Agathe Giraud : La chute des Burgraves: un mythe à déconstruire

Communication au Groupe Hugo du 27 janvier 2018
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Le 7 mars 1843, Les Burgraves de Victor Hugo sont joués à la Comédie-Française. Très vite naît un mythe théâtral : celui de la chute des Burgraves, pièce après laquelle Hugo arrêterait d’écrire et avec lui toute la file des dramaturges romantiques. Les romantiques ne feraient plus le poids, oubliés par un public lassé des œuvres de Victor Hugo, de Dumas et de Vigny. Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle et encore aujourd’hui dans de nombreux livres scolaires et universitaires, l’histoire culturelle retient cette date comme un événement majeur, celui de la fin du romantisme théâtral.

Certes, comme l’explique Claude Millet dans son article « Les Burgraves, ou comment régler le sort d’une sorcière[1] », cette œuvre est une « pièce ahurissante » : le primitivisme hard, le délabrement des corps, l’irréalité de la scénographie et de l’action, la signification politique complexe, ont pu déranger un public qui n’était pas prêt à recevoir la pièce. Mais cette étrangeté indéniable de la pièce n’est qu’un aspect des conditions de sa réception, qui ne fut pas aussi négative qu’on le raconte encore, loin s’en faut. Au vrai, cette réception fut contrastée et chaotique, suite à une cabale ourdie par une actrice et ses amis, et récupérée médiatiquement par les adversaires du romantisme pour faire croire à la mort de celui-ci. À l’origine de l’affaire, il s’agit de défendre les intérêts personnels de Mlle Maxime, actrice de la Comédie-Française qui doit jouer le rôle de Guanhumara mais que Hugo évince du projet au bout de la trentième répétition. Elle fait donc appel à ses amis journalistes et critiques pour monter une cabale contre la pièce de Victor Hugo. Les cabales sont monnaie courante au XIXe siècle, mais les ennemis du romantisme instrumentalisent celle-ci pour abattre Victor Hugo et avec lui le romantisme. S’intéresser au mythe de la chute des Burgraves suppose dans un premier temps de prendre en compte les conditions de création de la pièce et le discours de réception qui l’accompagne dès 1843.

En 1899, Camille Latreille publie une thèse qui fonde cette théorie du point de vue scientifique : La Fin du théâtre romantique et François Ponsard d’après des documents inédits[2]. Comme en témoigne d’emblée le titre, Camille Latreille explique la chute de la pièce par le succès de Lucrèce de Ponsard au même moment à l’Odéon. Cette pièce a longtemps été considérée comme le retour en force de l’esthétique classique, celle qui conquiert un public lassé des excès des romantiques. Se dégage une certaine périodisation du drame romantique dont les bornes seraient clairement délimitées par la préface de Cromwell en 1827 et Les Burgraves en 1843. Hugo apparaît alors comme la figure majeure du romantisme théâtral : il est celui qui permet son avènement mais aussi celui qui en entraîne la chute.

 

 

« Détricoter » le mythe

Cependant, ces dernières années, un renouveau des études théâtrales sur le XIXe siècle a permis aux chercheurs de s’intéresser davantage à la vie théâtrale de ce siècle et à montrer, par une approche historique, la fragilité de certaines thèses de l’histoire littéraire. Aujourd’hui, grâce à de multiples travaux universitaires, Les Burgraves n’ont plus à être considérés comme une chute retentissante.

Dans Le Roi et le bouffon, Anne Ubersfeld ne s’intéresse pas à la prétendue chute des Burgraves. La partie historique du livre commençant après Hernani et s’arrêtant en 1839, son propos ne l’amène pas à questionner Hernani ni les Burgraves comme dates butoirs du romantisme théâtral. C’est plus tard, dans Le Roman d’Hernani, qu’elle aura l’occasion de revenir sur les modalités et la signification de la « bataille » d’Hernani. Une « bataille » qu’Evelyn Blewer, dans le livre tiré de sa thèse, appelle plus justement « campagne ». Elle édite le manuscrit du souffleur et reconstitue ce qui s’est passé en 1830, pour essayer de comprendre comment cette bataille a pu prendre place dans l’histoire littéraire, quels discours l’ont construit comme borne de départ du romantisme théâtral. Pour ma part je voudrais, avec ma thèse, m’intéresser à la deuxième borne mise en place par l’histoire littéraire, celle de 1843, pour proposer un travail synthétique afin de comprendre ce qui s’est passé à cette date, mais aussi dans les décennies ultérieures pour mettre à plat, analyser et déconstruire les discours rétrospectifs sur cette date, et comprendre les raisons de son instrumentalisation.

Nous pouvons distinguer pour l’instant deux phases de discours autour de la pièce. Sur le moment, en 1843, se met en place une littérature polémique de combat, consécutive à la cabale menée par Melle Maxime et qui a été instrumentalisée par les adversaires du romantisme pour y mettre fin. Ce discours consiste à dire, comme l’écrit Camille Latreille, que Les Burgraves sont « le Waterloo du romantisme », c’est-à-dire la pièce après laquelle les romantiques disparaitraient de la scène.

Mais ce discours de 1843 n’est qu’un discours et ne veut pas dire que le romantisme est fini, et c’est à cela que les travaux universitaires, depuis une vingtaine d’années, s’attellent. Dès 1995, Patrick Berthier commence à détricoter le mythe avec un article intitulé « L’‘‘échec’’ des Burgraves[3] ». La mise entre guillemets du mot « échec » révèle une tentative d’interroger à nouveaux frais une idée reçue. Par un travail d’archives, il montre que la pièce est jouée une trentaine de fois et que les recettes ne sont pas catastrophiques – preuve s’il en est que la pièce ne peut être qualifiée d’« échec »..

Olivier Bara insiste quant à lui sur l’importance du débat médiatique qu’a soulevé la pièce de Victor Hugo dès sa création[4]  avec la cabale de Melle Maxime. Cette donnée historique et factuelle fournit un point d’accroche primordial pour comprendre l’image que l’histoire littéraire a donnée des Burgraves. Dès sa création, la pièce est présentée comme un événement, ce qui aide ensuite l’opinion à retenir la date de 1843. Pierre Laforgue parle de « contrevérité officielle[5] » pour désigner la prétendue chute des Burgraves : la borne chronologique choisie pour la fin du romantisme est une construction admise et diffusée par l’institution.

Dans sa biographie de Victor Hugo, Jean-Marc Hovasse, dans le chapitre consacré aux Burgraves, explique que « ce drame est beaucoup moins l’achèvement d’une période que l’ouverture sur une autre, le terminus ad quem du romantisme qu’une œuvre d’approfondissement et de transition[6]. » De plus, il prend la mort de Léopoldine comme explication de l’arrêt temporaire de l’écriture de Victor Hugo, idée reprise plusieurs fois par Florence Naugrette. C’est une évidence quand on y pense : si Hugo avait cessé d’écrire à cause de la prétendue chute des Burgraves, il aurait seulement arrêté d’écrire du théâtre. Or, il arrête momentanément de publier tout court : c’est une raison personnelle et intime qui motive l’interruption de son entreprise de publication littéraire.

 

Ainsi, remettre en cause la date de 1843 amène à interroger la périodisation faite du romantisme théâtral jusque-là et de passer du terme de « borne » à celui d’« événement ». Florence Naugrette elle-même « évolue » (si j’ose dire) dans son discours sur la pièce : dans Le Théâtre romantique, elle prend encore Les Burgraves comme borne, ce qu’elle ne fait plus dans le manuel écrit avec Sylvain Ledda et Laplace-Claverie, Le Théâtre français au XIXe siècle où elle consacre un chapitre à la survivance du drame romantique, travail suivi par son article sur « La périodisation du romantisme théâtral[7] ».

De même, Sylviane Robardey-Eppstein, dans son article intutilé « la Longévité du drame romantique », montre que Les Burgraves ne marquent aucunement l’arrêt du romantisme théâtral, qui se poursuit sans solution de continuité jusqu’à Cyrano de Bergerac qui n’apparaît donc plus comme un retour de l’esthétique romantique mais s’inscrit au contraire dans le fil de productions théâtrales qui n’ont jamais cessé.

Et même, alors que le discours de 43 fait de la pièce la chute du romantisme en général, le nouveau discours universitaire refuse cette borne. Claude Millet, dans son ouvrage sur Le Romantisme, ne limite pas le romantisme aux treize ans représentés par la limite Hernani/Burgraves. Elle refuse de donner une date butoir à la fin du romantisme. Parallèlement, Philippe Dufour, dans son ouvrage sur Le Réalisme, ne prend pas 1844 comme début du réalisme. Il en est fini de la sacro-sainte rupture réalisme/romantisme, tant de fois véhiculée dans les manuels scolaires.

 

Il faut donc interroger les causes qui ont mené à une telle périodisation.  Pourquoi limiter le romantisme à treize ans ? Dans son article à paraitre, « Hugo le scandaleux », Florence Naugrette explique que la périodisation du romantisme est scandée par deux cabales montées en scandale que l’histoire littéraire retient alors que l’histoire théâtrale du XIXe est parsemée de cabales en tous genres, et de scandales que l’histoire littéraire n’a pas forcément retenus. Elle évoque ainsi la chute, réelle cette fois-ci, d’Amy Robsart à l’Odéon en 1828 et du Roi s’amuse en 1832. On peut dans ces deux cas de figure parler de chutes retentissantes, mais pour lesquels on n’a pas pour autant parlé de fin du romantisme.

C’est donc bien que le discours anti-romantique a utilisé l’événement de la cabale des Burgraves pour inventer de toutes pièces une borne d’arrêt. Les représentations de la pièce ont constitué un événement, nous ne pouvons en douter. Mais le discours journalistique qui s’est construit autour a fait comme si cet événement n’avait jamais eu de précédent. Les journalistes font des Burgraves une exception pour que la limite qu’ils veulent donner au romantisme prenne tout son sens. Ce récit construit autour de l’événement des Burgraves est donc là pour amoindrir la portée du romantisme et le limiter à treize courtes années (1830-1843). Comme le montre Florence Naugrette, la figure de Victor Hugo est survalorisée dans la production théâtrale romantique – il insuffle le mouvement et lui donne fin – pour nier toute autre production romantique postérieure à 1843.

 

Or, cette volonté de limiter le romantisme à une période très courte est là pour dissuader les Français, et surtout les élèves, de lire Victor Hugo et le théâtre romantique, profondément anti-patriotique aux yeux des anti-romantiques. Plusieurs travaux universitaires ont été menés sur les manuels scolaires de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle.

En 1985, dans la revue Europe, Arnaud Laster écrit l’article « L’antiromantisme secondaire et sa principale victime : le théâtre de Victor Hugo ». Tout est fait pour minimiser la place du théâtre de Victor Hugo dans les manuels et pour dissuader les jeunes français de lire un théâtre jugé indigne. Arrêter la production hugolienne à 1843, c’est pouvoir faire l’impasse sur Le Théâtre en liberté : « Quoi d’étonnant à ce que Le Théâtre en liberté soit ignoré puisque Les Burgraves passent pour le dernier drame de Hugo et un échec qui marque la fin du romantisme ou figure, au moins, ‘‘l’échec du drame romantique’’.[8] » Dans la plupart des extraits présents dans les manuels, l’esthétique de Hugo est définie par la négative, toujours en comparaison avec l’esthétique classique. Autre idée que les manuels entretiennent auprès des élèves : Victor Hugo est poète avant d’être homme de théâtre.

D’autres études de manuels (pensons par exemple à l’article de Fayolle dans la même revue Europe de 1985[9]) se concentrent sur la place de l’œuvre hugolienne en général, et pas seulement du théâtre. Or, il apparaît que tous les genres sont délaissés, même si la poésie trouve davantage sa place. Nous pourrions donc conclure sur ce point avec la phrase d’Arnaud Laster : « Victor Hugo raconté aux lycéens ou de quoi se compose une mauvaise réputation[10] »

Il faut aussi étudier le contexte de publication de ses manuels : de 1870 à 1913, la rivalité France-Allemagne est forte. Comment faire de bons soldats français en faisant lire aux élèves des extraits d’auteurs romantiques influencés par les idées étrangères ? Le classicisme, comme l’explique Stéphane Zékian dans L’Invention des classiques[11], est une construction du XIXe siècle faite pour glorifier une identité nationale française, en opposition aux influences étrangères.

Avec mon travail de thèse, j’aimerais aller voir dans les manuels jusqu’à aujourd’hui, et comprendre la place qu’occupe Victor Hugo, dans un contexte où l’argument idéologique de sape des romantiques n’est plus justifié.

 

            Chacun a donc apporté sa pierre dans cette entreprise qui consiste à détricoter le mythe littéraire autour de la pièce de Victor Hugo. Il faut désormais synthétiser, par une approche historique, ces différents discours, et essayer de comprendre comment le mythe s’est élaboré.

Tout d’abord, un travail de récolte d’informations et de données factuelles dans les archives de la création s’impose. Dès le début de la création de la pièce, à la fin de l’année 1842, certains éléments sont à étudier pour comprendre la toile tissée autour des Burgraves. J’entends donc faire un travail de lecture des archives de la Comédie-Française, travail déjà amorcé par Patrick Berthier et que nous prétendons continuer.

Différents types de sources s’offrent au travail de recherche historique :

¨ le registre du comité de lecture de 1842 : la pièce a été acceptée par le comité, aucune mention précise autre que la traditionnelle « l’ouvrage a été reçu »

¨ le registre du travail quotidien des acteurs, pour essayer de comprendre l’interruption des répétitions après le départ de Melle Maxime

¨ les procès-verbaux des comités et assemblées, où sont inscrites jour par jour les affaires du théâtre et où il est mention du procès

¨ les registres des dépenses : en effet, il est reproché, pendant la campagne de presse contre Les Burgraves, l’argent faramineux que Hugo réclame au Théâtre-Français pour monter sa pièce. Il faudrait donc dépouiller ces registres et comparer les dépenses avec celles faites, pour d’autres pièces de la même année, pour d’autres pièces qui entrent au répertoire, pour d’autres pièces romantiques sur différentes années, pour d’autres pièces classiques (notamment celles où joue Rachel)

¨ les registres des recettes journalières : la pièce est jouée trente-trois fois et les recettes sont plus qu’honorables. Elle est jouée dix-neuf fois seule (du 7 mars 1843 au 20 avril 1843) avant d’être mise à l’affiche avec une autre pièce du répertoire – devenir habituel de toute pièce lorsque les recettes commencent à être moins élevées. La recette la plus importante est de 2967 francs lors de la quatrième représentation et la plus basse est de 402 francs (jouée alors avec L’Art et le métier, comédie de Masselin et Veyrat). Pour comprendre ces chiffres, une comparaison avec d’autres pièces jouées à la Comédie-Française s’impose. Henri III et sa cour, pièce souvent prise avec Hernani comme le moment où le drame romantique s’impose sur la scène, est jouée 46 fois en 1830. Certes les recettes dépassent largement celles des Burgraves – elles avoisinent souvent 5000 francs – mais une courbe comparée des recettes montre que les deux pièces suivent un schéma similaire : une fois l’émulation des premières représentations passée, les recettes baissent peu à peu et la pièce est jouée accompagnée d’une deuxième pièce. En 1843, les recettes de la Comédie-Française sont généralement moins élevées qu’au début des années trente. Les Burgraves suivent donc le devenir habituel des pièces romantiques jouées à la Comédie-Française, que ce soit en 1830 ou en 1843. Une différence notable apparaît cependant lorsque l’on regarde les archives de 1843 des spectacles joués à la Comédie-Française avec Rachel dans un rôle-titre : la courbe des recettes de Phèdre, joué dès janvier 1843, reste horizontale. La pièce ne « chute » pas, que ce soit à la cinquième ou à la vingtième représentation et les recettes restent stables, autour de 5000 francs. Les Burgraves, qui sont donc joués en même temps, ne peuvent faire le poids. Mais leur prétendu échec est à relativiser : Victor Hugo ne fait pas consensus comme le fait Racine, auteur canonisé et classique, et les acteurs des Burgraves ne passionnent pas autant que Rachel, voire dérangent les spectateurs du Français, comme nous le verrons plus tard. De plus, est-ce la pièce classique qui passionne ou bien plutôt la « star » que représente Rachel ? Comme l’écrit Gautier dans La Presse le 2 mai 1843 : « l’intérêt qui s’attache à Melle Rachel ne s’étend pas aux pièces qu’elle joue. »

¨ Il serait également intéressant d’aller voir dans les archives judiciaires de la Comédie-Française et de la ville de Paris au sujet du procès entre Melle Maxime, Hugo et la Comédie-Française, affaire qui attise la curiosité publique et fait qu’on parle de la pièce avant même la première. Au bout de la trentième représentation, Victor Hugo décide d’éloigner des répétitions Melle Maxime qui doit jouer le rôle de Guanhumara. Cette dernière décide de traîner Victor Hugo, et la Comédie-Française, en justice devant le tribunal civil de la Seine. Or, c’est cette décision de Melle Maxime d’interpeller précisément ce tribunal qui intéresse l’opinion publique.  En effet, au début de mars 1843, le tribunal disjoint les deux causes : le tribunal civil se déclare incompétent pour traiter de l’affaire entre Melle Maxime et la Comédie-Française. Cela doit relever du Conseil Judiciaire du théâtre. Seule l’affaire entre Melle Maxime et Victor Hugo personnellement peut relever du tribunal civil. Le tribunal déclarera Hugo innocent et non responsable. Ainsi, la pièce de Victor Hugo est présente dans les journaux de 1843 dès le mois de janvier. L’affaire entre Hugo et Melle Maxime constitue un véritable feuilleton que la presse relaie au jour le jour. Le Coureur des spectacles ménage le suspense auprès de ses lecteurs, dévoilant jour après jour une nouvelle facette de l’affaire. La rubrique « Nouvelles » du 15 janvier 1843, dans laquelle est racontée l’histoire judiciaire, se termine ainsi : « Nous emploierons, demain, un argument contre lequel viendront se briser tous les efforts de cette camaraderie.[12] » Le lendemain, le journal accuse Victor Hugo d’avoir monté cette affaire judiciaire pour en faire un coup médiatique – critique que l’on retrouve dans presque tous les journaux qui s’opposent à l’auteur – : « Si c’est du bruit qu’on a voulu, le désir est satisfait ; Les Burgraves occupent déjà le théâtre, la presse, le public et les comédiens.[13] » Il faut noter que ce sont surtout les journaux qui s’opposent à Victor Hugo qui relaient l’affaire judiciaire dans les détails (Le Constitutionnel, Le Journal des débats, Le Coureur des spectacles). N’est-ce donc pas eux, et non pas Victor Hugo à qui ils le reprochent, qui produisent le « goût du scandale » et cherchent à « stimuler la curiosité publique [14]» ? Au-delà d’un conflit médiatique, l’affaire passionne l’opinion publique car elle pose une question d’ordre plus générale aux théâtres, celle de « savoir si un rôle une fois donné à un acteur, qui l’a répété, peut lui être repris par l’auteur, pour le donner à un autre.[15] » C’est donc la place de l’auteur dans la mise en scène et le rôle de l’acteur dans la création qui est soulevée. Pour les journaux opposés au romantisme, Victor Hugo apparaît comme le tyran qui cherche à avoir la main mise sur le Théâtre-Français.

Or, le procès n’est en aucun cas séparé des enjeux esthétiques et culturels qui se posent au sujet des Burgraves, pièce qui dérange car une fois encore l’esthétique romantique envahit la scène du Théâtre-Français. Les arguments esthétiques qui opposent classiques et romantiques trouvent au tribunal un lieu pour s’exprimer. Le 9 mars 1843, Le Coureur des spectacles consacre une rubrique au procès de Melle Maxime et rend compte de l’audience à la Première Chambre de la Cour Royale de Paris. Maître Dupin, avocat de Melle Maxime, met en avant la difficulté de jouer le rôle de Guanhumara et place dans son argumentaire une accusation contre Victor Hugo qui aurait l’idée fixe « d’introduire à la Comédie-Française un certain genre dramatique » alors que « le personnel de la Comédie-Française est classique, et […] M. Victor Hugo a suivi avec éclat une autre route ; il voudrait donner entrée à des acteurs, à des actrices qui se prêtassent mieux à ses idées sur l’art dramatique.[16] » En voulant faire dire à Melle Maxime la réplique « Caïn ! Caïn » avec des accents de ventriloquie, Victor Hugo déstabiliserait le personnel dramatique de la Comédie-Française : la ventriloquie est indigne du grand théâtre national. Seuls les acteurs du boulevard osent s’abaisser à ce genre de jeu. Or, c’est Mme Mélingue qui succède à Melle Maxime pour le rôle de Guanhumara (actrice qui vient de l’Ambigu-Comique et que Hugo admirait beaucoup) qu’il fait entrer à la Comédie-Française en demandant au théâtre de payer son dédit à l’Ambigu-Comique.

 

 

1843 – 1902 : un mythe déjà construit ?

J’aimerais maintenant proposer une hypothèse de lecture comparée des dossiers de presse de 1843 et de 1902. Il nous semble qu’on peut affirmer que dès 1843, au moment de la création et lors de la réception immédiate de la pièce, on trouve déjà les fondements du mythe relayé ensuite pendant un siècle et demi. De plus, il ne faudra pas attendre la fin du XXe siècle pour que la critique se rende compte de la légende à déconstruire autour des Burgraves : dès le centenaire en 1902, lors de la reprise de la pièce à la Comédie-Française, certains critiques et journalistes osent dénoncer le mythe tissé autour de la pièce de Victor Hugo.

À la lecture du dossier de presse, il paraît difficile de trancher entre le succès ou l’échec de la pièce. Chaque journal prononce le terme qui sert le mieux sa cause : les affinités esthétiques des journaux s’expliquent bien souvent à l’aune de leurs positions politiques. Nul besoin de rappeler que les journaux libéraux s’opposent avec véhémence à Victor Hugo et crient à l’échec. Le 23 mars, Le Constitutionnel décrit un « revers éclatant » pendant lequel la pièce a « été sifflée[17] ». Le 20 mars la pièce est jouée au profit des victimes du désastre de la Guadeloupe et le journal critique cette opération marchande : la pièce a besoin d’une telle soirée pour survivre et éviter la fin prochaine. Lorsque le journal écrit le 12 mars que tout porte « à croire que cette pièce est le dernier effort du drame romantique[18] », nous voyons bien que dès la réception immédiate de la pièce, avant même la fin du XIXe siècle, l’idée d’une fin du romantisme théâtral est présente. Au contraire, Gautier, dans La Presse du 14 mars 1843, écrit que le public s’est montré digne de l’œuvre. Mais Gautier est l’ami fidèle de Hugo, le compagnon de lutte : à quel point le critique est-il influencé par l’ami ? De même, dans Le Journal des débats, Janin écrit que « le succès a été presque unanime, il a été solennel[19]. » Mais Sainte-Beuve, dans ses Chroniques parisiennes, analyse le terme de « solennel » employé par Janin comme synonyme d’« ennuyeux ». Janin, le soir de la première, aurait, selon Sainte-Beuve, clamé son désaccord face à l’œuvre de Hugo dans le foyer du théâtre en criant : « Si j’étais ministre de l’intérieur, je donnerais la croix d’honneur à celui qui sifflerait le premier. [20]» Nous sommes donc, devant ce kaléidoscope d’avis divergents, obligés d’avouer notre incapacité à trancher la réception de la pièce le soir de la première. Nous ne pouvons que conclure, comme inscrit sur le registre de la Comédie-Française le soir du 7 mars 1843, à un « succès contesté ». Le Théâtre-Français ne subit pas un four, mais l’agitation est palpable. Juliette Drouet en est la plus fidèle témoin, comme l’a étudié Olivia Paploray[21]. Elle note dans ses lettres à Victor Hugo les hauts et les bas incessants que subissent les représentations des Burgraves. Le 25 mars, elle note alors : « Jusqu’à présent les représentations bonnes et mauvaises ont tellement alterné que je n’ose pas me fier d’avance à celle de ce soir[22] . »

Au-delà d’une simple constatation de l’échec ou du succès de la pièce, les critiques résument et analysent l’œuvre de Victor Hugo. Or, critiquer l’esthétique des Burgraves, c’est critiquer l’esthétique romantique. Les considérations littéraires et esthétiques devant Les Burgraves concentrent les critiques faites à l’encontre de Hugo et plus largement de l’esthétique romantique. La pièce de Hugo n’est que « fatigantes digressions[23] » selon Le Constitutionnel. Les reproches de longueur et de monologues interminables sont le point de convergence de nombre des parodies faites au sujet des Burgraves. Précisons d’ailleurs que le nombre important de parodies prouve que la pièce n’a pas chuté : si une pièce est parodiée, c’est qu’elle a de la visibilité dans l’espace public et concentre l’attention[24]. Dans Les Burgs infiniment trop graves, tartinologie découpée en trois morceaux, Louis Huart insiste sur les tirades et monologues successifs des personnages. Magnus « parle pendant vingt minutes sans reprendre haleine ; - jamais on ne vit pareil bavard, - même à la chambre des députés, où pourtant les bavards ne manquent pas » puis Job « nous débite à son tour une légère tartine de trois cent vers[25] ». Le sous-titre « tartinologie » donné à la parodie rejoint les critiques des journalistes qui ne comprennent pas le terme de « trilogie » utilisé par Hugo, si ce n’est la preuve qu’il avoue par là son incapacité à construire une pièce en actes clairement délimités, comme le ferait Corneille ou Racine. Pour les critiques, Hugo n’est pas homme de théâtre mais poète et Les Burgraves « n’est pas, proprement dite, une pièce de théâtre », mais bien plutôt « une légende en action[26] ». Ôter à Hugo ses forces dramaturgiques, c’est neutraliser l’ennemi romantique sur la scène de bataille. Surgit également une critique récurrente à l’égard des pièces de Hugo : ce ne sont que des mélodrames (nous insistons sur la restriction) dans lesquels se concentrent invraisemblances et « méchants outils dérobés à l’atelier du Boulevard primitif[27] », poisons, caveaux, orphelins, cercueils… En accusant Les Burgraves, on accuse aussi tous les drames romantiques en exposant leurs défauts : « c’est l’exagération mise sans cesse à la place de la vérité, l’ignorance des mœurs du temps, ce sont des caractères faux, une action sans vraisemblance, un langage où les pensées les plus communes ont peine à soulever le poids des métaphores et à revêtir une expression intelligible, le mépris de la raison et des convenances, enfin le défaut le plus capital du drame, celui qui résume tous les autres, l’absence d’intérêt[28] ». Dès 1843, parler de la chute des Burgraves n’est qu’une métonymie pour espérer plus généralement la chute du drame romantique. Les représentations de mars 1843 sont une bataille supplémentaire entre classiques et romantiques. Ce qui dérange, c’est moins la pièce en elle-même que le fait qu’elle se joue sur la scène de la Comédie-Française, temple du répertoire classique. Hugo se livre alors à une « profanation du langage sur la scène française, sur la scène de Corneille et de Racine[29]. » En 1843, Paul-Aimée Garnier, sous le pseudonyme de Paul Zéro, écrit une parodie des Burgraves intitulée Les Barbus-Graves. Dans cette œuvre, Job est devenu Victor Hugo, Magnus Alexandre Dumas et ce n’est plus Barberousse qui revient mais un jeune homme qui est en fait Ponsard. Ce dernier sauve l’Empire de la décadence en rapportant l’esthétique classique :

 

Les Burgraves et la Mélingue ! Ah ! quel tableau !

Les unités au diable, et la règle à vau-l’eau ! […]

Les poètes épars, montrant chacun leur plaie

Comme des mendiants, chantent pour qui les paie :

Et, comme un malheureux qui va par les chemins,

Ne pouvant se tenir tombe sur ses deux mains,

Nous voyons aujourd’hui, géants qui nous trompâtes,

L’art, par vous abruti, marcher à quatre pattes ! –

Ô drame ! ô drame ! ô drame ! ô drame ! ô drame ![30]

 

            Les Burgraves touchent ainsi « le premier théâtre de la Nation[31] » et apparaissent comme l’œuvre anti-patriotique de 1843. Le répertoire classique apporte le consensus national là où l’œuvre de Hugo crée de la confusion au niveau national. L’argument selon lequel le théâtre romantique est antipatriotique cimente cette opposition. Quoi de plus anti-français que l’histoire de burgraves allemands au XIIIe siècle ? Les critiques en 1843 sont sensibles à la préface des Burgraves où Hugo expose un projet politique d’alliance entre la France et l’Allemagne afin de permettre la création d’une Europe unie et forte. Les armes patriotiques sont levées contre cette « école anglo-germanique dont l’apparition date de nos désastres de 1814, et qui croyait déjà s’élever sur les débris de notre littérature nationale, comme l’Europe coalisée sur les débris de l’Empire.[32] » Esthétique et politique s’allient pour dénigrer l’œuvre de Hugo. Or, il faut recontextualiser Les Burgraves pour comprendre pourquoi cette pièce dérange au niveau national, peut-être davantage que d’autres drames antérieurs de Victor Hugo. Comme l’explique Franck Laurent, depuis la « Conclusion du Rhin » publiée en 1841, Hugo offre une image de l’Allemagne bien peu consensuelle en France. L’opinion commune veut reprendre la rive gauche du Rhin, dans un mouvement de haine contre l’Allemagne. Or, Hugo propose un programme politique européen centré sur une coopération franco-allemande bien plus qu’une relation belliqueuse, et dans la préface des Burgraves il place l’origine de la civilisation européenne en Allemagne :

 

Ainsi, toute proportion gardée, et en supposant qu'il soit permis de comparer ce qui est petit à ce qui est grand, si Eschyle, en racontant la chute des titans, faisait jadis pour la Grèce une œuvre nationale, le poète qui raconte la lutte des burgraves fait aujourd'hui pour l'Europe une œuvre également nationale, dans le même sens et avec la même signification. Quelles que soient les antipathies momentanées et les jalousies de frontières, toutes les nations policées appartiennent au même centre et sont indissolublement liées entre elles par une secrète, et profonde unité.[33

 

Victor Hugo appelle donc à l’unité allemande au moment même où une crise internationale oppose à nouveau France et Allemagne : la crise d’Orient de 1840. En 1839 Méhémet Ali, allié des Français, remporte une nouvelle victoire face au sultan ottoman, protégé par la Grande-Bretagne, la Prusse, la Russie et l’Autriche. Ces derniers signent en 1840 le traité de Londres pour affaiblir à nouveau la France. Une vague de patriotisme se déverse en France : les Français ne veulent plus subir les humiliations du traité de Vienne. Adolphe Thiers attise l’opinion publique en déplaçant le problème sur la rive gauche du Rhin : la France doit reprendre ses anciennes frontières. À ce combat diplomatique s’ajoutent des batailles poétiques et patriotiques entre Musset, Becker et Lamartine[34]. Lorsque Victor Hugo peint dans Les Burgraves le retour du grand empereur allemand Barberousse qui sauve l’unité allemande et la fortifie, il se place en porte-à-faux avec le sentiment patriotique français. Selon Franck Laurent, « applaudir à l’émergence prochaine d’une Allemagne unie, donc forte, ou même seulement d’une Prusse agrandie et homogène, voilà qui ne saurait plaire à bon nombre de Français sérieux et responsables.[35] » Comprendre la réception problématique des Burgraves en 1843, c’est donc comprendre que l’œuvre s’inscrit dans la ligné du Rhin publié en 1841[36] : la pièce est l’œuvre germanophile de Victor Hugo, preuve pour les classiques que le romantisme est antipatriotique et subit les influences étrangères.

 

Il s’agit désormais de comparer la réception de 1902 à celle de 1843. En un demi-siècle, le mythe de la chute des Burgraves est-il déjà forgé ? Comment la date de 1902 constitue-t-elle une étape supplémentaire dans l’élaboration de ce mythe ?

La reprise de 1902[37] est l’occasion pour les critiques et les journalistes de revenir sans cesse à la date de 1843. Paul Meurice est interviewé dans L’Écho de Paris et résume la fameuse soirée qui s’est déroulée cinquante ans plus tôt. De même, dans Le Journal du 22 janvier 1902, Jules Clarétie rend compte de l’affaire médiatique autour de la pièce : il raconte l’affaire du procès contre Melle Maxime, évoque les bureaux de location fermés par la Comédie-Française le soir de la première pour éviter toute émeute et mentionne les troubles dans la salle lors des représentations. Tous les éléments relevés dans le dossier de presse de 1843 se retrouvent donc dans le dossier de presse de 1902. Or, cette volonté de comprendre le soir de la première de 1843 témoigne d’une incompréhension de certains devant le choix de jouer Les Burgraves pour le centenaire de celui qu’on nomme « l’auteur d’Hernani[38] ». Pourquoi alors ne pas jouer la pièce qui résonne comme le triomphe de Victor Hugo au théâtre au lieu de la pièce qui en marquerait l’échec ? C’est que la bataille – si bataille il y a eu – de 1843 n’est pas terminée. Selon les critiques, le public, et la France, sont enfin prêts à recevoir une pièce qui était trop obscure un demi-siècle auparavant. 1902 apparaît donc comme la revanche théâtrale posthume de Victor Hugo. Les articles du dossier de presse sont scandés par le vocabulaire militaire. Félix Duquesnel dans Le Petit Journal du 24 février 1902 écrit ainsi : « le drame dort, non pas oublié, mais inerte, depuis plus d’un demi-siècle, - mars 1843 – époque de la chute mémorable. C’est aujourd’hui que sonne l’heure de la revanche, si, comme je l’espère, celle-ci doit être prise[39]. » Jouer la pièce pour le centenaire sert d’argument a fortiori : si même la pièce réputée la moins bonne de Victor Hugo remporte un succès au début du XXe siècle, c’est bien que Hugo est le poète national. Dès 1902, la critique a conscience du « chapitre d’histoire littéraire[40] » que constituent Les Burgraves entre 1843 et 1902. Cependant, il serait trop simple d’affirmer que Victor Hugo dramaturge est accepté et « réhabilité » dès le début du XXe siècle. Comme en 1843, c’est avant tout le poète que l’on célèbre, et ce d’autant plus que la réception de 1902 est conditionnée par une lecture a posteriori de l’œuvre : on lit ou relit Les Burgraves à l’aune de La Légende des Siècles et des recueils poétiques de l’exil. La pièce de 1843 est moins une borne qui marque la fin de Victor Hugo qu’une frontière qui ouvre vers un nouvel aspect de l’œuvre hugolienne, à savoir l’épique. Ce sont les références aux recueils poétiques qui permettent en grande partie au public de 1902 d’apprécier l’œuvre. Le Salon de la mode reconnait dans la pièce « le triomphe magnifique de la Poésie dramatique, ou mieux encore de la Poésie épique[41] ». Le centenaire de 1902, s’il célèbre Victor Hugo, ne célèbre pas encore son théâtre. Choisir Les Burgraves, pièce éminemment épique, s’explique peut-être alors par la volonté de rapprocher le théâtre de la poésie de Hugo et d’unifier l’œuvre. Nul besoin d’insister sur la place à part jouée par Les Burgraves dans l’esthétique théâtrale de Hugo. Raymond Pouilliart, dans son édition de la pièce, explique « le grandissement épique provoqué par la vision tragique et par l’importance accordée à la poésie, la volonté de proposer une leçon politique ne permettent plus de faire au grotesque sa place, lui qui avait révélé jusqu’alors toute son efficacité dramaturgique dans les drames précédents.[42] »

La reprise des Burgraves en 1902, si elle est décrite comme un « triomphe » et une « ovation[43] » faite au poète, se comprend dans un contexte de consensus national.  En effet, le centenaire est l’occasion de célébrer le grand homme et d’oublier les divergences d’opinion esthétique et politique. C’est d’ailleurs ce que certains journalistes s’empressent de remarquer. Les coupures de presse se concentrent sur le soir de la première de 1902, jouée dans une salle officielle où se réunissent hommes de lettres et hommes politiques. Alors qu’en 1843 tout semble être fait pour déprécier la pièce de Hugo, au contraire en 1902 tout est fait pour célébrer, avant la pièce, l’homme de lettre. L’Écho de Paris du 27 février 1902 fait ainsi remarquer : « On ne risquait rien, aujourd’hui. Qui, à un centenaire, oserait ne pas applaudir ?[44] » Le Figaro désigne la salle de la première comme « une magnifique salle officielle » là pour « une solennelle réhabilitation des Burgraves, après une erreur littéraire vieille de cinquante-huit ans» C’est une fête officielle et nationale qui est offerte à Victor Hugo. La première est suivie d’une récitation de vers par Mme Segond-Weber et d’une cérémonie devant le buste du grand homme. On veut donner à Hugo l’ampleur de poète national, mais non avec Hernani, qui sonnerait trop comme la revanche du romantisme – qui dérange toujours au début du XXe siècle. On officialise Victor Hugo tout en jouant le drame pour lequel il est le moins connu, c’est-à-dire celui qui n’a pas provoqué de bataille mémorable comme Hernani ou de censure intolérable comme Le Roi s’amuse.  

Enfin, les acteurs qui jouent dans Les Burgraves en 1902 sont pour beaucoup dans la réhabilitation relative de la pièce. Le star-system est à son comble. Segond-Weber dans le rôle de Guanhumara est portée aux nues, « remarquable », d’une « beauté sinistre », « vraiment tragédienne » et Mounet-Sully incarne à la perfection la pensée hugolienne, il est « d’une paternité si tendre, si caressante, qu’on eut comme la vision du poète lui-même, qui fut un père et un grand-père passionné ». Segond-Weber et Mounet-Sully sont les stars de la Comédie-Française au début du XXe siècle. Ainsi, les conditions de réception de la pièce en 1902 sont optimales pour permettre à l’œuvre un véritable succès. Mais derrière cette volonté de consensus autour de la figure de Victor Hugo, ne cherche-t-on pas à affaiblir ses propres caractéristiques littéraires et dramatiques pour en faire à son tour une figure classique, incarnation de l’unité nationale, loin des divergences d’opinion esthétique et politique ? Hugo est devenu un « monument indestructible », un rempart face aux nouvelles écoles du XXe siècle.

           

La nécessité de renoncer au mythe de la chute des Burgraves, et aussi de le déconstruire, c’est-à-dire de démonter son fonctionnement n’est donc plus à prouver, mais il s’agit encore d’interroger la création et la réception de la pièce dans une approche d’ensemble, à la fois historique, culturelle et littéraire. Il ne suffit pas de dire que l’histoire littéraire s’est trompée : il faut interroger les causes qui ont permis une telle historicisation.  C’est ce que je me propose donc de faire dans mon travail de recherche en thèse, afin de parvenir à synthétiser toutes les démarches de déconstruction du mythe.


[1] Claude Millet, « Les Burgraves, ou comment régler le sort d’une sorcière », communication au Groupe Hugo du 16 octobre 2009, disponible sur le site du Groupe Hugo ; version définitive à paraître dans les Mêlanges offerts à Franck Bauer, dir. Chantal Liaroutsos, Presses universitaires de Caen.

[2] Camille Latreille, La Fin du théâtre romantique et François Ponsard d’après des documents inédits, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1899.

[3] Patrick Berthier, « L’“échec” des Burgraves », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 187, 1995.

[4] Olivier Bara, « Le triomphe de la Lucrèce de Ponsard (1843) et la mort annoncée du drame romantique : construction médiatique d’une événement théâtral », dans Qu’est-ce qu’un événement littéraire au XIXe siècle ? sous la dir. de Corinne Saminadayar-Perrin, Publications de l’Université de Saint- Etienne, 2008.

[5] Pierre Laforgue, « La division séculaire dans l’histoire de la littérature », conférence au Collège de France reprise dans Histoires littéraires, n° 9, 2002, p.25.

[6] Jean-Marc Hovasse, Biographie de Victor Hugo. Tome 1. Avant l’exil. 1802-1851., édition Fayard, 2011, p. 870.

[7] Florence Naugrette, « La périodisation du romantisme théâtral », Les Arts de la scène à l’épreuve de l’histoire, Paris, Honoré Champion, 2011.

[8] Arnaud Laster, « L’antiromantisme secondaire et sa principale victime : le théâtre de Victor Hugo », revue Europe, 1985, p. 208. 

[9] Roger Fayolle, « Victor Hugo dans les manuels scolaires », revue Europe, 1985, p. 190-202.

[10] Arnaud Laster, « Victor Hugo raconté aux lycéens ou de quoi se compose une mauvaise réputation », Victor Hugo. Les idéologies., Actes du colloque interdisciplinaire, 23-24-25 mai 1985, p. 235-243.

[11] Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le siècle de Louis XIV existe-t-il ?, CNRS édition, 2012.

[12] Le Coureur des Spectacles, 15 janvier 1843, rubrique « nouvelles ». L’argument dont parle le journaliste est dévoilé le lendemain : Victor Hugo a tort face à Melle Maxime car il est stipulé dans le contrat avec la Comédie-Française qu’il ne doit faire jouer que des acteurs de la maison, ce qui l’empêcherait de travailler avec Mme Mélingue venue de l’Ambigu-Comique. Le Coureur des spectacles, profondément anti-Hugo et anti-romantique, cherche tous les arguments pouvant prouver la culpabilité de l’auteur.

[13] Le Coureur des Spectacles, 16 janvier 1843, rubrique « Nouvelles ».

[14] Le Coureur des Spectacles, 12 janvier 1843.

[15] Le Coureur des Spectacles, 19 février 1843.

[16] Le Coureur des Spectacles, 9 mars 1843.

[17] Le Constitutionnel, 23 mars 1843.

[18] Le Constitutionnel, 12 mars 1843.

[19] Janin, Le Journal des Débats, 9 mars 1843, Rubrique « Feuilleton du Journal des Débats »

[20] Propos recueillis par Sainte-Beuve, Chroniques parisiennes, Paris, Calman Lévy éditeur, 1876, p. 12-15.

[21] Olivia Paploray, « La saison des Burgraves », communication à la journée d’étude « Juliette Drouet épistolière », 17 octobre 2017.

[22] Voir l’article de Florence Naugrette « ‘‘La page sortie de mon encrier’’ : les révélations de Juliette Drouet sur la genèse de l’œuvre de Hugo », revue Genesis, n°45, décembre 2017.

[23] Le Constitutionnel, 9 mars 1843.

[24] Pour les parodies, voir : Bertall, Les Buses graves, trilogie à grand spectacle, avec fantasmagorie, ombres chinoises, assauts d’armes et de gueules, Paris, Ildefonse Rousset, 1843 ; Dumanoire (Philippe-F.), Les Hures graves, trifouillis en vers… et contre les Burgraves, représenté au Théâtre du Palais-Royal, paru chez Tresse ; Dupeuty (Charles-Désiré) et Lenglé, Les Buses-graves, 1843, représenté au Théâtre des Variétés, paru chez Tresse; Garnier (Paul-Aimé), Les Barbus-graves, Paris, Publication de la Revue de la Province, 1843 ;  HUART (Lous), Les Burgs infiniment trop graves, tartinologie découpée en trois morceaux, paru dans Le Musée ou Magasin Comique de Philippon, n°43, 1843.

[25] Louis Huart, Les Burgs infiniment trop graves, éd. cit.  

[26] Le Coureur des Spectacles, 9 mars 1843.

[27] Le Coureur des Spectacles, 8 mars 1843

[28] Le Constitutionnel, 28 avril 1843.

[29] Le Constitutionnel, 7 avril 1843.

[30] Paul-Aimé Garnier, Les Barbus-graves, Paris, Publication de la Revue de la Province, 1843, p. 56.

[31] Le Constitutionnel, 7 avril 1843.

[32] Le Constitutionnel, 1er juin 1843.

[33] Victor Hugo, préface aux Burgraves, 25 mars 1843, GF Flammarion, édition de Raymond Pouilliart, 1985.

[34] Pour cette querelle, voir Becker Rheinlied (La Gazette de Trèves, 18 septembre 1840, Lamartine La Marseillaise de la Paix (La Revue des Deux Mondes, 1er juin 1841), Musset Le Rhin allemand. Réponse à la chanson de M. Becker (La Revue de Paris, 6 juin 1841).

[35] Franck Laurent, Victor Hugo. Espace et politique (Jusqu’à l’exil : 1823-1851), PU Rennes, 2008, p. 206. 

[36] Nous pouvons penser au titre de l’œuvre de 1849 de Philoxène Boyer : Études politiques et littéraires sur Le Rhin et Les Burgraves, lettre à Monsieur Victor Hugo. Dans ce texte, l’auteur, profondément hugophile, salue la manière dont Hugo, dans les deux œuvres du début des années 1840, en faisant appel à l’Empire à travers le personnage de Barberousse, essaie de retrouver un pays aux dimensions de la « France de Charlemagne, de Richelieu et de Napoléon[36] ». Philoxène Boyer, Études politiques et littéraires sur Le Rhin et Les Burgraves, lettre à Monsieur Victor Hugo, 1849, p. 120.

[37] Les Burgraves, reprise en 1902 à la Comédie Française pour le centenaire de Victor Hugo, Comédie Française.

[38] Félix Duquesnel, Le Petit journal, 24 février 1902.

[39] Félix Duquesnel, Le Petit journal, 24 février 1902.

[40] Félix Duquesnel, Le Petit journal, 24 février 1902.

[41] Salon de la mode, 7 février 1902.

[42] Raymond Pouilliart, introduction aux Burgraves, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 32.

[43] Salon de la mode, 7 février 1902.

[44] L’Écho de Paris, 27 février 1902.