Agnès Spiquel : "Isis dans l'oeuvre de V. Hugo"

Communication au Groupe Hugo du 21 octobre 1989
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Pierre Albouy a étudié la création mythologique chez Hugo à travers quelques grands mythes. Son travail pouvait être prolongé en direction d'une part de mythes non grecs, d'autre part de mythes féminins. Or plusieurs hugoliens s'étaient interrogés sur Isis, la mystérieuse déesse voilée qui apparaît plus souvent qu'on ne pense dans l'oeuvre de Hugo. Ma démarche a consisté à chercher les traces de son appropriation du mythe dans l'ensemble de son oeuvre, sans délimiter un corpus, au travers de références explicites (dans les textes poétiques, les textes romanesques et les proses philosophiques), plus souvent encore (et là, j'inclus le théâtre, bien que je l'aie trop peu pris en compte) au travers de quasi-équivalences établies par Hugo : Isis est la Nature, Isis est la Voilée. A cet égard, la lecture des dictionnaires mythologiques qu'il utilisait impose une évidence : Hugo part de l'image d'Isis communément véhiculée par son siècle et, sans tenter un retour à la figure isiaque traditionnelle, il laisse le mythe travailler sa création, essentiellement à partir d'une image - pour lui extrêmement dynamique et féconde - celle du voile.

Pourtant l'Isis égyptienne n'était pas voilée mais la tradition ultérieure avait gardé de la déesse l'image impliquée par l'inscription du temple de Saïs : "Je suis tout ce qui est, qui a été et qui sera, et mon voile nul mortel ne l'a jamais soulevé". L'image, confortée par l'assimilation d'Isis aux Grandes Mères des religions antiques, aboutit à cette simplification du XIXème siècle : Isis est la Nature voilée ; elle est en même temps la connaissance de la Nature, le mouvement par lequel elle se dévoile.

Avant que je suive cette Isis-Nature dans la création hugolienne, une question m'a paru incontournable : celle de la fille-émanation de Satan qui s'appelle Isis dans la première campagne d'écriture de La Fin de Satan en 1854. Le voile d'Isis est devenu un linceul fantomatique qui drape du néant. J'ai cherché ce qui, dans les oeuvres antérieures, pouvait préparer une Isis aussi noire et liée à la mort ; c'est une image ambiguë de l'Orient tout entier et de l'Egypte en particulier qui est alors apparue : au moment où des contemporains comme le baron d'Eckstein voient dans l'Orient une source lumineuse, Hugo répudie le mirage des Orientales et présente l'Orient comme enveloppé dans la matérialité du symbole ; pour lui, la civilisation ne s'est développée qu'en marchant vers l'Occident. De cette marche l'Egypte est une étape importante, mais Hugo hérite de Chateaubriand l'image d'un pays de mort et de fatalité ; et, dans Notre-Dame de Paris, la fatalité, l'Anankè, s'exerce entre autres au travers des Egyptiens. Dès 1830, donc, un lien est établi entre Egypte et Anankè ; or, dans La Fin de Satan, Isis s'appelle aussi Anankè, Fatalité. Ce fantôme qui recueille les armes du crime de Caïn et hante l'univers d'après le déluge s'affirme comme "l'âme du monde mort" et je me suis demandé si elle ne constituait pas l'essence d'une Nature perçue, par le Hugo de l'exil affronté à l'Océan, comme habitée par le mal et la mort.

Dans Dieu et dans les textes de la nébuleuse de Dieu, Isis, en compagnie d'autres déesses païennes, devient de plus en plus noire ; elle est la louve, la grande prostituée. Son glissement vers les forces du mal est parachevé en 1860, lors de la reprise de La Fin de Satan où Isis devient Isis-Lilith ou Lilithisis. Dans le Talmud, Lilith est la première femme d'Adam passée, par refus de se soumettre, du côté de Satan. De Lilith aussi, Hugo choisit l'interprétation la plus noire, contrairement à des contemporains comme Vigny ou Nerval.

Mon hypothèse est qu'au moment où Hugo médite sur le pardon universel, il éprouve le besoin de créer une figure du mal absolu qui ne peut être racheté mais seulement dissous. Il imagine ainsi une concrétion d'ombre qui prendra dans les romans des formes aussi diverses que Patron-Minette dans Les Misérables ou la pieuvre dans Les Travailleurs de la Mer.

Ayant analysé en Lilithisis ce point extrême de la négativité d'Isis, je suis revenue à Isis en tant que mythe de la Nature pour voir comme Hugo n'en reste pas à la figure de mère féconde et nourricière, celle de La Vache. En maint endroit, la Nature est selon lui une Isis voilée que la science dévoile d'une manière plus ou moins brutale ; mais les triomphes promis de la lumière s'articulent constamment sur une acceptation de l'ombre. J'ai montré que les trois séries de La Légende des siècles et La Légende de 1883, toutes séries confondues, étaient construites de manière à désigner l'ombre comme principe et comme fin.

L'acceptation de l'ombre - qui va jusqu'à sa célébration dans un poème comme Le Temple - implique un autre regard sur la nature voilée ; c'est la contemplation du pâtre de Magnitudo parvi aux yeux duquel la nature non seulement se dévoile mais aussi dévoile Dieu. La rime quasi obligée voile-étoile esquisse fréquemment, dans les oeuvres poétiques de l'exil, la vision de l'étoile rayonnant derrière le voile, à la fois cachée et révélée par lui ; et il semble bien que pour Hugo cette image soit liée à Isis.

C'est l'idée de rayonnement qui empêche l'image d'être trop étroitement spatialisée ; rayonnement, irradiation rendent compte de ce mode de présence très complexe que Hugo désigne sous le terme d'immanence. Mon hypothèse a été que Hugo constitue l'Isis voilée comme mythe de l'immanence, comme moyen de penser le rapport du fini et de l'infini, de l'autre et du même. L'image du voile donne naissance à toutes sortes de phénomènes de transparence, de dilatation et d'évanouissement - très perceptibles dans Les Contemplations et dans ce que l'édition Laffont désigne sous le titre de Proses Philosophiques de 1860-1865. Hugo tente de dépasser l'impossibilité décrite par l'épopée Dieu : un moi humain à la poursuite vaine du moi de l'infini ; Isis lui permet d'établir une sorte de moi de la nature adéquat aux deux autres. Entre ces "moi" s'opère un évanouissement des limites qui met l'homme de plain-pied avec l'infini, dans la terreur et dans le ravissement, que cet homme soit le pâtre, le mage ou Gilliatt.

C'est un lieu commun de dire que Hugo pense la nature et la femme en termes analogues. Le mythe isiaque m'est apparu comme un angle d'approche privilégié de cette analogie ; mais le détour est un peu long.

La tradition voit en Isis celle qui sauve. Or, dans les romans de Hugo, le salut vient par le père ou par tout personnage masculin jouant le rôle paternel (il cumule alors souvent les rôles paternel et maternel). La mère est impuissante à sauver malgré la puissance de son instinct (c'est Michelle Fléchard dans Quatrevingt-Treize). L'amoureuse ne peut assumer jusqu'au bout le rôle de "sauveuse" (c'est Eponine dans Les Misérables). Certes la fille insouciante et la femme aimée opèrent, par leur simple présence, le salut de l'homme qui les aime (c'est Cosette dans Les Misérables et Déruchette dans Les Travailleurs de la mer) ; mais l'essentiel se joue au-delà, en termes non plus de fonction mais d'"essence", d'articulation de la chair et de l'âme - et dans les textes poétiques écrits pendant et après l'exil, cette articulation apparaît comme étant de l'ordre de l'immanence. On retrouve les mêmes images de transparence que pour la nature - et c'est la qualité de cette transparence que j'ai utilisée comme cristal de touche pour définir, par différenciation avec d'autres mythes, le mode isiaque de présence du sacré dans le féminin. Entre la vierge diaphane (Dea dans L'Homme qui rit) et la prostituée opaque, à la fois Titane et Astarté (la duchesse Josiane dans L'Homme qui rit), au-delà de l'affirmation triomphante de Vénus, il y a le rayonnement d'Eve qui mène au point limite : la déesse dans la caverne sous-marine des Travailleurs de la mer, une concrétion de lumière toujours déjà évanouie: "La déesse était absente mais la divinité était présente." Pour Hugo, la transparence révèle l'altérité - au sens le plus fort ; cela suffit pour que l'on ne puisse ironiser sur une transparence que l'on soupçonnerait proche de l'annulation quand Hugo, terreur et émerveillement mêlés, parle de la femme nue comme il parlait de la nature.

Hugo ne nomme pas directement Isis comme porteuse de salut ; en revanche, de nombreuses voilées apparaissent dans son oeuvre et très nettement les voilées noires d'avant l'exil deviennent ensuite des voilées blanches. Une voilée noire comme Guanhumara dans Les Burgraves ne respire que mort et vengeance car elle est enfermée dans la rivalité entre les frères ennemis. Quand Hugo tente de défaire, dans la réconciliation des deux frères, la culpabilité caïnite, Guanhumara se tue. Le mythe d'Isis propose le schéma exactement inverse : Isis refuse de tirer vengeance du mauvais frère. Les voilées blanches hugoliennes sont des soeurs pleines de tendresse ; il est curieux de constater qu'elles se cristallisent autour de la Dame Blanche de l'île de Jersey. C'est une infanticide, sauvée par la souffrance de son remords, et Hugo la transforme complètement en figure de salut dans Les Contemplations. Entre le poète et la voilée isiaque d'un poème comme A celle qui est voilée, s'établit un échange où se révèle leur ressemblance. Le poète découvre son âme comme une Isis intérieure et retourne sur lui-même l'image du voile : c'est l'exil, c'est la douleur, c'est l'écriture même qui est voile ; et toutes les images d'ombre et de transparence que j'ai vues pour la nature et pour la femme jouent maintenant pour l'âme. Ma dernière hypothèse est celle-ci : Hugo constitue Isis comme un mythe de l'âme. Plusieurs textes où il parle de l'âme drainent des images isiaques, en particulier le texte sur la prostitution que constituent Les Fleurs, chapitres retirés du livre "Patron-Minette des Misérables. "La prostitution est une Isis dont nul n'a levé le dernier voile", écrit-il, et on pense à une déesse noire ; mais, à l'autre bout du texte, l'âme de la prostituée est une petite flamme derrière les voiles opaques de la misère ; la prostituée est isiaque en tant que témoin de l'âme éclipsée.

En allant plus loin encore, la voilée, c'est aussi la morte dans son linceul, dont la présence-absence est de l'ordre de l'isiaque. On en veut pour preuve la parenté des deux titres : A celle qui est voilée et A celle qui est restée en France. Le mythe de la voilée serait un moyen pour Hugo d'affronter la mort de Léopoldine - ou plutôt la réalité de Léopoldine morte. La noyade de Léopoldine et les effacements (noyades ou non) qui terminent les romans sont l'envers tragique de la présence invisible de la déesse sous-marine. L'âme est noyée et Isis est le mythe de l'effacement salutaire qui permet à Hugo de penser la fécondité de son propre effacement dans l'exil et dans l'écriture. Le moi qui écrit est une âme noyée, à fleur d'eau. "La poésie est soeur d'Isis aux triples voiles", Hugo l'avait dit dans Océan, vers 1854, c'est-à-dire au moment où il créait l'Isis de La Fin de Satan.

A travailler sur un mythe qui joue presque entièrement pour Hugo sur une certaine qualité de présence-absence, on est tenté de voir Isis partout - peut-être même, me reprochera-t-on, là où elle n'est pas. Mais un mythe, j'en suis persuadée, est un point de vue autant qu'un contenu ; et le point de vue hugolien sur Isis m'a menée à prendre sur Hugo un point de vue isiaque, qui m'a paru passionnant - au moins dans l'étude, sinon dans le résultat qu'en propose ma thèse.