Ludmila Wurtz : Les dédicaces

Communication au Groupe Hugo du 22 juin 1991
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Les dédicaces, quasi systématiques dans les Odes et les Ballades du jeune Hugo, deviennent moins fréquentes dans les recueils ultérieurs, mais n'en gardent pas moins une place considérable dans le "paratexte" des poèmes hugoliens. Aussi ai-je essayé de définir leur fonction, le rapport entre l'œuvre et la réalité contemporaine qu'elles établissent. Cet exposé reprend un chapitre de mon D.E.A.; c'est pourquoi je ne prends en compte, de façon un peu arbitraire, que les dédicaces inclues dans le corpus sur lequel j'ai travaillé, c'est-à-dire, d'une part, Les Feuilles d'Automne, Les Chants du Crépuscule, Les Rayons et les Ombres et Les Voix Intérieures, et, d'autre part, Châtiments et Les Contemplations.

 

La pratique de la dédicace est ancienne. Sa forme classique est une "épître élogieuse"1 où le poète vante les mérites du seigneur dont il veut obtenir la protection et les subsides. Aussi le XVIIIème siècle et la Révolution Française, en abolissant l'obédience de l'artiste au pouvoir monarchique, inaugurent-ils une nouvelle forme de dédicace:

 

Ce qui tend à disparaître au début du XIXème siècle, ce sont donc deux traits à la fois, évidemment liés: la fonction sociale la plus directe (économique) de la dédicace, et sa forme développée d'épître élogieuse.(...)2

 

On aboutit à la forme moderne de la simple "mention de dédicace": la mention, en tête du recueil ou du poème dédié, du nom du dédicataire, n'est plus une marque d'obédience, mais un "hommage". Si cet hommage garde une dimension sociale, du fait même qu'il perpétue une pratique dont l'origine est socialement codée, il ne se définit plus comme un acte social. Le poète qui dédie une œuvre n'attend rien "en retour": aucun code social ne vient plus fixer la signification de la dédicace. Dès lors, c'est à l'œuvre de construire le sens social et littéraire de la dédicace. Ce n'est plus la réalité extra-littéraire qui définit le rapport de l'auteur au dédicataire, c'est au contraire l'auteur qui institue, par la mention d’une dédicace, un rapport entre l'œuvre et la réalité extra-littéraire.

Dès lors, il s'agit de déterminer quel rapport institue Hugo entre son œuvre et la réalité contemporaine en dédiant nombre de poèmes à des personnages réels, célèbres ou familiers. Aussi nous demanderons-nous d'abord à qui Hugo dédie ses poèmes.

 

La dédicace prend deux formes différentes dans la poésie hugolienne: celle de la simple mention de dédicace et celle du titre-dédicace. On peut citer pour exemple de la mention de dédicace le poème XXVIII des Voix intérieures, Pensar dudar, dédié "A Mlle Louise B." sans que l'énonciateur s'adresse à la jeune femme dans le corps du poème. Au contraire, dans le poème V, 5 des Contemplations, intitulé A Mademoiselle Louise B., l'énonciateur s'adresse à la jeune femme dans le corps du poème: le poème actualise le rapport d'interlocution suggéré par le titre.

 

Et vous rappelez-vous les amis, et la table,

Et le rire éclatant du père respectable,

Et nos cris querelleurs,

Le pré, l'étang, la barque, et la lune, et la brise,

Et les chants qui sortaient de votre cœur, Louise,

En attendant les pleurs!

 

On voit que, comme dans un rapport d'interlocution réel, le poète a recours à l'ellipse et au sous-entendu: les articles définis renvoient à un souvenir commun, à un savoir partagé par les deux interlocuteurs; n'ayant pas besoin d'expliquer à son interlocutrice ce qu'elle sait déjà, le poète emploie les mots de façon plus connotative que dénotative. Le titre-dédicace semble-donc, ici, ouvrir un espace d'interlocution "privé".

La mise en regard de ces deux poèmes donne à penser que les titres-dédicaces signalent des poèmes écrits pour leur dédicataire: le poème ne serait entièrement "lisible" que pour son dédicataire, seul à même d'en déchiffrer les sous-entendus. La simple mention de dédicace signalerait au contraire des poèmes dont le dédicataire n'est pas l'interlocuteur du poète - des poèmes, donc, auxquels l'identité du dédicataire et la connaissance de ses relations réelles avec l'auteur n'apporteraient aucun supplément de sens. On aboutit ainsi à une distinction entre les poèmes "lisibles" pour tous et les poèmes "intimes", lisibles seulement pour les familiers du poète.

Mais des exceptions nombreuses invalident cette règle. Ainsi, dans le poème XXXIV des Feuilles d'automne, Bièvre, dédié "A Mademoiselle Louise B.", le poète s'adresse à la jeune femme sans qu'elle soit pour autant l'objet d'un titre-dédicace.

 

Oui, c'est bien le vallon! le vallon calme et sombre!

 

Cet incipit du poème Bièvre introduit d'emblée le lecteur au milieu d'une interlocution qui a commencé sans lui: "Oui, c'est bien le vallon!" répond à une question implicite de Louise Bertin, qui est présentée quelques vers plus loin comme l'interlocutrice du poème:

 

Et si vous êtes là, vous dont la main de flamme

Fait parler au clavier la langue de votre âme;

 

Louise Bertin était en effet une jeune musicienne, fille d'un vieil ami de Hugo. Faut-il penser que la dédicace, sous la forme d'une simple mention du dédicataire aussi bien que sous celle d'un titre-dédicace, signale des poèmes "intimes", des poèmes dont l'intégralité du sens n'est accessible qu'au dédicataire, en ce sens qu'ils feraient référence, de façon connotative, à des conversations et des événements extra-littéraires? On va voir qu'il n'en est rien: les sous-entendus que comportent les poèmes-adressés" ne font pas référence à des conversations "réelles", mais à d'autres poèmes. L'intimité partagée par l'énonciateur et son interlocuteur-dédicataire est intertextuelle. Prenons-en pour exemple le poème XXVIII des Voix intérieures, Pensar, dudar, dédié "'A Mlle Louise B.". L'incipit de ce poème introduit, là encore, le lecteur in medias res, au milieu d'une interlocution:

 

Je vous l'ai déjà dit, notre incurable plaie,

(…)

C'est la fatale angoisse et le trouble profond

Qui fait que notre cœur en abîmes se fond,

Quand un matin le sort, qui nous a dans sa serre,

(…)

Nous jette brusquement, lui notre maître à tous,

Cette question sombre: - Ame, que croyez-vous?

 

Loin de faire référence à une conversation sur le doute qu'auraient eue Hugo et Louise Bertin en tête-à-tête, le "Je vous l'ai déjà dit" par quoi commence le poème renvoie à un autre poème où Hugo s'adressait, déjà, à Louise, le poème XXXVIII des Chants du crépuscule, Que nous avons le doute en nous, dédié "A Mademoiselle Louise B.":

 

De nos jours, - plaignez-nous, vous, douce et noble femme! -

L'intérieur de l'homme offre un sombre tableau.

Un serpent est visible en la source de l'eau,

Et l'incrédulité rampe au fond de notre âme.

 

On voit que la "Louise B." à qui Hugo dédie tant de poèmes est un être de discours avant d'être une personne réelle. Loin d'exclure le lecteur de l'intimité qu'il partage avec elle, Hugo ne partage avec elle qu'une intimité d'auteur à lectrice. La dédicace, loin de signaler des espaces d'interlocution "privée", pose d'un recueil à l'autre les jalons d'une lecture intertextuelle.

D'autre part, et pour réfuter définitivement l'idée que la dédicace signalerait des poèmes lisibles seulement pour la personne réelle pour laquelle ils auraient été écrits, rappelons qu'une note dans l'édition de la Pléiade3 signale que les douze premiers vers du poème XXVI des Chants du crépuscule, intitulé A Mademoiselle J., et qui semble donc avoir été écrit pour Juliette Drouet, étaient initialement dédiés à une jeune poétesse. Cet exemple montre bien que l'intimité qui lie l'auteur à sa dédicataire n'est qu'un effet de lecture, et non un présupposé sur lequel il faudrait fonder sa lecture.

La dédicace "brouille les pistes". Nous allons voir, en dernière analyse, que le système des dédicaces dans la poésie hugolienne dé-construit le rapport à la personne réelle que construit chaque dédicace en particulier. Avant de renvoyer à la réalité extra-littéraire, chaque dédicace renvoie à toutes les autres. Les dédicataires, avant d'être des individus réels, sont des êtres de discours. La connaissance de leur vie privée et de leurs rapports réels avec Hugo n'apporte -presque- rien à la lecture.

Prenons notre premier exemple dans le recueil des Feuilles d'automne. Les trois premières dédicaces "nominales" (comportant un nom propre, et non un substantif comme, par exemple, le titre-dédicace du poème VI, A un Voyageur - cas particulier que nous étudierons plus loin.) -renvoient à trois artistes: le peintre Louis Boulanger (II, A M. Louis B.), le sculpteur David d'Angers (VIII, A M. David, statuaire) et le poète Alphonse de Lamartine (IX, A M. de Lamartine). Dans les trois poèmes, le dédicataire est l'interlocuteur du poète. Tout se passe comme si Hugo voulait placer le recueil sous le signe d'un dialogue entre les arts majeurs: peinture, sculpture et poésie parlent la même langue.

Mais, au delà de l'équivalence des techniques artistiques en regard du grand but commun, idée qui est somme toute un lieu commun, ce que Hugo met en scène, c'est l'irréductibilité de l'artiste à un nom, à une identité sociale: l'artiste n'a pas de nom qui l'inscrive dans le tissu social, il n'a qu'un prénom. Il est remarquable, en effet, que de Louis Boulanger, Hugo ne garde que le prénom: A M. Louis B., alors qu'il cite le nom de famille de David et de Lamartine: n'est-ce pas parce que le nom du premier est l'équivalent d'un prénom, et que le nom du second est le dérivé d'un prénom: La-Martine? Ce jeu sur les prénoms est d'ailleurs inauguré par David d'Angers lui- même, puisque le vrai nom de celui-ci est Pierre-Jean David, et qu'il réactive dans son pseudonyme le prénom David en le faisant suivre de "d'Angers", manière de nom de famille. De "d'Angers" à "danger", il n'y a qu'une apostrophe, et cette affinité du nom de famille, du nom social, avec un "danger" n'est sans doute pas étrangère au choix du sculpteur comme dédicataire en ce début des Feuilles d'automne. Le nom de famille met le Moi en péril: l'artiste doit se déposséder de son nom pour n'être plus qu'un Je vide sur lequel la société ne puisse exercer aucun pouvoir. Seule cette absence de nom lui permet d'accéder à une énonciation proprement poétique. On voit que ces trois dédicaces ne renvoient qu'anecdotiquement aux individus réels: elles ont, avant tout, pour fonction de mettre en place un jeu onomastique "qui fait sens".

Les deux dédicaces nominales suivantes vont dans le même sens. En effet, les poèmes XXVII et XXVIII s'intitulent respectivement A mes amis L.B. et S.-B. et A mes amis S.-B. et L.B. Les noms, réduits à leurs initiales, sont interchangeables: leur ordre est indifférent, puisque les initiales manifestent la même absence de nom. SainteBeuve et Louis Boulanger sont ici les représentants de l'anonymat subjectif vers quoi doit tendre tout Moi dans la poétique hugolienne, et qui est la condition même de la création artistique. Hugo souligne cette idée en appelant ses deux amis des "frères jumeaux" dans A mes amis S.-B. et L.B.:

 

Amis, mes deux amis, mon peintre, mon poète!

(…)

Ils emportent en eux toute ma poésie;

L'un, avec son doux luth de miel et d'ambroisie,

L'autre avec ses pinceaux.

Peinture et poésie où s'abreuvait ma muse,

Adieu votre onde! (...)

 

Je crois d'ici les voir, le poète et le peintre.

(...)

Oh! de la jeune fille et du vieux monastère,

Toi, peins-nous la beauté, toi, dis-nous le mystère.

Marchez, frères jumeaux, l'artiste avec l'apôtrel

A toi, peintre, le monde! à toi, poète l'âme!

 

L'ordre indifférent des noms, la gémellité des Moi des deux artistes, sont suggérés au sein du poème par l'inversion systématique de leur ordre d'apparition: à "mon peintre, mon poète", répond "L'un avec son doux luth" (le poète) et "L'autre avec ses pinceaux" (le peintre), puis à nouveau "Peinture et poésie", qui s'inverse dans "Je crois les voir d'ici, le poète et le peintre". Enfin, "Toi, peins-nous la beauté, toi, dis-nous le mystère" reprend l'ordre du début pour aboutir à l'apostrophe: "Marchez, frères jumeaux", qui conceptualise ce que le procédé stylistique de l'inversion a mis en scène. Le thème de la gémellité du peintre et du poète apparaît jusque dans les épigraphes: celle du poème XXVII est du poète Byron, celle du poème XXVIII, du peintre Goya. Le poème suivant, le poème XXIX, La Pente de la rêverie, où le poète poursuit son dialogue avec les deux mêmes interlocuteurs, efface définitivement les individualités des deux artistes; leurs initiales mêmes ont disparu:

 

Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle,

Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent,

Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant.

 

On voit que les dédicaces ont, ici, pour fonction paradoxale de "dépersonnaliser" les interlocuteurs. Dans le poème XXXI, A Madame Marie M., l'interlocutrice, à nouveau désignée par un simple prénom, personnifie la poésie et la musique:

 

Deux vierges, Poésie et musique, deux sœurs,

Vous font une pensée infinie en douceurs;

Votre génie a deux aurores,

Et votre esprit tantôt s'épanche en vers touchants,

Tantôt sur le clavier, qui frémit sous vos chants,

S'éparpille en notes sonores!

 

On voit que la poétesse et la musicienne ne sont plus qu'un seul et même Moi. Aussi Marie Mennessier est-elle symboliquement la jumelle de Louise Bertin, à qui est dédié le poème XXXIV, Bièvre; les vers décrivant Louise ne sont qu'une variante de ceux qui décrivaient Marie:

 

Et si vous êtes là, vous dont la main de flamme

Fait parler au clavier la langue de votre âme;

 

Les deux artistes ne sont plus que deux âmes, deux moi jumeaux dans leur affranchissement des attributs sociaux.

D'autre part, la dédicace de Bièvre, "A Mademoiselle Louise B.", ne peut manquer d'évoquer le titre-dédicace du poème II, A M. Louis B.: l'une n'est rien d'autre que la version féminisée de l'autre, les deux dédicataires font sens l'un par rapport à l'autre, dans le cadre d'un jeu onomastique qui fait d'eux des jumeaux. La quasi homonymie des deux dédicataires (quasi homonymie voulue par Hugo) n'est sans doute pas étrangère au grand nombre de poèmes que Hugo leur dédie; ainsi, dans Les Chants du crépuscule, ils sont les dédicataires de deux poèmes qui se suivent de près dans l'ordre du recueil, le poème XXXII, A Louis B., et le poème XXXVII, A Mademoiselle Louise B. Hugo leur dédie encore deux poèmes des Voix intérieures, le poème XIV, Avril -A Louis B., et le poème XXVIII, Pensar, dudar, "A Mlle Louise B.", ainsi que deux poèmes des Rayons et les ombres, les poèmes XXIX, A Louis B., et XLIV, Sagesse, "A Mademoiselle Louise B.", datés respectivement du 5 et du 15 avril 1840. La récurrence même du couple est le signe du caractère complémentaire des deux dédicaces.

On voit que la dédicace, dont la fonction traditionnelle est de désigner un individu par son nom, sert au contraire, dans la poétique hugolienne, à jeter le doute sur l'identité des interlocuteurs. Tous sont jumeaux et viennent tour à tour habiter un Tu vide qui n'est rien d'autre que le jumeau du Je vide de l’énonciateur. Qui parle à qui? Tous parlent à tous. L'anonymat constitutif de l'interlocuteur incite le lecteur à se glisser dans ce Tu vacant.

Pour revenir sur un exemple déjà cité, il est remarquable que, dans la série des poèmes adressés à la femme aimée dans Les Chants du crépuscule, le seul qui comporte une dédicace, A Mademoiselle J., soit précisément celui dont la dédicace a été changée. Expliquons-nous. Jamais le nom de Juliette Drouet n'apparaît dans les poèmes de Hugo; cependant, fort de sa connaissance de la biographie de Victor Hugo, le lecteur, à la suite de Sainte-Beuve, s'empresse de faire de Juliette l'interlocutrice de cette série de poèmes, qui englobe les poèmes XXI à XXXI. Le titre A Mademoiselle J. semble lui donner raison: J est l'initiale de Juliette, et ce poème, le poème XXVI, est précisément au centre de la série. mais Hugo se joue de son lecteur: il fait de Juliette la dédicataire explicite d'un poème initialement, et donc potentiellement, adressé à une autre.

Dès lors, l'initiale de Juliette dans A Mademoiselle J. n'est là que pour effacer l'identité qu'elle exhibe: le nom est là, mais tronqué, presque complètement effacé. L'initiale est, symboliquement, ce qui reste du nom après que le poète l'a gommé du manuscrit. Tout se passe comme si, redoutant une lecture purement "biographique" de son poème, Hugo répondait par avance au lecteur: Juliette n'est pas l'interlocutrice exclusive du poème. Dès-lors, loin d'être une confirmation, l'initiale est une dénégation.

On voit que l'emploi d'initiales dans les dédicaces n'a pas pour fonction de protéger la vie privée de l'individu concerné, mais de déposséder l'individu de cette vie privée pour en faire un Tu anonyme, un être de discours. L'interlocutrice du poème A Mademoiselle J. n'est ni Juliette ni une autre, mais un Tu dont tout ce qu'on peut dire est; qu'il est celui d'une femme aimée - Juliette par exemple.

Hugo cherche si bien à décourager une lecture à clé, c'est- à-dire une lecture qui ferait dépendre le sens du poème de l'identité du dédicataire, qu'il glisse, parmi les noms réels des dédicataires, des noms inventés. Ainsi, les poèmes VIII et IX des Rayons et les ombres, A M. le D. de *** et A Mlle Fanny de P., ont découragé tous les commentateurs: ces deux personnages n'ont pu être identifiés et tout porte à croire qu'ils sont fictifs.

Aussi la dédicace hugolienne tend-elle de plus en plus vers la relative déterminative. Ainsi, le poème X des Chants du crépuscule s'intitule A l'Homme qui a livré une femme; le dédicataire "historique" du poème est Simon Deutz, qui a livré la Duchesse de Berry en 1832, alors qu'elle tentait de soulever la Vendée. Son dédicataire,"réel", c'est-à-dire poétique, est quiconque a livré une femme. De même, dans les Châtiments, on trouve A un qui veut se détacher (V, 10) et A ceux qui dorment (VI, 6); dans les Contemplations, on lit A vous qui êtes là (V, 6), Au Poète qui m'envoie une plume d'aigle (V, 19), Aux Anges qui nous voient (VI,12), A celle qui est voilée (VI,15) et enfin A celle qui est restée en France .

Ces relatives déterminatives ne camouflent pas l'identité de l'interlocuteur et n'appellent pas une lecture à clé. L'identité de l'interlocuteur historique vient tout au plus confirmer l'interprétation du poème que fait le lecteur. Seule cette relativisation de l'importance du dédicataire permet aux poèmes de transcender leur valeur de "document" pour toucher à l'universalité. Ainsi, s'il est indéniable que le poème A ceux qui dorment s'adresse au peuple français subissant passivement le pouvoir bonapartiste en 1853, la signification du poème excède le cadre de ce moment historique. L'exhortation à la révolte que constitue ce poème n'est pas "datable" et le peuple de 1853 n'en est que le destinataire occasionnel:

 

Vous n'êtes pas armés? qu'importe!

Prends ta fourche, prends ton marteau!

Arrache le gond de ta porte,

Emplis de pierres ton manteau!

Et poussez le cri d'espérance!

(…)

Délivrez, frémissants de rage,

Votre pays de l'esclavage,

Votre mémoire du mépris!

 

On voit que la relative déterminative "ceux qui dorment" a un pouvoir totalisant: elle désigne ceux qui dorment "maintenant" et tous ceux qui dormiront dans l'avenir. En ce sens, elle a la même valeur générique que les substantifs des titres A un riche (Les Voix intérieures XIX), A une jeune femme (Les Rayons et les ombres, XXVIII) ou A la mère de l'enfant mort (Les Contemplations, III,14). Les dédicaces hugoliennes désignent un interlocuteur potentiel.

Dès lors, il importe de se demander pourquoi les noms de certains dédicataires sont, au contraire, cités en toutes lettres: ces noms semblent, par là même, échapper au processus de dépersonnalisation que signale l'emploi des initiales. Prenons-en pour exemple le poème XVII des Chants du crépuscule, A Alphonse Rabbe - Mort le 31 décembre 1829. Le nom du dédicataire est inscrit en toutes lettres dans le titre et réénoncé dans l'incipit du poème:

 

Hélas! que fais-tu donc, ô Rabbe, ô mon ami,

Sévère historien dans la tombe endormi!

 

Ces deux premiers vers déclinent, pour reprendre la formule consacrée, les nom, prénom et qualité du dédicataire: il s'agit bien d'un individu particulier, Alphonse Rabbe, historien de son métier, mort le 31 décembre 1829. On ne peut rêver plus grande détermination. Cependant, c'est cette détermination même qui, en dernière analyse, fait de Rabbe une figure emblématique. En effet, le sous-titre Mort le 31 décembre 1829 prend tout son sens si l'on se souvient que 1830 est l'année de la Révolution de Juillet, de cette révolution dont le peuple sera dépossédé. Date majeure dans l'histoire du peuple au XIXème siècle, dans la mesure où elle inaugure la série des révolutions manquées (1848, 1871) et des coups d'Etat (1851). Aussi Alphonse Rabbe, mort le 31 décembre 1829, est-il celui qui s'est suicidé "pour ne pas vivre" 1830. Il est celui d'avant l'échec et la désillusion, le représentant d'une forme de pensée qui ne peut plus exister après 1830. La date de son suicide fait de lui une figure emblématique, et la dédicace dont il fait l'objet pourrait être glosée par la relative déterminative: "A celui qui est mort le 31 décembre 1829".

Il faut interpréter de façon analogue le titre-dédicace du poème III des Rayons et les ombres, Au Roi Louis-Philippe, après l'arrêt de mort prononcé le 12 juillet 1839. Apparemment, rien de plus daté ni de plus individualisé. Mais ce poème est une demande de grâce pour le révolutionnaire Armand Barbès, condamné à mort par la Chambre des pairs. Ce qui s'y joue excède largement le fait historique et les individus auxquels il fait référence: il s'agit, ici comme dans le poème immédiatement antérieur, Le 7 août 1829, de savoir si la royauté va braver le siècle en tentant de dompter "Le peuple qui grandit"4 - et, en l'occurrence, en tuant un révolutionnaire. Dès lors, "l'arrêt de mort prononcé le 12 juillet 1839" est aussi bien celui de Louis Philippe que celui de Barbès: il n'est plus possible à la royauté, en 1839, d'endiguer l'élan populaire par un arrêt de mort qui pourrait bien être celui de la royauté ellemême. On voit que le dédicataire du poème est, en réalité, une royauté qui s'est, d'ores et déjà, elle-même condamnée en allant à contre-courant de l'Histoire. Dès lors, la mention du nom de Louis-Philippe et de la date du 12 juillet 1839 a pour fonction de créer un rapport oxymorique entre les velléités absolutistes de la royauté (Louis-Philippe, un arrêt de mort) et la réalité du siècle (le 12 juillet 1839) non de renvoyer à un individu dans sa spécificité.

Mais le cas le plus intéressant est peutêtre celui de la dédicace du recueil Les voix intérieures:

 

A Joseph-Léopold-Sigisbert,

Comte Hugo,

Lieutenant général des armées du Roi

Né en 1774.

Volontaire en 1791.

Colonel en 1803.

Général de brigade en 1809.

Gouverneur de province en 1810.

Lieutenant général en 1825.

Mort en 1828.

Non inscrit sur l'Arc de l'Etoile.

          Son fils respectueux,

          V.H.

 

Comme dans le cas d'Alphonse Rabbe, le poète décline les nom, prénom et qualité du dédicataire. Mais la phrase la plus importante de cette dédicace est sans doute: "Non inscrit sur l'Arc de l'Etoile"; cette phrase est d'ailleurs imprimée en lettres capitales dans l'édition originale. L'énoncé des titres du Comte Hugo ne sert qu'à rendre plus flagrante l'injustice que constitue l'omission de son nom sur l'Arc de l'Etoile. Il est celui-dont-le-nom-a-été-oublié.

La dédicace vient réparer cet oubli, mais en le mentionnant. Il s'agit presque d'une dédicace "à celui qui n'a plus de nom". Aussi s'adresse-t-elle aussi bien à tous ceux qui, comme le Comte Hugo, ont été oubliés.

En résumé, la dédicace hugolienne réactive une pratique littéraire ancienne pour la subvertir: loin de chercher à faire bénéficier l'œuvre littéraire de la caution ou du prestige social d'un individu réel, elle ne convoque les êtres réels que pour les dépouiller de leurs attributs sociaux: et les faire exister sur le même mode qu'elle. Des individus réels, elle fait des êtres de discours soumis aux règles de cohérence interne de l'œuvre. Par un processus de "creusement" du nom, la dédicace hugolienne, en dernière analyse, désigne comme seul interlocuteur possible de la poésie de Hugo le Tu le plus ténu et le plus vertigineux à la fois: un Tu potentiel, fait pour être endossé par tous.


1 Gérard GENETTE, Seuils, Ed. du Seuil, coll. Poétique, Paris, 1987.

2 Ibid., pp. 1l5-117.

3 Victor HUGO, Œuvres Poétiques, édition établie et annotée par Pierre Albouy, Gallimard, 1964 (Tome I).

4 Les Rayons et les ombres, II, Le 7 août 1829.