Than-Vân Ton-That : Proust lecteur de Hugo dans Jean Santeuil
Communication au Groupe Hugo du 26 avril 1977
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Hugo apparaît dans le panthéon proustien, mais y occupe une place paradoxale. En effet, suivant l'air du temps, Proust est partagé entre des sentiments de vénération généralement partagée et une fantaisie légèrement railleuse et insolente à l'égard du grand homme qui semble remis en cause d'un siècle à l'autre. Nous tenterons de replacer Hugo dans la formation littéraire de Proust dans le contexte poétique de Jean Santeuil, son roman de jeunesse autobiographique resté inachevé (1895-1902 environ). Puis une analyse détaillée du projet d'introduction inachevé révélera l'influence de Hugo sur l'écriture métaphorique de ce début de roman poétique à la recherche d'une forme. Peut-on parler de modèle et de résonances intertextuelles entre Jean Santeuil et la préface des Contemplations ?
Hugo et l'horizon poétique du jeune Proust
Chez Proust, la poésie correspond à une vision du monde, un idéal de vie et aussi un idéal littéraire, car la perfection formelle va de pair avec l'expression de la beauté et du moi comme le montrent les réponses de l'adolescent aux questions de l'album d'Antoinette Faure (qu'on appelle désormais 'l'album Proust"): Your favorite heroes in fiction. - Les héros romanesques poétiques, ceux qui sont un idéal plutôt qu'un modèle.
Your favorite heroines in fiction. - Celles qui sont plus que des femmes, sans sortir de leur sexe, tout ce qui est tendre, poétique, pur, beau dans tous les genres.
Il est difficile de déterminer ses goûts poétiques, car pour reprendre l'expression d'Yves Lelong, 'la poésie ayant été pour Proust l'âge adolescent de sa littérature", les lectures et les modèles poétiques varient selon l'âge, les modes et l'humeur du moment, ce qui est également valable pour les œuvres en prose. On peut se demander quelle est l'influence de ces lectures et quelles sont les traces poétiques plus thématiques que formelles qui transparaissent dans le roman. Les goûts romantiques de Proust âgé de treize ou quatorze ans sont indéniables, mais Hugo n'est pas mentionné parmi les auteurs favoris en prose, devancé par George Sand et Augustin Thierry et le même album indique que le poète préféré est Musset. Dans un autre questionnaire (en 1891), Proust répondra que "[s]es poètes préférés" sont "Baudelaire et Alfred de Vigny", goûts qui n'évolueront pas puisque ces deux noms apparaissaient trente ans plus tard dans une lettre adressée à Jacques Rivière en juin 1921 qui montre néanmoins l'importance accordée par Proust à "Booz endormi" dans sa jeunesse comme dans ses dernières années:
[…] je tiens Baudelaire - avec Alfred de Vigny - pour le plus grand poète du XIX° siècle. [... ] Je ne crois pas que dans toutes Les Fleurs du Mal, [...] on puisse trouver une pièce égale à Booz endormi . Un âge entier de l'histoire et de la géologie s'y développe avec une ampleur que rien ne contracte et n'arrête […]
D'après André Ferré qui nous fournit des renseignements sur les goûts du jeune Proust, le collégien "savait par cœur Musset et Hugo, se récitait Booz endormi et la Nuit d'octobre":
A côté de Verlaine, celui qui tient le premier rang dans ses admirations poétiques, c'est Leconte de Lisle, à la fois pour ses "images brillantes" et "son style enflammé", et aussi pour la résonance philosophique de ses vers. Il dévore non seulement ses Poèmes barbares, antiques et tragiques, mais ses traductions de l'antiquité grecque, en particulier celles d'Homère.
La découverte de la philosophie a de l'influence sur ses lectures poétiques car "c'est celle qui est le plus chargée de pensée qui a ses préférences: le Victor Hugo visionnaire et prophète, Vigny, Mallarmé, et toujours Leconte de Lisle". Ces indications sont précieuses car elles nous permettent de comprendre comment la poésie et le roman ont pu se rejoindre dans l'œuvre de Proust grâce à la philosophie. Les goûts de Proust et son attention portée au style et à la saveur des mots dépassent largement l'antagonisme traditionnel des genres et des formes, car il est sensible à la musicalité et à la couleur particulières des phrases de chaque auteur, comme Jean lisant Le Capitaine Fracasse:
Ce qui l'enchantait dans la lecture de ce livre, c'était la possibilité permanente des phrases les plus belles qu'il soit donné à l'homme d'entendre, pensait-il. [...] certains mots, comme "ainsi qu'il appert de", certaines manières archaïques de dire comme " le bon Homerus ", l'emploi de certains mots rares comme " adonisé ", comme "olympiennement" [...].
Le héros de Proust subit trois influences différentes en poésie : les goûts de sa mère, les lectures scolaires et celles qui lui sont conseillées par son maître d’études Rustinlor , ce qui nous donne un éventail de poètes qui va de l'époque classique jusqu'à la fin du XIXème siècle en passant par les romantiques. Curieusement, Hugo semble à cause de sa longévité appartenir à deux générations littéraires, puisqu’il fait partie des auteurs lus par Mme Santeuil (et par la duchesse de Guermantes et Mme de Villeparisis dans la Recherche), mais il est aussi célébré par Rustinlor, poète d'avenir et maître d'études de Jean. En fait, l'image de Hugo varie selon les associations liées aux programmes scolaires ou aux modes littéraires. Il est tantôt rejeté du côté des classiques (" Mme Santeuil échoua complètement dans ses efforts pour faire aimer à son fils Les Contemplations de Victor Hugo et Horace de Corneille"), tantôt associé aux romantiques de la première moitié du XIXème siècle, comme Lamartine ("Je lui lis souvent des Méditations poétiques, Horace de Corneille et Les Contemplations ") ou Musset ("Les amis de M. Santeuil avaient prédit à un jeune homme, qui savait déjà par cœur Alfred de Musset et Victor Hugo, le prix de discours français chaque année, en attendant le prix d'honneur en rhétorique"). Curieusement, la vision de Hugo est partielle, puisqu'on ne retient de son œuvre que sa poésie en passant sous silence son œuvre théâtrale et romanesque (comme dans la Recherche ).
A l'image ambivalente d'un Hugo à la fois scolaire, classique et romantique, s’ajoute celle de l’écrivain mal vu et cependant reconnu par la 'bonne société". Telle est l'opinion défavorable et caricaturale de M. Sandré, grand-père de Jean Santeteuil qu’on replacera dans la perspective du roman d’apprentissage et du problème de la vocation littéraire:
Et on voit un jeune homme, fils d'un grand homme intelligent, riche et qui pouvait prétendre à tout, dissiper la fortune bien acquise, déshonorer le nom universellement considéré de son père et finir par crever de faim si ce n’est pas pire, dans un ramassis de scélérats d’hommes de lettres où les privilégiés, qui ne sont pas de simples chenapans, sont des paniers percés comme Lamartine ou des vieux grigous comme Victor Hugo.
Pour Mme Santeuil la poésie fait partie des ornements de l'esprit, au même titre que la musique et la peinture dans l’éducation des jeunes filles, mais elle ne peut pas constituer une vocation sérieuse:
[...] elle estimait que la poésie, indigne de remplir la vie, [est] capable d'en distraire les loisirs. Frivole comme étude, mais noble comme plaisir, la poésie lui paraissait la fleur délicate des moments perdus.
En matière de poésie, la mère joue le rôle d’initiatrice, c'est pourquoi elle se réjouit en disant "Je crois que Jean aimera la poésie". L’adolescent semble préférer les poètes contemporains (Verlaine qui meurt en 1896, Leconte de Lisle) à ceux de la génération de sa mère (Lamartine, Hugo). Pourtant une maturation poétique et sentimentale s'accomplît en lui, puisqu'à un certain âge, non précisé, le narrateur annonce que "Jean pouvait lire La Tristesse d'Olympio et bien d’autres poèmes." Or les poèmes cités jusqu'à présent célèbrent tous les souffrances de l'amour (" Il pleure dans mon cœur... ", " Le Lac ", " La Tristesse d'Olympio ") et ont donc une fonction de mise en abyme littéraire et sentimentale dans la formation du héros. La poésie moderne s'oppose par la suite à la sécheresse des exercices scolaires et apparaît comme une fantaisie et un divertissement dangereux:
Quand Jean, au lieu de commencer une version latine, avait relu Ruth et Booz ou La Nuit d'octobre […].
Comme son maître Rustinlor, Jean préférait à tous les poètes Verlaine et Leconte de Lisle, et comme lui éprouvait à la lecture des classiques un morne ennui.
Les allusions an désir de Jean "de faire des vers parnassiens", aux "terces-rimes" de Rustinlor "célébrées par la Revue blanche, le Mercure de France et la Revue indépendante " montrent l’importance de "l'actualité poétique" qui comprend la poésie des parnassiens, des décadents et des symbolistes. D'ailleurs Rustinlor ébranle Jean dans ses convictions poétiques à cause de ses propos pleins d’admiration (pour certains "vers plastiques et purement extérieurs" de Hugo) et d'insolence gouailleuse qui montrent sur quel piédestal Hugo a été placé par différentes générations, mais en même temps il prend ses distances par rapport à la vieille idole:
Pourtant il faut admirer le père Hugo, et il a tout de même été un formidable poète, parce qu'au fond c'était une vieille bête. [...] Oui, une vieille bête, et qui faisait des vers bougrement beaux.
En outre, on sait que Proust a prodigieusement encensé dans ses conversations et dans ses lettres Anna de Noailles et Montesquiou. D'ailleurs ces poètes à la mode sont évoqués de manière indirecte (Montesquiou apparaît surtout comme un dandy et Anna de Noailles, sous les traits de la vicomtesse Gaspard de Réveillon) et le narrateur s’intéresse moins à leur art qu’à leur personnalité, et inversement pour Hugo même si des anecdotes sont évoquées ("Le vieux Hugo suivait encore les bonnes dans la rue"). Proust retiendra plus le contenu poétique, la musicalité et les images que la forme de ces œuvres. L’essence de la poésie ne se trouve pas dans "un art de pure technique formelle" mais pour Jean " elle est avant tout la présence dans l'esprit du poète de "grandes réalités" ". La "vraie vie" n’est pas représentée par la littérature, mais par le monde concret des sensations que le héros apprend à redécouvrir à travers l'enseignement du professeur de philosophie M. Beulier:
Jean était en joyeuse communication avec le soleil et le vent imprégné de l'odeur des bois [...] les poésies qui célébraient la douceur des cloches le laissaient insensible comme la froide allégorie d'un sentiment convenu.
Il convient d’examiner à présent le projet poétique de Proust évoqué de manière énigmatique et dense dans son introduction (inachevée elle aussi).
2. Introduction inachevée: projet et art poétique de Proust.
Cette introduction inachevée est plus qu’un passage obligé, un jeu rhétorique avec le lecteur ou un exercice de style. Nous découvrons un art poétique ainsi qu'un projet d'écriture qui est en même temps un mode de lecture et d'approche du texte, le tout condensé dans un petit nombre d'expressions frappantes et originales:
Puis-je appeler ce livre un roman? C'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ses heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. Et ce n’est pas une excuse pour ma paresse. J'aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l'ex oser au soleil et, si je peux le dire, mieux situer ma vie. Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient des glaces de la vie mondaine...
D'emblée, Proust pose le problème du genre: "Puis-je appeler ce livre un roman?' Dans une vision rétrospective il tente de donner un nom après-coup à ce qu'il a produit, plus exactement à ce qui est venu de lui par inspiration, la distance étant bien marquée par le démonstratif "ce". Il ne dit pas "mon" livre (le hic liber des latins), comme s'il prenait conscience de cette étrange relation d’extériorité. Tout se passe comme s'il n'y avait pas de plan antérieur, de projet déjà conçu avant l'élaboration de l’œuvre. Sa démarche se veut incertaine, presque expérimentale dans ses tâtonnements. Il hésite ("Puis-je") à mettre une étiquette générique sur ses écrits et reste très vague: "un" roman, sans autre précision, mais Proust reconnaît l'unité de son recueil, sous la forme du "livre". Projets romanesque et philosophique se rejoignent et peut-être Proust veut-il comme Balzac (dans son Avant-propos de la Comédie humaine ) "plaire à la fois au poète, au philosophe et aux masses qui veulent la poésie et la philosophie sous de saisissantes images?" Après la tentative de dénomination générique vient le projet autobiographique, malgré la façade du " Il ". Ainsi s'opère l’identification, plutôt l’analogie entre "sa" vie et "ma" vie. De manière étonnante, on note l’omniprésence du "Je" (trois "Je", un "me", trois "ma" dans ces quelques lignes), qui rythme la phrase de manière récurrente et impose sa voix au début, pour mieux s'effacer par la suite dans l'ombre des autres. " Mieux situer [sa] vie", c'est aussi trouver sa voix. Cette introduction se détache de la préface qui fait partie du récit-cadre; l'écrivain est censé se mettre en scène dans un mouvement rétrospectif de réflexion critique sur son œuvre théoriquement achevée au moment où il prend la parole.
Ensuite, le désir d'écrire devient quête du salut et revendication de pureté: 'l'essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler". D'où l'idée de riche condensation, de lente maturation de l'être dans cette phrase dont la fin, marquée par l'angoisse de la "déchirure" et de l'écoulement temporel, prend des accents presque pascaliens: "C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède." Ce patient travail de concentration et de décantation de l'être ne l’apparente-t-il pas à celui de la poésie mêlée aux impuretés d'une prose banale? Ce souci de pureté et d’intégrité du moi, nous le retrouvons dans l'opposition entre la vraie vie et la mort spirituelle et artistique que constitue la frivole existence mondaine ("glaces"). Celui qui prend la parole cherche sa position, comme Jean Santeuil, naviguant entre plusieurs mondes, passant à travers toutes les sphères de la société, nouveau héros balzacien de la fin du siècle. Le conflit entre l'artiste et la société est mis en valeur, dans cette dénonciation des pièges de la mondanité enivrante. Avec l'inquiétante précision ("pour un instant"), un sursis semble accordé dans ces intermittences de lucidité et de création avec la tentation de l'enfouissement de l’œuvre précieuse, à travers la belle métaphore végétale de la germination, dans l'allusion rapprochant travail de la terre et travail des mots. Nous sentons aussi la tentation d'une claustration volontaire dans une solitude jalousement gardée.
D'après Georges Cattaui, " la récolte disparate et chronologique des événements extérieurs d’une vie" révèle l'absence "d’une pensée organisatrice et finalisante": "Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté": nous ne sommes pas dans le domaine du faire, de la production et de l’artisanat des mots, mais dans celui d’une cueillette inspirée. Il en résulte une certaine passivité devant l’œuvre reçue comme un don, une grâce de l'inspiration, liée donc au hasard, à la discontinuité de moments rares et à l'éparpillement de la mémoire. Animé par le souffle poétique d’une écriture inspirée qui s'efforce d'épouser tous les contours de l’œuvre polymorphe, Jean Santeuil est donc bien d’après la technologie de Michel Raimond, un "roman poétique" et non un "roman-poème". Cette réflexion sur la création semble répondre à la description de l'inspiration que nous donne Proust:
[... cet enthousiasme soudain qui est le seul signe de l'excellence d'une idée qui nous vient [...] et qui rend aussitôt les mots malléables, transparents, se reflétant les uns les autres
Dans la mesure où Proust s'inspire de nombreux modèles romanesques ou écrit du moins par rapport à eux, éventuellement dans un rapport subversif et conflictuel, on peut se demander si son introduction n’est pas nourrie de références à d'autres introductions ou préfaces du même genre. Proust a pu être tardivement influencé par la lecture des Mémoires d’un fou, projet de " roman intime " de Flaubert que la Revue blanche publie en quatre fois de décembre 1900 à février 1901, puis qui parait en volume chez Fleury en 1901. Mais à cause de cette date, il faut garder la plus grande prudence dans le rapprochement intertextuel, car nous ne savons pas quand l'introduction a été écrite. Signalons pourtant un système similaire de double entrée dans le texte, avec une dédicace de l'écrivain ("je" réel de Flaubert qui déclare que ces pages " renferment une âme tout entière ") puis une présentation du narrateur fictif extradiégétique-homodiégétique ("je" fictif du narrateur, le "fou" qui raconte ses Mémoires). Le premier chapitre s'ouvre sur une interrogation comme l'introduction de Proust (" Pourquoi écrire ces pages? ") avec quelques lignes plus loin une définition générique négative ("ce n'est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée"). Puis vient une énumération hétéroclite:
[... ] je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passa dans la pensée et dans l'âme [ ...]
Dans son introduction, Proust parle de" l'essence de [s]a vie" et veut "Mieux situer [s]a vie", tandis que le narrateur des Mémoires écrit: " Je vais donc écrire l’histoire de ma vie. [...] Or, ma vie, ce ne sont pas des faits; ma vie, c'est ma pensée. " Nous retiendrons quelques métaphores liées à la nature et à la poésie des éléments présentes dans le texte de Proust ("J'aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l'exposer au soleil", livre "récolté", "glaces de la vie mondaine") et dans celui de Flaubert:
[...] nous touchons à la terre, à cette terre de glace où tout feu meurt, où toute énergie faiblit. [...] Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.
N’avons-nous pas ici les traces d'un texte "inspiré'?
Le projet (indirectement) autobiographique et poétique de Proust rappelle surtout celui des Contemplations. En tout cas, certaines expressions de la préface de Hugo semblent se trouver sous forme d’échos lointains et déformés dans l’introduction de Jean Santeuil. Dans son roman, Proust fait de nombreuses allusions à Hugo, aussi bien au personnage qu'à l’œuvre poétique. En particulier, les Contemplations sont souvent mentionnées par le narrateur. Nous ne nous attarderons pas sur la coïncidence de la durée (le quart de siècle romanesque et poétique) chez les deux écrivains: " Vingt-cinq années sont dans ce volume " dit Hugo; Jean a "vingt-deux ans" à la fin du roman, et Proust en a vingt-quatre quand il commence son œuvre. Les scènes liminaire et finale de Proust (sommeils de l'enfant et du vieillard) nous rappellent l'itinéraire hugolien: " C'est l'existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil ". La création littéraire est liée à l’existence individuelle et vue sous l'angle de la passivité (grammaticalement soulignée). En effet, 'l'essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler" et surtout "Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté" ressemblent étrangement à cette déclaration de Hugo: "L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. [...] Une destinée est écrite là jour à jour. "
De plus les points, de rencontre métaphoriques des deux textes sont saisissants. Proust choisit l’isotopie des éléments naturels, eau, terre, feu, air présents dans " orages, terre, soleil, rayons " tandis que Hugo développe un allégorisme fondé principalement sur l'eau et l'air (" cette eau profonde et triste ", "la même nuée sombre"). Mais la correspondance dépasse le simple rapprochement thématique, comme le montrent ces phrases de Proust (en gras) et de Hugo, respectivement :
Puis-je appeler ce livre un roman? C'est moins peut-être et bien plus […].
/ Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d'un mort. […] Qu'est-ce que les Contemplations ? C'est ce qu’on pourrait appeler les Mémoires d'une âme .[…] C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil.
C'est moins peut-être et bien plus, l'essence de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle.
/ La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les cléments et les souffrances, l'a déposé dans son cœur. […] cette eau profonde et triste, qui s'est lentement amassée là, au fond d'une âme.
Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté.
/ L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. […] Une destinée est écrite là jour à jour.
Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient pour un instant des glaces de la vie mondaine […]
/ Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. […] c'est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête éperdu "au bord de l’infini".
Cette dernière phrase évoquant de manière condensée un parcours initiatique et symbolique peut être rapprochée du récit d'apprentissage proustien. Mais Proust développe une relation narcissique avec son œuvre et non une relation spéculaire et universelle avec le lecteur comme Hugo: "Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. […] Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi!" D'autre part, il n'a pas vécu, connu " la perte d’êtres chers " qui soient vraiment très proches, mais son grand-oncle et son grand-père sont morts en 1896. Le narrateur rappelle à plusieurs reprises le deuil de Jean Santeuil qui a perdu son père, mais on ne peut pas dire pour les deux moitiés de Jean Santeuil qu’ "un abîme les sépare, le tombeau. "
Cependant, la tonalité pessimiste des dernières parties de Jean Santeuil pourrait être illustrée par ces propos de Hugo:
La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s'effeuille page à page dans le tome premier, qui est l'espérance, et, disparaît dans le tome second, qui est le deuil.
En outre, son point de vue qui ne laisse pas de place à Dieu ne peut être ni d’"outre-tombe", ni largement rétrospectif. Les allusions à Hugo peuvent s'expliquer par le rattachement de Jean Santeuil au roman poétique et la présence plus discrète de Michelet (M. Beulier lit La Bible de l'humanité à Jean) serait alors liée à l'orientation historique du roman qui n’exclut pas la subjectivité déformante de l'auteur. C'est ce que Michelet reconnaît dans la préface (de 1869) de son Histoire de France: " Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement. " Proust pourrait aussi affirmer qu’il ne se contente pas "de suivre par derrière la chronique contemporaine".
Proust, lecteur de Hugo nous montre à travers Jean Santeuil l'image que la fin du XIXème siècle garde d’un écrivain qui a traversé et marqué son siècle en touchant au moins deux générations, celle des parents de Jean Santeuil (/ Marcel Proust) et celle du héros du roman d’apprentissage inachevé. La vision de Proust est particulière et partielle, dans la mesure où seule survit la gloire poétique des œuvres de jeunesse (qui le rattachent aux romantiques) et de la maturité (surtout Les Contemplations et notamment "Booz endormi"). Hugo apparaît comme un modèle de réussite littéraire et sociale et devient une valeur esthétique et mondaine. Mais si Proust a voulu écrire un Contre Sainte-Beuve, il n'y a pas de "Contre Hugo" mais un jeu littéraire à la fois familier et admiratif.