Véronique Dufief : De la littérature comme accès intuitif au réel - V. Hugo, Proses philosophiques des années 1860 -1865
Communication au Groupe Hugo du 23 mars 1991
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Les textes de V. Hugo réunis sous le titre de Proses philosophiques des années 1860 -1865 dans le tome "Critique" de l'édition Laffont ont été écrits en marge des Misérables, de William Shakespeare et des Travailleurs de la mer. Hugo s'y livre, entre autres, à une réflexion sur les modes d'accès au réel que propose la littérature. Il est ainsi amené à opposer raison et intuition, cette dernière permettant de saisir un univers triplement caractérisé comme dynamique, unitaire et solidaire. Restituant au corps et au cur leur juste place dans le processus cognitif qu'est l'intuition, Hugo assigne pour fonction à la littérature d'éduquer l'imagination du lecteur et de le conduire ainsi par les sentiers d'une métaphysique concrète, vers ce que Bergson appelle, dans La Pensée et le Mouvant, essais et conférences, P.U.F., 1955, l «expérience intégrale".
1) Raison versus intuition
Afin de comprendre quel assaut lance Hugo contre la ratio aristotélicienne (au double sens de "discours" et de "raison"), on peut se référer à ce qu'en dit Bergson (op. cit., p. 73) : "Toutes les manières de parler, de penser, de percevoir impliquent ( ... ) que l'immobilité et l'immutabilité sont de droit, que le mouvement et le changement viennent se surajouter, comme des accidents, à des choses qui par elles-mêmes ne se meuvent pas, et en elle-même ne changent pas. La représentation du changement est celle de qualités ou d'états qui se succéderaient dans une substance. Chacune des qualités, chacun des états serait du stable, le changement étant fait de leur succession ; quant à la substance, dont le rôle est de supporter les états et les qualités qui se succèdent, elle serait la stabilité même. Telle est la logique immanente à nos langues, et formulée une fois pour toutes par Aristote : l'intelligence a pour essence de juger, et le jugement s'opère par l'attribution d'un prédicat à un sujet. Le sujet par cela seul qu'on le nomme, est défini comme invariable ; la variation résidera dans la diversité des états qu'on affirmera de lui tour à tour. En procédant ainsi par apposition d'un prédicat à un sujet, du stable au stable, nous suivons la pente de notre intelligence, nous nous conformons aux exigences de notre langage. »
Un long effort rationaliste et analytique a donc permis de constituer les différents domaines du savoir, irréductibles les uns aux autres, qui offrent chacun un point de vue sur le monde. Hugo, néanmoins, tout en reconnaissant les services rendus par l'esprit de catégorisation, refuse à ce dernier le monopole de la connaissance. De fait, avec Hugo, nous pouvons éprouver le besoin d'échapper aux substances et aux attributs comme à autant de carcans réificateurs : c'est ici que peut jouer la vertu libératrice de l'intuition. Celle-ci apparaît dans le double rapport de complémentarité et de hiérarchie que Hugo établit entre raison et intuition, dans Philosophie (pp. 510 -511) :
"Là où le raisonnement s'arrête, l'intuition continue."
"Le raisonnement vulgaire rampe sur les surfaces ; l'intuition explore et scrute le dessous."
Sont donc ici opposées deux démarches cognitives : d'un côté, la philosophie rationaliste (représentée clans le même texte par le symbole traditionnel de la chouette) que Hugo réduit peut-être un peu abusivement à un "matérialisme". De l'autre, l'intuition, dont Hugo nous dit : "C'est la communication avec Dieu sans intermédiaire, c'est la religion "(p. 511).
Mais il faut aller plus loin, en étudiant un exemple d'intuition, proposé dans la première partie de Promontorium somnii. Notons que la valeur emblématique du promontoire est chère à Hugo, puisqu'il y a recours dans William Shakespeare (p. 331): "Tout homme a en lui son pathmos. Il est libre d'aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d'où l'on aperçoit les ténèbres." Un paragraphe d'une demi-page dans Philosophie (p. 510) résume également la démarche décrite dans Promontorium Somnii et dont nous allons maintenant décomposer le mouvement.
Dans un premier temps, Hugo observe le ciel à la lunette. Sa première réaction est le "désappointement" (p. 639), et il emploie de multiples expressions pour rendre compte de ce qu'il voit, ou plutôt de ce qu'il ne voit pas : "une espèce de trou dans l'obscur", "l'intérieur d'une bouteille à l'encre", "quelque chose comme une brusque arrivée de ténèbres", "la plénitude du noie' (p. 639), "un segment obscur" (p. 640).
Il sagit en fait pour lui de décrire une perception paradoxale : "voir rien", entraînant une "perte du réel". Il s'efforce donc de traduire une modification insensible, de dire l'imperceptible ; il pose une question : "Je distinguai, quoi ?" (p. 640). Il emploie des démonstratifs neutres, comme si la désignation, supplantant la description, était seule possible. Il recourt au paradoxe, sous forme de système hypothétique : "Si rien avait une forme, ce serait cela." Enfin, il prend des précautions oratoires, commentaires métalinguistiques comme "impossible de le dire", ou " pour ainsi parler." Hugo fournit ainsi un effort verbal intense pour donner au lecteur lintuition dune intuition, pour le mettre en situation d'aborder à son tour Terre (Lune ?) Neuve.
Au préalable s'impose néanmoins l'inventaire des faux savoirs, qui, loin de donner accès au réel, lui font écran : il y a la lune des religions et la lune des scientifiques (celle de la vraie science, l'astronomie, et celle de la fausse science, l'astrologie). La curiosité constante de Hugo pour le polymorphisme des mythologies confère ici une fonction stratégique à l'érudition : saper les "obstacles épistémologiques" dont parlera Bachelard, afin de permettre une juste perception du réel. "Les poètes ont créé une lune métaphorique et les savants une lune algébrique. La lune réelle est entre les deux. »
La fin du texte peut se résumer rapidement : si l'on parvient à dépasser le mystère terrifiant de l'Inconnu, la périlleuse confrontation avec le réel brut s'avère salutaire : c'est enfin l'apparition miraculeuse de la lumière. Et Hugo termine en proposant une interprétation allégorique du passage : quelquefois un chef duvre, jusque là resté dans l'ombre, est brusquement éclairé, conformément à ce que veut la justice. Le mouvement de ce texte est strictement parallèle à celui qui, dans Philosophie, est consacré au soleil (pp. 482 -484).
Que peut-on déduire de cette lecture quant à la nature de l'intuition ? D'abord, c'est un processus qui doit s'affranchir des savoirs figés et réducteurs, enfermés dans des habitudes langagières chosifiantes et rhétoriques au sens ornemental du terme (c'est-à-dire plaquant sur le réel des fioritures, un clinquant tapageur qui masquent la foisonnante et irréductible beauté de l'univers). Ensuite c'est une démarche cognitive dans laquelle le corps a son rôle à jouer : voir, c'est savoir (Faut-il rappeler ici l'étymologie de intueri : "regarder attentivement" ?). Mais percevoir par l'intuition est aussi une aventure périlleuse qui exige de nous l'exercice plénier de notre liberté : si Hugo marque d'abord son entêtement à ne rien voir (à trois reprises), c'est bien parce qu'il est difficile d'accepter le vertige comme étape nécessaire vers un rajeunissement de notre approche des choses. Enfin, l'intuition est un mode de connaissance auquel la métaphore sert de medium tout à fait efficace.
En définitive, on peut dire que la division de la nature en objets distincts, tout en s'avérant utile et nécessaire pour affronter notre environnement quotidien, ne constitue pas pour autant un traitement fondamental de la réalité. C'est pourquoi il faut réapprendre à saisir l'univers dans sa triple dimension : dynamisme, unité, solidarité.
2) L'univers : dynamisme, unité, solidarité
Hugo rend compte du dynamisme de l'univers à maintes reprises, dans Philosophie, où il parle de "l'enfantement simultané des formes et des réalités les plus diverses" (p. 469). Il ajoute : "Tout ce globe est un phénomène de permanence et de transformation ; un rut inépuisable s'y combine avec une destruction impitoyable" (p. 470) Même propos dans Les Choses de l'Infini : "Toute cette profondeur remue. On croit y voir étinceler la fixité. on se trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change" (p. 673) "La vie universelle n'est que relation." (p. 676).
Deux procédés stylistiques, parmi dautres, sont au service de ce propos : l'accumulation et l'identification. Quelques exemples du premier apparaissent dans Philosophie (p. 469), dans un passage décrivant la formation du globe terrestre : les noms d'action y abondent ("ramification, fermentation, formation, infiltration"..., j'en passe et des meilleurs !) ; les participes passés marquant un mouvement pullulent ("exfoliées, roulées, traversés"), et le recours au pluriel et à l'énumération est systématique. Quant à l'identification, on se contentera de citer cette phrase, toujours extraite de Philosophie (p. 491) : "Plus ou poins de densité, voilà toute la différence de la pierre au nuage ; le granit est un brouillard ; la hache qui coupe une tête est une vapeur." Ainsi n'y a-t-il pas de solution de continuité dans le flux universel.
Néanmoins, sous le dynamisme gît l'unité, comme le dit très tien Hugo dans Utilité du Beau (p. 586) : "Toutes les ressemblances de l'unité éclatent dans les innombrables formes de la nature et de la destinés", ou dans un passage de Philosophie consacré à l'exploration du fond de la mer (pp. 477 -478).
Hugo nous y propose une plongée progressive en six étapes, scandée par l'anaphore "au-dessous de". Il prend pour point de départ la partie navigable, humanisée, de l'océan, puis, dans la caractérisation spatiale des différentes zones marines, marque une progression vers le statique : il est question au début de "surface d'ondes", de "houle", ensuite, plus de mouvement et Hugo parle de "couche", de "région déjà moins distincte", de "zone", de "nappe d'environ deux mille mètres d'épaisseur". Pour finir, "partout en haut, en bas, en avant, en arrière, une lame de verre liquide et immobile », labondance des notations spatiales créant id le flou, une perte de tout point de repère.
En d'autres termes, partis d'une exploration concrète d'un milieu physique, nous débouchons sur le philosophique, sur la notation la plus métaphysique qui soit : "Vous êtes dans l'unité de l'eau.", petite phrase qui résume à elle seule la pratique pédagogique hugolienne : la participation active du lecteur est requise (on trouve d'ailleurs plus loin des impératifs : "plongez plus bas", ou "descendez"), et l'intuition de l'auteur lui est communiquée par le biais d'un énoncé paradoxal (la préposition spatiale concrète "dans" s'oppose au complément abstrait qu'elle introduit "unité").
Autant dire que, dune certaine manière, Hugo renoue avec ce que les philosophes médiévaux appelaient l'unus mundus, hypothèse d'une unité psycho-physique potentielle de l'ensemble de l'univers. (voir à ce sujet les actes du colloque tenu à Cordoue, sous l'égide de France Culture en 1980, actes publiés chez Stock: Science et conscience, les deux lectures de l'univers, p. 12).
Si Hugo saute par -dessus le cartésianisme pour renouer avec des intuitions médiévales, il rejoint aussi - consciemment ? innocemment ? - une tradition bien ancrée en Orient, où les mots « objectif » et "subjectif' n'ont d'équivalent, ni en persan, ni en arabe, ni en sanscrit (cf. Science et conscience, op. cit. p. 41). Or, Hugo brouille délibérément et de façon très constante cette distinction dont nous usons si couramment. "Le dedans de l'homme est dehors.", écrit-il dans Utilité du Beau.
"Chose inouïe, c'est au -dedans de soi qu'il faut regarder le dehors." (Préface de mes oeuvres et post - scriptum de ma vie, p. 699).
"Il n'y a pas une loi extérieure et une loi intérieure. Le phénomène universel De réfracte d'un milieu dans l'autre." (ibid. p. 708).
Ces constations impliquent en toute logique une solidarité entre l'homme et l'univers, que Hugo exprime de façon provocatrice : "Isolez -vous donc si vous le pouvez." (Philosophie, p. 491) , ou avec sérénité: "Tout cela est une unité. C'est l'unité. Et je sens que j'en suis;" (ibid.). L'emploi que fait Hugo du mot "travail" dans ce même texte (p. 491) est significatif à cet égard.
En effet, loin de l'étymologie du terme et du mythe de l'artiste maudit accouchant de son oeuvre dans la douleur, Hugo introduit de subtiles nuances. Ainsi, à propos du navire "perdu dans l'anarchie des vagues » Hugo écrit : "La mer travaille sous lui", un alinéa mettant cette courte phrase en valeur. Le verbe doit être entendu au sens actif, puisque son sujet est animé, mais aussi dans un sens passif (entendons par là "ce qui s'accomplit sans l'intervention d'une conscience"), comme lorsque l'on dit par exemple que "le bois travaille ».
Hugo poursuit : "C'est là (sous le désordre apparent de la surface de la mer) que, lugubrement éclairé par la quantité de lumière qui peut passer à travers une vitre épaisse de douze mille mètres, dans le silence, dans l'immuabilité, dans la solitude, l'atome travaille au monde." La description qui suit pourrait très bien s'appliquer au poète en train de créer : "Il ne faut pas que ce travailleur soit dérangé. Cet ouvrier a besoin d'isolement, de paix et de recueillement dans son atelier; et c'est pourquoi quelqu'un (qui donc ?) a placé entre l'ouragan et l'infusoire l'assoupissement de l'océan, et a mis à la tempête une sourdine de trois lieues d'eau dormante. (pp. 481 -482).
L'emploi des mots "assoupissement » et "dormante" dit assez la part de passivité entrant dans toute activité créatrice, le poète au "travail" pouvant se définir comme "celui qui laisse les choses activement se faire", le tout dans un état de recueillement optimal, que Bachelard désigne sous le nom de « rêverie », Simone Weil sous celui "d'attention" et les Evangiles sous celui de "vigilance".
Ira -t -on jusqu'à considérer cette forme de "repos en mouvement" comme une attitude taoïste ? Le rapprochement de Hugo avec les philosophies orientales est peut -être bien téméraire. On notera cependant au passage à quel point cette conception pouvait paraître polémique à l'encontre d'un positivisme trop sûr de lui-même.
On a pu le pressentir au travers de cette étude, Hugo cherche à nous mener vers ce que Bergson (op. cit., p. 227) appelle "l'expérience intégrale", désignant par cette périphrase la métaphysique. Autrement dit il milite pour une forme de connaissance qui ne soit pas une simple fonction cérébrale, mais qui accorde au corps et au coeur la place qui leur revient de droit.
3) Vers "l'expérience intégrale ?"
Hugo pose très clairement le problème dans William Shakespeare (p. 329) : "La suprême intelligence ( ... ) : quelle est la part de la chair et du sang dans ce prodige ?" Ceci nous amène à avancer une nouvelle définition, partielle, de l'intuition, conçue désormais comme la participation du corps à l'intelligence.
Evidemment, il existe toute une tradition de méfiance philosophique à l'encontre de la sensation. Hugo devance les objections qu'on pourrait lui faire à cet égard : "Dira -t -on : ceci n'est que de la sensation. On se tromperait. La sensation confirmée par le raisonnement, c'est tout simplement la double forme du réel, et cela a quelque affinité avec l'évidence." (Philosophie, p. 502).
Une fois ce point litigieux réglé, reste à montrer comment Hugo illustre le rôle du corps dans le processus cognitif qu'est l'intuition. On en choisira deux exemples : l'un qui tient au statut d'athlète de certains personnages romanesques, l'autre qui trouve son développement dans une métaphore physiologique : la morsure au fer rouge
Mais laissons la parole à J. Maurel, Victor Hugo philosophe, PUF, coll. "Philosophies", 1985, qui explique très pertinemment pourquoi Quasimodo, Jean Valjean, Gilliatt, et Cimourdain sont tous des athlètes : "Cette foire apparemment physique est d'un tout autre ordre : ou plutôt devrait -on dire, elle physique parce qu'elle est force de lutte, d'effraction du piège, des rets, des nuds de la métaphysique." (p. 74).
D'une certaine manière, Gilliatt, pour ne citer que lui, accède à la connaissance de soi par le biais d'un "savoir viscéral et musculaire" (j'emprunte l'expression à M. Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, NRF, Gallimard, 1980, p. 86) qui lui permet d'allier la lutte avec les éléments (voir le chapitre Sub re) avec l'abandon à la rêverie (dans Sub umbra), combinaison, caractéristique de tout travail créateur, d'activité et de passivité.
Dans la deuxième partie de Promontorium somnii, Hugo parle (p. 664) de "curiosités d'abîmes". Peut -on évoquer de manière plus suggestive la façon dont la libido sciendi s'oriente irrésistiblement vers la métaphysique ? Toujours est -il que, dans ce passage, Hugo emploie à deux reprises une métaphore, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est littéralement saisissante : "Le fer rouge c'est là qu'on veut mordre." P. 664) "Mais la morsure au fer rouge, quelle âcre volupté pour les grands curs." (ibid.)
Ce fantasme de virulence et de cruauté est aux antipodes d'une abstraction métaphysique déréalisée. L'amalgame du corps humain et de la matière est rendu possible par la malléabilité d'un matériau, rigide et réfractaire à froid, tendre à chaud, et où la partie incisive de nous -même peut s'imprimer comme dans de la cire. Une telle compénétration exclut cependant la confusion des matériaux- corps et matière - intriqués l'un dans l'autre. C'est une forme de contact qui implique paradoxalement une sorte de rigueur dans la sensualité. On n'ira pas néanmoins, malgré la vigueur de l'image de la morsure, jusqu'à parler d'agressivité. Il s'agit bien plutôt d'une détermination, d'une prise de possession intégrale de la matière. Prise de possession orale, par l'organe qui est aussi celui de la parole. Prise de possession intime, plus intime encore qu'une exégèse érotique simpliste pourrait le laisser entendre.
Dans cette image s'exprime finalement le désir de s'incorporer une substance étrangère qui a pris la chaleur d'un corps vivant, qui est même allée jusqu'à l'incandescence, et qui, de ce fait, recèle peut -être l'escarboucle déconcertante d'un savoir inconnu. C'est aux antipodes d'un rêve de symbiose ou d'osmose, d'un rêve fusionnel, que se situe cette recherche d'un contact viril et maîtrisé avec la matière, comme si la connaissance qu'on pouvait avoir de celle -ci passait par le corps ou par ce truchement plus subtil encore qu'est notre imaginaire corporel (j'entends par là cette faculté que nous avons de nous incorporer littéralement au monde, sans perdre notre identité, mais sans solution de continuité avec l'univers).
Toutefois, ce qu'on pourrait appeler un sensualisme ou un physiologisme de la connaissance chez Hugo ne suffit pas à rendre compte de la richesse du processus cognitif tel qu'il le conçoit. C'est ici le lieu de rétablir, avec Hugo, le rôle du désir dans toute démarche épistémologique, désir qu'on peut caractériser comme étant la principale fonction du coeur.
Mouvement bruissant et juvénile en nous, contenu et impétueux comme une eau qui veut sourdre, force qui nous désigne comme êtres vivants, aimantation de lêtre vas ce qui est au -delà de lui, le désir apparaît comme l'inclination qui mène très précisément du physique au métaphysique. F. Dolto, dans L'Evangile au risque de la psychanalyse, Seuil, coll. "Points", tome 2, 1977, p. 11, abonde dans ce sens : "Toujours le désir nous stimule à aller plus loin, à aller, comme l'enfant prodigue, toujours au -delà des jouissances auxquelles nous pensons être appelés." Concluons en disant que, puissance brute et non dégrossie, le désir cherche à s'exercer souverainement, mais sans empiètement dominateur sur l'univers.
Et Hugo, que fait -il, quant à lui, du désir ? On reprendra ici encore l'exemple de Gilliatt, puisque les textes philosophiques auxquels nous nous intéressons ont été écrits en partie en marge des Travailleurs de la Mer. C'est peut -être bien une connaissance sur le coeur et par le coeur que Gilliatt cherche à atteindre en sauvant des eaux la machine du navire diabolique, que J. Maurel,(op.cit., p. 76) décrit comme un "appareil à condensation et à détente qui a quelque chose à voir avec le coeur, sans doute, avec l'amour, principe de communication des éléments divers d'un monde multiple."
Se pose alors un nouveau problème : le désir de connaissance portant sur des questions d'ordre vital cherche -t - il une vérité (ce qui est le propre de toute démarche heuristique), ou un contentement affectif ( ce qui trahirait un changement de perspective) ? L'abondance des questions posées en longs paradigmes par Hugo, aussi bien en prose qu'en vers, et laissées sans réponse, semble montrer qu'un seuil qualitatif est franchi, qu'un passage s'opère de la quête épistémologique à une mission éthique. Dans Siddhartha, de Hermann Hesse, traduit de l'allemand par J. Delage, Grasset, 1925, p. 49, il se passe pour le Bouddha quelque chose de similaire : "(Le but de ma doctrine) n'est pas d'expliquer le monde aux avides de savoir. Son but est tout autre : son but est d'affranchir l'homme de la souffrance."
Il y aurait ainsi toute une étude à mener sur la compassion et l'indulgence hugoliennes, entendues non pas seulement d'un point de vue éthique, mais considérées comme des catégories esthétiques à part entière. Dans Les Fleurs, p. 554, Hugo exprime parfaitement la cohérence absolue de l'éthique, de l'épistémologie et de l'esthétique dans son oeuvre, en évoquant le "double et gigantesque travail, physique au début, métaphysique à la fin, qui cherche Dieu, et qui trouve le bien chemin faisant". Cette cohérence s'affirme également dans la constante préoccupation pédagogique de Hugo.
L'éducation de l'imagination par la littérature, tel est le dessein qu'il se propose et l'usage qu'il fait de la métaphore dans ce but trouve une fort belle justification philosophique dans les deux textes suivants de Bergson (op. cit.) :
"(L'intuition) est plus qu'idée ; elle devra toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des idée& Du moins s'adressera -t -elle de préférence aux idées les plus concrètes, qu'entoure encore une frange d'images. Comparaisons et métaphores suggéreront ici ce qu'on n'arrivera pas à exprimer." (p. 42)
"Sans doute aucune image ne rendra tout à fait le sentiment original que j'ai de l'écoulement de moi -même. Mais il n'est pas non plus nécessaire que j'essaie de le rendre. A celui qui ne serait pas capable de se donner à lui -même l'intuition de la durée constitutive de son être, rien ne la donnerait jamais, pas plus les concepts que les images. L'unique objet du philosophe doit être ici de provoquer un certain travail que tendent à entraver, chez la plupart des hommes, les habitudes d'esprit plus utiles à la vie. Or, l'image a du moins cet avantage qu'elle nous maintient dans le concret. Nulle image ne remplacera jamais l'intuition de la durée, mais beaucoup d'images diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir." (p. 185)
Au fil des textes envisagés jusqu'ici, on a pu s'apercevoir que Hugo démontrait le mouvement en marchant : en employant abondance de métaphores pour nous faire percevoir l'univers à la fois dans sa complexité et dans son évidence, commue dynamique et unitaire, il vise moins à nous livrer un savoir constitué, qu'à nous faire pratiquer activement un exercice susceptible de nous libérer de l'usage classificatoire que nous faisons coutumièrement du langage. Hugo ne cherche pas d'autre résultat que de communiquer une intuition vraie, que de créer chez le lecteur les conditions de possibilité d'une intuition vraie.
On ne s'étonnera donc pas qu'il fasse participer le lecteur de toutes les façons possibles : d'où l'emploi, très fréquent dans les textes philosophiques, de l'impératif. On en a vu des exemples dans le texte explorant le fond de la mer, on peut citer aussi le passage de Philosophie (p. 469) où Hugo décrit la formation du globe terrestre : "percez, percez de la pensée", "entrez dans la terre, entrez sous la terre", "imaginez", "figurez -vous". L'invitation des Choses de l'Infini (p; 679) "Enfourchez le rayon de lumière." est également très engageante.
De l'importance que Hugo accorde à l'intuition, il ne faudrait pas conclure à un antirationalisme de sa part : sa réflexion approfondie sur le rôle et les devoirs de la science dit assez la foi qu'il place dans les Lumières.
D'autre part, si son attitude pouvait, à son époque, paraître polémique à l'encontre d'un positivisme envahissant, elle trouve aujourd'hui une certaine actualité dans les conclusions nouvelles auxquelles aboutit la physique quantique.
Einstein, lecteur de Hugo ? Il va sans dire que sud un humour candide osera hasarder une telle question. Néanmoins, on ne peut résister à la tentation de citer la communication de F. Capra au colloque de Cordoue déjà mentionné, intitulée: Le Tao de la Physique, en disant, à titre d'excuse, que Hugo, auteur si attentif de la petite cosmologie portative élaborée dans les textes philosophiques, aurait volontiers discuté avec les philosophes et savants alors rassemblés :
"Lorsque nous pénétrons au sein de la matière, écrit F. Capra, p. 46, la nature ne nous offre pas le spectacle de briques élémentaires isolées, mais se présente plutôt comme un tissu complexe de relations entre les diverses parties d'un tout unifié." ( ... ) En physique atomique, la nette coupure cartésienne entre lesprit et la matière, entre le moi et le monde n' a plus cours."
Dernier point sur lequel il faut conclure, la contribution de l'intuition à la définition du génie. Dans Préface de mes oeuvres et post -scriptum de ma vie Hugo évoque la triade : "humanité, nature, surnaturalisme", dont chaque élément est respectivement dévolu à l'observation, à l'imagination et à l'intuition. Voilà ce que Hugo nous en dit plus précisément : "Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame, se pénètrent et se confondent, et sont l'unité." ( ... ) "Nous les distinguons parce que notre compréhension, étant successive, a besoin de division." (p. 699). Il ajoute (p.705) : "Ce sont là les trois horizons. L'un complète et corrige l'autre ; leur coordination est l'ensemble cosmique. Qui les voit tous les trois est au sommet. Il est l'esprit cubique. Il est le génie."
"A qui n'interroge pas tout, rien ne se révèle." (p. 707). Cette ambition, proposée par Hugo à son lecteur, n'est pas totalitaire (il ne s'agit pas de thésauriser de multiples savoirs), mais unitaire. Eduquer le lecteur, c'est l'inviter à retrouver par lui -même l'intuition qui préside à tout acte créateur. A chacun par conséquent d'être un génie en étant totalement lui -même, à chacun de se construire dans et par une littérature qui donne à tout lecteur la jouissance de se connaître un peu mieux à travers elle.