le drame de Hugo sans craindre de contrarier les lecteurs.

Le seul article élogieux est le compte-rendu donné par l'Echo de Rouen ; et contrairement à ses confrères, son auteur se montre plutôt optimiste quant à l'avenir de la pièce sur les théâtres de Rouen. Il est aussi le seul à louer sans réserves le travail des acteurs principaux.

Les autres compte-rendus développent principalement, comme nous l'avons vu précédemment, l'argument de l'incompréhension entre Hugo-dramaturge et le public. mise à part cela, on ne trouve presque aucune réflexion sur le drame d'Angelo en lui-même. Le Journal de Rouen avait déjà publié, à l'occasion de la première de la pièce à Paris, un feuilleton extrait du Bon Sens signé par Hippolyte Fortoul. Ce long article discréditant point par point l'ensemble de la pièce, on n'a pas jugé utile de revenir sur ces défauts, puisque la réception rouennaise de la pièce les a soi-disant justifiés.

 

Cette première représentation d'Angelo aurait aussi pu en être la dernière si Mme Volnys n'était pas venue, deux mois plus tard (les 16 et 19 juin 1836) réconcilier le public rouennais avec la pièce. C'est en effet Mme Volnys qui remplaça Marie Dorval dans le rôle de Catarina lors de la reprise du drame à Paris, Dorval étant chargée de remplacer Mlle Mars dans le rôle de la Tisbe. Même si son talent semble loin d'égaler celui de Dorval, cette artiste a le mérite d'avoir attiré la foule aux représentations et d'être parvenue, pour reprendre les termes employés dans le compte-rendu du Journal de Rouen, à "faire supporter une telle pièce".

Lors de la saison théâtrale suivante (1837-1838), Angelo est repris par Marie Dorval lors de ses représentations extraordinaires. Elle remplira d'abord le rôle de Catarina, le 27 septembre 1837 au Théâtre des Arts puis le ler octobre sur le second Théâtre. Et, elle tirera profit du fait d'avoir les deux rôles féminins du drame à son répertoire pour s'offrir aussi au public du Théâtre des Arts dans le rôle de la Tisbe, lors de la soirée du 6 octobre.

Il est intéressant de noter que les réceptions de la pièce, d'abord au Théâtre des Arts, puis au Théâtre Français, sont divergentes, comme le souligne la chronique du Journal de Rouen du 3 octobre 1837 : Il[ ... ]sur la rive gauche de la Seine [c'est à dire sur le second théâtre], Angelo a remporté un tout autre succès que sur la rive droite : il y a eu foule de spectateurs et d'applaudissements.

A propos de la première représentation, le 27 septembre, au Théâtre des Arts, l'Echo de Rouen publie un article des plus cruels. Cette fois, ce n'est pas directement Hugo et son drame que l'on attaque mais la comédienne elle-même en tant que représentante dégradée et dégradante d'un genre considéré comme vulgaire. Le chroniqueur la place en situation de "victime du drame moderne" après avoir dressé un tableau accablant du spectacle que la comédienne lui a offert : "La trivialité dans la voix, la trivialité dans le geste, la trivialité dans la tenue, dans la démarche, voilà ce que nous présente Madame Dorval. [... ] Madame Dorval a le talent de tout dépoétiser. [... 1 Le rôle de Catarina est écrit comme tous les autres, d'un détestable style ; mais, après tout, le rôle est une situation ; et cette situation Madame Dorval ne la comprend pas." La violence des attaques déployées dans tout l'article est très surprenante car il est plutôt de convention pour un quotidien de province de louer sans réserve un artiste de Paris en tournée, quelque soit la valeur réelle de son talent. Et dans le cas d'une artiste d'une telle renommée que Marie Dorval la franchise de l'opinion développée par ce chroniqueur est presque un acte d'héroïsme, acte toutefois rendu légitime par l'insuccès de la comédienne dans le cas précis de cette soirée. Et le critique conclut sa chronique sur ce constat accablant : "La pièce a fini dans un silence très-significatif. [... 1 même avant la fin bon nombre de spectateurs, baillant et endormis, avaient cru prudent de déserter la place."

Il est intéressant de noter qu'au contraire, Dorval remportera quelques jours plus tard au Théâtre des Arts un grand succès dans Antony.

Ainsi, Hugo à qui l'on reproche de ne pas savoir se mettre à la portée du spectateur ordinaire, est contradictoirement mieux apprécié par le public populaire du second théâtre. D'ailleurs, après le départ de Dorval, les représentations d'Angelo données dans le courant de cette année te;ré comme un obstacle infranchissable à la venue du public populaire.

 

Ruy Blas

Lors de ces deux années théâtrales de 1836-1837 et 18371838, Angelo sera le seul drame hugolien représenté à Rouen.  Au cours de la saison théâtrale suivante, c'est Ruy Blas qui viendra le remplacer au répertoire.

Sa première représentation a lieu le 10 janvier 1839.

La pièce semble avoir été montée avec soin.  Le feuilleton du Journal de Rouen consacré à cette première dresse ce constat: "La pièce, jouée ici avec un remarquable ensemble, a été patiemment et curieusement écoutée jusqu'au bout".  La pièce a donc été globalement bien jouée, mises à part quelques faiblesses de Devéria dans le rôle de Ruy Blas qui a été à certains moments "mou et monotone » .  La critique insiste sur le rôle de Don César, remarquablement joué par le premier comique Kime.

Quelques coupures, dont nous ignorons la nature, ont été effectuées par les acteurs.

La fameuse tirade de Ruy Blas sur la corruption des ministres, quant à elle, est restée intacte et elle a été très appréciée par le public qui l'a "applaudie à trois reprises".

En somme, la pièce a remporté un grand succès, et le vers hugolien, que les rouennais n'avaient pas encore eu l'occasion de   goûter,   ne   semble   pas    avoir suscité   de    réactions particulières.

Malgré tout, le directeur des théâtres ne fera pas représenter Ruy Blas sur le Théâtre Français, contrairement aux autres drames.  L'alexandrin reste en effet, malgré la souplesse que lui a donné Victor Hugo, considéré comme un obstacle infranchissable à la venue du public populaire.

 

Ruy Blas sera représenté sept fois sur seulement un mois, et ne sera reprise que deux fois, les 24 et 27 août 1843, grâce à une tournée de Frédérick Lemaître qui recevra dans le rôle de Ruy Blas, les ovations du public.

 

Contrairement au public, la critique est peu enthousiasmée par le drame.

Le critique du Journal de Rouen, après en avoir donné un long résumé, tire cette conclusion :

 

"Tel est ce drame, qui, pour la banalité de ses procédés scéniques, pour la platitude de sa donnée première, pour l'incohérence de sa charpente, l'absurdité et l'invraisemblance de plusieurs de ses situations, ne le cède en rien aux mélodrames du boulevard, qui ne savent exciter que des émotions purement physiques."

 

Ainsi, ce critique taxe Ruy Blas de vulgaire mélodrame quant à son contenu, mais il n'hésite pas ensuite, paradoxalement, à en louer la forme : Il[... 1 il y a là de la grande, forte, belle et vigoureuse poésie, si ce n'est pas toujours de la poésie dramatique ; il y a là une science de versification énorme qui accuse les plus laborieuses et les plus consciencieuses études". En résumé, Victor Hugo est un homme de poésie, mais un mauvais dramaturge.

Le chroniqueur de l'Echo de Rouen, lui, n'est pas de cet avis. Selon lui, Hugo a effectué un véritable tour de force en rendant acceptable l'inconvenance sociale qu'il met en scène

 

"Vous savez le sujet du drame : un laquais se fait aimer d'une reine d'Espagne! et vous jugez quel talent immense il fallait pour faire adopter au public la solution d'un pareil problème ; et bien, pourtant, cette fable dramatique inouïe, cette démonstration étrange, elle a été accueillie comme chose simple et naturelle et cela devait être, car il est impossible de ne pas se trouver ébloui par tant d'éclairs de passion et de poésie : mouvement dans l'action, vie dans les personnages, intérêt et curiosité jusqu'au dénouement, tout cela se rencontre au plus haut degré dans ce drame."

 

Pourtant, le critique ne considère pas ce drame comme un chef d'oeuvre et conclut ainsi son jugement "Est-ce à dire que l'oeuvre de M. Victor Hugo soit une bonne pièce? Nous n'oserions l'affirmer mais, du moins, nous pouvons lui prédire de nombreuses représentations et un succès de curiosité".

Quant à l'article publié par le Colibri, sans nier le génie poétique de Hugo, il condamne avec humeur la pièce et son auteur. Cet article, en développant les arguments typiques du défenseur du classicisme contre le romantisme, est un modèle du genre. Après quelques préliminaires sur le prestige et la pureté de la langue française du XVIIe siècle, le critique s'indigne en ces termes : "Par quelle aberration [...]ce coryphée de la nouvelle école a-t-il pu vouloir implanter chez nous une littérature rétrograde sous le manteau pompeux de l'innovation? Non! ce n'est point progresser que vouloir abaisser la littérature française aux faiblesses de Shakespeare, de Lopez de Vega, de Calderon". Et l'auteur de cet article fait preuve d'un chauvinisme exemplaire en reprochant aux romantiques d'avoir pris pour inspirateurs des écrivains de nationalité étrangère, écrivains qui s'adressaient selon lui à " un peuple qui n'avait point notre délicatesse, ni notre susceptibilité, ni notre civilisation". Et après un long éloge de Corneille et de Racine, éloge de ce qui fait leur grandeur et leur immortalité, par opposition à la vulgarité de Hugo, le critique tire cette conclusion tout de même assez osée : "M. Victor Hugo, au contraire, passera comme tous les mauvais écrivains des siècles qui précédèrent le siècle de Louis XIV ; M. Victor Hugo passera comme les pauvres écrivains de son école qui, n'ayant pas son talent, n'ont pu imiter que ses défauts. M. Victor Hugo a déjà passé."

 

Critique du théâtre de Victor Hugo et présence de la théorie hugolienne dans la presse locale

Ainsi, les mêmes reproches reviennent souvent dans la presse locale, reproches qui avaient déjà largement été développés dans la presse parisienne.

 

La confusion des registres noble et familier, l'alternance ou la fusion du comique avec le tragique dérangent des esprits façonnés par le cloisonnement de l'esthétique théâtrale classique en genres et en registres distincts et incompatibles.

 

Ainsi, le monstrueux, en privilégiant l'excès et le hors-normes, est considéré comme un facteur d'invraisemblances. Mais la présence du monstrueux moral en tant qu'oxymore est souvent mieux acceptée par la critique. On aime la dualité du personnage de Lucrèce Borgia, l'idée qu'une femme monstrueuse, au passé chargé des maux les plus condamnables puisse susciter la pitié du spectateur de par la sincérité et la puissance de son amour maternel qui de démon la fait se changer en ange, comme dans cet extrait de l'Echo de Rouen:

 

"Quoi de plus terriblement dramatique que ce monstre que l'histoire appelle Lucrèce Borgia, à qui l'amour maternel donne des entrailles de mère qui sent enfin le vers des remords lui ronger le coeur [ 1. Puis, la mère redevenue femme, qui reprend son titre de Borgia, avec son poignard et ses poisons ; puis la femme redevenu mère, qui lave le sang avec ses larmes, et enfin expie sa vie de forfaits sous les imprécations, sous les coups et dans la mort même de son fils, [ ] elle qui l'aime tant! je vous demander que peut-on trouver de plus dramatique ?"

 

Quant au grotesque, il est considéré comme un parasite, comme une imperfection qui vient perturber toutes les beautés sublimes qui l'accompagnent. Et cette idée revient sans cesse dans la presse, comme dans ces quelques extraits significatifs : le chroniqueur du Journal de Rouen, rendant compte de la première de Lucrèce Borgia, adresse des louanges à la pièce mais regrette d'y avoir trouvé "quelques exagérations, quelques expressions ridicules qu'il eût été bien facile de faire disparaître, mais auxquelles, par une sorte de bravade envers le goût général, M. Hugo paraît tenir singulièrement." ; à propos de cette même pièce, le chroniqueur de l'Echo de Rouen constate que "Les bouffonneries [ ] ne font qu'embarrasser la marche de l'action, et le rire qu'elles peuvent exciter ne fait que refroidir des impressions plus sérieuses."; et à propos de Marie Tudor on lit ceci : "Pourquoi faut-il que, dans cette pièce, comme dans toutes les autres pièces de cet auteur, d'indignes concetti, des jeux de mots puérils ou niais, des quolibets dignes de la foire, et ce qu'il y a de plus capital encore, des détails de moeurs, des tableaux, des situations, des apostrophes d'une nudité plus que libre, viennent sans cesse déparer et compromettre les plus belles créations, les scènes les plus ravissantes, les pages les plus sublimes ! "

Par conséquent, la diversification des émotions du spectateur engendrée par l'intervention du comique et du grotesque est souvent refusée, comme dans le compte-rendu du Journal de Rouen sur la deuxième représentation d'Angelo où le critique s'exclame "Pourquoi faut-il qu'au milieu des situations les plus poignantes où elles [ces deux femmes] nous apparaissent, de niaises trivialités viennent détruire l'illusion du coeur, et apporter le rire sur les lèvres ?" ; de même, à propos de Ruy Blas, on trouve, dans l'Echo de Rouen, cette observation : "[... ] si parfois une trivialité choquante, une de ces étrangetés de style qui sont propres à Victor Hugo, vient heurter notre admiration, au même instant, une situation imprévue ou une admirable pensée vous saisit et vous rend à votre enthousiasme." ; mais ici, le critique nuance un peu sa désapprobation du grotesque et de la diversification des émotions car il avoue que durant tout le spectacle "on ne trouve pas un moment pour réfléchir et se rendre compte des sensations qu'on éprouve".

 

Une autre attaque intervient de manière marquante dans la presse, c'est la condamnation de Victor Hugo pour son orgueil. on a souvent peine à comprendre que le grand poète qu'était le Hugo d'avant 1830 - c'est à dire plus précisément le Hugo légitimiste des Odes et Ballades - ait sombré dans une telle déroute en s'adonnant à l'art dramatique. A cet égard, l'article paru dans le quotidien légitimiste La Normandie à l'occasion de la première d'Angelo est celui qui va le plus loin dans la condamnation. Ainsi nous montre-t-il le contraste qui existe entre Hugo-jeune poète et Hugo-dramaturge:

 

"Et alors Victor Hugo, chantant les gloires de nos rois et celles de notre Dieu, méritait d'être adoré comme un de ces prophètes qui ne furent jetés un moment au milieu des hommes qu'afin de leur transmettre les paroles de la Divinité ... Hélas! comment s'est-il fait que l'ange ait sitôt disparu pour céder la place à je ne sais quel esprit des ténèbres, dont les ailes souillées de la fange de toutes les mauvaises passions du siècle doivent rester désormais lourdes et inutiles?"

 

La raison de cette déroute du poète, le critique nous la donne : c'est l'orgueil qui l'a détourné de sa voie. L'orgueil, auquel il a confié sa foi et qui de prophète de Dieu, l'a métamorphosé en prophète du Diable. Le critique, nous brosse alors un portrait apocalyptique de ce Victor Hugo "nouvelle version" :

 

"Alors un lugubre spectacle s'est présenté à nos regards ; nous avons vu un écrivain, un poète, un homme de génie, s'efforçant d'arriver à la gloire par des chemins incultes et détournés ses mains retenaient encore une lyre, mais elle ne rendait plus que des accords sauvages ; ses yeux lançaient encore des éclairs, mais de ces éclairs fantastiques et sombres qui sont les précurseurs des tempêtes ; il était encore entouré de disciples, mais ces disciples étaient orgueilleux comme leur maître, et malheur à qui ne se serait pas prosterné devant leur orgueil!"

 

Un autre article extrait du Journal de Rouen moins virulent cette fois, s'attache à dénoncer le défaut d'orgueil de l'écrivain en se basant sur une comparaison avec un conte de Madame Leprince de Beaumont (auteur du XVIIIe siècle célèbre pour ses contes et plus particulièrement La Belle et la Bête). Ce conte a pour héros un petit prince nommé Désir et qui a la particularité d'avoir un nez démesurément long. La moralité de l'histoire est la suivante : " l'amour-propre nous cache les difformités de notre âme et de notre corps". Et le critique en vient à cette réinterprétation :

 

" [... ] le bizarre et le grotesque sont le long nez dont la faible humanité a affligé le beau génie de M. Hugo.

La nature a doué M. Hugo d'un esprit vigoureux et créateur, mais son orgueil et ses courtisans l'ont affublé d'une épaisse couche de ridicule qui étouffe toutes ses belles qualités.

[...] Et c'est vraiment dommage qu'une main amie n'ait pas encore eu puissance de maintenir dans les limites de la raison cette sève ardente d'imagination qui s'épanche en flots si désordonnés, mais aussi parfois en jets si sublimes."

 

Ainsi, les critiques dramatiques expriment souvent leur regret de voir Hugo s'obstiner à gâcher son talent, à dévaloriser son génie littéraire en se laissant aller à des pratiques fantaisistes ou triviales.

 

Donc, on se rend compte qu'à Rouen comme à Paris, les théories de Hugo sur le drame sont majoritairement incomprises par la critique. D'où le terme de "bizarrerie" qui revient comme un leitmotiv dans la plupart des compte-rendus.

Et c'est sans doute pour cela que la critique ne touche pas mot de ces théories, ou du moins très rarement.

 

Un seul article, paru dans la Revue de Rouen du mois de juin 1833 et intitulé "Un article de M. Victor Hugo", s'attache tout particulièrement à la théorie hugolienne du drame. Son auteur résume et commente l'article de Hugo récemment publié dans l'Europe littéraire (29 mai 1833, article qui sera repris dans la préface de Littérature et philosophie mêlée, "But de cette publication") . Le texte de Hugo y est copieusement cité et il est intéressant de voir en quoi ce que le critique retient ou ne retient pas vient déformer les intentions de Hugo et révèle une certaine incompréhension (ou peut-être une mauvaise foi) de sa part. D'ailleurs, il commence son article en reprochant aux textes théoriques du dramaturge d'être inintelligibles et se propose alors de tenter de "traduire" celui-ci "en langue vulgaire" pour en "arriver au sens réel".

Malgré de nombreuses tergiversations, et bien qu'il admette que ce texte est une "publication capitale", l'auteur se montre globalement insatisfait et incrédule face à la réflexion développée par Hugo dans cet article :

 

"Sans doute la grâce a manqué à l'endurcissement de l'hérétique! car je continue à trouver belle, très belle, sans restriction, la poésie de Racine, et j'admire plus que jamais la prose de Pascal et de Courier."

 

Son jugement s'axe sur la banalité des idées énoncées par Hugo, et, en ce sens, le choix des citations, les coupures opérées dans l'article ne sont pas innocents et impartiaux. D'ailleurs, il choisit d'abandonner son travail de résumé avant la fin de l'article : "je ne me sens plus le courage de faire ressortir les taches qui déparent les derniers développements de la pensée de M. Hugo" ; et c'est justement dans ces derniers développements que réside l'essentiel de sa pensée.

En outre, il a le tort de ne pas envisager l'article comme une prolongation de la réflexion développée dans la Préface de Cromwell. C'est pourquoi il reproche à Hugo de ne pas proposer une véritable définition de ce que doit être le drame nouveau.

 

Un autre article, plus favorable cette fois, aborde le drame romantique d'un point de vue théorique. Il est publié dans l'Indiscret du 7 septembre 1834 et s'intitule "Du drame". Le critique y reprend point par point les principales accusations des classiques adressées au drame romantique.

Il s'attache dans un premier temps à approuver le rejet de l'archaïque règle des trois unités : "Le drame, enveloppé dans les trois unités, ressemble à ces enfants vigoureux qu'une barbare coutume condamne à être emmaillotés pendant leur allaitement" ; et, pour justifier son développement, il prend l'exemple du drame anglais.

Ensuite, il réfute les accusations d'immoralité si souvent adressées au drame romantique, et surtout aux drames d'Alexandre Dumas. Et il voit juste en concluant ceci : "je considère plutôt le drame vrai comme l'expression exacte de la civilisation à ses différentes phases".

Mais, il en vient par là même à être en désaccord avec les conceptions hugoliennes. En refusant catégoriquement le recours au vers, qu'il considère comme une "entrave inutile et très nuisible à la vraisemblance", il rejoint plutôt les conceptions de Stendhal : seule l'utilisation de la prose dans le drame peut permettre d'obtenir "la peinture exacte des mouvements et des incidents de la vie des modernes".

Ces rares articles mis à part, la presse ne se risque jamais à chercher à expliquer les véritables intentions du dramaturge. Et lorsqu'un critique fait allusion à la préface d'un drame, c'est pour railler cette pratique courante de Victor Hugo. Dans le Colibri du 22 décembre 1839, on trouve cette observation - "La plupart des drames de M. Hugo ont besoin d'un commentaire dont l'auteur les accompagne toujours, comme pour démontrer au public qu'il n'a pas voulu le comprendre et qu'il a eu tort de ne pas s'émerveiller."

Dans le compte-rendu de la première d'Angelo du Journal de Rouen, le chroniqueur reproche aux draines de Hugo de ne pas se suffire à eux même et de nécessiter une préface pour les rendre intelligibles. Et cet argument va de pair avec les reproches adressés à Hugo sur son rapport avec le public :

 

"Malheureusement, ses pièces sont peut-être celles où ce but [d'utilité] est le plus difficile à découvrir, et toujours l'auteur est obligé de recourir à la préface pour déterminer[ ...] sa pensée et ses intentions.

Ainsi il en a été d'Angelo, auquel personne n'a rien compris à la représentation, et dont on a eu l'énigme qu'a la publication de l'ouvrage."

 

Conclusion

La critique locale reprend donc en général les mêmes arguments que ceux que l'on trouvait déjà à profusion dans la presse parisienne.

 

En outre, l'administration des théâtres et plus généralement les institutions rouennaises ont fait preuve d'une certaine frilosité face aux idées audacieuses de Victor Hugo et n'ont pas soutenu la diffusion de ses drames.  L'exemple de Marie Tudor est d'ailleurs représentatif de la politique théâtrale menée au Théâtre des Arts.  Le directeur lui a préféré son drame concurrent, Angèle.  De même, les autorités municipales n'ont pas hésité a suspendre les reprises de Lucrèce Borgia pour satisfaire quelques abonnés influents.

Le drame hugolien est globalement bien accepté par le public rouennais. Pourtant, si l'on considère le nombre de ses représentations, on s'aperçoit que Victor Hugo est finalement peu présent dans la vie théâtrale rouennaise de l'époque : de 1833 à 1845, Lucrèce Borgia et Marie Tudor ne seront représentés qu'une quinzaine de fois chacun, Angelo sera représenté dix sept fois et Ruy Blas seulement dix fois. Ce nombre de représentations paraît dérisoire mais il faut tenir compte du fait que sur un théâtre de province, le public est peu mouvant et se compose en grande partie d'habitués qui se lassent vite d'une nouveauté ; le répertoire doit donc être constamment renouvelé et Hugo n'était pas un dramaturge assez productif pour pouvoir concourir à ce renouvellement.

On ne peut donc pas parler d'un véritable engouement pour le drame hugolien à Rouen. Et à ce titre, c'est Alexandre Dumas qui l'emporte largement sur Hugo. Aux yeux des rouennais, le porte-drapeau du drame romantique est Dumas. Car, comme on l'a vu en préliminaire, la révolution romantique qui a eu lieu à Rouen est un révolution dumasienne plutôt qu'hugolienne. Et le seul vrai grand succès da drame romantique sur les scènes rouennaises a été sans conteste La Tour de Nesle.