Agnès Spiquel : Le voile de la vérité

Communication au Groupe Hugo du 20 avril 1991
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À la suite de l'exposé du mois dernier sur l'intuition, je voudrais montrer, à partir d'une page de La Mer et le vent [1] , comment l'intuition, moteur de l'hypothèse, manifeste l'articulation entre le fini et l'infini, qui est pour Hugo de l'ordre de l'immanence, comment cette intuition mène à la vérité non plus par le dévoilement mais par la révélation et quelle sorte de vérité est ainsi révélée.

Parce que la nature est mystérieuse et incompréhensible, qu'elle écrase l'homme sous sa fatalité, elle est souvent, dans les textes de Hugo, soupçonnée de volonté mauvaise. L'effort de l'homme est de s'en libérer en la comprenant. Isis voilée est, dans ses occurrences les plus noires chez Hugo, le mythe de cette nature qui dérobe sa vérité et le progrès scientifique est de l'ordre du dévoilement. La volonté rationaliste d'élucidation fait naître des images de voile levé, de robe déchirée. Je n'insisterai pas – car tout l'intérêt de ce passage de La Mer et le vent est justement d'aller plus loin dans le mythe, dans l'idée de nature et dans la méditation sur ce qu'est la quête de la Vérité.

La notion d'hypothèse est le pivot de ce dépassement. L'hypothèse est évidemment de nature intuitive. En parlant de Leuwenhoëck, naturaliste hollandais qui, au début du XVIIIe, put, grâce au microscope, préciser les mécanismes de la circulation du sang, Hugo écrit :

 

Il allongeait le microscope avec l'hypothèse, croyant à l'observation, croyant aussi à l'intuition. De là ses trouvailles, de là aussi ses ennemis. La supposition, c'est‑à‑dire l'ascension à l'étage invisible, tente les grands esprits calculateurs. […] Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie. [2]

 

L'hypothèse intuitive fonde science et poésie ; dans notre texte de La Mer et le vent, elle fonde également la philosophie et la religion – volonté de totalisation qui se manifeste dans l'abondance des majuscules et dans le passage au mythe à la fin du texte.

Parce qu'elle est « tâtonnement sublime » (au sens étymologique), l'hypothèse fait passer au‑delà, « à l'étage invisible », du côté de l' « extension », de l'« exfoliation ». Plus intéressant encore : elle « dénonce l'infini ». L'expression permet de comprendre de quoi est fait le soupçon qui revient constamment à travers la page. Il ne s'agit pas ici d'accuser la nature de volonté mauvaise ni même de dénoncer la contiguïté en son sein du monstre et du prodige ; il s'agit de désigner ce qu'elle cache : « Elle met sur l'invisible le masque du visible, de telle sorte que ce que nous ne voyons pas nous manque et que ce que nous voyons nous trompe. »[3] Autrement dit, la nature voilée est elle‑même voile de l'infini. Et c'est en ce sens que science et religion sont indissociables. Le poème « Les mages » l'avait déjà dit, Préface de mes œuvres et post‑scriptum de ma vie l'explicite :

 

Somme toute, qu'on le sache, science et religion sont deux mots identiques ; les savants ne s'en doutent pas, les religieux non plus. Ces deux mots expriment les deux versants du même fait, qui est l'infini. La Religion‑Science, c'est l'avenir de l'âme humaine.

Une des routes pour y arriver, c'est l'intuition.[4]

 

La nature est le voile de l'infini mais le texte de La Mer et le vent propose une autre approche du rapport entre le voile et le voilé que le rapport purement spatial selon lequel il y aurait le voile et ce qu'il y a derrière le voile. Cette autre approche est manifestée par le passage de nature à Nature. Qu'est‑ce, en effet, que la Nature ?

 

Un jour, dans le Portique, on demandait : quelle déesse voudriez‑vous voir nue ? Platon répondit : Vénus. Socrate répondit : Isis. Isis, c'est la Vérité. Isis, c 'est la Réalité. Dans l'absolu, le réel est identique à l'idéal. Il est Jéhovah, Satan, Isis, Vénus ; il est Pan. Il est la Nature.[5]

 

Pour établir la Nature, il ne suffit pas de l'appeler Isis ; il faut fonder l'identité inouïe du réel et de l'idéal, ce qui revient à poser le dépassement de toutes les antithèses : Jéhovah/Satan, Isis/Vénus, ainsi que l'antithèse masculin/féminin, sur laquelle la dernière phrase brode des arabesques, avant de poser l'équivalence finale. La Nature, c'est le réel en tant qu'il est aussi l'idéal.

Le plus souvent, c'est par l'astronomie, la cosmologie, que Hugo en arrive à cette méditation sur le réel et l'idéal. Il se méfie des mathématiques, et même du calcul infinitésimal. Dans notre texte, à la fois il affirme que « le chiffre rencontre l'infini » et il oppose les nombres et l'infini : « L'infini, splendide et un, féconde l'intelligence ; les nombres, ces mille‑pieds, la dissèquent et la dévorent. »[6] Mais, dans Philosophie, la géométrie dans l'espace le mène à poser l'identité de l’abstrait et du réel – l'abstrait étant ce que nous appellerions l'idéel, dont la notion d'idéal n'est quelquefois pas éloignée chez Hugo :

 

La matière arrive à la molécule comme l'idée arrive au point ; et le point abstrait et la molécule matérielle, étant l'un et l'autre indivisibles, sont nécessairement identiques au fond de l'infini, c'est‑à‑dire abstraits tous les deux, et réels tous les deux.[7]

 

On touche ici un des aspects de l'immanence : c'est le processus selon lequel un principe et son contraire sont chacun intérieurs à l'autre, travaillés par l'autre. Ainsi Hugo écrit dans Les Choses de l'Infini : « La création visible peut être inextricablement amalgamée de créations invisibles. »[8]  ; et aussi dans Préface de mes œuvres et post‑scriptum de ma Vie :

 

Voici le vrai nom de l'Être : Tout Un. Le labyrinthe de l'immanence universelle a un réseau double, l'abstrait, le concret ; mais ce réseau double est en perpétuelle transfusion ; l'abstraction se concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient invisible, l'invisible devient palpable, ce qu'on ne peut que penser naît de ce qu'on touche et de ce qu'on voit, ce qui végète se complique de ce qui arrive, l'incident s'enchevêtre au permanent ; il y a de la destinée dans l'arbre, il y a de la sève dans la passion ; il est probable que la lumière pense.[9]

 

L'immanence efface la distinction entre le dedans et le dehors – puisque, par exemple, l'infini est dans le fini et le fini dans l'infini. Donc, si la nature est le voile de l'infini, le voile et le voilé participent de la même substance. Ce n'est plus alors l'image du dévoilement qui est opérante mais celle de la révélation. Étymologiquement, les deux mots disent la même chose puisque le préverbe re‑ peut marquer un mouvement en sens contraire qui détruit ce qui a été fait (l’un des exemples que donne le dictionnaire d'étymologie latine est justement re‑uelo) ; mais, chez Hugo, dévoilement et révélation sont deux processus totalement différents. « Contempler est une révélation », écrit-il dans Préface de mes œuvres et post‑scriptum de ma vie[10] .  Il s'agit de regarder autrement, de regarder sous le signe de l'immanence, de regarder le voile qu'est la Nature comme tissé lui‑même d'infini, donc pouvant s'absorber dans l'infini comme Isis « se retire en elle‑même » quand elle disparaît devant Lucius à la fin de L'Âne d'or d'Apulée. Le voile alors s'évanouit en transparence.

Au début de l'exil, à l'époque des Contemplations, c'est le regard humain qui provoque cette transparence par son rayonnement ; dans « Magnitudo parvi», le regard du pâtre qui réfléchit les soleils, en reçoit un rayonnement qui confère à toutes les choses la transparence :

 

Il sent plus que l'homme en lui naître ;

Il sent, jusque dans ses sommeils,

Lueur à lueur, dans son être,

L'infiltration des soleils.

Ils cessent d'être son problème ;

Un astre est un voile. Il veut mieux ;

Il reçoit de leur rayon même

Le regard qui va plus loin qu'eux. […]

 

Il sent, faisant passer le monde

Par sa pensée à chaque instant,

Dans cette obscurité profonde

Son œil devenir éclatant;

Et, dépassant la créature,

Montant toujours, toujours accru,

Il regarde tant la nature

Que la nature a disparu ![11]  

 

Dans les « Proses philosophiques de 1860‑1865 », à l'inverse, les choses ont  elles‑mêmes un rayonnement donc une transparence latente : « La nature est apparence ; heureusement, elle est aussi transparence. »[12] (p. 688) Contempler, c'est alors se situer face à ‑ ou plutôt à l'intérieur de ce rayonnement :

 

Ce qu’est cette adhérence, ce qu'est cette immanence, impossible de se le figurer. C'est tout à la fois l'amalgame qui engendre la solidarité et le moi qui crée les directions. Tout s'explique par le mot Rayonner. Les créatures entrecroisant leurs effluves, c'est la création. [13]

          

La révélation par transparence du voile fait surgir la vérité du rayonnement universel mais pas à partir d'un centre unique. A côté des nombreux textes hugoliens où l’œil de Dieu est donné comme centre, on en trouve d'autres, comme le passage de « Magnitudo parvi »sur le pâtre dont l'œil fonctionne comme centre optique de l'univers. Plus encore, le passage de La Mer et le vent sur le rayonnement constitue chaque homme comme centre : « Les créatures entrecroisant leurs effluves, c'est la création. Nous sommes en même temps points d'arrivée et points de départ. Tout être est un centre du monde. »[14] L'infinie multiplicité des centres irradiant chacun dans toutes les directions fait penser au Pascal des deux infinis (« La nature est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part »), revu à la lumière des premiers principes de mécanique ondulatoire.

           Outre leur entrecroisement de rayons, ces centres communiquent entre eux par dilatation. La dilatation permet aussi de rendre compte de la transparence du voile qu'est la Nature :

 

L'idée de Nature résume tout. De plus ou moins de densité de cette idée démesurée résulte la philosophie entière. Serrez cette idée au plus près, faites‑la immédiate et palpable, […] aménagez‑la, en un mot, à l'état concret, vous avez l'homme ; dilatez‑la, vous percevez Dieu.[15]

 

On ne peut dire mieux la révélation essentielle de la transparence du voile : le moi de l'infini (qui est Dieu) et le moi de l'homme sont analogues et, si cette révéla­tion peut s'opérer dans et par la Nature, c'est qu'il existe aussi un moi de la Nature, analogue et adéquat aux deux autres. J'ai montré dans ma thèse[16] comment Hugo constitue peu à peu dans les œuvres de l'exil cette idée d'un moi de la Nature ; les dernières lignes de notre page de référence dans La Mer et le vent en sont un indice.

Le principe de l'immanence implique non seulement l'identité mais l'adhérence de ces moi, qui fonde et garantit la permanence du moi humain :

 

Aucune solution de continuité n'étant possible, la perpétuité du moi est la résultante du fait immanent. […] L'immortalité de l'âme n'est autre chose que l'adhérence universelle de la création régissant l'individu comme elle régit l'ensemble.

Ce qu'est cette adhérence, ce qu'est cette immanence, impossible de se le figurer.[17]

 

Et c'est à cet endroit du texte que surgit l'image du rayonnement.

            Nous étions partis de l'intuition. Elle définit le type de regard adéquat au processus de révélation. Ce qui se révèle ainsi, c'est le principe universel de l'immanence mais aussi la voie majeure d'une quête de vérité qui ne tombe ni dans la superstition idolâtre ni dans le rationalisme desséché. C'est cette voie que parcourt, à peu près à la même époque, le grand poème Dieu, surtout dans sa partie « L'Océan d'en haut ».

            L'autre acquis majeur de la révélation (toujours au sens posé plus haut, c'est-à‑dire ce qu'opère la transparence du voile), c'est l'identité des moi, tous définis comme consciences réflexives. Ce qui s'entrevoit ici, c'est la constitution – en analogie avec le moi divin et le moi humain – d'un moi de la Nature, métaphore et condition d'un moi de l'Humanité, fondement de l'Histoire, tout cela aboutissant aux pages de Quatrevingt‑Treize sur la Convention et la tempête[18] .

            Mais, pour aujourd'hui, nous ne suivrons pas plus loin les chemins de l'intuition hugolienne et de ses hypothèses ...


[1] Victor Hugo, La Mer et le vent, Œuvres complètes sous la direction de Jacques Seebacher, Laffont, collection Bouquins, vol. « Critique », 1985, p. 688. Toutes les références renvoient à cette édition, sauf mention contraire.

[2] Victor Hugo, Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie,  vol. « Critique », p. 707.

[3] La Mer et le vent, op. cit., p. 688.

[4] Préface de mes œuvres, op. cit., p. 705.

[5] La Mer et le vent, op. cit., p. 688.

[6] Ibid. 

[7] Victor Hugo, Philosophie, vol. « Critique », p. 493.

[8] Victor Hugo, Les Choses de l’infini, vol. « Critique », p. 674.

[9] Préface de mes œuvres, op. cit., p. 708-709.

[10] Ibid., p. 708.

[11] Victor Hugo, « Magnitudo parvi », Les Contemplations, III, 30, vol. « Poésie II », p. 380 et 383.

[12]   La Mer et le vent, op. cit., p. 688.

[13] Ibid., p. 685.

[14] Ibid.

[15] Préface de mes œuvres, op. cit., p. 708.

[16] Agnès Spiquel, La Déesse cachée. Isis dans l’œuvre de Victor Hugo, publiée chez Champion en 1997. Voir en particulier le chapitre « Le mythe de l’immanence » (II, 3, p. 99-123).

[17] La Mer et le vent, op. cit., p. 685.

[18] Voir en particulier le livre II, III, 1, « La Convention », « Roman II », p. 891-907.