Ludmila Wurtz : Les Interlocuteurs de la poésie lyrique de V. Hugo
Communication au Groupe Hugo du 21 janvier 1995
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Il n'est jamais facile de résumer un travail de thèse ; il est d'autant moins facile de le faire trois mois à peine après en avoir écrit la dernière phrase. Je ne suis pas parvenue, dans cet exposé, à dire les choses autrement, avec d'autres mots je m'en excuse auprès de ceux qui ont lu ce mémoire ou ont assisté à la soutenance ils risquent fort d'entendre encore une fois la même chose.
Avant d'entrer dans le "vif du sujet", je tiens à rappeler tout ce que ce travail doit à Guy Rosa, à Pierre Albouy, à Anne Ubersfeld : cette étude de la poésie lyrique s'inscrit dans le prolongement de leurs travaux, qui ont abouti à la mise en lumière de la notion de sujet chez Hugo, et a constamment recours aux concepts qu'ils ont élaborés.
Introduction
"Tout a droit de cité en poésie" [1] , dit le Poète des Orientales. Cette citoyenneté poétique donne aux arbres et aux anges, aux mendiants et aux rois bien plus qu'un titre à figurer dans le registre infini des objets dont peut traiter la poésie romantique ; elle les fait accéder au statut de sujet : tous les membres de la cité poétique ont le droit d'y prendre la parole.
La poésie lyrique de Hugo, que l'on a longtemps lue comme une poésie personnelle, donne à entendre une multitude de voix : celles des personnages, dont le discours est cité dans les poèmes qui les mettent en scène, celles des dédicataires et du lecteur, au discours implicite desquels les poèmes répondent. Ces voix sont fictives, bien sûr : le nom en lettres capitales qui s'imprime sur la couverture du livre scelle l'identité de l'auteur et l'origine de la parole lyrique. Le lecteur, pas plus que le spectateur au théâtre, n'est dupe de la fiction : les voix qui se croisent dans les poèmes sont des masques énonciatifs. Mais le lecteur de poésie lyrique établit ici une distinction que le spectateur ne songe pas à faire : les voix qui énoncent le discours lyrique sont, à ses yeux, toutes fictives, sauf une - celle du Poète. Loin de le compter parmi les personnages, le lecteur - autre instance fictive, nécessaire, celle-là, à l'argumentation - identifie le Poète à l'auteur. Cette erreur de lecture a pour origine une confusion entre le "je" personne grammaticale, et la personne civile - l'auteur - qui l'emploie. Le lyrisme, plus que tout autre genre littéraire, la favorise. Alors que la scène de théâtre délimite matériellement l'espace de la fiction, la poésie lyrique n'a d'autre espace fictif que son propre discours. L'auteur, que le spectateur de théâtre sait dans les coulisses, spectateur lui aussi de la fiction représentée sur scène, fait corps, pour le lecteur, avec son discours : son nom, sur la couverture, n'est-il pas une manière de signature ? Aussi le lecteur de poésie lyrique est-il pris au piège du bon sens : alors que le spectateur de théâtre ne s'attend pas à voir l'auteur sur scène avec ses personnages, le lecteur ne s'étonne pas de voir l'auteur lyrique côtoyer ses personnages dans le livre. L'auteur, figure éditoriale, ne se distingue pas à ses yeux du Poète, instance fictive qui dit 'Je" dans le poème.
Hugo entreprend de déjouer cette lecture : il crée les coulisses du poème. Le Poète qu'il représente sur la scène énonciative lyrique est un personnage qui lui ressemble; les allusions biographiques aux Feuillantines et à Guernesey, le deuil, daté du 4 septembre 1843, qui coupe Les Contemplations en leur milieu, confirment que le Poète est un double de Hugo. Mais, plus que sa doublure, il est son alter ego - second "moi", ou "moi" autre, dont la ressemblance avec le "moi" biographique est rendue visible par son altérité même. Celle-ci est énonciative : le Poète met en abyme, au sein de l'univers fictif, la position de parole propre à Hugo-, mais l'exclusivité du droit à la parole poétique lui est refusée. Le discours des personnages se mêle peu à peu au sien, jusqu'à rendre impossible l'identification d'un locuteur précis. Si, dans certains poèmes, la parole des personnages est délimitée, à l'intérieur du discours du Poète, par les guillemets qui signalent la citation, dans d'autres, elle est au contraire dégagée de toute tutelle : le discours du poème est attribué à un personnage fictif, qui remplace alors le Poète dans le rôle de l'énonciateur poétique. Le "je" poétique manifeste par là sa vacance : le personnage du chêne, dans Les Chansons des rues et des bois, ou celui de la sultane, dans Les Orientales, peuvent, au même titre que le personnage du Poète, s'y glisser. Cette vacance du "je" poétique donne tout son sens à l'emploi, récurrent dans le discours lyrique hugolien, du discours indirect libre. Si ce discours est grammaticalement assumé par un "je", il donne à entendre plusieurs voix ; le "je" accueille donc plusieurs consciences, dont l'interaction est la condition même de l'unité du discours : le discours indirect libre n'est pas la juxtaposition de plusieurs discours, dont une analyse attentive pourrait identifier les différents énonciateurs, mais la fusion de ces discours dans une énonciation unique.
Cela est vrai, non seulement de l'emploi poétique du discours indirect libre, mais de son emploi dans la réalité extra-littéraire. La vacance qui définit le "je" lyrique hugolien manifeste, en la représentant, l'essentielle vacance du "je". Toute énonciation donne à entendre, outre la voix de l'individu singulier qui la profère, celle du "vous" de ses éventuels contradicteurs, dans des formules telles que "Je sais bien que" qui prévient l'objection, ou que "je ne crois pas", qui y répond, mais aussi la voix du "on" de la tradition ou de la communauté qui garantissent la validité de ses propos. Un "moi" ne parle jamais seul. La pensée rationnelle se fonde sur cette capacité du "moi" à soumettre son propre discours à l'examen d'une instance extérieure: l'accord, toujours escompté, des autres consciences, oblige le "moi" à construire ses énoncés dans la perspective de leur réception par d'autres "moi". La solitude et le silence n'abolissent en rien cet horizon de la réception, qui convoque autrui au sein même de la conscience.
Hugo est, plus que tout autre, conscient de cette ouverture du "moi" à l'autre. Le " moi" évidé, "ductile, flottant, non pas impersonnel mais a-personnel ou non personnel"[2] qu'il met en scène dans l'espace lyrique, manifeste sa lucidité à cet égard. La conception du sujet qu'implique cette représentation du "moi" lyrique ouvre la voie aux théories de l'énonciation développées au XXème siècle.
Aussi les lecteurs de Hugo sont-ils parfois tentés de rendre compte de son génie poétique en faisant de lui un novateur qui aurait rompu avec la tradition lyrique pour réinvestir le lyrisme d'un sens nouveau. Le poète aurait déconstruit les instances traditionnelles de la poésie lyrique - un "je" sentimental, le "tu" idéalisé de l'aimée pour les transformer en actants d'une expérience poétique plus complexe. Mais, si l'on analyse les implications ultimes d'une telle lecture du lyrisme hugolien, on aboutit nécessairement à la conclusion que Hugo aurait perverti avec génie la tradition de la poésie lyrique romantique. Or, en 1829, date de parution des Orientales, le lyrisme romantique n'a pas encore de tradition - à moins que l'on ne considère que Lamartine en constitue une à lui seul. Hugo, qui écrit en 1824 "ignore(r) profondément ce que c'est que le genre classique et que le genre romantique " [3] , participe à la genèse et à la définition de ce dernier.
En réalité, plus que sur une illusoire tradition du lyrisme romantique, cette lecture du texte hugolien, bien que sincèrement élogieuse, se fonde sur l'idée fausse que l'on se fait, au XXème siècle, du lyrisme romantique, à savoir qu'il se définit par la mise en écriture d'un "je" plein, autobiographique, sûr de sa permanence. Or, il s'agit, soit d'un contresens propre au XXème siècle, soit d'une norme imaginaire permettant de penser le lyrisme hugolien en terme "d'écart par rapport à la norme". En 1829, ce n'est pas, en tout cas, la représentation que l'on se fait du lyrisme romantique - pour la simple raison, peut-être, que l'on ne se pose pas la question en ces termes.
S'il y a une tradition du lyrisme, elle remonte en France au XVIème siècle. Or, on ne peut parler, au XVIème siècle, à propos de Ronsard par exemple, d'un "je" plein, autobiographique, sûr de sa permanence. Dire "je" au XVIème siècle revient à s'inscrire dans une filiation - celle d'une caste, d'un genre littéraire, de la condition humaine en général - non à s'affirmer en tant que sujet autonome, pris dans une irréductible unicité. Le sujet n'est pas, au XVIème siècle, l'individu : - ... quoique la prégnance même de notre idéologie rende aujourd'hui presque inconcevable un fait pourtant signalé ou prouvé d'innombrables manières, nous savons bien que la conscience de soi ne s'est que récemment opérée sous la catégorie de l'individualité et que les individus ne se sont pas toujours représentés à eux-mêmes pour tels" [4] . Ronsard ne prétend pas affirmer sa singularité en employant le pronom personnel "je" : écrivant dans les marges de Pétrarque, il s'inscrit au contraire ouvertement dans une tradition lyrique dont il explore les possibilités et les limites. Us lecteurs contemporains de Ronsard se soucient peu de la sincérité de l'amour du poète pour Cassandre Salviati ou pour Hélène de Surgères ; l'amant de Cassandre et d'Hélène se définit pour eux par rapport à l'amant de Laure. Le "je" lyrique est au XVIème siècle une instance poétique que nul ne songe à investir d'un contenu biographique qui en épuiserait le sens. Ce n'est donc pas ce à quoi s'oppose directement le "je" lyrique hugolien.
L'idée d'un "je" stable, souverain, fort de son unicité, n'existe peut-être qu'au XVIllème siècle, en tant qu'objet de désir et qu'aboutissement théorique de la lutte pour l'émancipation de l'individu. La revendication, propre aux Lumières, de la liberté de pensée et d'expression du citoyen a pu mener à une telle conception du "je", par opposition au "je" entravé du système monarchique. La première page des Confessions établit moins, à cet égard, un pacte de lecture autobiographique qu'elle ne revendique, pour un écrivain sans titres de noblesse issu des quartiers populaires de Genève, le droit d'affirmer l'unicité absolue de son "moi" :
Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.[5]
Rousseau se définit dans l'incipit des Confessions comme un individu libre et souverain, refusant ainsi de se reconnaître dans l'image que la société monarchique tend à lui donner de lui-même -celle d'un roturier tenu à la déférence envers le trône et l'autel. Le sujet de son discours est "un homme dans toute la vérité de la nature", un "moi" dégagé des catégories sociales sous lesquelles la monarchie de droit divin pense l'individu.
La Révolution française actualise cet individu nouveau. Elle modifie en effet la représentation que l'individu a de lui-même. Désormais reconnu en tant que personne juridique, il est en droit de prendre part en son nom à la vie de la cité ; la loi morale qui régit ses actes est celle que lui dicte sa conscience : il est, par conséquent, en mesure de prendre la parole en tant que sujet. En ce sens, la Révolution rend donc possible l'existence d'une énonciation assumée par un "je".
Mais, après la Révolution, une fois acquis le statut de sujet-citoyen, une fois conquis le droit de dire "je", l'expérience même de ce "je" n'a pu que conduire, presque immédiatement, à une interrogation sur ses limites, ses implications, son rapport à l'autre. L'expérience du pouvoir de dire "je" génère nécessairement une réflexion sur la légitimité à parler en son propre nom: la prise de conscience de soi comme sujet a pour corollaire la découverte d'autrui en tant que sujet de conscience. Or, "Si je suis auteur de mon éthique, comment penser qu'autrui le soit aussi de la sienne et que ce puisse ne pas être la même ? et comment concevoir la Société?" [6] . L'organisation hiérarchique de la société d'Ancien Régime garantissait à l'individu une position de parole stable: dans la mesure où les critères permettant de juger de la validité d'un discours étaient fixés par des instances telles que le Roi, la tradition ou l'Eglise, le locuteur d'Ancien Régime s'inscrivait dans une situation de communication antérieure à sa prise de parole - s'il n'avait pas le pouvoir de la modifier, il n'avait pas non plus à la créer. Parlant au nom d'une communauté, il bénéficiait de droit de la légitimité -ou de l'illégitimité - accordée à celle-ci par la société. Au contraire, le citoyen, parce qu'il prend la parole en son nom, doit convaincre son interlocuteur - et, en dernière instance, la société dans son ensemble - de la légitimité de son discours : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en proclamant l'égalité en droit des individus, ne reconnaît pour critères de la validité du discours que ceux, universels, de la raison. Un discours n'est donc jugé valide que s'il crée un consensus : la Révolution ouvre l'ère de la discussion. Dès lors, le droit de dire "je" implique un nécessaire travail dialogique: le "moi" tire sa légitimité de sa reconnaissance par les autres "moi" en tant que sujet d'un discours valable. En définitive, n'est sujet que celui qui est reconnu pour tel par d'autres sujets. Cette interdépendance des "moi" inaugure un "je" toujours à construire, un sujet que chaque dialogue tend à redéfinir.
Le travail de Hugo sur l'énonciation, sa mise en place d'un "moi" extensible jusqu'à englober tous les autres "moi", sont donc la conséquence logique de la Révolution, au sens où la solidité du "je", tel qu'on a pu le concevoir avant d'y avoir droit, s'est nécessairement résorbée dès qu'on en a fait l'expérience. Le caractère labile du "je" mis en scène par Hugo s'oppose à la solidité d'un "je" imaginaire, désiré, plus qu'à la prétendue solidité d'un hypothétique "je" lyrique romantique pré-hugolien. S'il est indéniable qu'aux "idées et aux pratiques des siècles classiques, où le sujet n'est pas l'individu mais d'autres instances ( ... ), le romantisme, conséquence de la Révolution" achève de substituer "un ensemble de représentations où l'individu est sujet : sujet d'art - donc pas de règles -, de vérité pas de révélation -, et de Bien"[7] il faut admettre avec Guy Rosa qu'une "telle vision du monde se heurte nécessairement à l'altérité dont le romantisme fait la découverte et l'épreuve en même temps qu'il invente "l'individu-sujet". Aussi peut-on sans doute faire l'économie d'un imaginaire moment de l'Histoire où l'on aurait dit "je" en toute bonne conscience. Hugo s'oppose davantage aux Lumières qu'à un prétendu premier romantisme naïf.
Il faut donc parler, non de déconstruction, mais de construction, par Hugo et quelques autres. par Hugo mieux que par tout autre- des instances de la poésie lyrique romantique.
Dans la mesure où le lyrisme se définit comme un discours, il constitue en effet, au début du XIXème siècle, un véritable laboratoire énonciatif où mettre à l'épreuve les conditions de possibilité d'une parole subjective. Le lyrisme romantique n'est pas simplement, comme on l'entend dire parfois, l'écriture de l'épanchement du Moi : il est l'espace de liberté, le champ d'expériences où l'individu explore les contradictions et les potentialités de sa propre énonciation. En avant du réel, parce que la marge de liberté et d'expérimentation que permet le réel est infiniment moindre, le lyrisme romantique travaille, dans cette mesure, à la genèse du sujet. Aussi la construction par Hugo d'instances lyriques proprement romantiques pratique, à première vue, purement poétique -, est-elle solidaire de l'élaboration d'une théorie politique. Celle-ci englobe nécessairement le. lecteur ce "moi" autre dont dépend, pendant le temps de la lecture. l'actualisation du "moi" lyrique.
Poète et lecteur
Le monologue est le discours qu'un sujet adresse à un interlocuteur absent. Le soliloque est le discours d'un sujet qui se parle à lui-même. Le Poète lyrique s'adresse toujours à un autre, fût-ce son propre coeur: "Que t'importe, mon coeur, ces naissances des rois ( ... ) ?"[8] . Il ne soliloque donc pas. Il ne monologue pas non plus, puisque, instance fictive, il n'est pas moins absent que les personnages auxquels il s'adresse. Présent sur le même mode qu'eux, il est un être de discours ; le "je" et le "tu" lyriques échappent donc aux contraintes de l'espace et du temps, présents dans la mesure où leur dialogue les actualise, absents lorsqu'ils ne sont plus que l'objet à la troisième personne du discours d'un autre. Le lyrisme est essentiellement dialogique.
Pourtant, la comparaison du texte lyrique et de la scène dramatique révèle, entre ces deux formes de dialogue, une profonde différence. Elle ne tient pas, malgré les apparences, au degré d'individualisation des personnages dans l'un et l'autre genres. Bien sûr, les personnages dramatiques sont pourvus d'un nom, d'un costume, d'un destin dont la plupart des personnages lyriques sont privés ; mais certains poèmes lyriques se construisent sur le modèle dramatique, les prises de parole de chacun des personnages étant précédées de la mention en capitales de leur nom ou, ce qui revient au même, de leur fonction. A l'inverse, le monologue est une invention théâtrale.
C'est moins sur la scène, qu'elle soit dramatique ou énonciative, que dans le public qu'il faut chercher l'origine de cette différence. Le dialogue dramatique se déroule sous les yeux d'une assemblée. Le dialogue lyrique a le spectateur pour seul témoin. Or, la solitude même du lecteur qui lit, à bouche fermée, le texte qu'il tient entre ses mains, fait de lui plus qu'un simple témoin. Le "je" et le "tu" entre lesquels circule la parole lyrique mettent en abyme la situation de communication qu'instaure la lecture : un "moi" écoute, en le lisant, le discours qu'un autre "moi" adresse à un "tu". Seul face au livre, le lecteur est invité par la syntaxe du discours à s'identifier à ce "tu". Le discours adressé qui constitue le lyrisme a donc un destinataire double : bien qu'adressé à une instance fictive, il convoque, de par sa forme même, le lecteur comme interlocuteur. Cette "double destination", pour reprendre ici le concept de G. Rosa, définit le lyrisme. Le texte lyrique met en scène, à l'intention du lecteur, un dialogue entre des instances fictives, l'installant ainsi dans la position du spectateur, tout en l'interpellant, c'est-à-dire en le prenant pour interlocuteur. Le dialogue lyrique doit donc être lu à deux niveaux, et le "je" lyrique se définir comme une instance double.
S'il nous semble indispensable de définir le "je" lyrique hugolien non seulement comme un énonciateur réel, actualisé en tant que tel par le rapport dialogique qu'instaure la lecture, mais aussi comme un personnage fictif, c'est parce que le lyrisme romantique cherche à agir sur son lecteur. Hugo va jusqu'à le transformer. Pour cela, la fiction est nécessaire. Dans ces conditions, le "poème monodramatique" énoncé par un "Je lyrique feint", dont K. Hamburger fait un "intrus structural dans l'espace lyrique"[9] , a toutes chances d'être le modèle même du lyrisme hugolien et, peut-être, du lyrisme romantique dans son ensemble.
En effet, le lyrisme hugolien ne se donne pas pour seule tâche de rendre compte d'une expérience subjective et de la faire partager. Il cherche au contraire à avoir une fonction dans un "contexte de réalité", pour reprendre ici, mais dans un sens différent, les mots de K. Hamburger : comme les autres énoncés de type communicationnel, l'énoncé lyrique est orienté vers un objet ou, du moins, un effet, qui est la transformation de la position de parole du lecteur. Il constitue en cela un énoncé pragmatique. Cette visée nécessite une posture énonciative double du "je" lyrique. Pour impliquer le lecteur dans la situation dialogique destinée à le transformer, il faut que le "je" lyrique s'adresse à lui comme à un "tu" et, par conséquent, s'institue en énonciateur réel au même titre que lui. Mais, pour opérer la transformation visée, le "je" lyrique ne peut se contenter d'énoncer un ensemble de lois auxquelles le lecteur devrait se conformer. Aussi le poème représente-t-il, sur le mode de la mise en abyme, le rapport dialogique qu'il tend à abolir et celui qu'il prétend instaurer. Au risque de simplifier un peu les choses, on peut dire que le "je" lytique s'institue en énonciateur réel pour obliger le lecteur à écouter le discours qu'un "je" lyrique fictif adresse à d'autres - arbres, sultanes, anges ou lions. Une fois l'attention du lecteur captée, le Poète ne s'adresse plus à lui, lui assignant par conséquent pour tâche de déchiffrer, au moyen d'un travail d'interprétation, le discours qui lui est indirectement adressé par la fiction. Par là, le poème commence déjà à opérer la transformation qu'il vise : le lecteur, convoqué comme interlocuteur par le "tu" des poèmes, mais congédié en tant que destinataire d'un discours adressé à des instances fictives, est, qu'il le veuille ou non, engagé dans un jeu dialogique dont il ne connaît pas les règles à l'avance. Cet engagement énonciatif du lecteur dans le poème est le moyen même de sa transformation.
Pragmatique hugolienne
Le poème lyrique, lieu d'une communication effective - celle du Poète et du lecteur - et de la mise en abyme, par la fiction, du processus même de la communication, cherche tout autant à dire qu'à engendrer une réflexion sur le dire.
Cette réflexion s'appuie sur la représentation, dans les poèmes, d'une communication détériorée : nombre des dialogues mis en scène se soldent par un échec, c'est-à-dire par l'impossibilité, pour les partenaires de l'échange, à trouver un terrain d'entente, ou par la réduction de l'un d'eux au silence. Mais le concept de détérioration n'est opératoire que s'il renvoie à un état idéal de la communication : un poème lyrique ne peut être interprété comme la mise en scène d'un échec dialogique que si, en son sein ou au sein d'autres poèmes, se donne à lire une réussite dialogique explicitement présentée pour telle par le Poète. L'analyse pragmatique des situations de communication n'est légitime pour le texte littéraire que si ce dernier la sollicite. Lorsqu'il ne la sollicite pas, en effet, l'approche pragmatique reste efficace, au sens où elle rend signifiante la structure des dialogues, mais uniquement d'un point de vue historique ou sociologique : le texte manifeste alors un système normatif qu'il ne met pas délibérément en scène.
Le texte hugolien, au contraire, appelle l'analyse pragmatique : le concept de communication idéale est à son fondement. Non seulement tous les personnages parlent, mais leur prise de parole est toujours commentée et évaluée selon une norme idéale implicite ; leur silence même, parce qu'il est mentionné, est signifiant. Mais quelle est la fonction de cette norme idéale ? Elle peut être de deux sortes, l'une n'étant pas exclusive de l'autre : instrumentale, au sens où la norme permet de penser les phénomènes en terme d'écart ou de transgression, et utopique, au sens où la norme définit ce vers quoi il faut tendre. Hugo associe ces deux fonctions de la nonne : il entend non seulement critiquer l'usage de la parole en vigueur dans la société, mais aussi faire œuvre de fondateur. La réflexion sur le langage à œuvre dans sa poésie est, en cela, comparable à celle de J. Habermas : "... les structures détériorées de la communication ne constituent pas l'élément ultime de la réflexion ; elles ont leur fondement dans la logique d'une communication linguistique fonctionnant normalement"[10] . Ce rapprochement peut sembler anachronique. Pourtant, la complémentarité des visées critique et éthique qui caractérise le travail théorique de Habermas est au fondement de la philosophie hugolienne du langage. Hugo, par des moyens proprement poétiques, met en évidence les rapports de domination qui régissent l'usage social de la parole ; cela non pour opposer, sur le mode de l'aporie, le fonctionnement social du langage au régime idéal de la parole poétique, mais afin de dégager les conditions de possibilité d'un dialogue des "moi" qui n'ait plus pour fonction ultime l'établissement d'un pouvoir sur autrui, mais la production en commun d'une éthique fondée en raison.
Certes, Habermas construit une théorie, alors que Hugo fait œuvre esthétique. Mais, si Hugo n'est pas un théoricien au même titre que Habermas, il peut à juste titre être considéré comme un philosophe. Ce que la philosophie spéculative tendrait à démontrer, la poésie hugolienne le suggère, laissant à son lecteur le soin de le déchiffrer et de le conceptualiser par ses propres moyens, Le lecteur hugolien a moins pour tâche de comprendre le sens de œuvre que de le construire.
Si, entre œuvre de Hugo et celle de Habermas, des correspondances lumineuses s'établissent, le lecteur du XXème siècle doit moins s'étonner de leur parenté philosophique que de la ressemblance troublante de leur objet: tout se passe comme si la poésie philosophique du XIXème siècle et la philosophie politique du XXème siècle rendaient compte d'un même état de la société. C'est dans l'analogie des rapports de communication réels qui fondent leurs théories respectives du langage qu'il faut chercher, non seulement la légitimation d'une confrontation de Hugo et de Habermas, mais surtout l'origine de leur commune démarche philosophique : le langage manifeste, au XXème comme au XIXème siècle, une structure sociale fondée sur la domination. Si la société n'est pas la même, elle est au moins aux prises avec les mêmes contradictions : la République que Hugo appelle de ses vœux n'a pas fini, au XXème siècle, d'instaurer la fraternité que L'Art d'être grand-père définit, en 1877, comme "l'équité, la vérité profonde, / L'amour qui veut, l'espoir qui luit, la foi qui fonde, / Et le peuple éclairé plutôt que châtié"[11] . Si la poésie de Hugo est "moderne", c'est parce que notre monde est "ancien".
Aussi Habermas donne-t-il pour tâche à la pragmatique universelle "d'identifier et (de) reconstruire les conditions universelles de l'intercompréhension possible" [12] . L'idéal d'une communauté de communication exempte de toute domination est l'horizon éthique, et donc politique, de son travail théorique. C'est aussi la meilleure définition possible du peuple chez Hugo.
Hugo pose le principe d'une universalité possible dans le domaine éthique. Les questions d'ordre pratique - la politique - doivent pouvoir faire l'objet d'une élucidation rationnelle et, par conséquent, pouvoir obtenir des réponses susceptibles d'entraîner l'accord des consciences. La politique n'est plus, dans cette mesure, affaire de préférence ou d'opinion, mais de vérité. Comme Habermas, Hugo considère ce principe comme la condition même de l'existence d'une "légitimité" politique : "... l'universalité peut et doit être reconnue dans les deux dimensions de la raison : tandis que l'objectivité correspond à l'universalité dans le domaine théorique scientifique, nous appelons légitimité l'universalité dans le domaine pratique éthique"[13] . La distinction de deux instances de la raison est pour cela nécessaire. En effet, ta vérité d'un énoncé scientifique peut être reconnue par chaque conscience singulière, et donc par toutes. Mais la vérité d'un énoncé éthique laisse la conscience en proie au doute : l'individu singulier ne peut, à cet égard, qu'affirmer son intime conviction - non ériger cette conviction en vérité. La vérité de l'énoncé éthique ne peut être reconnue qu'au terme d'une discussion, c'est-à-dire comme objet d'un accord intersubjectif : elle n'est donc pas de la compétence du sujet, mais de celle d'un sujet collectif défini par l'interaction des consciences. L'analyse que propose J.-M. Ferry de la notion de "discussion" dans le système de J. Habermas est, à cet égard, magistrale. Je ne la citerai pas. Je me contenterai ici de rappeler sa conclusion : seul un accord intersubjectif à son endroit peut garantir la légitimité de l'énoncé éthique, et par conséquent fonder la pratique politique en vérité.
Hugo en prend progressivement conscience au travers de sa pratique poétique. La légitimité politique est, en effet, la grande question du XIXème siècle. La Révolution abolit la légitimité de droit divin de la monarchie en déclarant les individus libres et égaux : le problème qui se pose alors au "moi" singulier, dans la constante nécessité de prouver sa propre légitimité à parier, se pose aussi à la communauté politique. A quel titre un régime est-il plus légitime qu'un autre ? Le coup d'État du 2 décembre 1851 donne à cette question, qu'il n'inaugure pas, une acuité particulière ; [a pratique du référendum sous le Second Empire en révèle la complexité. Certes, Louis-Napoléon viole le serment prêté à la République le 20 décembre 1848 en établissant un pouvoir impérial. Mais les référendums par lesquels le peuple français approuve en masse sa politique semblent lui accorder une nouvelle forme de légitimité. Or, Hugo n'admet pas le résultat des plébiscites : Napoléon 111 reste pour lui un usurpateur. Le vote qui conforte son pouvoir ne suffit pas à ses yeux à le légitimer ; cela, parce que le choix que manifeste ce vote n'émane pas du "peuple", mais de la "foule" - et que celle-ci est crédule, versatile, ingrate. Le Prologue de L'Année terrible, publié en 1872 mais écrit entre 1857 et 18-58, et qui visait à l'origine les plébiscites de 1851 et 1852 qui avaient approuvé le coup d'État, est exemplaire à cet égard :
Quand, liguée et terrible et rapportant la nuit,
Toute l'Europe accourt, gronde et s'évanouit,
Comme au pied de la digue une vague écumeuse,
Devant les grenadiers pensifs de Sambre-et-Meuse,
C'est le peuple ; salut, ô peuple souverain!
Mais quand le lazzarone ou le transteverin
De quelque Sixte-Quint baise à genoux la crosse,
Quand la cohue inepte, insensée et féroce,
Étouffe sous ses flots, d'un vent sauvage émus,
L'honneur dans Coligny, la raison dans Ramus,
(…)
C'est la foule; et ceci me heurte et me déplaît;
C'est l'élément aveugle et confus; c'est le nombre;
C'est la sombre faiblesse et c'est la force sombre.
Et que de cette tourbe il nous vienne demain
L'ordre de recevoir un maître de sa main,
De souffler sur notre âme et d'entrer dans la honte,
Est-ce que vous croyez que nous en tiendrons compte ? [14]
Le jugement porté sur la foule se fonde sur une analyse pragmatique de son discours. La foule est une communauté empirique, dont les membres ne se considèrent pas comme les éléments constitutifs d'un "nous", mais comme des "je" singuliers soumis à une législation qui a pour fonction d'accorder leurs intérêts particuliers. Voilà l'exacte définition de l'individualisme. Aussi le discours de la foule n'est-il rien d'autre que la juxtaposition de multiples discours individuels : il ne constitue pas une énonciation, dans la mesure où il n'a pas pour origine un énonciateur unique. Le consensus que manifeste le plébiscite n'émane donc pas d'une volonté commune, mais de la conjonction contingente de volontés particulières. Or, pour Hugo, le véritable sujet politique n'est pas l'individu, toujours susceptible d'erreurs et de faux jugements, mais l'individu en tant qu'il se reconnaît dans un "nous" issu de l'accord des consciences. Le parallèle avec Habermas est éclairant:
C'est déjà dans la pratique la plus ordinaire du langage que ceux qui s'engagent dans la communication doivent se faire comprendre, et lorsqu'ils défendent une position, faire reconnaître leurs arguments. Aussi bien est-ce là poser une condition minimale et une exigence infinie : prétendre à la vérité est la condition minimale d'une discussion ; mais réaliser cette prétention dans l'intersubjectivité fait sans cesse reculer l'horizon d'une pratique concrète : la transcendance réside au sein même de la proximité ; étant à la fois ce qu'il y a de plus proche et de mieux connu de nous, elle reste pourtant l'idéal à réaliser pour l'humanité : l'idéal du "nous" dans lequel les "je" peuvent dépasser leur certitude personnelle pour élever celle-ci à la forme universelle de la vérité.[15]
La coïncidence de deux pensées élaborées dans des temps et des lieux différents laisse toujours songeur. Elle est, ici, due à la même démarche logique : à Habermas comme à Hugo, s'impose la nécessité de penser l'altérité sous la catégorie de l'identité. Les "moi", égaux en droit, peuvent tous, au même titre, prétendre au statut de sujet éthique. Mais comment penser la société, si le sujet de vérité est l'individu ? L'incompressible solitude de la conscience subjective semble constituer un facteur d'éclatement de la communauté sociale. A quel titre, en effet, le projet éthique élaboré par une conscience peut-il avoir force de loi pour toutes les consciences ? L'individualisme ainsi défini semble n'avoir d'autre résolution sociale que le compromis libéral, c'est-à-dire la régulation des intérêts particuliers par l'application de principes universalistes : la liberté de chacun s'arrête où commence celle d'autrui. Mais cette définition négative de la liberté fractionne le "moi" qu'elle est censée garantir : citoyens par nécessité (autrui est une menace) et sujets par défaut (la loi fixe les limites dans lesquelles le "moi" peut exercer sa liberté), les individus sont, en définitive, scindés en deux instances, l'une sociale, l'autre privée, dont la cohésion est toujours en péril. La véritable démocratie rend donc nécessaire la redéfinition du sujet de vérité : un projet éthique n'est valable pour tous que s'il est élaboré par tous ; le "peuple" doit être, non l'effet escompté, à plus ou moins long terme, de la loi, mais son origine absolue. Pour cela, la vérité éthique doit avoir son siège, non plus dans la conscience singulière, mais dans l'intersubjectivité : la démocratie passe par le dialogue des consciences. Ainsi, et ainsi seulement, le statut de sujet de chacun est préservé, sans que l'idée de communauté lui soit pour autant sacrifiée : la société démocratique ne peut être que le produit de l'interaction des consciences.
Hugo pense d'abord le dialogue social sur le modèle du compromis : le Poète se donne pour tâche, sous la Monarchie de Juillet, de faire circuler la parole entre le "haut" et le "bas" de la société, persuadé qu'une meilleure connaissance de l'autre aura pour effet logique l'harmonisation des intérêts particuliers. Si le peuple et le roi se heurtent, c'est parce qu'ils ne se parlent pas et ignorent donc tout l'un de l'autre. Mais Hugo s'aperçoit rapidement que ce modèle de dialogue social ne résout en rien leur conflit. Les intérêts des uns et des autres sont en effet inconciliables ; leur énoncé, loin de fonder le compromis espéré, ne peut que hâter le recours à la violence. Cela, parce que les pauvres et les rois ne dialoguent pas d'égal à égal : leur dialogue aboutit nécessairement à la guerre, énonciative (chacun déploie des stratégies destinées à asseoir un pouvoir) et physique (l'échec des stratégies énonciatives rend nécessaire l'emploi d'armes plus efficaces).
Aussi Hugo en vient-il, de façon logique, à considérer la République comme la seule forme d'organisation sociale permettant un dialogue qui ne soit plus régi par les rapports de domination. Mais pas n'importe quelle République : la République n'est légitime que si elle émane de la volonté d'un "nous". Or, ce "nous" n'est apte à légiférer pour tous que s'il englobe tous les individus : il faut donc y intégrer les misérables, c'est-à-dire ceux-là mêmes que la faim et l'ignorance rendent a priori incapables de participer à une discussion. Rendus pareils à des fauves par la misère, ils ne sont en effet pas des "moi", et ne sont par conséquent pas d'emblée susceptibles de se transcender dans le "nous" du peuple. Mais, s'ils ne sont pas englobés dans ce "nous", celui-ci n'a aucune légitimité : la République est, par principe, universelle. Cette contradiction n'aboutit pas, chez Hugo, à l'aporie. Les petits enfants sont attirés, dans Le Poème du Jardin des Plantes, par les bêtes monstrueuses dont ils devraient le mieux se protéger: "Étrange instinct! Grâce à qui l'horreur plain! / On vient chercher surtout ceux qu'il faut qu'on évite" [16] ; de même, la République doit chercher surtout ceux qui la menacent, afin de les révéler à eux-mêmes en tant que sujets en les incluant dans l'espace intersubjectif qui la fonde.
On voit que l'éthique de la discussion à œuvre chez Hugo a une triple fonction elle est, d'une part, l'outil permettant de penser les dysfonctionnements de la société réelle, d'autre part, le fondement utopique de la démocratie à instituer, mais aussi l'instrument pédagogique qui seul rend possible la matérialisation de cette utopie. En effet, pour que les misérables puissent prendre part en leur nom au dialogue des consciences au terme duquel naîtra la République universelle et fraternelle, il faut que la République institutionnelle, qui précède dans l'Histoire la République idéale, se donne leur éducation pour tâche première. Mais cette éducation ne passe pas par la "cage" :
Un jour, quand l'homme sera sage,
Lorsqu'on n'instruira plus les oiseaux par la cage,
Quand les sociétés difformes sentiront
Dans l'enfant mieux compris se redresser leur front,
Que, des libres essors ayant sondé les règles,
On connaîtra la loi de croissance des aigles,
Et que le plein midi rayonnera pour tous,
Savoir étant sublime, apprendre sera doux. [17]
Inculquer aux misérables des principes universalistes élaborés sans eux, leur apprendre un langage mis à l'épreuve par d'autres, reviendrait à substituer au bagne de la misère une prison idéologique. L'éducation telle que la conçoit Hugo ne consiste pas en un discours magistral énoncé par la République, que le misérable aurait charge de faire sien pour accéder au statut de citoyen : le maître a autant à apprendre de l'élève que l'élève du maître. Il s'agit au contraire, pour la République, de se mettre à l'école des faibles et des oubliés - non de leur apprendre son discours, mais de leur donner les moyens d'énoncer le leur, afin qu'ils puissent faire valoir leurs arguments dans la "discussion" qui fonde l'espace intersubjectif proprement démocratique. Aussi Hugo met-il en scène, en 1877, le personnage du grand-père à l'écoute des petits enfants : "Le vieillard gai se mêle aux marmots triomphants. / Nous nous rapetissons dans les petits enfants. / Et, calmés, nous voyons s'envoler dans les branches / Notre âme sombre avec toutes ces âmes blanches." [18]
Le "nous" du peuple ne pourra s'instituer en sujet de vérité que lorsque la misère sera abolie. Alors seulement, le droit de tous les "moi" à la parole, qui est une exigence logique de l'éthique de la discussion, sera reconnu et pourra être exercé. Ce "nous" idéal, "transcendance (qui) réside au sein même de la proximité", selon la belle formule J.-M. Ferry, permet de penser le Dieu de Hugo. Dieu, instance extérieure à la conscience, ne peut cependant être actualisé que dans et par l'intersubjectivité humaine. Il est, en effet, une conscience universelle, un "être absolu" par qui, "manifestant l'unité de la loi, / L'univers peut, ainsi que l'homme, dire: Moi" [19] . Dieu, c'est l'univers accédant à la conscience de soi, c'est-à-dire un "moi" dans lequel se transcendent tous les "moi". Cette fraternité des êtres et des choses ne prend effet que si chaque "moi" se dépossède de ce qui le singularise pour participer de la subjectivité universelle et a-personnelle du "Moi" de l'infini. Elle est cependant inscrite en puissance dans la structure du "moi" singulier : Dieu, "clarté hors de nous, est en nous conscience" [20] . Dieu, en puissance dans la conscience singulière, est actualisé par l'interaction des consciences ; le sujet éthique ne s'accomplit que dans l'intersubjectivité.
L'intersubjectivité qui définit la démocratie est, dans cette mesure, présentée par Hugo comme le destin inhérent à la conscience morale ; la République universelle et fraternelle constitue, en définitive, la finalité même de l'Histoire. Mais il appartient aux hommes d'accomplir cette finalité, qui sinon reste lettre morte. Habermas s'écarte ici de Hugo : nulle transcendance ne vient fonder sa visée idéale d'un "nous" sujet de vérité. Mais la confrontation de œuvre du poète et de celle du théoricien permet de mieux comprendre l'idéalisme de Hugo: sans perdre sa réalité positive, le Dieu de Hugo ne prend effet que si les hommes instaurent la communauté intersubjective dans laquelle s'accomplit le "moi" de l'infini.
Chacun est donc personnellement responsable de la réalisation de l'idéal éthique de l'humanité. Hugo en prend conscience en 1851, lorsque le peuple, en approuvant le coup d'État qui abolit la République de 1848, admet sa propre désagrégation en foule : "... le coup d'Etat achève cette assimilation de la république politique à la Républiques des lettres et donne à Hugo sa mission : réaliser dans œuvre, par anticipation, la communauté future libre, égale et fraternelle, instituer le peuple dans la foule de ses lecteurs"[21] .
Plan de la thèse
L'analyse des procédures par lesquelles le texte transforme son lecteur exige une approche synchronique aussi bien que diachronique de œuvre. Aussi les deux premières parties de mon travail sont-elles consacrées à une étude synchronique de la poésie lyrique de Hugo, tandis que la troisième partie cherche à fonder l'ordre chronologique des recueils sur l'évolution de l'éthique de la communication qui y est à œuvre. La définition du genre lyrique est problématique en elle-même. Celle du lyrisme romantique propre à Hugo est l'une des visées de ce travail. Aussi ai-je délimité mon corpus par défaut.
Le lyrisme s'oppose a priori à la poésie narrative. Aussi mon corpus se restreint-il aux œuvres poétiques structurées en "recueils". J'ai donc choisi de faire des Orientales, parues en 1829, le point de départ d'un itinéraire poétique qui aboutit, en 1877, à L'Art d'être grand-père. Cet itinéraire est jalonné par Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures et Les Rayons et les Ombres , tétralogie lyrique d'avant l'exil, par les œuvres de l'exil que constituent Les Contemplations et Les Chansons des rues et des bois, et enfin par L'Année terrible. Ce corpus, bien que limité, rend compte de l'évolution poétique et politique de Hugo : sans prétendre à l'exhaustivité, j'ai cherché à en dégager une "loi de formation" du sujet lyrique.
Première partie
Mon hypothèse de travail dans la première partie est que les personnages lyriques ne sont ni des allégories ni des entités psychologiques, mais la figuration de positions de parole : les personnages mis en scène dans la poésie lyrique figurent les rapports possibles du sujet à sa parole. C'est en cela que la poésie hugolienne constitue un véritable laboratoire énonciatif. Le "moi" lyrique, trop souvent présenté comme un masque par la bouche duquel s'exprimerait Hugo, est en réalité le lieu d'une dépossession : l'individu s'y dépouille des signes particuliers que lui reconnaît l'état civil, la subjectivité s'y disjoint de la personnalité. Le sujet lyrique n'est donc ni Hugo ni tel ou tel de ses personnages, mais un "je" vacant où chacun vient parier à son tour. Après avoir envisagé la question de façon théorique, je me suis efforcée de constituer une typologie proprement énonciative du personnel poétique hugolien.
Les personnages humains figurent les rapports énonciatifs en vigueur dans la société ; ils en révèlent le caractère inégalitaire : loin de constituer un espace de communication au sein duquel les individus pourraient chercher ensemble à fonder leur discours en vérité, l'espace social que représente la poésie lyrique donne à la parole le statut d'un instrument de pouvoir. Aussi peut-on, pour en faciliter l'analyse, classer les personnages humains dans deux catégories énonciatives simples: celle des "puissants", dont le discours essentiellement monologique tend à réduire l'autre au silence, et celle des "faibles", qui n'ont pas lieu de parler. Les figures du pouvoir mettent en scène, dans leur énonciation, le pouvoir social dont elles sont investies : le faux pédagogue énonce des lois dont il ne connaît que la lettre, le prêtre use du contresens pour travestir la parole divine, le roi rugit. Les figures de la faiblesse, au contraire, parlent en contrebande : le caractère inarticulé de leur parole rend sensible le bâillon qui étouffe la parole populaire. Dans cette seconde catégorie énonciative, j'ai compté la femme du peuple, qui couvre les puissants de sarcasmes, le pauvre, qui grince des dents, la jeune fille, le proscrit, le pâtre, le vieillard et enfin l'enfant, qui détourne les signes de leur usage conventionnel. Entre ces deux pôles énonciatifs, la parole ne peut circuler : la possibilité même d'une discussion est annulée. Le personnage de la mère, à la charnière des deux catégories, matérialise cette contradiction sociale : puissante, parce qu'investie du pouvoir parental, mais aussi faible, parce que proche des enfants, elle n'a, en définitive, pas de parole propre, et constitue en cela un personnage grotesque. Le lecteur est donc renvoyé par les personnages humains à la misère énonciative de laquelle il participe dans la réalité.
Aussi Hugo introduit-il dans l'espace fictif une seconde catégorie de personnages: les figures de la nature, parmi lesquelles j'ai recensé les bêtes, l'arbre, la fleur, la nature, le ciel, l'océan et l'oiseau. Le dialogue que nouent les figures de la nature a pour finalité la production d'un sens -non l'établissement d'un pouvoir sur autrui. La nature est en ce sens la figuration d'une communauté de communication idéale, dans laquelle Hugo invite son lecteur à reconnaître le modèle de la République universelle et fraternelle ; les sujets libres et égaux en droit que sont les oiseaux, les fleurs, les arbres, participent d'un *'nous" qui est sujet de vérité : la nature tout entière affirme l'existence de Dieu d'une seule et même voix. Mais cette République est vulnérable : elle se désagrège lorsque les hommes y introduisent le principe de la domination. Ainsi, l'ours et le lion, qui vivaient en paix dans la grande nature, luttent sans merci dans l'arène du cirque. De même, le cheval représenté dans Melancholia n'est plus, sous les coups de son maître, qu'une bête hagarde. Hugo définit donc la bestialité comme le produit de l'asservissement, et l'humanité comme la conséquence de la solidarité de tous les "moi" : le partage entre les hommes et les bêtes n'est pas celui qu'opère la lecture "réaliste" de la fable. La représentation de la nature a, en ce sens, une fonction critique : elle renvoie les lecteurs à l'inhumanité qu'engendre le système politique qu'ils ont contribué à mettre en place.
Mais la fiction ne se veut pas prophétique : elle incite au contraire le lecteur à considérer la République des fleurs comme une issue politique possible, dont il est invité à juger le bien-fondé. La fiction met ainsi le lecteur dans la position d'un interlocuteur susceptible de discuter de la justesse de la proposition éthique énoncée par le texte : la poésie lyrique institue donc le dialogue proprement démocratique qu'elle représente.
La quatrième et dernière catégorie que j'ai mise en lumière regroupe les figures de la transcendance, à savoir Dieu, les anges, les spectres et les morts. Les figures de la transcendance déplacent le dialogue éthique au sein même de la conscience, en même temps qu'elles l'élargissent à l'échelle de la communauté humaine. Dieu, que Hugo définit comme un "moi" infini où se transcendent tous les "moi" ne prend effet que si les hommes instaurent une communauté de communication fondée sur la discussion, dont le dialogue du "je" lyrique avec son lecteur fournit le modèle en acte. La poésie lyrique rend donc ce dernier personnellement responsable, au même titre que tous les autres "moi", de l'application de la loi divine, c'est-à-dire de l'accomplissement du progrès dans l'Histoire.
Cette typologie permet de considérer les dialogues qui se nouent, sous les yeux du lecteur, entre les instances énonciatives fictives, comme la représentation des modalités possibles de la communication intersubjective. Le lecteur, convoqué comme interlocuteur du discours lyrique, a charge de déchiffrer les consignes de lecture que lui donne indirectement la fiction. Ces consignes de lecture et les modalités selon lesquelles elles sont délivrées au lecteur font l'objet de ma deuxième partie.
Deuxième partie
Le texte lyrique opère la transformation énonciative qu'il représente : celle de la foule en peuple, que la fiction donne à voir, est solidaire de celle du lecteur en sujet démocratique, que le texte effectue. Dans cette deuxième partie, je me suis efforcée de montrer comment la discussion à laquelle le "je" lyrique invite son lecteur aboutit, en fin de compte, à la nécessaire identification de ce dernier au "je" lyrique lui-même, selon le processus complexe dont la Préface des Contemplations donne la formule: "Hélas! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi!"22] .
Le "je" lyrique, institué en énonciateur réel par le lecteur, noue un dialogue avec ce dernier. La figure même d'un Enonciateur majeur, qui seule garantit la cohérence du recueil, incite le lecteur à instaurer cette situation d'interlocution. Mais celle-ci une fois instaurée, le "je" lyrique s'esquive : l'énonciateur réel, qui assume la paternité du recueil dans son ensemble, laisse place, dans chaque poème particulier, au Poète. Celui-ci ne s'adresse plus au lecteur, que le discours à la deuxième personne interpelle pourtant, mais à des instances fictives : le lecteur est alors le destinataire d'un discours qui ne le prend pas pour interlocuteur.
Ce double effet de lecture a pour conséquence d'impliquer le lecteur dans la structure énonciative du texte, sans pour autant lui permettre de s'identifier à un "tu" le "tu" se dérobe en même temps que le "je", qui s'évide et s'élargit jusqu'à englober toutes les voix. L'effacement de la frontière entre les "moi" que la fiction met en scène ne peut laisser le "moi" du lecteur indemne. La pratique de la dédicace, qui fait l'objet de mon premier chapitre, est éclairante à cet égard : convoqué en tant qu'individu doté d'un nom et d'un état-civil, le dédicataire est dépouillé par le texte des signes particuliers qui l'individualisent, jusqu'à n'être plus qu'une instance anonyme et universelle.
Le nom est en effet le lieu d'une nécessaire dépossession, qui seule rend le dialogue possible. Le texte met cette dépossession en scène dans l'espace fictif en même temps qu'il l'opère : j'ai donc analysé, dans un deuxième chapitre, le traitement lyrique du nom des personnages, pour en arriver à constater que, dans l'énoncé du nom, résident la condition et l'enjeu des dialogues fictifs. Tous les dialogues mis en scène dans la poésie lyrique commencent par ce que les pragmaticiens appellent une "négociation conversationnelle", au cours de laquelle chacun des interlocuteurs en présence cherche à imposer son nom à l'autre, c'est-à-dire à obtenir de lui sa reconnaissance en tant que sujet à part entière. Si cette négociation n'aboutit pas, le dialogue tourne court. Mais, si elle réussit, le dialogue n'est pas pour autant "réussi" : seuls parviennent à dialoguer d'égal à égal ceux qui sortent des limites de leur "moi" pour habiter le monde, ceux qui renoncent au pouvoir social dont les investit leur nom pour n'être plus que des "je" anonymes,
Les différentes modalités du dialogue des personnages font l'objet de mon troisième chapitre. J'ai distingué, dans ce chapitre, trois formes d'échec dialogique, l'injonction sociale, l'assertion amoureuse et la question métaphysique, afin de leur opposer ce que j'ai appelé l'interlocution idéale. Les interlocuteurs qui se définissent par leur statut social ne parlent, on l'a vu, que pour imposer leur nom ou leur pouvoir à l'autre ; aussi sont-ils du côté de l'injonction. Lorsque, pour échapper à ce régime social de la parole, les amants se réfugient dans une alcôve "à tous les vents bien close", ils ne dialoguent pas davantage : leur discours, qui chante la louange de Dieu, est alors purement assertif, à l'instar du discours de la nature. Aussi le doute, la détresse, la révolte ont-ils Dieu pour seul interlocuteur possible : c'est à lui que s'adresse la question récurrente "pourquoi ?". Mais le silence de la divinité fait échouer, là encore, toute tentative de dialogue : Dieu se tait afin de permettre à l'homme de progresser seul, d'erreur en erreur, A ces trois types de dialogue "manqué", Hugo oppose une situation d'interlocution idéale : celle qui s'établit entre les amants qui marchent côte à côte. Parce qu'ils parlent ensemble de la réalité qu'ils traversent au lieu de s'en abstraire, ces derniers sortent d'eux-mêmes jusqu'à n'être plus que deux consciences confondues dans le "moi" de l'infini
Cet élargissement du "moi" à l'échelle de l'univers est donné en modèle au lecteur. Le rôle central et explicite que Les Contemplations attribuent à ce dernier m'a incitée à circonscrire mon étude de la transformation du lecteur par le texte lyrique à ce recueil, Dans ce quatrième chapitre, je m'efforce de démontrer que le Poète des Contemplations invite son lecteur à s'identifier, pendant le temps de la lecture, non au "tu" ni au "vous", mais au "je" lyrique lui-même, c'est-à-dire à une instance universelle et a-personnelle. Par là, Hugo définit le texte écrit comme une parole virtuelle, qui resterait lettre morte si le lecteur ne l'investissait pas de sa subjectivité. Le discours lyrique, qui met en scène la nécessaire collaboration des "moi" dans la recherche de la vérité, est lui aussi le produit d'une collaboration : le "moi" qui écrit et le "moi" qui lit s'y rejoignent, solidaires, pour l'énoncer ensemble. L'énonciateur du poème n'est donc ni le poète, ni le lecteur, mais l'instance intersubjective qui résulte de leur rencontre pendant le temps de la lecture. Vertigineuse mise en abyme : Dieu, "moi" infini dans lequel se transcendent tous les "moi", la République, "nous" qui résulte de l'accord des consciences, et le poème, "je" qui s'actualise dans l'intersubjectivité de la lecture. obéissent au même principe et existent sur le même mode.
Troisième partie
Enfin, dans la troisième partie de ce travail, je m'efforce de mettre en lumière la continuité du travail poétique de Hugo. Le poète est "en marche" vers "l'infini", comme le suggèrent les titres des Livres Cinquième et Sixième des Contemplations. Ce mouvement en avant se confond avec celui du progrès : tout se passe comme si la philosophie politique de Hugo évoluait à l'épreuve de l'énonciation poétique. Hugo fait la découverte, au sein de l'espace lyrique, de l'universalité et de l'impersonnalité du "moi". Cette découverte lui permet, avant l'exil, de penser dans la fiction -c'est-à-dire sur le mode et avec les moyens qui sont propres à celle-ci - la nécessaire égalité des sujets politiques, à laquelle pourtant il refuse encore de souscrire dans la réalité. La pensée politique de Hugo s'élabore dans la poésie.
Les Orientales peuvent être lues comme le champ d'expérimentation du droit de dire "je". La dramaturgie du recueil a pour fonction de décrire le "moi" comme une scène, sur laquelle chacun peut, au même titre, prendre la parole à son tour. Aussi le véritable barbare n'est-il pas l'Autre mais celui qui refuse de reconnaître la gémellité des Moi, leur identique et inaliénable droit à la parole.
Si Les Orientales élargissent le "moi" à l'échelle du monde, Les Feuilles d'automne se donnent au contraire pour l'autobiographie d'un individu. Mais le recueil inverse la perspective adoptée par Les Orientales pour aboutir au même constat : le "moi" particulier englobe le monde. Babel tout entière y est contenue. Les deux recueils forment donc, en un sens, le même couple public-privé qui se rencontre à l'intérieur des trois recueils qui suivent.
En effet, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures et Les Rayons et les Ombres n'opposent le discours amoureux et le discours politique que pour mieux mettre en évidence leur analogie : de même que les discours politiques s'affrontent et se contredisent dans la cité, les deux amants adoptent des points de vue énonciatifs différents ou opposés, reproduisant à l'échelle du couple la cacophonie qui caractérise le discours de la société. La poésie amoureuse n'a, dans ces conditions, d'autre fonction que d'explorer les conséquences individuelles du drame social : la scission de la société en instances contradictoires ne peut laisser le "moi" indemne. Aussi Les Rayons et les Ombres mettent-ils en scène un "moi" scindé : aux thèses héritées du catholicisme social que défend le Poète s'oppose le discours impertinent, c'est-à-dire à la fois subversif et inopportun, des personnages faibles, parmi lesquels il faut compter le personnage de l'amoureuse. Bien que le point de vue du Poète soit dominant dans le recueil, les "faibles" assument donc, dès avant l'exil, une part de la vérité de Hugo.
L'énonciateur des Contemplations se déclare, lui, républicain. Le recueil reproduit, mais sur un mode différent, le couple public-privé qui donne cohérence à œuvre antérieure à l'exil. En effet, la définition du lyrisme qui se dégage de l'analyse du recueil est celle d'un discours énoncé par la République et par l'individu, réunis en un même "moi" ; le deuil intime de l'énonciateur des Contemplations n'est donc, en définitive, que le revers du deuil national dont renonciateur de Châtiments se fait le porte-parole. L'oraison funèbre de Léopoldine noyée est aussi, et en même temps, celle du peuple assassiné par Louis-Napoléon Bonaparte ; l'injonction de se lever adressée à la jeune morte fait écho à l'injonction de se réveiller adressée au peuple-Lazare. Le Proscrit écrit désormais pour le peuple. Les faibles, dont la voix traversait, jusqu'à la fêlure, le discours du Poète des Rayons et les Ombres, sont institués en interlocuteurs, c'est-à-dire en sujets.
Mais la logique même de la poétique du sujet lyrique conduit Hugo à une nouvelle exigence : à partir des Chansons des rues et des bois, le poète s'efforce de parler non plus du peuple, ni même au peuple, mais avec le peuple. Or, en 1865, le peuple n'a pas de langage propre. L'énonciateur des Chansons des rues et des bois tente de lui en donner un, constitué d'adages, de proverbes, de chansons. Par là, l'énonciateur des Chansons des rues et des bois renonce à la position du grand poète : la misère poétique des chansons des rues et des proverbes figure la misère énonciative du peuple. Mais la citation d'énoncés populaires constitue une solution poétique qui n'est pas dépourvue d'ambiguïté : en effet, le caractère transhistorique de ce langage parémiologique occulte l'inscription du peuple dans l'Histoire.
A cette contradiction, L'Année terrible et L'Art d'être grand-père veulent apporter une solution : renonçant à copier le langage du peuple, le Poète travaille désormais à la création d'une énonciation poétique proprement démocratique. C'est donc le rapport du sujet poétique à la parole qui doit changer. Hugo se met alors à l'école des petits, figures du peuple en enfance : renonçant à la virtuosité, il s'efforce de "désapprendre" les normes et les règles inculquées par la bourgeoisie pour expérimenter une poétique "en liberté". Ainsi, œuvre institue, contre le réel, la République universelle et fraternelle que la Troisième République n'est pas, et qui seule donne sens à la souffrance et à la violence des Communards, en les donnant à lire a posteriori comme des étapes nécessaires au progrès. Constatant que "l'histoire refuse d'appliquer ses œuvres"[23] c'est-à-dire que la République institutionnelle ne suffit pas à instaurer la communauté de communication affranchie de tout rapport de domination qu'elle devrait être, l'énonciateur de L'Art d'être grand-père prononce au nom du peuple l'acte d'accusation de la République réelle.
Conclusion
En conclusion, je citerai Anne Ubersfeld, qui résume en quelques mots le problème auquel Hugo s'est efforcé de donner réponse au théâtre, dans le roman et en poésie : donner la parole air peuple, prendre acte, dans le texte, du statut de sujet qu'il a conquis en faisant la Révolution.
Faire parler le peuple : problème non résolu. Faire parier le peuple, ce n'est pas copier son langage, argotique ou non, c'est donner un sens à sa parole ; la parole du peuple, ce n'est pas le mime naturaliste de son parler, mais la figure de son rapport à l'histoire.[24]
Mais quel peuple ? celui, souverain, qui parle par la bouche de la République, c'est-à-dire un "moi" en qui se transcendent tous les "moi" ? ou celui que la Restauration, la Monarchie parlementaire et le Second Empire désagrègent, en le dépouillant de ses droits, en foule de misérables, en collection d'individus en quête de "moi" ? Hugo prend conscience du fait que l'un ne peut parler sans l'autre. La République est le seul cadre énonciatif dans lequel la parole des misérables prenne sens : hors d'elle, "les pauvres parlent faux parce qu'ils n'ont pas lieu de parler"[25] .
Aussi la littérature romantique ne peut-elle se contenter de citer le peuple, de copier son langage : elle ne parviendrait, par ce moyen, qu'à mettre en lumière l'incompétence énonciative de ce dernier, et suggérerait par conséquent qu'il ne peut se passer de "traducteur", rôle que prétend assumer la bourgeoisie libérale. Hugo dramaturge choisit au contraire de mettre en scène l'inefficacité de la parole populaire. Le discours en porte-à-faux des personnages dramatiques populaires figure l'impossibilité historique dans laquelle les faibles sont de prendre la parole : s'adressant à qui ne peut ou ne veut les entendre, les personnages hugoliens donnent à entendre au spectateur que le recours à la violence pourrait seul les instituer en sujets souverains. Le public bourgeois est, dans cette mesure, mis en demeure d'apporter une solution à la scission de la Nation que le drame lui donne à voir et dans laquelle, de ce fait, il l'implique.
Hugo dramaturge bute, à cet égard, sur le même obstacle que les historiens romantiques (toutes choses égales d'ailleurs : la littérature n'a, bien sûr, ni les mêmes moyens ni les mêmes fins que l'écriture de l'histoire). A la chronique des gestes royaux doit en effet succéder une Histoire dont le peuple soit le sujet : mais celui-ci n'est pas en mesure de dire ce qu'il fait, précisément parce que la République n'a pas pris effet dans l'Histoire. Michelet choisit, comme l'explique J. Rancière, d'inverser la perspective : il invente "une poétique pour une certaine historicité, pour la généalogie du sujet France et de la forme République"[26] faisant ainsi de l'histoire "le récit d'un avènement, l'histoire d'une préhistoire, appelée à s'abolir dans le temps sans histoire d'une république juste"[27] . Pour l'historien, cela revient en définitive à parler à la place du peuple en devenir : "Il invente l'art de faire parler les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme muets". Cela, afin de préserver le sens de leur discours.
Mais l'historien est alors pris dans une contradiction historique : s'il parvient, en comblant de sa voix le manque constitutif de la parole populaire, à fonder son propre discours en vérité, il occulte par là même le scandale que constitue ce manque. Il fonde d'emblée son discours sur la nécessité de l'avènement de la République, et donne par conséquent à la parole populaire le sens qu'elle n'aura qu'une fois le peuple devenu sujet de l'histoire, Hugo dramaturge refuse cette solution : il met en scène l'in-signifiance de la parole populaire hors du cadre énonciatif de la République, donnant implicitement pour tâche an spectateur, cet Autre, d'instituer la communauté de parole au sein de laquelle cette parole vaine prendra sens - c'est-à-dire un "moi" où tous les "moi", cul in, se transcendent. Mais le public du XIXème siècle n'est pas en mesure de se rallier au discours que le théâtre hugolien lui donne à entendre, parce que ce dernier l'oblige à voir, dans le miroir déformant de la fiction, une image divisée de lui-même ; il est impossible à Hugo de se faire illusion : "ce public un qu'il tentait de créer, est un mythe. Non seulement l'Autre reste divisé, mais il ne consent pas à l'entendre"[28] . En fin de compte, le discours de Hugo dramaturge ne prendra sens, lui aussi, que quand "le peuple se fera sujet de l'histoire, justifiant enfin le discours poétique du Je-écrivant[29] .
A cette impasse, la poésie lyrique veut apporter une solution. Il s'agit, pour le sujet lyrique, d'adopter une position énonciative lui permettant, d'une part, de figurer le rapport du peuple à la parole, et, d'autre part, d'actualiser par anticipation le discours du Sujet-Peuple, c'est-à-dire d'instaurer dans œuvre la République universelle et fraternelle, sans pour autant décharger le lecteur de la responsabilité civique qui lui incombe : travailler à la constitution de la communauté intersubjective qui fonde cette République.
Seul l'effet de lecture double, fictif et réel, qui définit le lyrisme hugolien permet cette opération. Sur la scène énonciative que constitue la fiction sont représentées les modalités possibles de la communication. Les différentes formes que peut prendre la communication détériorée en vigueur dans la société se donnent à lire du "côté des hommes", c'est-à-dire dans les dialogues que nouent les personnages humains.
Le "côté des bêtes" figure au contraire la communication affranchie de tout rapport de domination que seule permet la République. Le Poète, défini comme une instance fictive du discours au même titre que les autres personnages, fait le lien entre ces deux côtés, le réel et l'idéal il dialogue avec les rois et avec les fleurs, avec le mendiant et avec l'oiseau figure du passage possible d'un régime communicationnel à l'autre. La possibilité même de ce passage est garantie par les figures de la transcendance. Celles-ci énoncent le texte divin au sein même de la conscience du sujet, inaugurant un dialogue entre "moi" et "moi" : de cette façon, elles préfigurent l'abolition de la frontière entre les "moi" qui fonde la transformation de la foule en peuple, et, surtout, inscrivent la nécessité de cette transformation dans l'âme même de chaque individu - "l'âme croît en proportion inverse du "moi"."[30]
Dès lors, il appartient au lecteur de lire, dans les dialogues fictifs qui se déroulent sous ses yeux, l'image diffractée de son propre rapport à la parole : les rapports de domination qui font "voltige(r) de travers" les dialogues des personnages humains, sont ceux-là mêmes auxquels le lecteur souscrit dans la réalité. Confronté à la figuration fictive des dysfonctionnements de la communication qu'engendre le système social dont il participe, le lecteur est aussitôt guidé vers la solution énonciative que constitue la République des fleurs et des oiseaux. Celle-ci n'est pas présentée comme la fin inéluctable de l'Histoire, mais comme une exigence éthique; cela a pour effet d'instituer le lecteur non en sujet historique qu'il s'agit d'avertir de l'imminence d'un événement, mais en sujet moral susceptible de discuter de la justesse d'une proposition éthique.
Le rapport dialogique qu'instaure le texte lyrique prend alors tout son sens : le "je" lyrique ouvre une discussion, dont les termes sont explicités par la fiction. D'emblée, le lecteur est donc mis dans la position énonciative dont le texte postule qu'elle inaugure un espace de discussion proprement démocratique : celui d'un sujet à même de juger de la justesse des énoncés de son interlocuteur, afin de parvenir avec lui à la vérité. Le texte opère la transformation démocratique qu'il met en scène. Le lecteur est, en dernière instance, invité par l'énonciateur réel des poèmes à s'identifier au "moi" universel et a-personnel que la fiction met en scène et qui n'est ni le Poète ni un personnage particulier, mais le "je" vacant qui accueille la voix de chacun de ces personnages à son tour. Le "je" lyrique est, à cet égard, la figuration de la position de parole propre au citoyen de la République universelle.
Aussi la définition de celle-ci comme exigence éthique est-elle au fondement de la poétique hugolienne. Hugo prend conscience, de recueil en recueil, du fait que la nécessité éthique de la République n'a pas pour conséquence sa nécessité historique. Sa foi dans le progrès ne l'aveugle pas sur les conditions de possibilité de ce progrès : le peuple peut se désagréger en foule ; l'Histoire peut contredire le droit - le coup d'État du 2 décembre 1851 en fait foi, la répression des Communards le confirme. Ce divorce de l'Histoire et du droit l'amène à définir le Sujet-Peuple non comme un état énonciatif stable, fût-il projeté dans un avenir utopique, mais comme l'effort jamais abouti par lequel les individus S'arrachent à la foule pour se transcender dans un "moi" unique. Aussi la République universelle est-elle moins le terme d'une évolution historique que la visée éthique qui seule donne sens à la pratique politique. Le sujet-Peuple et la forme-République que les recueils lyriques mettent en scène ne sont pas des figures prophétiques, mais la mise en œuvre du seul sujet historique et de la seule forme institutionnelle susceptibles de fonder la politique en vérité.
[1] Préface de Janvier 1829 des Orientales, Œuvres complètes éd. "Bouquins", Tome "Poésie" 1", p. 411.
[2] Les Misérables, éd. du Livre de Poche, 1995, Tome 111, Notes de Guy Rosa, p. 579.
[3] Préface de 1824 aux Odes et Ballades, Œuvres complètes, éd. "Bouquins", Tome "Poésie 1", p. -S9.
[4] Guy Rosa, "Victor Hugo poète romantique ou le droit à la parole", Romantisme n' 60, Hugo-siècle, 1988, p. 41.
[5] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Garnier- FIammarion, 1968, Tome 1, p. 43.
[6] Les Misérables, éd. du Livre de Poche, 1985, Tome 111, Notes de Guy Rosa, p. 578.
[7] Ibid.
[8] Les Feuilles d'automne, IV.
[9] K. Hamburger, Logique des genres littéraires, Seuil, coll. "Poétique', 1986, pp. 273-274.
[10] Jurgen Habermas, Théorie et Pratique, Payot, 1975, Tome 1, p. 47.
[11] L'Art d'être grand-père, XVIII, 4, Fraternité.
[12] J. Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie (les kommunikativen Handels, 1984, cité et traduit par J.-M. Ferry, Habremas, L'Ethique de la communication, P.U.F. coll. "Recherches politiques", 1987. P. 23.
[13] J.-M. Ferry, op. cite, p. 28.
[14] L'Année terrible, Prologue, Les 7,500,000 oui.
[15] J.-M. Ferry, op. cité, p. 35.
[16] L'Art d'être grand-père, IV, 7.
[17] Les Contemplations 1, 13, A propos d'Horace
[18] L'Art d'être grand père, 1, 5, L'autre.
[19] L'Année terrible, Novembre, 9, A l'évêque qui m'appelle athée.
[20] ibid.
[21] G. Rosa, "Victor Hugo poète romantique ou le droit à la parole", Romantisme, n' 60, Hugo-Siècle, p. .54
[22] Préface des Contemplations Œuvres complètes, éd. "Bouquins", Tome "Poésie Il", p. 249.
[23] Guy Rosa Présentation de Quatrevingt-treize, Œuvres complètes, éd. Massin, Tome XV, p. 257.
[24] A. Ubersfeld, Paroles de Hugo, Messidor / Ed. Sociales, coll. "Problèmes", 1985, p. 37
[25] Jacques Rancière, Les Noms de l'histoire, Essai de poétique du savoir, Le Seuil, coll. "La Librairie du XXème siècle", 1992, p. 40.
[26] ibid., p. 204.
[27] ibid., p. 192.
[28] Anne Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon, Corti, 1974, p. 629.
[29] ibid., p. 617.
[30] Guy Rosa, Notes aux Misérables, éd. du Livre de Poche, 1985, p. 579.