Laurence Oliviéri : La réception dans la presse de Histoire d'un crime

Communication au Groupe Hugo du ?? mai 1987
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


Rappel des circonstances de l'écriture d'Histoire d'un crime, écrit au lendemain du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, et publié 25 ans plus tard, en 1877, au lendemain de la crise du 16 mai.

Histoire d'un crime est la reconstitution, heure par heure, des événements qui se sont déroulés pendant les quatre jours qu'il a fallu au coup d'état pour réussir (du 2 au 5 décembre), quatre jours au cours desquels les députés de la Montagne ont tenté d'organiser une résistance armée dans les faubourgs.

              - nuit du 1er au 2 décembre : l'organisation du coup d'état

              /Le guet‑apens/

              - 3 décembre : les barricades ; la mort de Baudin faubourg St Antoine

              /La Lutte /

              - 4 décembre ; les barricades se multiplient, et sont pratiquement toutes abattues en fin de journée

              /Le massacre/

              - 5-6 décembre : fin du combat, recul, solitude, dernière séance du comité de résistance

              /La victoire /

Le 11 décembre, Hugo part en exil vers Bruxelles ; le 14, il commence la rédaction d'Histoire d'un crime, et s'y consacre activement pendant quelques mois. Le 11 janvier 1852, il écrit à sa femme "Ce sera de l'histoire, et on croira lire du roman". Le livre avance, mais Hugo écrit qu'il "ne voit pas encore urgence à l'achever". Avril : il écrit sans cesse, et l'on s'attend à la parution imminente de son "Coup d'État du 2 décembre".

              En mai, sans expliquer pourquoi, il interrompt la rédaction, et se consacre à celle de son pamphlet contre "Napoléon le Petit", publié en août 1852. Pourquoi cette soudaine interruption ? D'après les lettres écrites à Adèle, il semble avoir succombé sous une avalanche de documents qui lui parvenaient, et l'obligeaient à refaire sans cesse des retouches. D'autre part, beaucoup d'ouvrages sur le coup d'état paraissent à cette époque (8 entre 52 et 53). Hugo renonce donc à achever Histoire d'un crime; qu'il ressortira de ces tiroir 25 ans plus tard, en 1877.

Le 16 mai 1877, le Maréchal Mac Mahon, président de la République, contraint le président du Conseil Jules Simon à démissionner; ses adversaires parlent de 1/2 coup d'état. Mac Mahon imposera ensuite le duc de Broglie à la présidence du Conseil, et demandera la dissolution de la chambre des députés.

Dès le 26 mai, Hugo commence à mettre en ordre son manuscrit de l'histoire du 2 décembre, se remet au travail, et donne les premiers chapitres à son imprimeur le 5 septembre. Très sensible aux coïncidences de l'histoire, Hugo a donc profité de l'opportunité que lui offrait le contexte politique de 1877 pour ressortir son vieux manuscrit et le publier...deux semaines avant les élections législatives d'octobre 1877. C'est d'ailleurs grâce à ce contexte que le livre obtient un si grand retentissement. Les ventes sont excellentes, les éditions sont écoulées sitôt sorties des presses ; plus de 100 000 exemplaires vendus en 15 jours.

Le premier volume d'Histoire d'un crime parait le ler octobre 1877 ; dans Le Rappel daté du 3 octobre [1] , on peut lire:

 

"Histoire d'un crime a été mis en vente hier matin et à dix heures il n'en restait plus un seul exemplaire chez l'éditeur Calmann Lévy. En moins de deux heures, tout avait été enlevé. Bien que le tirage fût à un nombre considérable d'exemplaires, le chiffre des demandes envoyées par lettres ou par dépêches dépassait ce nombre de plus du double."

 

Dans Le Temps du 7 octobre, on peut lire : "Ce matin a paru l'édition à deux francs du livre de Victor Hugo, l'Histoire d'un crime. Plus de 50 000 exemplaires étaient déjà enlevés avant midi." Ce chiffre est peut-être un peu au-dessus de la réalité, du moins si l'on se fie à celui indiqué par Victor Hugo : "On a mis en vente hier l'édition à deux francs de l'Histoire d'un crime. On en a vendu 22 000 avant midi."

Le succès de l'ouvrage s'amplifie de jour en jour, peut-être en partie grâce à la presse qui multiplie les articles. Le 11 octobre, Hugo rapporte dans ses Carnets l'état des ventes:

 

"Calmann Lévy me dit que l'Histoire d'un crime se vend à 10 000 exemplaires par jour. Il y a 70 000 exemplaires vendus à cette heure. Le tirage ne peut suffire. On n'a plus le temps de satiner le papier."

 

Le second volume de l'Histoire d'un crime, dont la publication était initialement prévue pour la date symbolique du 2 décembre 1877, n'est disponible que le 14 mars 1878. Dans son numéro du 11 mars, Le Rappel en annonce la parution:

 

"Le second volume de l'Histoire d'un crime, dont la publication a été retardée par les incidents de la politique, paraîtra jeudi prochain 14 mars. L'édition grand in-8° sera seule mise en vente jeudi. Les nécessités d'un tirage tout à fait exceptionnel n'ont pas permis de publier ce jour là l'édition in-18° à deux francs. L'édition populaire paraîtra le mardi 19 mars."

 

 Le 20 mars, Le Rappel signale la sortie de l'édition à deux francs du tome II, et fait un bilan de la vente du premier volume :

 

"Aujourd'hui mardi, en vente, dans toutes les librairies, l'édition à deux francs du tome second de l'Histoire d'un crime. Le tome premier a été vendu, dans cette édition in-16°, à 165 000 exemplaires, divisés en 110 éditions, à 1 500 exemplaires par édition. Pour épargner aux acheteurs l'inconvénient d'avoir lu deux volumes dans des éditions différentes, le tome second ne portera pas d'indication d'édition. Le premier tirage du tome second a été fait à 100 000 exemplaires qui étaient retenus d'avance par les libraires de Paris et des départements. Mais l'imprimerie Quantin ne discontinue pas le tirage, pour qu'il n'y ait pas interruption dans la vente."

 

Comme le premier, le second volume d'Histoire d'un crime connaît un immense succès, dont la presse se fait largement l'écho [2] .

 

Succès de librairie et succès médiatique : les journaux font largement écho à l'événement.

Les journaux de l'époque sont nombreux et florissants : en 1877-78, on trouve plus de quarante quotidiens parisiens, avec un tirage de 3,5 millions d'exemplaires. Ces journaux sont parfois difficiles à classer par tendance politique, car une bonne partie de la presse conservatrice, bonapartiste ou monarchiste, s'est ralliée à la République à l'automne 1877...

Pour mon étude, j'ai utilisé 39 titres de quotidiens parisiens : 19 dans la presse conservatrice, 20 dans la presse républicaine, en ne retenant que les journaux couvrant la totalité de la période concernée (octobre 77 - mars 78), Histoire d'un crime ayant été publié en deux parties : un volume le 1er octobre 77, le second le 14 mars 78. J'ai effectué un recensement des articles parus sur l'ouvrage sur les périodes du 15 septembre 1877 au 31 octobre 1877, puis du 1er au 31 mars 1878. ( période plus longue en octobre car élections le 15)

Sur la première période, 90 articles recensés ; sur la 2ème période : 32 articles (3 fois moins), + 2 articles en avril ; la courbe culminant, dans les deux cas, la veille ou le jour même de la parution.

Au total, 124 articles : - 107 dans la presse républicaine,

 - 17 dans la presse conservatrice, dont 7 dans les journaux bonapartistes. Sur les 19 titres de la presse conservatrice, 9 seulement font mention d'Histoire d'un crime (dont 4 bonapartistes sur 6) ; les autres ont préféré ignorer totalement l'ouvrage. La presse républicaine a accordé une large place à l'événement :

- 21 articles dans les journaux républicains conservateurs,

- 48 dans les journaux de la gauche républicaine,

- 38 dans la presse intransigeante.

Le Rappel - dirigé par les amis de Victor Hugo - détenant le record avec 14 articles, sans compter la citation que le journal fait de 24 articles parus ailleurs.

Sur les 124 articles :

- 66 sont des échos et annonces de parution (où la fonction informative rejoint la fonction publicitaire)

- 32 sont des articles-citations (avec des extraits d'Histoire d'un crime, pratique courante à l'époque),

- 26 seulement sont des articles à proprement parler, qui relèvent de la critique littéraire, historique ou politique.

Sur les 32 articles-extraits de texte, 15 paraissent en octobre 77, dans 15 journaux républicains, et 17 en mars 78, dans 14 journaux républicains (Le Rappel en donnant 2) et deux journaux conservateurs.

Les extraits du 1er volume sont variés, avec une préférence tout de même au chapitre 3 de la 2ème journée (épisode de la mort héroïque de Baudin sur la barricade St Antoine) cité par il journaux. Les choix effectués par la presse républicaine privilégient trois thèmes :

1)      Le thème de la "sécurité" dans laquelle tout le monde croyait se trouver à la veille du coup d'État.

2)      Le tragique de la mort qui frappe des victimes innocentes (l'enfant de la rue Tiquetonne) et dans laquelle d'héroïques représentants du peuple ont acquis la gloire en sauvant l'honneur de la République (Baudin) ou de leur nom (Dussoubs)

3) L'évocation du désastre de Sedan : l'Empire est mort dans la honte, et l'étranger occupe une partie du sol national.

Ce faisant, les journaux dénoncent, indirectement, le risque qu'il y aurait. en 1877, à sous-estimer les possibilités d'un coup d'État analogue à celui du 2 décembre, et choisissent les scènes les plus pathétiques, destinées à frapper les esprits, les sensibilités et le sentiment national. En ce qui concerne la presse conservatrice, on constate que seuls deux journaux (La Liberté, Le Constitutionnel) se sont résignés à donner un extrait de l'ouvrage : la description de Sedan. Cette presse passe donc totalement sous silence la relation du coup d'État, feint d'en ignorer les leçons, pour ne retenir que les pages où Hugo, blessé dans son orgueil patriotique par la défaite infligée à la nation, exalte l'amour de la patrie...

Encore convient-il de relever dans Le Constitutionnel des coupures qui ici visent à gommer ce que le texte de Hugo avait de provocateur.

Ainsi, le journal qui reproduit les cinq premiers chapitres de "La Chute", élimine les trois dernières phrases du premier ("C'était là en effet ! et, au moment où je passais, il y avait treize mois moins quelques jours, c'était là qu'était venue aboutir la monstrueuse aventure du 2 décembre. Échouement formidable. Les sombres itinéraires du sort ne peuvent être étudiés sans un profond serrement de cœur"). De même, Il n'hésite pas à transformer délibérément la portée de la fin du cinquième chapitre. Là où Victor Hugo avait écrit : "(...) au-dessus de tout cet héroïsme infortuné, apparaît la honte. Le drapeau blanc est arboré les lecteurs du Constitutionnel trouvent : "(...) au-dessus de cet héroïsme fortuné, apparaît...le drapeau blanc."

La Liberté (journal bonapartiste qui s'est finalement rallié à la République conservatrice), autre journal à citer Histoire d'un crime, écrit, le 14 mars :

 

"Si je ne puis m'associer à ce qu'il y a de furibond dans le livre de M. Victor Hugo, à propos de faits qui ont déjà plus de 25 années de date, je tombe en extase alors qu'il se met à écrire, sous ce titre : Sedan, des idylles que je voudrais faire encadrer, à côté des paysages de Corot ou de tout autre grand maître."

 

L'extrait du premier chapitre de "La Chute" suit, et La Liberté ajoute :

 

" Eh bien ! La page que nous venons de citer vivra comme une ode d'Horace. Alors qu'on aura oublié le nom de Baudin et de bien d'autres, on n'oubliera jamais la petite Cosette allant puiser de l'eau à la fontaine. Et le monde est ainsi fait, poète, que les scories disparaîtront de tes oeuvres et que les générations n'en connaîtront que les passages sublimes."

 

Sur le contenu des articles véritables :

A la parution du premier volume, dans le contexte de crise politique, ce qui a le plus frappé les rédacteurs sont les deux lignes d'exergue "Ce livre est plus qu'actuel ; il est urgent. Je le publie", et la préface dans laquelle Hugo rapproche 1851 et 1877. Avertissement et préface dont reproduits dans de nombreux journaux, et encore plus souvent commentés. La presse républicaine, naturellement, félicite Hugo pour cette initiative salutaire :

 

"Il paraît à une heure singulièrement propice", écrit le 10 octobre La République française, journal républicain dirigé par Gambetta, et qui fut à la pointe de la résistance lors du 16 mai. Ce journal ajoute "Le grand poète nous rend un grand service civique en retraçant avec cette clarté, avec cette simplicité saisissante, les exploits de cette bande bonapartiste qui a eu la part du lion dans les faveurs du gouvernement, et dont les soi-disant conservateurs reprochent si ardemment l'alliance et acceptent si docilement l'hégémonie..."

 

Cette même République française écrit encore, le 16 octobre :

 

"Il y avait des choses à redire, des souvenirs à rappeler, des hommes malfaisants et sinistres à évoquer, pour le plus grand bien de cette nation que tant de périls semblables à ceux des plus sombres jours paraissent encore menacer. Voilà l'objet du livre qui nous a été donné juste à l'heure favorable. Si l'on n'entendait pas tout cela, comment pourrait-on comprendre comment ce récit s'est trouvé tout de suite sur toutes les bouches, comme une sorte de légende que l'on repasse et sur laquelle on revient malgré soi, tant on est obsédé par les ressemblances et les analogies qui s'imposent à l'esprit ?"

 

Le petit Journal (journal républicain populaire), écrit aussi, dans son édition du 2 octobre :

 

"Si la publication de l'Histoire d'un crime est actuelle et urgente, c'est surtout pour détourner les électeurs de donner leurs voix aux bonapartistes glorificateurs du coup d'État de 1851."

 

Enfin, E. Lepelletier, dans Le Bien public du 15 octobre, n'hésite pas à dénoncer la menace que représente selon lui "toute une queue de décembristes qui, trop tard venus, n'ont point eu part à la curée et la voudraient voir recommencer." Pour lui, la publication de ce récit du Deux‑Décembre est effectivement nécessaire puisqu'il y a

 

"aujourd'hui encore certaines cervelles détraquées ou perverses, déprimées par le casque trop longtemps porté ou ramollies par l'encens trop souvent respiré, qui ont pu faire ce rêve insensé que les recommencements étaient possibles, (...) que quand on est gouvernement, il faut gouverner, et que le meilleur mode de gouverner est encore de recourir à la ruse, à la force et à la nuit, et d'envoyer à Mazas ou au peloton quiconque n'entend pas être ainsi gouverné ; que ce système ayant déjà réussi deux fois, pourrait bien réussir une troisième."

 

Cela dit, les journaux républicains sont plutôt optimistes, et ne redoutent guère la répétition d'un coup d'état. "La situation actuelle n'offre avec celle de la France de 1851 que des analogies superficielles", écrit la République Française.

Mais tous s'accordent à dire que la publication est d'actualité, et le livre est, avant tout, perçu comme un acte politique, un "livre de lutte" comme dit Le Réveil (intransigeant).

Le journal des Débats, centre gauche, écrit le 13 octobre :

 

"Ce 2 décembre que les générations nouvelles n'ont point vu, dont elles n'ont qu'une idée vague ou fausse, il faut montrer, il faut enseigner cela. Il faut que le dernier paysan, qui est électeur, soit instruit de ce passé; il faut raviver partout ces haines saintes ; il faut dessiller tous les yeux. Tel est l'objet du livre de M. Victor Hugo. Le 2 décembre y revit avec un relief saisissant, comme dans un miroir que l'auteur nous présente, disant : Jugez et Votez!"

 

Dans Le Télégraphe du ler octobre 1877, Louis Ulbach fait remarquer lui aussi l'intérêt politique qu'offre un tel livre à la veille des élections :

 

"On le lira, ce livre, on le comprendra, on en copiera des pages entières pour les afficher en regard des professions de foi des bonapartistes officiels."

 

Le Temps du 2 octobre constate que "tout autre livre n'aurait en ce moment trouvé qu'un public distrait : celui de M. Victor Hugo va devenir, au contraire, l'une des pièces principales du procès que les électeurs seront appelés à juger par leurs votes", et Le Bien public du 15 octobre confirme que "son actualité - à la veille du verdict préparatoire du 14 octobre - n'a pas à être démontrée."

Les journaux conservateurs, eux, sont plutôt mal à l'aise face à ce prestigieux adversaire politique qu'est Victor Hugo. Ils s'indignent de la clémence gouvernementale envers ce livre et le libelle si injurieux que constitue l'avertissement placé en exergue, et dénoncent le livre comme une vulgaire entreprise commerciale.

L'Univers (la plus importante des feuilles catholiques) multiplie ses demandes d'interdiction du livre :

 

"L'ouvrage a une préface de deux lignes, évidemment injurieuse pour le maréchal. Est-ce que le gouvernement n'aurait pas compris l'allusion ? ou n'aurait-il pas la force de réprimer un outrage ?" (6 octobre).

 

Plus vivement encore, Le Pays (journal bonapartiste), le 13 octobre, suggère des sanctions financières, les seules selon lui qui puissent atteindre V. Hugo :

 

"Il parait que dans son dernier livre, l'Histoire d'un crime, le citoyen Victor Hugo insulte et calomnie de la façon la plus odieuse les hommes qui ont fait l'Empire. Nous ne lisons pas ces sortes d'ordures, mais nous avons vu ça et là dans les feuilles rouges les passages les plus écœurants de cet ignoble pamphlet, et nous nous étonnons que les personnes intéressées laissent passer de pareilles ignominies sans demander justice aux tribunaux. Sans doute, Victor Hugo s'est de préférence attaqué aux morts, mais ces morts ont laissé des fils, des parents qui ont le droit et le devoir de faire respecter leur mémoire. Que les héritiers de ces personnages poursuivent Victor Hugo en diffamation ; qu'ils lui demandent surtout des dommages-intérêts considérables; c'est le seul moyen qu'ils aient d'atteindre ce vieux Communard dont les seules convictions sont renfermées dans son porte-monnaie." (13 octobre 1877)

 

Le Pays semble d'ailleurs prendre un plaisir malsain à dénigrer Victor Hugo. Le 14 octobre en effet, prenant prétexte du discours que Hugo avait prononcé au Gymnase Paz en faveur de la candidature de Jules Grévy, Paul de Léoni, du Pays, lance à son tour l'anathème contre l'auteur d'Histoire d'un crime, qui se serait métamorphosé en petit commerçant, voire en camelot :

 

"L'ex-poète Victor Hugo, qui a depuis longtemps vendu ses ailes pour s'acheter de prosaïques, mais solides immeubles, et qui ne ressemble plus maintenant qu'à ces vieux juifs installés dans une boutique d'antiquités, du fond de laquelle ils guettent le client, comme, dans le coin le plus sombre de sa toile, l'araignée guette la mouche, ne manque jamais, on le sait, une occasion de gagner un peu d'argent sur les frères et amis. L'approche des élections ayant mis en mouvement la bile électorale, le moment lui a paru propice pour écouler un vieux stock d'injures contre l'Empire, et il a lancé une ordure intitulée : Histoire d'un crime. Mais ni les coups de grosse caisse que lui ont prodigués les journaux rouges, ni les placards énormes collés par lui sur les murs et destinés à le faire profiter, en auteur économe et rusé, du voisinage des affiches électorales, ne suffisaient pour activer la vente. Il était utile qu'il se mit un peu lui-même en évidence. Quelle meilleure réclame, en effet, qu'un discours électoral prononcé devant un auditoire nombreux, pour engager les indifférente à acheter son livre ? N'est-ce pas ainsi que procèdent les saltimbanques forains ? et cela ne manque jamais son effet. Sur le devant de leurs baraques. Ils font quelques menus tours de force et de passe-passe qui allèchent les spectateurs et leur inspirent le désir de voir ce que l'on montre à l'intérieur. Tel était le but de la réunion privée qui avait lieu hier au Gymnase Paz et dans laquelle on avait attiré près de 3000 électeurs. Le prétexte de la réunion était la candidature Grévy. La représentation a commencé par un petit discours du citoyen Durier. (...) Puis le grand homme est monté à la tribune et a débité un de ces discours apocalyptiques, à phrases cherchées, torturées et mythiques, dont il a seul le secret et dont seul aussi sans doute il a l'entendement. Après quoi on a acclamé la candidature de M. Grévy, bien que Victor Hugo n'en ait pas dit trente mots, et trois des auditeurs sont allés, de là, acheter un exemplaire de l'Histoire d'un crime. C'est un beau succès."

 

Le Pays n'est pas le seul journal bonapartiste à considérer la publication d'Histoire d'un crime comme une affaire commerciale. L'Ordre, qui estime que le livre de Victor Hugo "est une oeuvre de haine jalouse et de dépit" [3] ,essaie de montrer comment l'ouvrage a un but essentiellement lucratif. On y lit à la date du 20 octobre :

 

"Les lecteurs de L'Ordre ont le droit de connaître les plus mauvais livres écrits contre l'Empire, et notre devoir est de les lire pour eux et de leur dire ce qu'ils contiennent. Donc, nous allons parler aujourd'hui de l'Histoire d'un crime, de M. Victor Hugo. M. Hugo et son éditeur, M. Calmann Lévy, ont d'ailleurs choisi leur moment pour mettre en vente le premier volume de cette soi-disant oeuvre d'histoire qui aurait pu paraître il y a sept ans en France, ou il y a bien plus longtemps à l'étranger. Mais en tête des premières pages, après ces mots : "Ce livre est plus qu'actuel ; il est urgent. Je le publie." (…) -Victor Hugo, Paris, ler octobre 1877, une note indique qu'il a été écrit il y a 26 ans, à Bruxelles. Nous pouvons donc supposer, sans malignité, que cette oeuvre d'histoire est avant tout un coup de commerce et ensuite une réclame politique pour un parti qui hait les coups d'État d'où sort la prospérité d'un pays, mais qui fait des révolutions d'où découlent la misère et la honte."

 

Pour Le Gaulois encore, qui consacre le 9 octobre un long article au "dernier livre de Victor Hugo", Histoire d'un crime est une affaire commerciale, son auteur est un spéculateur, et l'événement a fait l'objet d'une publicité excessive. L'avertissement de Hugo est reproduit en tête de l'article qui se continue de la manière suivante :

 

"Ainsi débute le nouveau volume que vient de publier Victor Hugo. Le titre est non moins prétentieux : Histoire d'un crime - Déposition d'un témoin. Il y a des sous-titres, comme pour les drames joués le dimanche sur les théâtres de province. Ces sous-titres sont à effet : Première Journée : Le Guet-Apens ; Deuxième Journée : La Lutte. Au dos de la couverture, on lit : pour paraître le 2 décembre : Histoire d'un crime. Troisième Journée : Le Massacre ; Quatrième Journée : La Victoire ; Conclusion : La Chute. Avant même d'ouvrir le livre, on devine le mobile de sa publication."

 

Le Gaulois, pour justifier sa critique, se pose ensuite en journal impartial, expliquant qu'il s'est toujours empressé de rendre hommage au génie poétique de Hugo, qu'il distingue de l'adversaire politique. Hélas,

 

"L'Histoire d'un crime n'est qu'un ramassis de notes ; il n'y a ni composition, ni style. ( ... ) Si nous n'étions en pleine période électorale, s'il n'y avait pas une surexcitation nerveuse en ce moment dans certaines couches sociales, si, en un mot, on n'était assuré de débiter, à un nombre considérable d'exemplaires, un livre à titre tapageur, Victor Hugo n'aurait pas exhumé ces reliefs de Napoléon le petit, rogatons dédaignés jadis et qu'on sert aujourd'hui sans pudeur à des lecteurs peu délicats."

 

Pour Le Gaulois, Hugo, en livrant au public un manuscrit vieux de 26 ans, n'est guidé que par "l'amour de l'argent" et le sens de la publicité tapageuse qui le poussent à exploiter tous les événements susceptibles d'accroître son audience :

 

"Victor Hugo qui a toujours été spéculateur, ses éditeurs ne nous contrediront pas, avait dans ses cartons des notes informes ; il a pensé qu'en les recouvrant d'une couverture grise et en faisant placarder des affiches imprimées en caractères voyants, cette marchandise se vendrait comme du pain. Il n'a pas hésité, il a publié ce volume de circonstance."

 

Bien que l'accent soit mis surtout sur le caractère politique de l'ouvrage, un certain nombre de journalistes républicains louent la grandeur du style de l'historien Victor Hugo, que beaucoup se plaisent à comparer à Tacite :

 

"Nulle emphase ici, rien de forcé ! Tout est naturel et vrai. La haine, certes, on la sent, mais contenue, et qui frémit, sans éclater, d'un bout à l'autre du livre. (…) M. Victor Hugo peint cela avec sa puissance d'évocation, son style sobre, nerveux, taillé et comme sculpté dans le granit, - style, quand il veut, unique d'énergie, d'ironie mordante, luisant et tranchant comme une épée - et soudain des coups d'ailes, des sentences frappées, des portraits à l'emporte-pièce, celui du duc de Morny par exemple, des scènes où sous la tragédie court une veine de comique incomparable : la scène du président Dupin ; c'est la réalité vive." (Le Journal des Débats, 13 octobre)

 

Dans deux articles publiés dans Le Télégraphe et datés respectivement du ler octobre 1877 et du 15 mars 1878, Louis Ulbach souligne également l'intérêt documentaire d'Histoire d'un crime, et montre que Hugo n'est guidé que par le souci de la vérité :

 

"Le livre de Victor Hugo est d'une émotion contenue, qui lui donne des allures épiques ! (...) Il raconte, avec son art habituel, tous les incidents de ce forfait. Il révèle des particularités inconnues ; il esquisse au courant de la plume des portraits indélébiles ; il dit la vérité à tous et sur tout. Il écrit enfin un livre d'histoire que tout le monde lira avec profit. (...) Victor Hugo donne (...) des renseignements absolument inédits et puisés à des sources authentiques. Il refait à sa manière, qui est l'achèvement suprême donné par le génie à la vérité historique, le récit de ce qui s'est passé.

"Cette histoire sombre que nous avons vue, on n'y croirait pas si les preuves n'étaient pas là, multipliées, éclatantes, si Victor Hugo, témoin et juge, ne poussait jusqu'au scrupule le respect de la vérité."

 

En rendant hommage au travail d'historien accompli par Hugo, la presse souligne la différence d'inspiration et de ton avec les Châtiments et Napoléon le petit. Cherchant des références chez les Anciens, les journalistes se plaisent à répéter que Hugo, après avoir déployé la verve satirique de Juvénal ou un lyrisme dantesque, fait immanquablement penser à Tacite :

 

"Jamais Victor Hugo ne fut, en devenant un tragique historien, un écrivain plus grand et un plus puissant poète que dans cette oeuvre. Il jette sur l'anecdote le pourpre de son style. Il avait foudroyé comme Dante, il raconte comme Tacite, ou plutôt non, il raconte comme Victor Hugo." (La Presse, 8 octobre 1877)

 

Le Siècle du 9 octobre dit également que "le second Empire aura son Tacite dans l'Histoire d'un crime, comme il a déjà son Juvénal dans le poète des Châtiments." Le 13 octobre, Le Journal des débat ajoute : "Ce sujet lui appartenait : c'est sa chose, sa proie si j'ose le dire : il l'a marquée de sa griffe d'airain ; il sera le Tacite de cet Empire." Le 9 octobre 1877, on peut encore lire dans La France :

 

"Il y a 25 ans, Victor Hugo marquait d'un fer rouge, dans ses vers immortels, aux applaudissements du monde entier, les hommes et les choses du 2 décembre. Le forfait qu'il avait stigmatisé, il le raconte aujourd'hui. Après le poète, l'historien ; après la muse vengeresse, la prose justicière ; après les Châtiments, l'Histoire d'un crime ; après Dante, Tacite."

 

A droite, d'autres estiment en revanche que Victor Hugo tombe dans les exagérations les plus révoltantes. Le Pays du 2 octobre refuse fermement à Hugo le titre d'historien, et dénonce l'ouvrage comme un pamphlet mensonger :

 

"On a annoncé, avec ces roueries de réclame familières à l'illustre Olympia, un livre que ce farceur solennel intitule : Histoire d'un crime ; c'est tout bonnement l'histoire du 2 décembre que M. Hugo a la prétention de nous raconter. Ce livre sera lu certainement par le troupeau épais des nigauds qui se figurent que l'auteur des Châtiments peut être l'écrivain impartial et par conséquent utile à lire d'un tel événement. Nous ne nous joindrons pas à cette troupe imbécile : aussi bien M. Hugo, historien, n'a rien à nous apprendre, par une raison bien simple, qu'il n'est pas un historien, mais un pamphlétaire, et des plus audacieux, et de ceux qui reculent le moins devant le mensonge et la calomnie."

 

De même Le Gaulois du 9 octobre, qui consacre un violent article à "ce méchant livre qui a la prétention d'être un livre méchant", condamne la méthode même de Hugo et déplore sa partialité:

 

"Nous avons lu ce volume : c'est à peine si, par intervalles, on y trouve une page écrite. Généralement cette prose rappelle celle des reporters qui narrent sans préoccupation littéraire, ce qu'ils ont vu ou entendu. L'auteur s'est fait juge d'instruction, dit la préface ; ses compagnons de combat et d'exil sont tous venus déposer devant lui. L'auteur a été greffier ; il a reproduit les affirmations passionnées, les récits haineux d'exilés qui tous se faisaient la part belle dans les événements, arrangeaient l'histoire à leur honneur et se préparaient une légende. Tel qui avait été couard se campait en matamore ; tel qui avait balbutié, inventait des mots héroïques. Singulier juge d'instruction que celui qui écoute les témoins à charge, amplifie leurs accusations, stimule leurs mauvaises passions, et qui ensuite refuse d'entendre d'autres témoins, les magistrats, les soldats, le clergé, le peuple, qui ont vu les événements sans parti pris et sans y avoir d'autre intérêt que l'intérêt général."

 

Donnant l'exemple même de l'objectivité, de la mesure et du sens critique dont Hugo a selon lui, manqué, Le Gaulois reconnaît que « l'histoire impartiale et vraie puisera d'utiles renseignements dans ces pages. Certains détails sont caractéristiques et parfois la vérité apparaît sous les retouches." Il reste que l'ouvrage ne présente aucune des qualités de rigueur et d'impartialité nécessaires à une entreprise d'historien :

 

"Le proscrit et le condamné n'ont pas le droit de se faire historiens. Qu'ils rédigent des protestations ou des plaidoyers. Qu'ils invoquent le bénéfice des circonstances atténuantes ou qu'ils accusent leurs juges, s'ils en ont l'envie ; mais qu'ils aient la sincérité de coller sur leurs écrits l'étiquette convenable et qu'ils n'essaient pas d'abuser le lecteur en faisant retentir le mot histoire. Il y a tromperie et tromperie préméditée. Les exilés et les condamnés savent pertinemment qu'ils ne remplissent aucune des conditions de l'historien et qu'on ne saurait être juge et partie dans sa propre cause."

 

Hugo historien partisan, donc suspect, a-t-il travesti les faits ? La presse conservatrice n'hésite pas à l'affirmer. Ainsi par exemple, dans Le Pays du 2 octobre, on peut lire ce jugement sous la plume d'Albert Rogat:

 

"M. Hugo nous raconte de son style le plus ampoulé la mort de Baudin comme l'ont déjà fait avant lui d'autres Loriquets [4] de la démagogie ; c'est complet; rien n'y manque, pas même le fameux "vous allez voir comment on meurt pour 25 francs". La vérité est que le bon Baudin était là à blaguer avec d'autres blagueurs, qu'il a eu le tort de confondre les baïonnettes disciplinées de la troupe de ligne avec les baïonnettes intelligentes de la Garde nationale, et qu'il reçut dans une bagarre qu'il ne prévoyait point un atout qui détermina son départ pour un monde meilleur. Nous ne nous amuserons pas, quoique cela soit bien facile, à rectifier les erreurs commises volontairement par M. Victor Hugo."

 

L'Ordre du 20 octobre va dans le même sens en présentant Hugo comme un historien qui déforme la réalité - celle qu'il a vécue - et qui ment sur l'attitude qui fut la sienne pendant la résistance au coup d'État :

 

"Le coup d'État le trouva disposé à la résistance prudente -et, dans le premier volume de l'Histoire d'un crime que j'ai là sous la main, la préoccupation de l'auteur de faire croire qu'il était prêt à se battre sur les barricades, tandis que tout son art fut de s'en éloigner le plus naturellement possible, éclate à chaque ligne."

 

L'article, qui se poursuit longuement tente de démontrer, sur le ton de l'ironie méprisante, comment Hugo se débrouillait pour arriver "toujours trop tard là où l'on se bat". Il se demande pourquoi Hugo tient "si orgueilleusement à avoir fait ce qu'il n'a pas fait, ce que -disons le sans crainte- il n'a jamais eu envie de faire ? " et y apporte lui-même une réponse : "C'est que cela, comme on dit au Rappel, fait bien dans le paysage, c'est que l'ouvrier "gobe" le poète et que les petite croiront en lui."

Hugo, accusé à droite comme affabulateur, est glorifié à gauche comme historien et, surtout, comme justicier. Comportement logique d'une presse particulièrement politisée.

En conclusion, pour terminer sur une note plus optimiste, je lirai la fin d'un article paru le 31 mars 1878 dans La Marseillaise et dans lequel Léon Cladel, après avoir décrit les effets de cette vengeance que représente Histoire d'un crime, promet que, plus tard,

 

"le Peuple, libre enfin, dira, voyant partout autour de lui sur le Forum et sur les voies sacrées la statue iconique du poète : "voilà, voilà celui qui flagella les tyrans, empereurs, papes et princes ; celui qui fut toujours fraternel aux peuples, et doux aux opprimés ; voilà le justicier, voilà le juste !" Bravo, postérité."


[1] Selon l'usage de l'époque, les journauxsont postdatés et paraissent la veille du jour indiqué.

[2] Un autre signe de l'intérêt porté par le public au livre de Victor Hugo est la conférence sur Histoire d'un crime faite le 12 mars 1878 par Maurice Tolmeyr salle des Capucines. Cette conférence annoncée dans La France du 11 mars et dans La Presse du 12, portait sur l'ensemble du livre et devait comprendre des lectures du second volume.

[3] Le 2 octobre en effet, L'Ordre reprend les termes employés par Hugo dans son avertissement pour les appliquer à un autre ouvrage, qu'il oppose à Histoire d'un crime : "Au moment où les républicains vont s'épanouir devant la prose sénile de Victor Hugo, il est, pour employer les mots qui servent de préface au nouveau pamphlet de l'ancien chantre de l'Empire, "actuel et urgent" de signaler le livre que M. Léonce Dupont va faire paraître, le 3 octobre, chez Dentu. Sous ce titre : Tours et Bordeaux, M. Léonce Dupont a réuni les faits les plus intéressants de la criminelle entreprise du 4 septembre. (...) C'est une éclatante réplique aux furibondes allégations de celui qui n'attaque l'Empire que parce que l'Empire n'a pas voulu de lui. ( ... ) M. Léonce Dupont ne se donne pas pour historien. Il ne raconte que ce qu'il a vu de ses yeux ou entendu de ses oreilles. Ceux qui, plus tard, écriront l'histoire, trouveront là des renseignements précieux. Si le livre de Victor Hugo est une oeuvre de haine jalouse et de dépit, le livre de M. Léonce Dupont sera une oeuvre de bonne foi, de vérité, et l'on peut ajouter de justice."

[4] Perroquet d'Océanie, voisin du lori.