Bernard Leuilliot : «Quatrevingt-Treize et le Journal de Barbier»

Communication au Groupe Hugo du 18 juin 1988
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Je vous parlerai donc de Quatrevingt-treize, ou plutôt du projet Quatrevingt-treize, à propos des notes prises par Hugo en 1862-1863 dans la Chronique de la Régence et du règne de Louis XV ou "journal de Barbier", telles qu'on peut les lire aujourd'hui dans le "reliquat" de Quatrevingt-treize (naf 24750, 45-87, 91-137, 142-149). Il appartient à Guy Robert de les avoir identifiées. L'édition de l'I.N., qui en cite quelques-unes dans le "Reliquat" de Quatrevingt-treize, p. 360-:369, les présente comme des "notes prises dans divers historiens". Je citerai donc Chaos vaincu: "Vers 1861-1862 probablement, songeant à un roman qui se déroulerait en France au XVIIIème siècle, Hugo lit de Barbier le Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV. Les notes qu'il en tire sont assez étendues, presque une centaine de folios, précisément parce qu'il s'agit d'un journal anecdotique. Jamais (à ne considérer que ce qui nous est parvenu. On ne devrait jamais dire jamais) d'autres notes documentaires n'atteindront bien loin de là une autre dimension" (I, 144). Cette lecture, on peut en préciser la date, et les motivations:

 

1- la date: le terminus a quo nous est fourni par cette note de l'agenda de Hugo, en date du 17 octobre 1862: "par un bon sur Daelli de Milan qui me redoit cette somme en droit d'auteur, j'envoie à Lacroix de Bruxelles (pour lui rembourser le prix des livres (Barbier, Garat, &c.) qu'il a achetés pour moi) 76-88c" (13451, 111; CFL, XII, 1411). Il ne peut s'agir que de la Chronique de la Régence (et des Mémoires de Garat sur la Révolution). Ce que ne suffit pas à contredire la présence dans Les Misérables d'une allusion aux enlèvements d'enfants sous Louis XV (III, 1, 6, B 463), pour laquelle on peut supposer une autre source que Barbier.

 

2- les motivations: le roman "qui se déroulerait en France au XVIIIème siècle" a évidemment quelque chose à voir avec le projet Quatrevingt-treize, dont la naissance remonte à l'été 1862. Le fait est que de nombreux extraits du Journal de Barbier portent en suscription la mention: "93" "XVIIIème siècle". Ce qui justifie leur place dans le "reliquat" de Quatrevingt-treize.

 

La lecture de Barbier inaugura, au seuil de l'hiver 1862-1863, cette "grande rêverie" dont l'"incubation" occupa Hugo jusqu'au printemps: "J'ai travaillé tout l'hiver, passim, la tête plongée dans cette incubation de ma grande rêverie que vous savez. [...] Je suis un peu vieux pour mettre en mouvement les montagnes, et quelle montagne! la Montagne même! 93!" (à Paul Meurice, 14 mai 1863).

De cette rêverie (et de son "incubation"), que savons-nous ? Peu de chose, à ne considérer que le "tableau synchronique" de l'édition Massin, où ne sont guère mentionnés que l'achèvement, le 31 décembre 1862, des Sept merveilles du monde et de L'Epopée du ver, plusieurs interventions de Victor Hugo contre la peine de mort, à Genève (17 novembre 1862) et à Liège (26 février 1863), son appel à l'armée russe du 11 février 1863...

A quoi s'ajoutent quelques esquisses en rapport avec le projet Quatrevingt-treize, de janvier, février et mars 1863, seules traces jusqu'ici inventoriées de ce grand travail d'"incubation", dont fit partie la lecture de Barbier.

 

J'essaierai, dans un premier temps, de préciser les orientations de ce travail, qui procéda, comme toujours chez Hugo, par voie d'écarts et d'apparentes digressions: "digressions sur chaque point qu'on rapporte à la fin pour la montrer toujours". J'aborderai ensuite la présentation du dossier Barbier.

 

I - la "grande rêverie'' de l'hiver 1862-1863.

Nous disposons pour en connaître du carnet utilisé par Hugo en cet hiver 1862-1863. Il s'agit du carnet d'esquisses naf 13454.

Il porte au v° du premier feuillet la date du "8 9bre 1862". C'est, très probablement le carnet dont l'acquisition, chez Barbet, est mentionnée par Hugo dans son agenda, à la date du 7 novembre (naf 13451, f. 114; CFL, XII, 1406).

 

Victor Hugo l'utilise pour noter, en ordre, Comme toujours, très dispersé, esquisses et projets, noms propres et petits faits, vrais ou faux, consignés au hasard des rencontres ou de la recherche. On y trouve aussi des "choses à la plume", pas moins de neuf dessins, dont celui d'une frégate, "noire avec bande blanche", daté du 14 février 1863 (f. 29 v°; M 646). On y trouve (17 v°) jusqu'au mode d'emploi d'un des "appareils à café" dont Hugo fit l'essai de décembre 1862 à janvier 1863 ("7 décembre: essayé pour la première fois du café dans l'appareil à siphon"; 8 décembre: "rendu à Giffard son appareil; acheté l'appareil d'Agnew"; "19 janvier: le petit appareil à café a éclaté; se méfier de ces bombes dans l'intimité; nouvel appareil dit hydrostatique chez Agnew"; "20 janvier: essayé l'appareil hydrostatique" (naf 13451, 116; 13456, 8; CFL, XII, 1408, 1413). Ce n'est ici que la petite monnaie de la "grande rêverie", la revanche du quotidien sur l'accomplissement, au jour le jour, de la tâche du penseur.

 

Quoi qu'il en sait du caractère aléatoire de ces notations, elles n'en constituent pas moins les "linéaments" d'un projet d'écriture, projet à toutes mains, et qui n'est pas réductible à ses réalisations plus ou moins achevées, à court au à moyen terme. Il ne se plie aux circonstances que pour autant qu'elles viennent le confirmer, lorsqu'il s'agit, par exemple, de noter le succès d'une insurrection populaire, comme celle qui avait abouti, le 26 octobre 1862, à l'abdication du roi Othon de Grèce: "révolution de Grèce. 1862. faite par Grivas. à Missolonghi, les arcs de triomphe préparés pour la réception du roi Othon ont servi à l'entrée du général Grivas" (f. 5).

 

Je passe sur les esquisses (f. 12 v°, 14 v°, 23, 23 v°, 25, etc.) du message à l'armée russe: "Soldats russes, redevenez des hommes...", du 11 février 1863.

 

Je passe aussi sur les fragments rangés sous la rubrique: "Légende des siècles" (10, 11, 12, 17, 38 v°, 46 v°, 51), -fragments naguère publiés par Françoise Lambert (p. 226-230), et dont l'un figure au dos d'un brouillon au crayon pour L'Epopée du ver, achevée le 31 décembre 1862 (f. 51 v°; Lambert 1970, p. 230), ou sous la rubrique: "Epîtres" (8, 16,:37 v°; Lambert 1966, p. 56-57).

 

J'insisterai sur le cas des interventions publiques de Victor Hugo contre la peine de mort, à l'occasion, notamment, du débat, à Genève, sur la révision de la constitution helvétique. Sa lettre au pasteur Bost - 17 novembre 1862 - évoque le cas de trois enfants de la classe des ragged (déguenillés), condamnés à mort et pendus pour vol, à Londres, "au commencement du siècle": "Le plus âgé, le New Gate Calendar constate le fait, n'avait pas quatorze ans" (B 545). Le New Gate Calendar fait l'objet d'une note dans notre carnet (35 v°), où se lit également l'ébauche du développement consacré aux tenants de "la guillotine pour la guillotine": "la guillotine pour la guillotine, c'est de l'art pour l'art" avait noté Hugo (1 v°), avant d'écrire: "On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu'est-elle donc ? Sum qui sum. Elle a sa raison d'être en elle-même. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art pour l'art!" (B 547).

 

Une autre esquisse permet de dater et de considérer comme contemporain le texte consacré par Hugo aux Mémoires de Sanson, parus en 1862, et plus généralement au cas de celui qu'il appelle "l'élu de Joseph de Maistre", le bourreau, texte aujourd'hui confiné au "reliquat" d'Actes et paroles (IN, 404-406). Le carnet donne ceci (f. 3): "Il a sur le front [dans l'œil var.] la réverbération /sinistre/ des agonies. il est marqué du signe de Caïn". Texte définitif: "Il est marqué du signe. Il a dans l'œil la réverbération des agonies., une formidable suite de souffles suprêmes passe à jamais sur sa face" (IN, 405). On notera l'effacement de la référence à Caïn.

(Voir aussi f. 60)

 

Le bourreau, autrement dit ou comme on dît, prend sur lui. Il prend sur lui d'assumer la haine, l'"antique maladie du genre humain", qui fait de lui un maudit (sacer esto...): l'équivalent, sur terre, de Satan, hors de la terre. Marat est aussi de sa famille. J'avais essayé, en 1985 au Grand-Palais (le texte paraîtra peut-être un jour...), de montrer que le passage, du poème de Satan aux Misérables, puis des Misérables au projet Quatrevingt-treize se faisait par l'intermédiaire de Marat. J'en trouve une preuve supplémentaire dans un texte sur Marat qui est peut-être "la première page écrite de Quatrevingt-treize" (13464, 76, juin 1866; CFL, XIII, 976). Il fait partie du "reliquat" de Quatrevingt-treize (24750, 335-340; IN, p. 404-406), où il est donné par l'éditeur comme "antérieur de quelques années" aux développements qui le précèdent, p. 397-404. Même écriture, même format de papier plié en deux que les notes sur Barbier. On en trouve des ébauches dans le carnet qui nous occupe:

- page de garde: "Danton et Robespierre veulent. Marat hait" (IN, 405);

- f. 8 v°: "Marat n'appartient pas spécialement à la Révolution. Marat est un type antérieur profond et terrible. Si vous voulez savoir son vrai nom, criez ce mot: Marat dans l'abîme. L'écho, du fond de l'infini, vous répondra: misère" (IN, 405).

 

C'est la "preuve par les abîmes" dont parle Hugo dans le fragment abandonné du livre VII - "Patron-Minette" - de la troisième partie des Misérables (4, in fine; Garnier, p. 1900). La preuve du "travail" qui se fait dans le "troisième dessous", la "protestation de la matière": "Avoir faim, avoir soif, c'est le point de départ, être Satan, c'est le point d'arrivée" (Misérables, III, 7, 2, chapitre intitulé: "Le bas-fond"). Je ne puis que vous inviter à relire ces textes, et à les rapprocher du développement consacré par Hugo à Marat en cet hiver 1862-1863.

 

Face à cette même page de garde du carnet qui nous occupe, où figure une esquisse du Marat, Victor Hugo a consigné cette note empruntée à la Chronique de la Régence, au Journal de Barbier: "On brûlait en Grève un sodomite, Deschauffours" (f. 1). Episode de mai 1726, relaté tout au long par Barbier, t. I, p. 424-426. C'"est donc bien dans la perspective ouverte par le projet Quatrevingt-treize que Victor Hugo entreprend la lecture de la Chronique de Barbier. C'est à bon droit que ses notes porteront la suscription "93", ou "93/XVIIIème siècle". On en trouve confirmation dans cette note de Hugo, au f. 22 du carnet: "Soit: la révolution s'appelle la Terreur, la monarchie s'appelle l'Horreur". C'est l'Ancien Régime qui est responsable de la Terreur et de la guillotine. L'idée, chez Hugo, n'en est pas nouvelle. On la trouve formulée, dès avant 1857, dans un projet de plan pour les "Petites Epopées": "révolution - Marat - Danton - Robespierre -guillotine", "guillotine; le chiffonnier à la hotte fleurdelysée" (Lambert 1970, p. 244-245; Albouy, RHLF, 1962, p. 567).

 

Le supplice de Damiens, le "souffrant terrible", peut passer pour une illustration de cette "horreur" qu'inspire la Monarchie. Plusieurs fragments du "reliquat" de Quatrevingt-treize évoquent son exécution, le 28 mars 1743. L'une de ces notes devait servir de conclusion à un "chapitre" dont le contenu et la destination nous échappent: "93/finir ainsi le chapitre Damiens" (24750, 27; IN, 358). [L'indication, ici, est une addition postérieure à la rédaction du fragment, rédigé au verso d'un faire-part daté d'octobre 1851, Son rattachement au projet Quatrevingt-treize date vraisemblablement de l'hiver 1862-1863.] Rédigée au verso de lettres de Victor Hugo et de Louis Blanc imprimées et datées 1862, une autre nous concerne plus directement. Victor Hugo eût souhaité que Marat fût né l'année du supplice de Damiens, à l'ombre de ses cendres dispersées par le bourreau: "Il y avait alors à Arras un enfant de ... ans et à Arcis-sur-Aube un enfant de … ans. A … un enfant venait de naître. Cette cendre emportée au loin, ces enfants la respirèrent-ils? L'enfant d'Arcis-sur-Aube se nommait Danton; l'enfant de … ans se nommait Robespierre. L'enfant qui venait de naître s'appelait Marat" (24750, 28; IN, 358-359). Comptabilité scabreuse, et dont Hugo lui-même considérait qu'il convenait de la "vérifier". La vérification intervient dans le carnet qui nous occupe: "Marat 1744 Robespierre 1759 Danton 1759 26 8bre Damiens 1757" (f. 8; Lambert, Epîtres, p. 56). Même approximatives (ce sont celles de la Biographie Michaud, qui rajeunit d'un an Marat et Robespierre), ces dates n'autorisent pas le parallèle imaginé par Victor Hugo. Il n'en est pas moins révélateur du projet de faire du roman du XVIIIème siècle le prologue obligé du roman de la Montagne, et de traiter pour ainsi dire simultanément de la Monarchie et de la Terreur.

 

Le personnage du duc, futur marquis de Lantenac, fait alors son apparition dans le carnet qui nous occupe:

- "93.

Le duc sur ce, eut un mouvement étrange, il tira son mouchoir de sa poche, et fut effaré, on le regarda, il cria: plaignez-moi, je suis en train de manquer un éternuement" (f. 19);

 

- "93.

ici le duc s'interrompt et dit en se grattant le cou sous sa cravate de dentelle avec l'ongle du medium de la main droite: - je sens quelque chose qui me démange à la clavicule" (f. 34).

voir aussi: f. 4 v°, 20, 42, 43 ...

 

On y rencontre aussi le matelot "Denithorne" (f. 3), qui figure par ailleurs sur une liste de "noms" prévue pour être celle des personnages de "93" (IN, 422), à la suite du "duc de Rethel" qui était nous le verrons, "Mazarin".

 

Victor Hugo a dû utiliser le carnet qui nous occupe jusqu'à son départ de Guernesey, le 15 août 1863. Il constituera à cette date "un dossier spécial cacheté contenant entre autres Shakespeare". Il s'agit du livre sur Shakespeare, destiné, comme on sait, à "fonder le droit de la Révolution française à être représentée dans l'art", et dont le titre apparaît au folio 17 v° du carnet: "le titre ainsi: V.H. Shakespeare". L'"incubation" de la "grande rêverie" sur le roman de la Monarchie et de la Terreur est à l'origine du "débordement" par William Shakespeare de la "préface à la nouvelle traduction des œuvres de Shakespeare". Le carnet inauguré le 8 novembre 1862 en présente de nombreuses ébauches, qu'il est malheureusement impossible de dater avec précision. Je rappelle qu'un des fragments réservés du livre sur Shakespeare - le chapitre sur "le goût'' - est en partie ébauché sur la couverture d'une plaquette de vers envoyée à Victor Hugo en janvier 1863.

 

Les ébauches de notre carnet concernent les chapitres II, 1 ("Shakespeare - son génie"), §5: "Si jamais un homme a peu mérité la bonne note; il est sobre, c'est à coup sûr W.S." (B 349; f. 55); "Shakespeare égale Rabelais" (B 351; f. 54 v°); II, 3 ("Zoïle aussi éternel qu'Homère"), §3, à propos des tombes de Voltaire et de Rousseau (B 371), schématiquement représentées au f. 40 v°; même chapitre, §6 sur les partisans de la "pâleur" dans les lettres, les teatotallers, ainsi nommés en souvenir des teetotallers, partisans de la totale abstinence (f° 18; B 375).

 

Ces chapitres revendiquent pour le poète, le penseur, le droit d'"extravaguer", le droit de rêver, au nom de l'idéal. De cet idéal, par exemple, que défendait l'auteur de la lettre au pasteur Bost contre la peine de mort, du 17 novembre 1862. Victor Hugo s'y défendait contre l'accusation de songe-creux qu'il n'avait pas de mal à imaginer sous la plume de ses éventuels contradicteurs: "Il ferait beau voir une société et une civilisation conduite par Eschyle, Sophocle, Isaïe, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrèce, Virgile, Juvénal, Dante, Cervantès, Shakespeare, Milton, Corneille, Molière et Voltaire. Ce serait à se tenir les côtes" (B 548). Ce sont ici les premiers linéaments du livre sur Shakespeare.

 

L'ajournement du poème de Satan et de son épisode révolutionnaire au profit des Misérables n'était pas un renoncement. Victor Hugo profita de la révision des Misérables pour introduire dans son livre "une sorte de manifeste, une déclaration de principe sur la Révolution française" (Guillemin, "Un carnet de V.H.", Lettres romanes, 1947, p. 195). Le projet Quatrevingt-treize en est directement sorti: Marat dès lors a remplacé Satan. On pourrait dire de Marat, type "antérieur" du "misérable", appelé à se "recomposer" sans cesse, qu'il est en agonie jusqu'à la fin des temps, jusqu'à la fin de la damnation - ou de l'enfer - social: Christ et Satan. C'est sur l'épisode du Gibet, du Golgotha, que s'était refermé le poème de Satan: la "montagne" est aussi celle du Golgotha.

 

La "rêverie" de Hugo sur le projet Quatrevingt-treize se nourrit de ses prises de position sur la peine de mort et de ses réflexions sur le bourreau: bourreau de la Monarchie, bourreau de la Terreur, "chiffonnier à la hotte fleurdelysée". Le roman de la Montagne sera donc un roman de la Monarchie, conformément à une logique qu'on pourrait dire archéo-logique. Restait à fonder "le droit de la Révolution française à être représentée dans l'art", à quoi pourvoiera le livre sur Shakespeare: digression qui se rapporte à la fin pour la montrer toujours.

Nous pouvons aborder maintenant l'examen des notes tirées par Hugo de sa lecture du Journal de Barbier.

 

II - Le Journal de Barbier.

Victor Hugo utilise la "première édition complète conforme au manuscrit autographe de l'auteur, publiée avec l'autorisation de S.E. M. le Ministre de l'Instruction publique [Hippolyte Fortoul]". Cette édition, en 8 volumes, remplaçait celle, très abrégée, de la Société de l'Histoire de France, parue en 1847. Ces 8 volumes avaient paru en 1857, chez Charpentier. L'exemplaire de Victor Hugo, acquis en octobre 1862 par l'intermédiaire d'Albert Lacroix, se trouve aujourd'hui à Hauteville House, dans le look-out.

 

On s'intéressait beaucoup alors à la Régence et au siècle de Louis XV: la première édition complète du Journal du marquis d'Argenson suit de près, en 1859, celle du Journal de Barbier. Ces publications firent l'objet, dans la Revue des Deux-Mondes, d'une chronique de Louis de Carné sur "la monarchie de Louis XV", "d'après de nouveaux documents et les dernières publications" (1er et 15 juin, 15 août 1858, 15 janvier et 15 février 1859). C'est encore à propos des "sincères journaux laissés par le duc de Luynes, par l'avocat Barbier et par le marquis d'Argenson" que Cornelis de Witt consacrera, dans la même revue, une chronique à "la société française au XVIIIème siècle", dont la première partie (1er juin 1863) concerne "les mœurs et les hommes sous Louis XV". L'Ancien Régime, somme toute, faisait recette. Ce dont témoigne la publication par les frères Goncourt, après une Histoire de la société française pendant la Révolution (1854-1855), de L'Art au XVIIIème siècle (1859), puis de La Femme au XVIIIème siècle (27 décembre 1862). Il ne manquait, pour corriger les effets de cette mode rétrograde, que le point de vue des historiens républicains: Michelet venait d'achever, pour La Sorcière, l'histoire de la Cadière, dont l'action se situe en 1730; il abordait la rédaction du tome XV - La Régence - de son Histoire de France. Il s'y était préparé en lisant Barbier: "Tous les jours à la Bibliothèque de l'Institut, je lis Barbier" (Journal, III, 110, 6 mai 1862). L'année 1862 est enfin marquée par la publication du tome X et dernier de la Révolution française de Louis Blanc, mis en vente le 27 septembre.

 

On peut lire, sur Barbier, le chapitre que lui a consacré Charles Aubertin dans son livre sur "l'esprit public au XVIIIème siècle" (1873) et la dissertation de John W. Carson ("The Social position of a French Lawyer: An Appraisal of the Advocate Barbier (1689-1771)", Ph. D. Dissertation, University of Nebraska, 1957). C'est un notable de la rive gauche, un homme de robe, un robin, inscrit à l'ordre des avocats près le Parlement, mais qui ne plaidait pas. Avocat "consultant", il succéda à son père à la tête d'un cabinet d'affaires, sorte d'agence commerciale et judiciaire, qui lui valait de nombreuses relations au cœur du mouvement parisien. il fréquentait chez le président Nicolaï, le maréchal de Saxe, le comte d'Argenson, frère du marquis philosophe. Célibataire, il se vante d'une paternité probable, et se plaisait à faire aux champs "une promenade dans un fiacre bien fermé"... Ses opinions sont d'un bourgeois: "Ce n'était pas un homme de parti; il jugeait avec beaucoup de sagesse et de modération", dira de lui son parent, Barbier d'Increville, héritier du manuscrit du Journal, et successeur, dans la charge de conseiller clerc au Parlement, de l'abbé Chauvelin, adversaire triomphant des jésuites. Bazochien de naissance et d'esprit, Barbier répugna effectivement à mêler sa voix au "tapage" de ses confrères, engagés, à la suite du Parlement, dans les luttes soutenues contre la cour. Sa verve ne s'excite qu'à propos de la dilapidation des deniers publics - "Notre pauvre argent!" - et du fanatisme religieux, ou du "despotisme des gens d'Eglise". Le scandale qui éclate lorsqu'on apprend, en 1739, que le roi n'a pas fait ses Pâques, le laisse indifférent: "Nous sommes assez bien avec le pape pour que le fils aîné de l'Eglise ait une dispense pour faire ses Pâques sans sacrilège et en sûreté de conscience" (III, 167). Et dans la querelle du contrôleur général avec le clergé au sujet des biens d'église, il tient pour le contrôleur: "Le clergé possède à présent plus d'un grand tiers des biens du royaume à titre gratuit, c'est-à-dire sans grand peine. Il est fort singulier qu'il faille tant de cérémonies pour obtenir des prêtres quelques secours pour l'Etat" (III, 209). Barbier est un "un M. Jourdain de la philosophie qui fait du voltairianisme sans le savoir", un "royaliste voltairien".

 

Barbier est un chroniqueur pur. Sa "chronique" réalise assez bien -pour une période qui va de 1718 à 1763 - le projet hugolien de 1846: tenir le "journal de ce que j'apprends chaque jour", en s'en tenant à la "région des faits" (20 juillet 1846). Victor Hugo a choisi de disposer ses notes sous deux rubriques séparées.: "Faits particuliers", d'une part, et "Locutions diverses", d'autre part. Rubriques, ou plutôt sous-rubriques d'un ensemble qui les contient toutes, ensemble explicitement rattaché au projet "93/XVIIIème siècle". Ceci à raison d'une vingtaine de feuillets pour ce qui est des "locutions diverses", et d'environ 75 feuillets pour les "faits particuliers". Les notes relatives aux "faits particuliers" procèdent d'une lecture suivie et chronologique des huit volumes -ou "séries" - du Journal, de la page 45 du tome I à la page 149 du tome VII, soit de juillet 1720 à avril 1759. Il n'y a rien pour le tome VIII. Les écarts correspondent à l'utilisation rétroactive des blancs pour des notes prises dans un volume d'une série ultérieure. Pour les "locutions", Victor Hugo a procédé de façon plus aléatoire, par sondage dans des tranches de texte d'appartenance et d'étendue variable, par exemple dans les pages, successivement, 266-523 du t. II, 234-271 du t. III et 268-278 du t. V (f. 123-124; je précise que le papier utilisé est de grand format, plié en deux, et que la pagination n'est pas de Hugo) On se fera une idée du choix de ces "locutions" d'après les extraits publiés au "Reliquat" de Quatrevingt-treize (IN, p. 367-369). Ils témoignent du goût de Victor Hugo pour cette langue "toute moirée de figures et d'accidents pittoresques", "de caprices amusants", "commode et naturelle à écrire", capable, surtout, de "donner aux écrivains les plus vulgaires toutes sortes de bonheurs d'expression qui faisaient partie de son fonds naturel", celle, autrement dit, de Pierre Mathieu et de Mathurin Régnier, que pouvait passer pour perpétuer le style "piétonnier" de Barbier (Littérature et philosophie mêlées, "But de cette publication", B 53). Je ne m'attacherai ici qu'au relevé des "faits particuliers".

 

Par leur désordre, qui tient d'abord aux aléas de la chronologie, les "faits" relevés donnent de l'époque cette image apparemment contingente que présente de l"'été 1817", pour peu qu'on l'isole de son contexte, un chapitre fameux des Misérables (I, 3, 1). Considérés dans ce qu'ils ont de "particulier", et en compréhension, les "faits" ainsi accumulés, n'autorisent guère le passage, par extension, à la généralité du sens. On peut juger ici, comme in vitro, et à partir du mode de lecture adopté par Hugo, de la gestation du procédé. Il y reviendra dans un chapitre du livre sur Shakespeare (1, 1, 3, 7; B 253-254), et dans Quatrevingt-treize, pour le chapitre: "Les rues de Paris en ce temps-là".

 

Ce désordre est aussi celui d'un dossier d'instruction, destiné à fonder l'acte d'une accusation portée contre le siècle. Le "siècle" est cité à comparaître, comme dans le cas de l'ode de 1821, Vision (Odes et Ballades, I, 10):

 

Déjà du Livre séculaire

La page a dix-sept fois tourné;

Le gouffre attend que ma colère

Te pardonne ou t'ait condamné.

Approche: - je tiens la balance;

Te voilà nu dans ma présence,

Siècle innocent ou criminel.

Faut-il que ton souvenir meure ?

Réponds - un siècle est comme une heure

Devant mon regard éternel.

……………………………

Va, ma main t'ouvre les abîmes;

Un siècle nouveau prend l'essor,

Mais loin de t'absoudre, ses crimes,

Maudit! t'accuseront encor.

 

La conscience du mouvement historique est à l'origine de l'idée, dont on ne trouve le précédent ni en 1700, ni auparavant, de faire ainsi le bilan d'un "siècle". C'est donc au nom de cet acquis du siècle des "lumières" qu'on en fait le procès. Il avait constitué sous l'Empire un épisode de la "guerre philosophique" à l'Académie (mise au concours d'un "Tableau littéraire de la France au XVIIIème siècle" en 1804; voir la mise au point de Roland Mortier, Bruxelles, 1972). Victor Hugo se veut aussi l'homme de son siècle, et le livre sur Shakespeare se présentera comme le "manifeste littéraire et politique - du XIXème siècle". Les "crimes" du siècle nouveau sont ceux, évidemment, de la Révolution, et de la Terreur. Ils n'autorisent pas l'absolution de l'"horreur" monarchique. Pour la raison très simple que, comme l'avait écrit Chateaubriand dans l'exorde de son grand article sur la Vendée, "la Révolution était achevée lorsqu'elle éclata", parce qu'"on opérait sur une société morte":

 

L'ancienne constitution de la France fut attaquée par la tyrannie de Louis XI, affaiblie par le goût des arts et les mœurs voluptueuses des Valois, détériorée sous les premiers Bourbons par la réforme religieuse et les guerres civiles, terrassée par le génie de Richelieu, enchaînée par la grandeur de Louis XIV, détruite enfin par la corruption de la Régence et la philosophie du dix-huitième siècle (Le Conservateur, 44ème livraison, août 1819, t. IV, p. 197).

 

La monarchie avait elle-même creusé le "gouffre immonde" ou l'"abîme", auquel elle était promise. L'image est reprise par Hugo en 1828, de façon plus explicite, dans l'ode intitulée "Fin" et à l'enseigne d'une épigraphe empruntée à Ovide: "Ubi defuit orbis", une fois que le monde a fait défaut...:

 

Des révolutions j'ouvris le gouffre immonde ?

C'est qu'il faut un chaos à qui veut faire un monde.

(Odes et Ballades, III, 8)

 

Ce "gouffre" est aussi le point d'où s'engendre le XIXème siècle: véritable mythe de fondation ou de "preuve par les abîmes".

 

Les perspectives ainsi ouvertes expliquent la façon dont Hugo n'hésite pas à gloser les "faits particuliers" relevés dans Barbier: "avril [1754]. pose de la première pierre de la statue de Louis XV. -où est mort Louis XVI" (f. 102). Il n'a pas, à cette date, renoncé à placer dans la Légende des siècles son poème de "La Révolution", achevé en 1857... Son intérêt pour l'histoire des unités militaires qu'il arrive à Barbier de mentionner se rattache à des préoccupations du même ordre: le régiment de Normandie est devenu en 91 le 9ème de ligne"; "le régiment de Médoc, plus tard 66ème de ligne" (f. 57); "le régiment d'Enghien (dans la révolution) porta le numéro 93" (f. 58); "le régiment de Bourbonnais devint à la révolution le 13ème de ligne" (f. 59). A cette loterie qu'est l'histoire, le régiment d'Enghien avait tiré le numéro 93. Le présent est donc "porteur" d'avenir. C'est le cas du "pacte de famine": "il a subsisté jusqu'à la révolution" (f. 93). Inversement, 93 - et la Terreur - feront la preuve de l'"éternelle présence du passé" - titre d'un livre de L'Homme qui rit (II, 1) - et porteront la marque de l'"horreur" monarchique.

 

Barbier en fournit à Hugo d'innombrables exemples, pour ce qui est, notamment, de l'arbitraire de la justice et de la barbarie des peines: "on coupait le cou en Grève à des marquis faux-monnayeurs" (f.45); "le 16 mai 1729, fut fustigée et fleurdelysée en Grève Françoise Fournier, fille publique Pour avoir reçu un page de Madame la duchesse d'Orléans" f. 53); "décembre 1742. un jeune homme nommé Desmoulins âgé de dix-sept ans, après avoir été rompu vif, fut vingt-deux heures à mourir sur la roue. il but plusieurs fois, et l'on fut obligé de relayer les confesseurs. on finit par l'étrangler" (f. 71); "trois pairs d'Angleterre et dix-sept officiers pris et jugés à Londres sont condamnés à être pendus pendant six minutes, puis dépendus vivants, décapités, le corps ouvert et jetés au feu. le roi d'Angleterre commua la peine à la tête tranchée. Neuf non pairs furent suppliciés selon l'arrêt" (f. 80 - ceci en 1746 et au pays de la "glorieuse révolution", de la révolution inachevée, au pays de Gwynplaine). "on met à la question ordinaire et extraordinaire, on pend, puis on brûle (place Maubert) un brocanteur François Masson pour prétendu vol sacrilège aux Bernardins. peu de preuves. probablement innocent" (f. 94); "vol d'un mouchoir. fouetté. marqué. trois ans de galères (8bre 1753)" (f. 105); "un abbé Séraphin, avec lettres de tonsure et de maître ès-arts, rompu vif aux flambeaux pour meurtre d'un horloger" (f. 106); "c'était la petite charrette du bourreau, escortée des gens de robe courte, qui portait en place de grève les écriteaux des contumaces" (f. 108); "2 juillet [1755]. exécution de la Lescombat (femme Taperet). on a claqué des mains comme à un spectacle" (f. 109; "spectacle" auquel se rapporte le relevé, plus loin, d'une "locution": "la Lescombat va être pendue (1755). elle est jolie, ce qui fait compassion", f. 126). Les "cas de galères" sont au moins une fois rassemblés sous une rubrique spéciale et sous la mention "93/XVIIIème siècle" (f. 87). Un feuillet isolé (f. 144) concerne le jargon relatif à l'application des peines: "galères. on bannissait sous peine de mutilation - d'un œil, des deux yeux, du nez, d'une oreille, &c. - cela s'appelait être banni sur l'œil, sur les deux yeux, &c. quelquefois on était banni sur les deux yeux, sur les deux oreilles, sur le nez et sur la langue. puis ce mutilé de toute la tête était envoyé aux galères à perpétuité. les mutilés étaient muets et aveugles, non sourds. les galériens les appelaient les têtes de mort. (faire du vieux ministre une tête de mort)". Je crois que nous sommes ici au plus près du "travail" accompli par les comprachicos sur le visage de Gwynplaine: "On lui avait laissé les dents. Les dents sont nécessaires au rire. La tête de mort les garde" (L'Homme qui rit, II, 2, 1, B 533). Tout travail mérite salaire: Victor Hugo n'a pas manqué de relever la référence à une note de l'éditeur du Journal concernant les "tarifs du bourreau": "T. 7 p. 26 et 27, mars 1758" (f. 143).

 

Le bourreau, dans le Journal de Barbier, et selon son éditeur, joue donc un rôle "assez important" (VII, 26, n. 1), qui justifie assez l'intérêt que porte Hugo à cette "chronique" du XVIIIème siècle. Elle est à l'origine des réflexions qu'il consacra, parallèlement à sa lecture, au procès et au supplice de Damiens, le "souffrant terrible" ("Reliquat" de Quatrevingt-treize, IN, p. 358-359). Barbier lui en a fourni les "linéaments": "Machault (le garde des sceaux) l'appelle misérable (souligné par Hugo). il lui dit: tu es un plus grand misérable que moi" (f. 141). Damiens, donc, est un "misérable", "dans le faux et dans le vrai tout à la fois, coupable et faisant justice" (IN, p. 358). A la façon du bourreau, du "chiffonnier à la hotte fleurdelysée", dont les hautes œuvres se perpétueront sous la Terreur. "Cette cendre du régicide, où les souffles de l'air l'emportèrent-ils? [...] dans quelle âme pénétrèrent-elles?" (IN, p. 359). Barbier fournit la réponse: "Robert-François Damiens. fils d'un boulanger d'Arras (souligné par Hugo). (où est né Robespierre)" (f. 141).

 

J'en viens à ce que Victor Hugo appelle "choses utiles au détail du livre" (f. 93 - excusez-moi!). Elles concernent d'abord l'identité du personnage longtemps principal, celui du "duc", le futur marquis de Lantenac: "le duc de la Meilleraye (de la famille Mazarin, éteinte -) ou le duc de Réthel, de la même famille, seraient possibles" (f. 46). Victor Hugo exploite ici l'annotation du Journal: "Paul-Jules de La Porte-Mazarini, duc de Rethel-Mazarini, fils du duc de La Meilleraie et d'Hortense Mancini, si célèbre par ses aventures. Il mourut en 1731, laissant un fils connu jusqu'alors sous le nom de duc de la Meilleraie" (t. I, p. 276, n. 3); "Gui-Paul-Jules de La Porte-Mazarini, duc de La Meilleraie, né en 1701, était fils du duc de Mazarin. Il mourut subitement en 1738, sans laisser de postérité. En lui s'éteignit la famille de La Meilleraie de Mazarin" (t. I, p. 290, n. 1). Les deux noms - de Rethel (Victor Hugo écrit: Réthel) et de La Meilleraie (Victor Hugo écrit: la Meilleraye) -figurent effectivement sur les listes de personnages et les esquisses qu'on trouve au "reliquat" de Quatrevingt-treize (IN, p. 421, 422, 428, 429: "le château de la Meilleraye (au duc de Réthel. Mazarin")). Ce sont gens à la fois de bonne et mauvaise compagnie: Rethel entretenait "la petite Emilie, qui était à l'Opéra, que M. le duc d'Orlëans a Vue et qui est de fait très jolie" (t. I, p. 276); La Meilleraie est "un fou et un étourdi que personne ne voit; cela s'appelle mauvaise compagnie. Il ne va le plus souvent que dans un phaéton qu'il mène" (t. I, p. 290). L'ethos du personnage auquel se rapportent de si nombreuses ébauches est ainsi fixé, étant entendu que Rethel et La Meilleraie ne sont jamais que les prête-noms d'un type somme toute universel, qui emprunte aussi bien des traits au comte de Charolais, au comte de Clermont ou au duc de Gesvres, dont Barbier, suivi par Hugo, n'en finit pas de détailler les frasques et les foucades. L'arrière-plan en est celui, assez convenu, de la "corruption" inscrite par Chateaubriand au passif de la Régence et du siècle de Louis XV. Barbier est sur ce point intarissable, à n'en juger que par les notes prises par Hugo sur le sujet. La légende du Parc-aux-Cerfs est à la place d'honneur: "Parc-aux-cerfs. - la première fille, ne connaissant pas le roi, lui dit: vous ressemblez à un écu de six francs" (f. 106); "1753. - Parc-aux-cerfs. petite fille d'un cordonnier. le marquis de Langeac, neveu de la Pompadour, pourvoyait avec Lebel, valet de chambre, que la police remarque des petites filles jolies de 9 à 12 ans, on les enlève à leurs parents. le parc-aux-cerfs a coûté plus de cent millions. - invention du maréchal de Richelieu. le mardi 24 août, le roi a couché pour la 1ère fois au parc-aux-cerfs (à Trianon) Barbier T. V. p. 372" (f. 107).

 

Le roman de l'"ancienne France", ou de la Monarchie, se réduira finalement au résumé, dans Quatrevingt-treize, des "enfances Gauvain" (II, 1, 3; B 868-869). Victor Hugo n'y avait pas tout à fait renoncé, en 1869, lorsqu'il conçut le projet d'une trilogie dont L'Homme qui rit aurait constitué le premier volet: "1° l'Aristocratie (L'Homme qui rit); 2° La Monarchie; 3° Quatrevingt-treize" (voir la préface de L'Homme qui rit, B 347). Je crois pouvoir montrer que la "grande rêverie'' de l'hiver 1862, autour de cette nébuleuse que constitue le projet Quatrevingt-treize, et à partir de la lecture de Barbier, est à l'origine non seulement du roman de L'Homme qui rit, mais dé l'idée de ce triptyque, et de la façon dont ses trois volets ont pu effectivement apparaître comme complémentaires.

 

J'ai eu l'occasion, à propos des exemples relevés par Hugo dans le Journal de Barbier qui concernent la barbarie des peines appliquées sous l'ancienne monarchie, d'attirer votre attention sur les rapprochements qu'ils suggèrent avec ce qui fait le climat et le sujet de L'Homme qui rit. A propos, notamment, de la mutilation des condamnés aux galères, et des procédures d'exécution à Londres en 1746.

 

La "glorieuse révolution" d'Angleterre passait pour avoir fait l'économie de la Terreur, grâce à l'existence d'une aristocratie forte, qui, en barrant la route à l'absolutisme royal, avait permis d'offrir une autre issue . On sait ce qu'il en coûta à Gwynplaine, victime de cette "éternelle présence du passé", dont témoigne aussi bien la barbarie des peines appliquées au pays de l'Habeas Corpus, C'est que la révolution d'Angleterre est une révolution "fausse", que "le monstre résume": l'état de l'Angleterre après sa révolution est comparable, dira Hugo dans un projet de préface pour L'Homme qui rit, à l'état de la France avant 1799, "révolution vraie": "93 conclut" (B 1080-1081). On peut dire, toutes choses égales, et quelle que soit la distance entre un pair d'Angleterre et un vulgaire robin, qu'à ce contre-pouvoir que passe pour constituer, pour le meilleur et pour le pire, l'aristocratie anglaise, correspond, dans la France du XVIIIème siècle, l'opposition manifestée par (je cite Barbier, et les notes de Hugo) la "bande robine", le Parlement (f. 131). D'Argenson y découvre comme un ferment de "républicanisme", qui se prévaudrait d'un "droit de la nation" face à l'autorité royale (Aubertin, 273-285). Victor Hugo, curieusement, a fait l'impasse, dans ses notes, sur les réflexions de Barbier - relativement nombreuses (Aubertin, p. 280, n. 1) - qui vont dans le même sens. Il se contente de relever, mais à longueur de page, les détails, dans ce qu'ils ont de plus dérisoire, de la petite guerre que se livrent, tout au long du siècle, le roi et son parlement. Celui-ci n'en sort pas grandi, ni plus ni moins que la chambre des pairs dans L'Homme qui rit. La barbarie de ses arrêts ne pouvait mettre en évidence que la "fausseté" de son "républicanisme", aussi faux que la prétendue révolution d'Angleterre. Telle est du moins la conclusion que suggère la lecture des notes de Hugo. Elle inspirera, à mon sens et pour l'essentiel, le jugement porté, dans L'Homme qui rit, sur les institutions anglaises.

 

J'ai eu l'occasion, à propos des mutilations infligées au visage des galériens, d'évoquer l'"épouvantable chirurgie" dont relève la "fabrique des monstres", la transformation de l'enfant Gwynplaine en "homme qui rit". Victor Hugo a emprunté là Ducange l'érudition qu'il prête à Ursus au 'sujet de l'opération dite abscissio nasi. Mais la "vente" de Gwynplaine, et le trafic qu'elle suppose, auquel se livrent les comprachicos, ces "dénicheurs d'enfants" (B 368), semble ne lui avoir été inspirée par aucune source connue. J'y vois comme un écho de l'intérêt porté par Hugo à l'affaire dite "des enlèvements d'enfants", à Paris, en 1750 (voir les articles du commandant Herlaut, dans la Revue Historique, 1922 (1), p. 43-59 et 202-223, ainsi que la récente mise au point, fort brillante, d'Arlette Farge et Jacques Revel, "Textes du XXème siècle", Hachette, 1988). Victor Hugo y fait déjà allusion dans Les Misérables, en conclusion du chapitre "Un peu d'histoire":

 

"Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris; la police les enlevaient, on ne sait pour quel mystérieux emploi. On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi.

Barbier parle naïvement de ces choses. Il arrivait parfois que les exempts, à court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas-là, le parlement intervenait, et faisait pendre, qui? les exempts? Non, les pères" (III, 1, 6, B 463, E1, des premiers mois de 1860 à mars 1861).

 

J'aurais tendance à supposer à l'origine de ce développement une documentation de seconde main. Quoi qu'il en soit, c'est avec d'autant plus d'intérêt qu'en 1862-1863, Victor Hugo lira - ou relira? - les passages que Barbier consacre à l'événement.

 

Quelques centaines d'enfants disparaissent à Paris entre décembre 1749 et mai 1750. Ces disparitions, ou plutôt ces enlèvements, sont le fait des sbires de "l'infâme monsieur Beurrier", c'est-à-dire du lieutenant général de police Berryer, et de leur zèle à appliquer les mesures d'une ordonnance du 12 novembre 1749, visant à débarrasser Paris "de tous les mendiants et vagabonds, de quelque âge ou sexe qu'ils puissent être". Ce zèle était rétribué, à raison, par exemple, de quinze livres "par tête d'enfant volé". L'émotion provoquée par cette "vexation" - le mot est de Barbier - dégénéra en émeute, les 22 et 23 mai 1750, aux cris de: "A Versailles!", et de: "Brûlons Versailles!". Le 25 mai, le Parlement ordonna une enquête. L'arrêt rendu le 1er août condamnait Lebeau, charbonnier, Charvat, dit Bonnet, portefaix, et Charles-François Urbain, un adolescent qualifié de brocanteur, à être "pendus et étranglés tant que mort s'ensuive chacun à une potence, [...] leurs corps mort y rester vingt-quatre heures, ensuite portés au gibet de Paris"; quatre exempts furent conduits à la Grand'Chambre pour y être seulement "admonestés y étant à genoux et condamnés à aumôner chacun la somme de 3 livres applicables au pain des prisonniers de la Conciergerie du Palais" (Herlaut, 220). La sentence fut mal acceptée - Barbier parle de "consternation" - et le Parlement s'en trouva déconsidéré. Il ne pouvait pas avoir reconnu la réalité de la "vexation", et la sanctionner aussi légèrement. Il n'avait pas non plus hésité, pour "détourner l'attention", à faire "fouetter et marquer une femme pour avoir dépouillé un enfant dans une allée, ce qui - précise Hugo (f. 85) - ne touchait en rien l'affaire des enlèvements".

 

Les notes de Victor Hugo (f. 84, 85, 86, 98, 140) s'attachent à retracer l'essentiel des événements. Elles s'organisent en fait autour de trois centres d'intérêt, qui concernent les "bains de sang supposés" (f.85), le supplice du jeune Urbain (f. 98) et l'organisation de ce trafic d'enfants (f. 84, 140):

1) "1750. enlèvements d'enfants. bains de sang supposés" (f. 84). Il s'agit d'une allusion à la rumeur, qui courut très vite, selon laquelle "il y avait un prince ladre pour la guérison duquel il fallait des bains de sang humain, et que n'en ayant point de plus pur que celui des enfants, on en prenait pour les saigner des quatre membres et pour les sacrifier" (Barbier, IV, 423.).

2) "3 août 1750. - on pend trois des émeutiers pour l'enlèvement des enfants en place de Grève par arrêt du parlement - Urbain le brocanteur (17 ans) - le peuple a crié grâce" (f. 98).

3) "les exempts avaient 15 livres (francs) par tête d'enfant volé" (f. 84); "les enlèvements d'enfants dans Paris. Berrier les nie et déclare au parlement que c'est faux. - des archers, craignant l'enquête, montrent les ordres d'enlèvements de ce même Berrier, ordres royaux, expédiés de Versailles par le ministre de Paris, d'Argenson cadet (20 juillet 1750). Barbier. T. IV p. 455 (à vérifier)" (f. 140).

 

C'est aussi par ordre royal, "par ordre du roi" - titre de la deuxième partie de L'Homme qui rit - que fut non point enlevé mais vendu, "après la mort du seigneur son père", l'héritier de Lord Clancharlie, "à l'âge de deux ans et par l'ordre de sa très gracieuse majesté le roi Jacques deuxième" (II, 5, 1; B 635). On voit ce que les Mœurs de la monarchie anglaise ont de commun avec celle de la monarchie française. La "glorieuse révolution" de 1688 n'y changea pas grand chose. Une des premières Mesures prises par Guillaume III consista dans la mise hors la loi, sur le territoire anglais, des camprachicos, des "dénicheurs d'enfants": "Cette loi protectrice de l'enfance eut un premier résultat bizarre: un subit délaissement d'enfants" (I, 1, 4, B 385; voir Laforgue, 1985, p. 237). L'abandon de Gwynplaine sur la pointe sud de Portland fut le résultat pervers d'une révolution "fausse".

 

J'évoquerai pour- finir ce qui me paraît "être le point commun, le point névralgique de ces évocations. Ce qui retient chaque fois Hugo, c'est, à mon sens, la reprise, événementielle et historique, d'un vieux fond d'images se rapportant au "massacre des innocents", qu'il s'agisse de ces "bains de sang supposés", du supplice d'un adolescent ou du trafic d'enfants. "On répand, écrivait d'Argenson, que le roi est ladre, et prend des bains de sang comme un nouvel Hérode" (cit. A. Fage..., p. 112). Maladie royale par excellence, la lèpre, selon une tradition millénaire et qui remonte à la Bible, ne se pouvait guérir qu'au moyen de sang frais, de sang innocent: celui d'enfants saignés à vif, ou suppliciés en Grève. Puisque le Parlement avait reconnu, sans pour autant la sanctionner, la réalité des enlèvements, du trafic dont les enfants étaient victimes, il fallait bien que les condamnés fussent innocents, au même titre que les trois enfants finalement réchappés du brasier de la Tourgue.

 

Michelet a cru pouvoir dater du milieu du siècle, de l'époque des enlèvements d'enfants, le moment où le roi devint "un objet d'horreur". Cette "horreur" qu'il inspirait le décida à éviter désormais Paris: "le 8 juin, le roi allant à Compiègne évite de passer par Paris. il gagne St Denis (en partant de la Muette) à travers les terres. Il fait faire plus tard une route pour cela (qu'on nomme route de la Révolte.) le duc d'Orléans s'y est tué" (f. 95; Barbier, IV, 440). "Qu'ai-je besoin, disait-il, de voir un peuple qui m'appelle Hérode?" (Michelet, Histoire de France, XVI, 1866 [1874], p. 216).

 

Une sensibilité nouvelle à l'enfant - à l'innocence de l'enfance -s'exprime un peu partout pendant ces années centrales du XVIIIème siècle, distincte des préoccupations pédagogiques et morales qui inspirent la littérature "philosophique". L'enfant devint alors le symbole emphatique d'une défense collective, contre ce qui touchait aux sources mêmes de la vie, contre la mise en cause, par ce nouvel Hérode, du lien social: la monarchie malade, le roi lépreux ne se nourrissait plus que du sang de ses sujets, de ses enfants. Devenue objet d'"horreur", la Monarchie ne pouvait engendrer que la Terreur: "Soit. La révolution s'appelle la Terreur, la Monarchie s'appelle l'Horreur".

 

Il convient toutefois de distinguer entre l'"innocent", d'autant plus innocent que massacré, et le "misérable", à la fois victime et coupable, tour à tour bourreau et victime, figure ambiguë qui transpose sur un plan pour ainsi dire mythique l'enchaînement, dans l'histoire, du crime et du châtiment, la perpétuation du Talion. Satan, Marat, Damiens, Torquemada, Cimourdain sont des "misérables". L'histoire "réelle" veut qu'on adopte pour l'écrire le point de vue non pas tant des "misérables", tour à tour vainqueurs et vaincus, mais des innocents, des innocents massacrés, celui de Gwynplaine, ou des enfants heureusement réchappés du brasier de la Tourgue. C'est en eux que réside aussi la promesse d'avenir, et de ressourcement, l'utopie dont ils sont porteurs, et dont témoigne, à sa façon, l'adoption, par la République (ou l'"école laïque"), des enfants de quatrevingt-treize (en italiques et en romains).

 

Voilà ce qui se lit, ce que Victor Hugo pouvait lire, entre les lignes du Journal de Barbier, ce dont est fait le projet Quatrevingt-treize, résolution de très anciens accords, naguère répartis entre le poème de satan et Les Misérables. Il était gros de développements imprévisibles et que nous identifions après-coup à William Shakespeare, à L'Homme qui rit, à Torquemada, à Quatrevingt-treize.