Jordi Brahamcha-Marin : Romantisme, classicisme, modernité : comment inscrire Hugo dans l'histoire de la poésie française (1914-1944) ?

Communication au Groupe Hugo du 5 avril 2025
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Mes travaux sur la réception critique de la poésie de Victor Hugo en France entre 1914 et 1944 ne cessent de rencontrer la problématique suivante : comment intègre-t-on Victor Hugo dans l’histoire de la poésie française1? Cette question très générale pose celle, plus précise, du lien entre Victor Hugo poète et ces objets historiographiques que sont le « romantisme », la « modernité » et le « classicisme ». Le présent article va donc notamment examiner les discours tenus sur Hugo, au prisme de ces quelques notions. Mais il va aussi s’attacher à examiner la manière dont ces catégories de l’histoire littéraire sont elles-mêmes élaborées dans ces mêmes discours critiques. S’intéresser à la manière dont le premier vingtième siècle constitue Hugo en archétype du romantisme, par exemple, c’est s’intéresser à la réception de Hugo, mais aussi s’intéresser à la réception du « romantisme ». En un sens, donc, l’objet de cette étude excède le cas de Hugo.

Les trois termes qui figurent dans le titre (« romantisme », « classicisme », « modernité ») ne sont pas tout à fait sur le même plan, pour deux raisons. Premièrement, la figure de Hugo romantique a une évidence que celle de Hugo classique ou celle de Hugo moderne n’ont pas : a priori, par défaut, on classe Hugo parmi les poètes romantiques. Certes il y a différentes manières de ranger Hugo dans le romantisme ; mais cette assignation ou ce classement, à beaucoup d’égards, va de soi. L’enjeu de ce travail va donc être de comprendre de quelle manière Victor Hugo, dans certains discours critiques, excède cette assignation apparemment évidente, de quelle manière et pour quelle raison il n’est pas seulement là où on l’attend. Deuxièmement, contrairement à « romantique » et à « classique », qui renvoient de manière à peu près claire à des mouvements intellectuels et littéraires, l’adjectif « moderne » est beaucoup plus sous-déterminé : il peut renvoyer à un moment de l’histoire littéraire française (en gros, disons, le second dix-neuvième siècle, supposément post-romantique) ou bien exprimer plus vaguement à un sentiment de contemporanéité éprouvé par les commentateurs (sera alors dit « moderne » ce qui, malgré la distance, paraît proche de nous). En ce sens, le concept de modernité est plus libre, plus ouvert, plus inventif que ceux de romantisme ou de classicisme ; et c’est bien sur cette liberté que vont faire fond les auteurs qui explorent cette piste d’un Hugo « moderne ».

Cette étude n’est pas strictement nominaliste : elle ne vise pas seulement à repérer les discours critiques dans lesquels Hugo est explicitement dit « romantique », « classique », ou « moderne ». À côté de ce critère, j’en fais jouer un autre, celui des appariements et des oppositions : aux côtés de qui Hugo est-il rangé, à qui est-il opposé ? (Lamartine ? Musset ? Rousseau ? Racine ? Baudelaire ? Nerval ? Rimbaud ? Mallarmé ?) Ces associations sont au moins aussi intéressantes que l’usage de telle ou telle étiquette pour comprendre sur quelle conception de l’histoire littéraire se fondent nos auteurs.

Il s’agit ici pour moi synthétiser un discours qui se manifeste dans une grande variété de lieux, dans des textes au statut très divers : critique universitaire, critique d’écrivains, presse, manuels scolaires… Bien sûr, certaines zones du corpus ont leur logique propre, qui déterminent les discours. On comprendra aisément que la critique scolaire, par exemple, telle qu’elle se donne à lire dans les manuels, n’est pas le lieu des plus grandes audaces historiographiques. Et de fait, certaines parties de mon propos mettront l’accent plutôt sur telle ou telle zone du corpus. Mais autant que possible, le présent texte va tâcher de mettre au jour les circulations, les passages, d’un secteur à l’autre, et de faire ressortir aussi bien les contrastes entre ces différents secteurs critiques que les phénomènes de circulation et la reprise de certains motifs transversaux.

Cet article comptera cinq parties, encore que les trois premières pourraient être réunies. Elles vont chercher à montrer quelles sont les différentes configurations critiques qui permettent d’assigner Hugo au pôle du romantisme. Dans un premier temps, je montrerai l’insertion de Hugo dans un « quatuor » romantique aux côtés de Lamartine, Musset et Vigny : Hugo poète romantique aux côtés de ses pairs, c’est la configuration la plus simple, la plus stable, la plus évidente. Dans un second temps, j’étudierai une autre configuration, produite par les discours antiromantiques réactionnaires, émanant notamment de l’Action française : on verra que, dans ces constructions historiographiques-là, le Hugo romantique n’est pas associé aux mêmes auteurs. Dans un troisième temps, je m’attacherai aux cas spécifiques d’André Gide et de Valéry, qui situent Hugo et le romantisme dans une « histoire littéraire » au sens très large et très lâche, car très déshistoricisée. Dans un quatrième et dans un cinquième temps, enfin, j’en viendrai à ces débordements – par l’amont ou par l’aval, pourrait-on dire – en vertu desquels Hugo n’est pas seulement, « romantique » : j’évoquerai d’abord les configurations en vertu desquelles il peut être lu comme « classique » ; j’évoquerai ensuite la manière dont certains auteurs l’incluent dans une « modernité » poétique.

 

Un quatuor romantique : Hugo, Lamartine, Musset, Vigny

La manière la plus évidente de situer Hugo dans l’histoire littéraire consiste à en faire un représentant exemplaire du romantisme, ou encore – ce n’est pas tout à fait la même chose – le plus grand représentant du romantisme, et en particulier du romantisme poétique. Chef d’école, Hugo se voit dès lors associé à d’autres poètes romantiques qui évoluent autour de lui et dans son ombre ; il appartient à un duo (avec Lamartine), à un trio (avec Lamartine et Musset) voire à un quatuor (avec Lamartine, Musset et Vigny). Albert Thibaudet, qui fait du couple d’écrivains une catégorie majeure de son histoire littéraire2, privilégie la forme duo : le couple Hugo-Lamartine représente chez lui le romantisme, comme Corneille et Racine la tragédie classique ou Voltaire et Rousseau les écrivains des Lumières. La forme quatuor se trouve, elle, dans la critique savante, plus soucieuse d’exhaustivité : les chapitres 2 à 5 de l’ouvrage de Jean Giraud sur L’École romantique française (1927) portent respectivement sur chacun de ces quatre auteurs, envisagés comme poètes3. Mais c’est la forme trio qui domine en général dans les discours critiques. En particulier, le trio Hugo – Lamartine – Musset est souvent associé à un trio de poèmes (« Tristesse d’Olympio », « Le Lac », « Souvenir »). Le rapprochement, déjà proposé par un essai d’Anatole France en 1910 (Les Poèmes du souvenir)4, devient un lieu commun des manuels scolaires. Le cadrage critique peut varier un peu, selon que l’on envisage ces poèmes comme des poèmes d’amour, des poèmes du souvenir, des poèmes sur la nature… Mais dans tous les cas, ils servent à exemplifier des thèmes et des tonalités (lyriques, élégiaques) qui sont perçues comme typiques du romantisme5. Les sujets de baccalauréat invitent régulièrement les candidats à comparer, sur tel ou tel point, trois ou quatre poètes romantiques (Hugo, Lamartine, Musset, éventuellement Vigny) ou bien de dire à qui va leur faveur parmi eux. Les exigences de l’épreuve (et notamment sa brièveté : trois heures seulement) appellent de la part de l’élève un discours simplifié et schématique, très propre à recentrer le romantisme poétique autour de quelques figures phares parmi lesquelles Hugo figure toujours.

Au sein de ce quatuor, trio ou duo, les hiérarchies peuvent varier un peu selon les thèmes. Le discours scolaire voit ainsi en Hugo le grand poète romantique de l’enfance et de la famille, au prix, d’ailleurs, d’une lecture familialiste voire réactionnaire – et confinant parfois au contresens – des Feuilles d’automne, des Pauca Meae ou de L’Art d’être grand-père6. En revanche son titre de poète de l’amour a pu lui être contesté, y compris par exemple par ce grand hugolien qu’est Paul Berret, au nom de son supposé manque de sincérité7, et Lamartine passe pour un plus grand poète de la nature (quoique Hugo soit vu comme le plus grand poète des animaux)8. Mais dans l’ensemble, Hugo occupe la position la plus éminente, comme le prouve la place qui lui est consacrée dans les ouvrages de synthèse. Par exemple, le « Que sais-je ? » de Philippe Van Tieghem sur Le Romantisme français, paru en 1944, offre un aperçu de la manière dont on conçoit l’histoire du romantisme à cette date9. C’est Hugo qui y bénéficie du plus grand nombre de pages, et des appréciations les plus élogieuses. La Légende des siècles, est désignée comme « la synthèse du Romantisme poétique10 », formule audacieuse qui donne explicitement à Hugo la charge de ramasser et de résumer ses confrères romantiques (ce statut synthétique et résomptif accordé à La Légende des siècles constituait déjà l’une des thèses fortes de Paul Berret dans ses travaux des années 1920).

L’association entre Hugo et les autres romantiques peut donc se faire à son profit s’il s’agit de dire qu’il domine, ou résume, ou synthétise ses confrères. Parfois, au contraire, il s’agit plutôt de diminuer sa gloire en l’égalant à celle des autres. Lorsqu’un cours Victor-Hugo est créé en Sorbonne en 1925, certaines personnalités font état de leur circonspection : l’écrivain Camille Le Senne, dans La Presse, regrette ainsi la faveur accordée au seul Hugo, un choix qui revient, dit-il, à l’isoler de son milieu. Pour prouver l’unité d’inspiration des poètes romantiques, il rapproche « Tristesse d’Olympio », « Le Lac » et « Souvenir », ce qui est attendu, mais leur adjoint aussi « Moïse » de Vigny, ce qui l’est beaucoup moins11. On voit par cet exemple comment l’association de Hugo à d’autres poètes romantiques peut se retourner contre lui. D’un côté, certes, le fait que Hugo soit le plus grand représentant de ce mouvement littéraire est un argument de sa grandeur. Mais de faire-valoir, Lamartine, Musset ou Vigny peuvent devenir des concurrents : alors le prestige propre de Hugo se retrouve diminué.

 

Antiromantisme et hugophobie

Dans certains cas, les critiques contre la création du cours Hugo en Sorbonne sont fondées sur une franche hostilité au romantisme. Ce n’est pas le cas de la critique de Le Senne, mais c’est bien le cas de la critique émanant de l’Action française, dont l’anti-romantisme vigoureux s’articule à une opposition viscérale à la République, à la démocratie, au protestantisme, aux influences germaniques. Pour Charles Maurras et ses disciples, la République est par essence romantique, et cette vision des choses est accréditée par la place croissante que les poètes du xixe siècle occupent dans les manuels scolaires et dans l’institution universitaire – la création du cours Hugo en Sorbonne ayant valeur de symbole12.

Dans la critique de l’Action française, Hugo partage parfois le sort de ses confrères romantiques habituels, à qui sont reprochées leur vulgarité, leur facilité coupable, leur absence de génie poétique. Cette ligne argumentative est celle de Thierry Maulnier dans son Introduction à la poésie française (1939)13. Mais la polémique politique faisant loi, d’autres configurations sont possibles, et d’autres appariements. Lamartine, Musset ou Vigny passent en effet pour des auteurs féminins, insusceptibles d’être pris au sérieux ; ils sont associés au pôle de la poésie lyrique et élégiaque ; du point de vue des maurrassiens, ils sont moins dangereux que les prosateurs franchement idéologues comme Michelet, Renan, Taine ou Zola. Dans son Stupide xixe siècle (1922), c’est à ces auteurs-là que Léon Daudet associe Hugo14 : on voit à quel point le « romantisme » honni est ici pris dans un sens large. Pour justifier ce statut phobique de Hugo dans la critique maurrassienne, il faut faire de lui un auteur dangereux, donc un prosateur, donc aussi un auteur viril. De même, sous la plume du critique conservateur Victor Giraud, dans la Revue des deux mondes, Hugo est plutôt associé à Rousseau ou à Michelet. Hugo est supposé partagé avec eux une sensibilité « primitive » et populaire, c’est-à-dire en fait une certaine limitation de l’intelligence et des facultés psychologiques : en un mot, à la bêtise15. La misogynie antiromantique, généralement très active chez les maurrassiens16, pouvant difficilement être activée à propos de Hugo, la critique conservatrice doit donc mobiliser un autre paradigme idéologique, à savoir l’opposition entre une sensibilité aristocratique (qui tend vers le féminin) et une sensibilité populaire et vulgaire, associée à un pôle masculin. Cette lecture de l’histoire littéraire assigne Hugo au pôle du populaire et au pôle de la prose, et le sépare de ces auteurs à la fois poètes, distingués et féminins que sont Lamartine et Musset, voire Vigny.

 

Un romantisme déshistoricisé

Ces différentes lectures de Hugo et du romantisme relèvent de l’histoire littéraire dans la mesure où elles se préoccupent au moins minimalement de chronologie et de scansions des époques. Elles restent tributaires des définitions habituelles du « romantisme » ; elles tiennent leur efficacité et leur force de persuasion du fait qu’elles pensent les phénomènes littéraires dans des cadres intuitifs et bien connus. Même l’antiromantisme maurrassien, en un sens, se montre paradoxalement très fidèle à une historiographie romantique qui fut d’abord un coup de force (de la part de Hugo lui-même) avant de devenir un lieu commun, à savoir l’association entre avant-garde littéraire et avant-garde politique, entre romantisme et révolution (ou romantisme et progrès, ou romantisme et libéralisme)17. La critique des écrivains et des intellectuels est en revanche marquée par un haut degré de subjectivité et par une certaine liberté dans le maniement des concepts empruntés à l’histoire littéraire, qui font l’objet de ce que Michel Murat appelle une « réappropriation sauvage18 ». Le romantisme, en particulier, peut se trouver fortement déshistoricisé, jusqu’à devenir moins un courant ou un mouvement littéraire qu’une tendance générale de la pensée et de l’écriture, disponible à toutes les époques – tendance générale qui prend parfois, par métonymie, le nom de Victor Hugo.

L’œuvre critique d’André Gide fournit un bon exemple de cette approche de l’histoire littéraire. Je vais m’intéresser particulièrement à deux textes datés de 1921 : sa réponse à une enquête de La Renaissance publiée le 8 janvier 1921, et un article paru dans la rubrique Billets à Angèle, en mars de la même année, dans La NRF, qui revient sur la réponse à La Renaissance19. Dans ces deux textes, Gide réduit le romantisme et le classicisme à une idée-force homogène et unique. Le classicisme y est associé à la modestie, à la pudeur ; le romantisme à l’orgueil, à l’expression exagérée des sentiments. Plus exactement, ces deux tendances sont sans cesse prises dans un jeu dynamique qui tourne en faveur du classicisme « L’œuvre d’art classique raconte le triomphe de l’ordre et de la mesure sur le romantisme intérieur20 » ; « L’œuvre classique ne sera forte et belle qu’en raison de son romantisme dompté21. » La faveur de Gide va donc au classicisme – mais à un classicisme qui, loin de l’exclusivisme maurrassien, excède le supposé âge d’or du XVIIe siècle : romantisme et classicisme sont souvent envisagés, sous sa plume, comme des faits intemporels. Ainsi, une page après avoir cantonné le classicisme au Grand Siècle, et évoqué Boileau, Racine, La Fontaine et Molière22, il élargit chronologiquement son corpus :

Dans toute la littérature grecque, dans le meilleur de la poésie anglaise, dans Racine, dans Pascal, dans Baudelaire, l’on sent que la parole, tout en révélant l’émotion, ne la contient pas toute, et que, une fois le mot prononcé, l’émotion qui le précédait, continue. Chez Ronsard, Corneille, Hugo, pour ne citer que de grands noms, il semble que l’émotion aboutisse au mot et s’y tienne ; elle est verbale et le verbe l’épuise ; le seul retentissement qu’on y trouve est le retentissement de la voix23.

La symétrie des deux trios est frappante : aux classiques Racine, Pascal et Baudelaire correspondent les romantiques Ronsard, Corneille et Hugo. Or Hugo, dans ce dispositif, a un statut privilégié, car il est le seul « romantique » qui soit historiquement adéquat à son courant, puisqu’il est le seul à avoir vécu au xixe siècle. Il est donc le romantique par excellence, réalisant en sa personne l’union harmonieuse d’un esprit et d’une époque. Au romantique Hugo, et à son verbalisme excessif, s’oppose pour Gide le classique Baudelaire : c’est ce qui ressort du texte « Théophile Gautier et Charles Baudelaire » (1917)24. Pour l’auteur, l’un et l’autre sont chacun le meilleur dans son ordre, mais Baudelaire dépasse Hugo en sincérité pour avoir su dompter son romantisme intérieur. Les positions de Gide évolueront plus tard vers une plus grande sympathie envers Hugo, mais autour de 1920, sa faveur est claire.

Paul Valéry, lui non plus, ne raisonne gu-re en historien des lettres, et prend souvent les termes romantisme et classicisme dans un sens intemporel, en désignant par eux deux moments du processus de création littéraire. Comme pour Gide, le classicisme est pour Valéry le nom que l’on donne à ce qui vient discipliner, contrôler, le romantisme. Valéry va encore plus loin lorsqu’il dit que Hugo lui-même, en tant que représentant archétypal du romantisme, finit par devenir une sorte de fonction, une tendance de l’esprit poétique, disponible elle aussi en-dehors de son époque. En 1933, dans une note de ses Cahiers (non publiés), Valéry écrit ainsi :

“Inspiration” – On peut faire l’hypothèse suivante : l’idée immédiate est celle de production. On peut y substituer celle de choix immédiat. L’inspiré serait celui non particulièrement producteur de choses bonnes, mais le particulièrement sensibilisé à résonner aux choses bonnes produites comme les autres insignifiantes ou absurdes – qui se produisent “dans son esprit”, “à son esprit”. Comme une oreille distingue les sons des bruits. Il se peut que la quantité de production augmente aussi. Le cerveau produit pêle-mêle du Musset, du Mallarmé, du Hugo et Hugo, Mallarmé etc. sont des fréquences, des criblages25.

La dernière phrase est assez claire : Hugo, comme Musset ou Mallarmé, devient par métonymie à la fois le nom de certaines « choses bonnes » produites par le cerveau du poète, et celui de l’instance de contrôle qui sélectionne et élimine ces fulgurances désordonnées.

 

Hugo poète classique

L’association, voire l’identification, de Hugo au romantisme, paraît donc naturelle et se trouve dans tous les secteurs de la critique. Mais d’autres configurations sont possibles, complémentaires ou concurrentes de celle-ci. En particulier, certains commentateurs identifient un Hugo « classique ».

Une première version de cette classicisation de Hugo relève d’une conception particulièrement sous-déterminée du classicisme, en vertu de laquelle est « classique » plus ou moins tout ce qui est pré-moderne. Anna de Noailles, dans quelques articles des années 1920, propose une conception extrêmement déshistoricisée de la poésie, et nomme « classicisme » une sorte de bon goût éternel, associé au respect scrupuleux de la versification régulière ; ce classicisme ne s’oppose pas au romantisme, mais à une modernité poétique identifiée au vers libre – et même, dans quelques textes, aux tentatives de déstructuration interne du vers régulier. Postulant, à rebours de toutes les avant-gardes de son temps, que de telles tentatives sont vouées à l’échec, la comtesse considère qu’il existe une poésie régulière dans laquelle elle-même se reconnaît, qu’elle nomme parfois « classique », mais dont elle dit surtout – emboîtant le pas, sur ce point, à son maître Jean Moréas – qu’elle résorbe la distinction entre classicisme et romantisme. « Hugo, qui pliait l’abondance torrentielle de son génie et l’imagination la plus incompressible sous le joug sévère de la prosodie française, ne fait-il pas reculer transis ces deux termes de Classique et de Romantique, qui voudraient mesurer l’ampleur et l’altitude ? » écrit-elle en 1921, en réponse à une enquête du journal La Renaissance qui portait justement sur le romantisme et le classicisme26.

Ce jeu assez libre avec les catégories de l’histoire littéraire est typique, encore une fois, de cette « réappropriation sauvage » dont parle Michel Murat. La critique savante aussi voit parfois du classicisme dans la poésie de Hugo, mais de manière plus circonscrite. Pour comprendre comment on peut trouver chez Hugo, et notamment le Hugo d’avant l’exil, des traces de classicisme, il faut revenir sur le statut de l’année 1830 dans les chronologies littéraires. Si on peut voir dans cette date, à cause de Hernani et de sa bataille, un terminus a quo du romantisme théâtral, on peut aussi y voir un point d’aboutissement : c’est le cas de beaucoup d’universitaires, qui s’intéressent à la période de gestation romantique qui précède 1830, voire qui considèrent que le vrai romantisme est antérieur à cette date. « La Décadence du romantisme » de Maurice Souriau (second tome, paru en 1927, de son Histoire du romantisme), la Chronologie du romantisme (1804-1830) de René Bray (1932), ou L’Époque romantique en France (1815-1830) de Pierre Martino (1944) défendent une telle thèse27. Pour Souriau, ladite « décadence » commence en 1830. Pour René Bray, si le romantisme s’exacerbe au feu des luttes contre le classicisme, sa victoire en 1830 le conduit au contraire à s’apaiser, à se mitiger, voire à perdre sa pureté : « On n’opposera plus classicisme et romantisme comme deux entités inconciliables. Le romantisme dominera, se diversifiera, se désagrégera. Le classicisme agira à l’intérieur même du romantisme28. »

Dans le champ des études hugoliennes, cette idée est exprimée par André Joussain qui, dans sa thèse sur L’Esthétique de Victor Hugo, soutenue en 1915 et publiée en 1920, lit dans les recueils de la monarchie de Juillet un assagissement, un retour à une veine classique, après la débauche de couleur des Orientales29. Mais pour Joussain, ce sage classicisme de la monarchie de Juillet est à son tour suivi d’un retour au romantisme (sous une forme différente, explique-t-il, de celle qui prévalait dans Les Orientales), sensible dans Les Châtiments ou dans Les Contemplations. Il y aurait donc, entre un romantisme jeune et impétueux (celui des Orientales) et un romantisme plus profond, philosophique  et « visionnaire30 » (celui de l’exil) une parenthèse classique qui, du reste, peut se trouver au goût de certains réactionnaires : ceux qui n’aiment pas Hugo ni le romantisme, à l’exemple des aristocrates obtus d’À la recherche du temps perdu, peuvent tout de même excepter de leur hugophobie quelques recueils lyriques, supposément un peu plus classiques que les autres31. La satire proustienne met très efficacement le doigt sur une modalité intéressante de la réception de Hugo poète.

 

Hugo poète moderne

Si l’on peut considérer la date de 1830 comme une année-pivot dans l’histoire du romantisme, il en va de même pour l’année 1848 ou pour l’année 1850. Plus précisément, les historiens de la littérature ont souvent l’idée que l’ère romantique proprement dite prend fin au milieu du siècle et que tout ce qui vient après, notamment donc les grandes œuvres poétiques de l’exil, ne relève que de la survivance32 ou de la résurrection33. Mais ces lectures risquent d’être intenables : qu’est-ce donc que ce courant qui délivre ses œuvres les plus caractéristiques et les meilleures, alors qu’il est en train d’agoniser, voire qu’il a déjà succombé ? Une solution raisonnable, naturellement, consisterait à distendre et à brouiller les frontières du romantisme, à donner de cette notion une interprétation chronologiquement large. Une autre stratégie consiste plutôt à distendre les frontières de la « modernité » et d’annexer Hugo à ce que l’on peut appeler, de manière un peu vague, la « modernité » poétique.

On a vu avec Gide et Valéry à quel point l’opposition entre Hugo et Baudelaire est structurante – c’est un point que souligne Michel Murat dans son essai sur La Langue des dieux modernes : le premier xxe siècle débat de la question de savoir si son poète tutélaire est Hugo ou Baudelaire34. Si certains auteurs, comme Louis Barthou (dans Autour de Baudelaire, en 1917) ou André Ferran (dans L’Esthétique de Baudelaire, en 1933) radicalisent l’opposition35, certains critiques en revanche entreprennent de la nuancer et de rapprocher les deux poètes. Ce mouvement critique est le fait des auteurs qui, à partir des années 1920, redécouvrent le Hugo spirite et métaphysicien, celui de « Ce que dit la Bouche d’Ombre », de Dieu ou de La Fin de Satan. Rappelons que les premiers comptes rendus de séances de tables parlantes ont été publiés par Gustave Simon en 192336 ; dans les années qui suivent, plusieurs travaux (par Claudius Grillet, Denis Saurat ou Auguste Viatte) vont s’intéressent à la religion, à la philosophie, aux idées spirites, de Hugo37.Ce sont surtout Albert Béguin, Gabriel Bounoure, Marcel Raymond, critiques issus de l’« école de Genève », et héritiers de ces redécouvertes, qui vont explicitement tirer Hugo du côté de la modernité poétique38. Sous la plume de ces auteurs il arrive qu’il soit apparenté à Baudelaire. Plus encore que de Baudelaire, c’est de Rimbaud ou de Nerval (chez Béguin notamment) que le Hugo de l’exil est souvent rapproché par ces auteurs‌ : Hugo voisine avec ces poètes « voyants », qui explorent les confins de la folie. À ces contre-généalogies, Marcel Raymond ajoute un suggestif rapprochement entre Hugo et Mallarmé, l’un et l’autre poète étant censés avoir été comparables à des « mages », soucieux de fonder la poésie sur une certaine obscurité ou un certain hermétisme.

Cette idée d’une « modernité » de Hugo circule entre la critique savante et celle des écrivains. Ce sont les surréalistes, en particulier, qui vont la mobiliser, notamment en incluant Hugo dans leur propre généalogie : dans le Manifeste du surréalisme, Breton écrit que Hugo est « surréaliste quand il n’est pas bête39 » ; Hugo se retrouve donc, malgré la forte réserve, intégré dans les ancêtres du surréalisme. Le spiritisme hugolien est rapproché, dans quelques textes d’André Breton, de l’écriture automatique (dans « Entrée des médiums », en 1922, Breton utilise la métaphore de la « Bouche d’Ombre » pour évoquer Les Champs magnétiques, co-écrits par lui-même et Philippe Soupault40) et les considérations d’Auguste Viatte sur Hugo trouveront en Breton un subtil lecteur dans Arcane 17 (1944), texte qui propose notamment un parallèle entre le Hugo de La Fin de Satan et l’œuvre de l’occultiste Eliphas Lévi41. Breton reviendra à nouveau plusieurs fois sur l’intérêt qu’il porte à cette poésie d’origine ésotérique à l’occasion d’entretiens donnés dans les années 1940 et 1950. Ces relectures rimbaldisent Hugo, en quelque sorte, en le prenant au sérieux comme poète « voyant ». Autre exemple : le poète Léon-Paul Fargue, dans un texte de 1935, fait de Hugo le grand générateur de toute poésie ultérieure. « L’auteur du Satyre, écrit Fargue, a comme autorisé le Parnasse, le Symbolisme, la poésie industrielle, la publicité, la Tour Eiffel, Dada, le Surréalisme et les dérives d’Apollinaire42. » Hugo, selon cette lecture, joue exactement un rôle habituellement dévolu à Baudelaire. Ces lectures réfutent implicitement l’opposition commode entre un Hugo romantique tourné vers le passé, et un Baudelaire post-romantique tourné vers l’avenir. Elles imposent au contraire l’image d’un Hugo et d’un Baudelaire travaillant de front à l’avènement de la poésie moderne.

Le texte de Léon-Paul Fargue sera repris en 1943 comme préface à une anthologie hugolienne composée par Henri Parisot, traducteur de Lewis Carroll et proche des surréalistes. Dans cet ouvrage, précisément intitulé … La Bouche d’ombre, deux figures du Hugo « moderne » sont proposées : le Hugo métaphysique de « La Bouche d’Ombre » ou de La Fin de Satan d’une part, le Hugo fantaisiste et « cocasse » (notamment à partir de poèmes de Toute la Lyre) d’autre part. Ce second Hugo est celui-là même que loue Aragon dans plusieurs articles et interventions des années 193043, et n’est pas sans rapport avec le Hugo « vulgaire » que défendra Éluard dans une conférence de 1952. On s’éloigne ici d’une veine baudelairienne, rimbaldienne, nervalienne ou mallarméenne ; c’est d’une autre sorte de « modernité » qu’il s’agit, à laquelle fera droit la grande thèse de Jean-Bertrand Barrère sur La Fantaisie de Victor Hugo en 1949-1950. Mais cette perspective, dans la période que j’étudie, paraît cependant moins riche, moins productive théoriquement, que l’autre – celle qui a Béguin ou Raymond pour explorateurs.

Ces critiques qui, explorant la métaphysique hugolienne de l’exil, tirent Hugo vers des poètes comme Baudelaire, Rimbaud ou Nerval, au nom de son « imagination » et de son « irrationalité productive »44, suggèrent une conception de l’histoire littéraire bien plus satisfaisante que celle qui opposerait brutalement un « romantisme » et une « modernité » perçus comme antinomiques. Cette reconfiguration de l’histoire littéraire qu’ils proposent se fait au bénéfice de Hugo : ses nouveaux pairs, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Mallarmé, ne sont pas encore des auteurs consacrés par l’école ni par l’université, ils sont loin de faire l’objet d’une chaire en Sorbonne, ils ne connaissent pas (contrairement à Hugo) la gloire d’être édités par Hachette dans la collection des « Grands écrivains de la France »45, et ne peuvent donc guère être suspectés de faire l’objet d’une récupération politique. Ils bénéficient de cette aura qui s’attache aux réprouvés en train de sortir de l’ombre.

Ces tentatives de dépoussiérage de Hugo sont souvent solidaires d’attitudes politiques. Quand Denis Saurat et Marcel Raymond écrivent sur « Ce que dit la Bouche d’Ombre », La Fin de Satan et Dieu dans le numéro spécial Victor Hugo de la revue Europe en 1935, leurs articles côtoient ceux de Romain Rolland, Jean-Richard Bloch, Jean Cassou, Heinrich Mann, etc. ; ils prennent ainsi leur place dans un front populaire intellectuel en train de se constituer. Ce chrétien de gauche qu’est Marcel Raymond défendra encore « Hugo mage », pendant la Résistance, dans un numéro des Cahiers du Rhône. C’est la portée visionnaire et contestataire des poèmes concernés qui est soulignée, c’est leur élan émancipateur, c’est leur sympathie pour toutes les souffrances. Aragon, lui, met son Hugo « cocasse », c’est-à-dire, dans ses termes, son Hugo « réaliste »46, au service de la lutte du prolétariat, tandis qu’André Breton intègre le spiritisme hugolien dans son entreprise de subversion radicale des valeurs. Si ce Hugo moderne est opposé par certains, implicitement ou explicitement, à un Hugo « romantique » officiel, institutionnel, patrimonialisé, c’est donc, en règle générale, dans un geste politique, et c’est par la gauche.

 

Conclusion

Classique, romantique, moderne : ces trois termes structurent une histoire littéraire à (au moins) trois moments, celle des manuels scolaires et, souvent, de l’université. Dans ce premier paradigme, ces trois moments qui se succèdent ont chacun leur identité et leur consistance, même si la « modernité » a des contours toujours plus vagues (ce qui est normal puisque, par définition, la modernité, l’on est toujours encore dedans, et l’on a moins de recul historique sur elle) ; on peut dès lors les envisager dans leur relative autonomie, même si les critiques s’autorisent à faire droit à des phénomènes de superposition, de désynchronisation. Que l’esthétique classique s’infiltre dans le Hugo lyrique des années 1830, que le romantisme hugolien survive au-delà mitan du siècle, ce sont alors des anomalies explicables, non des réfutations du système. Il y a fondamentalement le romantisme, organisé autour d’auteurs (Hugo, Lamartine, Musset, Vigny principalement), autour de thèmes (la famille, la nature), autour de ce qu’on appelle des registres (l’élégiaque), et puis il y a un avant et un après le romantisme ; Hugo s’émancipe des trois unités et des périphrases classiques comme Baudelaire ou les symbolistes s’émancipent de Hugo : cela marche bien. Faire de Hugo un romantique archétypal est parfaitement compatible avec ce paradigme ; mais en un sens, et à quelques aménagements près, déceler chez lui des éléments de classicisme retardataire, ou insister sur ce qui le rapproche de notre modernité, peut l’être tout autant. Le fait que les frontières soient un peu estompées n’abolit pas la pertinence critique des notions.

Mais trois termes, c’est peut-être un de trop. Les histoires littéraires les plus audacieuses et les plus radicales, qui méritent quelquefois à peine le nom d’histoire, tirent leur lisibilité et leur netteté, voire leur force polémique, d’être des histoires à deux moments ou à deux pôles, fondées sur une opposition ou une rupture nette. Hugo est parfois relu à la lumière de ces élaborations historiographiques. Un second paradigme consiste alors à maintenir le romantisme comme l’un des pôles de l’histoire littéraire et poétique, et à lui opposer un classicisme et une modernité qui se rejoignent par-dessus lui. L’opposition fondamentale est alors celle entre romantisme et classicisme, mais celui-ci est étiré jusqu’à recouvrir, par extension de sens, la modernité baudelairienne et post-baudelairienne. C’est le geste déshistoricisant de Gide ou de Valéry, en vertu duquel Corneille devient romantique et Baudelaire devient classique : au nom de catégories comme la pudeur, la retenue, le travail sur la forme, le contrôle des émotions, on postule un éternel classique qui enjambe le romantisme hugolien et se dépose à nouveau dans Baudelaire ou dans Mallarmé (ou, bien sûr, dans Gide et Valéry eux-mêmes).

Mais on peut aussi faire de l’invention de la « modernité » le moment de rupture essentielle de l’histoire littéraire et poétique, de sorte qu’il y ait, dans ce modèle, un avant (qui peut recevoir des noms variables), et un après (qui s’appelle, lui, « modernité »). Dans ce cas, point de bouclage, de retour de l’histoire sur elle-même, voire de piétinement, comme dans le paradigme précédent : l’histoire demeure linéaire et téléologique. On peut ainsi – et c’est un troisième paradigme possible – annexer le romantisme et Hugo à un « classicisme » assez mollement défini. C’est typiquement la position d’Anna de Noailles, qui se fonde sur le critère du vers pour définir l’essence supposément éternelle de la poésie ; parce qu’il est maître dans l’art du vers, dit la comtesse, Hugo est tout à la fois romantique et classique, cette distinction s’abolissant. La « modernité » à laquelle Noailles oppose Hugo n’est pas tant représentée par Baudelaire ou Valéry que par les inventions métriques de la fin du XIXe siècle, notamment le vers libre, mais on conserve l’idée d’une histoire à deux moments, organisée autour d’une rupture claire, le second de ces deux moments étant celui d’une décadence.

On peut enfin – et c’est une quatrième configuration – tirer Hugo, et donc une partie du romantisme (mais pas tout le romantisme) vers la modernité. C’est ce que font tous ceux qui le rapprochent de Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, auxquels il faudrait ajouter – pour prendre en compte l’histoire littéraire à grandes enjambées produite par Léon-Paul Fargue – Apollinaire, les surréalistes et les dadaïstes ; auxquels il faudrait encore ajouter, pour prendre acte de l’histoire littéraire des surréalistes, les noms de ces « petits romantiques » que sont Alphonse Rabbe, Pétrus Borel ou Aloysius Bertrand. Dans ce schéma, l’annexion d’un certain romantisme « voyant » et visionnaire laisse sur le bord de la route Lamartine et Musset, qui rejoignent les classiques proprement dits (Racine, Corneille, La Fontaine, etc.) dans le purgatoire des auteurs scolaires. En ce qui concerne Hugo, une partie de son œuvre poétique demeure à l’écart, celle-là même qui a les honneurs des manuels scolaires, comme cette poésie sur les enfants jugée (bien à tort) conservatrice et lénifiante et à laquelle Isidore Ducasse dans ses Poésies donnait déjà un coup de griffe (subtilement ironique)47 : serait-ce là, pour reprendre le mot de Breton dans son Manifeste, que Hugo serait « bête » ? Avec leur sens polémique et leur audace théorique, les surréalistes sont sans doute ceux qui articulent le plus nettement un tel schéma. Tous les surréalistes n’aiment pas Hugo, d’ailleurs, et certains, comme Éluard, ou la plupart des anciens dadaïstes, l’incluent dans leur entreprise radicale de table rase48 ; mais d’autres, comme Desnos, Aragon ou Breton, l’aiment et le sauvent, au moins pour partie.

Cette dernière configuration est assurément la plus productive. Dans la période de l’entre-deux-guerres, la critique universitaire sur Hugo est menacée d’une forte routinisation. Michel Murat l’a noté49 : en 1914, les grands cadres d’intelligibilité de la critique hugolienne sont posés. Hugophilie et hugophobie ont leurs poncifs, le travail d’édition est presque achevé, des grands noms de la critique comme Renouvier, Faguet, Brunetière, Lemaître, Léopold Mabilleau, etc., ont déjà posé de durables jalons. Et de fait, malgré l’intelligence d’un Paul Berret par exemple, l’université française des années 1914-1944 ne produit rien de très génial sur Hugo. Le salut vient d’un double décalage. Décalage géographique, d’abord : Auguste Viatte, Béguin, Raymond, sont suisses et donc dans une situation d’extranéité et de distance vis-à-vis des modes universitaires françaises, ce qui les met dans une excellente position pour porter un discours nouveau. Nulle part mieux qu’ici ne se manifeste la pesanteur des traditions universitaires nationales, et la richesse et la portée des confrontations entre traditions nationales différentes. Décalage historiographique d’autre part : il fallait, par coup de force, séparer Hugo de Lamartine, réconcilier Hugo et Baudelaire, inventer le couple Hugo – Nerval ou le couple Hugo – Rimbaud, produire un Hugo « moderne »‌ en un mot, non seulement pour dire sur Hugo des choses plus profondes, mais encore, en le tirant vers le second versant du siècle, pour le tirer aussi vers le 20e siècle, pour en faire un poète pour le présent, jusqu’à en faire, comme sous la plume de Marcel Raymond, un poète de la Résistance.


1. Le présent travail est issu de mon livre sur La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), publié aux Presses universitaires de Rennes (lui-même tiré de la thèse du même titre) ; il en résume en particulier le début du chapitre 5. Voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2025, notamment p. 203-219 ; Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), thèse de doctorat (dir. Franck Laurent), Le Mans Université, 2018 (en ligne : https://theses.hal.science/tel-01974079, consulté le 28 avril 2025).

2. Voir Antoine Compagnon, préface à Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature, éd. Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 22-23.

3. Jean Giraud, L’École romantique française, Paris, Armand Collin, coll. « Section de langues et littératures », 1927.

4. Anatole France, Les Poèmes du souvenir : « Le Lac », « Tristesse d’Olympio », « Souvenir », Paris, Pelletan, 1910.

5. Voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, op. cit., p. 131-132.

6. Voir ibid., p. 120-124.

7. Voir ibid., p. 128-133.

8. Voir ibid., p. 125-128.

9. Philippe Van Tieghem, Le Romantisme français, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1944.

10. Ibid., p. 53.

11. Camille Le Senne, « La chaire Victor-Hugo », La Presse, 25 août 1925, dossier de presse La Chaire de Victor Hugo à la Sorbonne : article [sic] de presse 1925-1935 (Bibliothèque nationale de France, cote 4-RF-28305).

12. Voir Jordi Brahamcha-Marin, « Le cours Victor-Hugo en Sorbonne : l’hugophilie institutionnelle face aux controverses politiques », in Jordi Brahamcha-Marin, Guillaume Peynet (dir.), La Réception universitaire de Victor Hugo en France, site du centre Jacques-Seebacher, 2002, p. 4-6, http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/‌bibliotheque/‌files/‌show/‌383 (consulté le 3 mai 2025).

13. Thierry Maulnier, Introduction à la poésie française, Paris, Gallimard, 1939, passim.

14. Voir en particulier le chapitre « L’aberration romantique » de cet ouvrage : Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, éd. Bernard Oudin, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 1219-1252. Pour un commentaire plus substantiel, voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, op. cit., p. 99-100.

15. Victor Giraud, « Victor Hugo : non le poète, mais l’homme », Revue des deux mondes, 15 octobre 1920, p. 933.

16. Voir Patricia Izquierdo, « Antiromantisme et misogynie à la Belle Époque », in Claude Millet (dir.), Politiques antiromantiques, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2012, p. 105-115.

17. Voir Stéphane Zékian, « L’antiromantisme d’extrême droite : programmes, arguments, angles morts », in Marie Blaise (dir.), Réévaluations du romantisme : mutation des idées de littérature – I, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p. 280-284.

18. Michel Murat, « La faiseuse d’histoires », in Bruno Curatolo (dir.), Les Écrivains auteurs de l’histoire littéraire, Besançon, Presses universitaires de Franceh-Comté, coll. « Annales littéraires de l’université de Franche-Comté », 2007, p. 10.

19. André Gide, Essais critiques, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 279-280 et p. 280-283.

20. Ibid., 280.

21. Ibid., p. 281.

22. Id.

23. Ibid., p. 283.

24. Ibid., p. 528-535.

25. Paul Valéry, Cahiers, vol. 2, éd. Judith Robinson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1033-1034. L’auteur souligne.

26. Anna de Noailles, réponse à l’« Enquête sur le romantisme et le classicisme », La Renaissance, 1er janvier 1921, p. 2. Sur Anna de Noailles et Hugo, voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), thèse de doctorat, op. cit., p. 530-537.

27. Maurice Souriau, Histoire du romantisme en France, vol. 2, Paris, Spes, 1927 ; René Bray, Chronologie du romantisme (1804-1830), Paris, Boivin et Cie, coll. « Bibliothèque de la Revue des cours et conférences », 1932 ; Pierre Martino, L’Époque romantique en France (1815-1830), Paris, Boivin et Cie, coll. « Le livre de l’étudiant », 1944.

28. René Bray, Chronologie du romantisme (1804-1830), op. cit., p. 236-237.

29. André Joussain, L’Esthétique de Victor Hugo. Le Pittoresque dans le lyrisme et l’épopée : contribution à l’étude de la poésie romantique, Paris, Boivin et Cie, 1920.

30. Ibid., p. 82.

31. Voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, op. cit., p. 187-189.

32. Philippe Van Tieghem, Le Romantisme français, op. cit., p. 46.

33. Maurice Souriau, Histoire du romantisme en France, vol. 2, op. cit., p. 265-290.

34. Michel Murat, La Langue des dieux modernes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2012, p. 20-24.

35. Louis Barthou, Autour de Baudelaire : « Le procès des Fleurs du mal » – « Victor Hugo et Baudelaire », Paris, Maison du livre, 1917 ; André Ferran, L’Esthétique de Baudelaire, Paris, Nizet, 1968 (1933).

36. Gustave Simon, Les Tables tournantes de Jersey. Chez Victor Hugo : procès-verbaux des séances, Paris, Conard, 1923.

37. Claudius Grillet, Victor Hugo spirite, Paris, Desclée de Brouwer, 1935 (1928) ; Denis Saurat, La Religion de Victor Hugo, Paris, Hachette, 1929 ; Auguste Viatte, Victor Hugo et les illuminés de son temps, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1943 (1942).

38. Notamment dans Gabriel Bounoure, « Abîmes de Victor Hugo », Mesures, vol. 2, n° 3, 15 juillet 1936, p. 33-51 ; Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve : essai sur le romantisme allemand et la poésie française, Paris, José Corti, 1991 (1937) ; Marcel Raymond, « Hugo mage », in Marcel Raymond, Génies de France, Neuchâtel, La Baconnière, coll. « Les cahiers du Rhône », 1942, p. 161-189.

39. André Breton, Œuvres complètes, vol. 1, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 329.

40. Ibid., p. 275.

41. André Breton, Œuvres complètes, vol. 3, éd. Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 95.

42. Léon-Paul Fargue, « Un poète d’avenir » (1935), in Victor Hugo, …La Bouche d’ombre, éd. Henri Parisot, Paris, Gallimard, 1943, p. 11.

43. Voir Jordi Brahamcha-Marin, « Louis Aragon lecteur de Victor Hugo (1920-1944) », Carnets de l’ERITA, n° 1, 2020, p. 9-11.

44. D’après les mots de Jean Gaudon, « Hugophobie et modernité », Elseneur, n° 10, juillet 1995, p. 22.

45. Sur les éditions de La Légende des siècles, des Contemplations et des Châtiments dans cette collection, voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, op. cit., p. 170-174.

46. Voir Jordi Brahamcha-Marin, « Louis Aragon face au “réalisme” de Victor Hugo » (1935-1937), in Vincent Berthelier, Anaïs Goudmand et al., (dir.), Les Approches matérialistes du réalisme, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2021, p. 35-50.

47. « De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais » (Lautréamont, Poésies (1870), in Lautréamont, Germain Nouveau, Œuvres complètes, éd. Pierre-Olivier Walzer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 267).

48. Voir Jordi Brahamcha-Marin, La Réception critique de la poésie de Victor Hugo en France (1914-1944), Presses universitaires de Rennes, op. cit., p. 221-224.

49. À l’occasion de la soutenance de ma thèse de doctorat. Voir ibid., p. 260.