Claude Millet : Les Burgraves, ou comment régler le sort d'une sorcière (et de la misère par la même occasion)

Communication au Groupe Hugo du 16 octobre 2009
Ce texte peut être téléchargé, dans la mise en page de son auteur, au format pdf.


Cette communication est destinée à devenir ma contribution au volume de mélanges que dirent Christophe Martin et Yannick Séïté en hommage à Nicole Jacque-Lefèvre. Nicole Jacque-Lefèvre a été mon professeur à l’ENS de Fontenay-aux-Roses, un professeur en tous points, tant intellectuels qu’humains, remarquable. Elle est d’autre part une grande spécialiste et d’illuminisme, et de sorcellerie au XVIIIe siècle. D’où cette sorcière que le lui dédie.

 

 

Les Burgraves  sont une pièce assez ahurissante. Ahurissante par son primitivisme qu’on dirait plutôt hard que « dur »[1] ­ – peaux de bêtes, onomastique râpeuse,  mœurs barbares –, son côté Augustin Thierry mâtiné d’Eschyle, Eschyle qu’on redécouvre alors dans la nouvelle traduction de Pierron, et dont plus tard, dans William Shakespeare,  Hugo dira qu’il appartient à l’Inde, ce passé plus que passé de l’Humanité[2]. Ahurissante par les délabrements qu’elle met en scène – délabrements des corps (c’est une pièce du quatrième âge), des costumes, des décors (c’est une pièce sur la décadence, conjurée, donc, par de grands vieillards). Ahurissante par son irréalité, dans la scénographie et dans l’action comme dans la psychologie des  personnages, avec cette façon qu’a Hugo, plus nettement encore que dans les drames précédents, du fait de l’absorption de l’Histoire par la Fable, de forcer le (bon) sens littéral à se soumettre au symbolique. Ahurissante enfin par sa signification politique, sauf à prendre en compte sérieusement le virage conservateur du Hugo du début des années 1840, du vicomte Hugo, académicien, proche des milieux doctrinaires, homme d’ordre, chantre d’un Napoléon/Barberousse à poigne[3]. Cette signification politique a manifestement gêné la critique hugolienne,  par exemple ce remarquable lecteur de Victor Hugo qu’a été Jean Massin. Dans sa préface aux Burgraves, au tome VI de son édition des OEC du Club français du livre, le biographisme et une approche  psychanalytique  rudimentaire, tirée de Charles Baudouin, lui permettent significativement de faire largement l’économie d’une analyse précise de la signification politique du drame historique de 1843. Guanhumara, mère archaïque, est ainsi associée à toutes les mauvaises femmes qu’a dû subir Hugo enfant. Soit.

 On peut aussi souligner avec Anne Ubersfeld et Florence Naugrette que la mise en scène de Vitez (au théâtre de Gennevilliers puis d’Ivry en 1977) ne fait pas, pour une fois, ou ne fait pas clairement de la pièce un « théorème » (le mot est de Vitez) pour le présent, pas plus qu’elle ne s’intéresse à la superposition de l’épopée napoléonienne à celle de Barberousse : Vitez « se contente de faire entendre ce que le texte dit comme poème », écrit Anne Ubersfeld[4]. Et Florence Naugrette[5] a montré à quel point tout concourait à rendre le texte inaudible et la fable incompréhensible… 

Il est fort vraisemblable que ce brouillage du sens des Burgraves ait été en 1977, à une époque d’encore très forte polarisation politique de la réception de Hugo, une condition non pas subjectivement mais objectivement nécessaire à leur mise en scène par Vitez, et aux éloges que celle-ci suscita chez de grands spécialistes de Hugo comme Anne Ubersfeld et Jacques Seebacher.

Il s’agit ici, à la suite des analyses de Franck Laurent, d’essayer de comprendre  pourquoi.

 


 

Pierron, dans sa préface au théâtre d’Eschyle avait mis l’accent sur le fonctionnement résolutif et organique des tragédies eschyléennes, et il est vraisemblable que le Hugo conservateur du début des années 1840 en ait été frappé : autant ses drames antérieurs (le cas problématique de Marie Tudor[6] mis à part) s’achevaient dans une aggravation de la crise et le triomphe de l’anarchie (ou, ce qui revient au même de la tyrannie), autant celui-ci, explicitement démarqué d’Eschyle dans sa préface, s’achève dans une remise en ordre autoritaire, qui marque dans la fable un progrès, et, dans l’histoire de la  pensée de Hugo, une parfaite régression. Soit – je reprends  les analyses de Franck Laurent[7] – : un repliement de l’empire sur la nation (en dépit des déclarations finales de la préface), un retournement du devenir sur le passé (l’empereur Barberousse ne passe la main à son petit-fils qu’après avoir rétabli la féodalité[8]), et enfin une contraction de l’émancipation dans le cercle des « capacités »[9] (Barberousse délivre les esclaves des Burgraves, qui sont pour l’essentiel des étudiants et des bourgeois) à l’exclusion de la misérable, de la misère qu’incarne Guanhumara,  mise à la trappe  au moment du triomphe final de l’ordre.

            C’est sur cette éviction de Guanhumara hors de la scène de l’Histoire que je voudrais insister.


 

Je résume d’abord, pour plus de clarté,  son destin. Guanhumara est la (monstrueuse) déformation nordique de Ginevra, et Ginevra le prénom d’une jeune femme corse, aimée par  deux demi-frères, Donato (le futur Barberousse) et Fosco (le futur Job),  fils tous deux de l’empereur d’Allemagne. Par jalousie, Fosco/Job tue, ou du moins croit tuer Donato/Barberousse, et vend comme esclave Ginevra/Guanhumara. Celle-ci alors commence une longue pérégrination à travers le monde, passant de mains en mains, toujours plus misérable, douloureuse, haineuse. Guanhumara est, comme elle le dit elle-même, « la soif du sang » : l’esprit même de la vendetta, ou encore une Érynie médiévale, enfermant le devenir dans le cercle de la vengeance sans fin. C’est elle la bohémienne qui a volé à Job son dernier-né chéri, George/Otbert, pour en faire, un jour, le meurtrier de son propre père. Au moment où la pièce commence, elle a, comme Job et Barberousse, près de cent ans, et est esclave dans le château du Burgrave où elle a emmené Otbert. Otbert est la consolation de Job et de son fils Magnus, vieillards épouvantables, grands et pathétiques, désolés par la « dégradation des races » si manifeste dans leurs descendants, et tout d’abord dans Hatto, le fils de Magnus, qui les a évincés. Répétition de l’histoire : Hatto et Otbert aiment la même jeune femme, Régina. Régina va mourir. Guanhumara accepte de la guérir, puis la plonge dans un sommeil qui ressemble à la mort : Ginevra vivra si Otbert accepte de devenir le bras armé de la vengeance de Guanhumara. Entre temps, Barberousse est sorti de la grotte où on le croyait mort, est entré au château sous l’habit d’un pèlerin, dénonce la décadence de l’Allemagne, et se fait reconnaître. Magnus veut alors le tuer, mais Job, plus grand parce que plus vieux, selon la logique passéiste du drame, se soumet à la volonté de ce retour offensif (mais en réalité rédempteur) du passé. Barberousse interrompt Otbert au moment où celui-ci allait tuer son père, se découvre, coup de théâtre, reconnaissance finale, grand pardon. Guanhumara se suicide, après avoir béni la réconciliation du vieux Burgrave et du vieil empereur, et le mariage de Régina et d’Otbert. Job (et avec lui le spectateur) se tourne un court moment (le temps de l’appeler par son nom d’amante, Ginevra) vers Guanhumara. La dernière scène cependant se concentre nettement non sur son suicide, mais sur le triomphe de Barberousse : triomphe du pardon sur la haine, de l’empereur sur l’esclave, de la providence sur la fatalité.

 


 

 

C’est ainsi du moins que Victor Hugo présente son projet dans la préface :

 

[…l’auteur] se dit qu’il y aurait peut-être quelque grandeur, tandis qu’une esclave représenterait la fatalité, à ce qu’un empereur personnifiât la providence. Ces idées germèrent dans son esprit, et il pensa qu’en disposant ainsi les figures par lesquelles se traduirait sa pensée, il pourrait, au dénouement, grande et morale conclusion, à son sens du moins, faire briser la fatalité par la providence, l’esclave par l’empereur, la haine par le pardon. [10]

 

Guanhumara est une représentation de la fatalité, sa personnification, mais l’on voit bien que dans la formulation de Hugo, le rapport de Guanhumara à la fatalité (comme de Barberousse à la providence) passe de la symbolisation à l’identification. Au début du passage de la préface que nous venons de citer, Guanhumara représente la fatalité (parce qu’elle en est la victime), à la fin, elle l’est.

Drame du conflit entre la fatalité-Guanhumara et la providence-Barberousse, Les Burgraves radicalise la logique des drames antérieurs, qui déjà suggéraient qu’il n’est de providence, et de fatalité, qu’humaines, immanentes à l’Histoire. En ce sens, Guanhumara est une démythification de la fatalité. La logique progressiste qui préside aux processus de démythification s’assortit ainsi à celle, profondément conservatrice, du glissement qui fait de l’esclave Guanhumara non plus une représentation de la fatalité en une de ses victimes, mais sa menaçante incarnation, et de la substitution du conflit de la fatalité-providence à la liberté par le conflit entre la fatalité et la providence, conflit qui passe à la trappe la liberté.

 

 Cette démythification n’est pas sans reste, dans la mesure où le temps des Burgraves correspond à l’âge des héros succédant à l’âge des dieux[11], à un moment où l’Histoire a remplacé la Fable sans cependant cesser d’admettre « le conte et la légende » : Guanhumara n’est pas une déesse, c’est une femme, mais cette femme est une sorcière. Sa sorcellerie est ce qui reste des chimères de la mythologie dans l’histoire héroïque du Moyen-Âge.  Ce reste même est problématique, sujet à discussion entre les esclaves à la scène 2 de la première partie : pour les bourgeois et les marchands, il est certain que Guanhumara est une sorcière ; pour l’étudiant Hermann, c’est une folle, tandis que son camarade Kuntz balaye la question – « dans tous les cas », la « vieille sachette » et ses trois serviteurs lépreux ont une cachette dans le château, dit-il pour clore le débat. Le renvoi évident à Notre-Dame de Paris  (le spectateur de 1843 ignore tout de l’ordre pénitent des sachettes, rien de la mère d’Esmeralda) la constitue en personnage littéraire, la rattache au régime semi-vrai de la fiction, la place sous le signe de la dénégation. Sur scène, la fable des Burgraves  accréditera les deux points vue, le point de vue de la raison (les étudiants) et celui de la croyance (les marchands et bourgeois) : Guanhumara est dans la suite de la pièce à la fois une folle et une sorcière dont les pouvoirs magiques ne sont pas mis en cause, mais au contraire confirmés, puisqu’ils participent à l’action de manière centrale, en étant l’instrument principal de l’intrigue de Guanhumara.

 Guanhumara la fatale partage en effet avec le providentiel Barberousse (mais dans une plus grande mesure) la capacité d’intriguer, c’est-à-dire d’être de ces personnages qui sur scène imaginent, conçoivent l’intrigue, ou du moins prétendent la concevoir et la mener à leurs fins. Elle est, comme les intrigants du drame de l’âge baroque, un personnage-dramaturge, qui  entend mener l’action, en ourdir les complications, et régir les personnages : ainsi, voyant sa vengeance compromise lorsque Job donne Régina à Otbert et les enjoint à fuir, elle va chercher Hatto, le « conduit et lui montre du doigt Otbert et Régina qui se tiennent embrassés » afin qu’il s’oppose à leur fuite.

À sa façon de manipuler les personnages dans l’ombre, on voit qu’effectivement elle n’est pas l’instrument de la fatalité, et encore moins sa victime,  mais la fatalité elle-même, puissance occulte aux manifestations discontinues : elle apparaît et disparaît sur scène comme un spectre, occupe ses coins, ses bords, ses marges, ses pans d’invisibilité. Les didascalies le disent, impossible de fixer avec précision l’instant exact de son apparition ou de sa disparition, ses entrées et ses sorties étant indiquées la plupart du temps non au présent, mais au passé composé. Guanhumara n’entre pas en scène, elle « est entrée » ; elle ne disparaît pas, elle « a disparu ». Elle occupe de manière privilégiée des espaces où elle peut tout entendre, tout voir, sans être vue ni entendue, sinon par le spectateur. Son regard est le regard même de l’ironie tragique.

Nouvelle reine de la nuit, son monde est celui de l’ombre, mais l’ombre elle-même est celle des soubassements du château, qui lui appartiennent. La fatalité est bien descendue dans le monde des hommes : quand elle menace d’en haut, son surplomb ne dépasse pas la hauteur de « l’étage supérieur du promenoir » d’où Guanhumara « assiste à toute la scène » de l’entrée du mendiant/Barberousse. Et si au début de la troisième partie elle n’est plus qu’une voix sortie d’un voile noir qui appelle Job de son véritable nom mythique, Caïn, c’est pour lui découvrir immédiatement après, d’abord l’anneau « rivé à son pied nu », qui révèle en elle Ginevra, puis  le « visage décharné et lugubre » de spectre que lui a donné la vieillesse (car « L’âge, cet autre nord, qui nous glace et nous ride,/ De la fille aux doux yeux fait un spectre livide »).

 Sa présence fantomatique durant toute la pièce est ainsi magique, mais c’est un fait de nature en même temps que d’histoire, puisqu’elle appartient, nous l’avons entrevu, à un temps qui permet au dramaturge, « tout en admettant le conte et la légende », de conserver « le fond de réalité humaine qui manque aux gigantesques machines de la fable antique ».

 


 

 

Les pouvoirs magiques de Guanhumara ont l’authenticité de faits s’inscrivant dans l’univers de croyance du monde représenté, la Rhénanie du XIIe siècle.  Cette inscription a pour particularité de ne pas constituer la sorcellerie en hétérodoxie, du fait qu’il n’y a pas de représentants de l’orthodoxie religieuse sur scène, ni même dans le discours des personnages. L’Église catholique n’est évoquée qu’une fois, par Barberousse (figure d’une orthodoxie morale et politique, non religieuse), dans une saillie antichrétienne[12]. Les Burgraves encouragent les activités de sorcellerie de Guanhumara (ils l’ont récompensée d’avoir guéri Hatto en lui permettant de circuler librement dans le château). Les bourgeois craignent ses pouvoirs mais ne lui opposent aucun autre corps de croyances – « Sa science sans fond, à laquelle je crois, / Me fait peur. », dit Haquin. Les seuls à ne pas adhérer à sa sorcellerie sont, nous l’avons vu, des étudiants de l’école de Mayence  et de l’université de Bologne, fleurons de la Renaissance du XIIe siècle[13], non des théologiens dogmatiques en herbe. À travers Guanhumara ne s’exprime aucun contre-savoir, ni contre-pouvoir.

 Elle n’invoque aucune puissance diabolique[14] (ce qui est brouillerait la logique qui fait d’elle la fatalité elle-même, non l’instrument d’une puissance maléfique), n’affirme aucune croyance. Son rapport à la nature préfigure le naturalisme des sorcières de Michelet, mais sans s’opposer à une anti-physis chrétienne. Son animalité la rattache au monde des Burgraves. Elle est, comme eux, une orfraie. Et c’est Job, non Guanhumara, qui s’identifie au « vieux Satan ».

La seule chose qui la distingue de ce monde du mal qui l’enveloppe, c’est d’avoir été plus avant dans les ombres de la nature primitive : elle s’est plongée dans la grande forêt indienne, le monde immense de la fatalité originaire. Cela en fait précisément une figure de la fatalité, non de l’hétérodoxie. La magie, « science des ténèbres », n’est qu’une composante secondaire, non développée pour elle-même, de cette incarnation de la fatalité. Elle n’est pas un univers de savoirs et de croyances, au folklore pittoresque et bizarre, mais un instrument pratique de la fatalité faite femme en Guanhumara.

Aucune vision, donc, aucune incantation, nul sabbat, mais des actes de sorcellerie remarquablement peu variés : Guanhumara sait composer les philtres pour guérir les humains, ou pour les pousser à la mort. Elle a guéri trois lépreux qui sont devenus ses séides, Hatto, le burgrave Rollon, puis Régina ; elle plonge la même Régina dans une léthargie dont seule elle pourra la délivrer ; elle fait boire à Otbert un poison qui « lui a mis au cœur une âme corse » pour l’aider à devenir le « bourreau » de Job ; enfin, elle s’administre un poison pour se donner la mort. La « science des ténèbres » se décante en pouvoir de vie et de mort.

 


 

 

Ce pouvoir de vie et de mort, Guanhumara ne l’exerce qu’à des fins privées. Elle n’est pas une opposante politique des Burgraves. C’est si vrai qu’elle en a guérit deux, Hatto et Rollon, et que les Burgraves la laissent aller librement, quoiqu’elle soit leur esclave. Dans son œuvre de mort, ce n’est pas l’empereur qu’elle entend venger, mais Donato son amant, ignorant que les deux n’en font qu’un. Pas plus qu’elle n’exprime une foi, des croyances,  Guanhumara ne porte à aucun moment un discours à valeur politique, excepté il est vrai dans la menace aux princes, fantasmée dans le soliloque liminaire. Mais les chaînes qu’elle montre à Job sont les vestiges de l’ancienne tragédie privée – ce que reconnaît immédiatement le Burgrave qui répond au geste de Guanhumara en lui donnant son nom de Ginevra. À la différence des autres personnages, elle n’a aucune conscience historique. Elle se souvient seulement de son histoire personnelle, sans la raccorder à l’histoire collective. En ce sens, Guanhumara est un personnage infra-politique.

Ou du moins l’est-elle subjectivement. Objectivement, elle est une de ces figures tératologiques à travers laquelle Hugo incarne la « question sociale », la question sociale que nous nommerions aujourd’hui celle de l’exclusion, et qui, du temps de son émergence au début de la Monarchie de Juillet était appelée à subsumer toutes les questions, politiques et religieuses. Elle est même une des figurations les plus radicales de cette question, par son extrême vieillesse, qui a fait d’elle un spectre, par sa laideur répulsive (et ses seuls alliés sont des lépreux), par sa monstruosité grotesque. Elle appartient, précisément comme le lépreux de La Fin de Satan,  au dehors. À tout dehors, n’appartenant pas même à la communauté des hommes[15].

Son instabilité erratique (dans la fable, de la Corse à l’Allemagne, de l’Allemagne à l’Inde et retour, sur scène, de coin d’ombre en coin d’ombre) programme son éviction finale, au moment où Barberousse refonde l’empire national appelé à redonner toute sa grandeur à l’Allemagne. Guanhumara qui n’a pas d’autre espace que celui des dessous nocturnes et criminels du château, « Guanhumara, – je cite Franck Laurent – l’infini de la Misère et la hideuse internationale des misérables. Guanhuamara qui incarnerait assez bien six mille ans de souffrance humaine » comme plus tard, dans Quatrevingt-treize, cette autre tête de méduse de la vengeance populaire, Marat. ­« Guano-Marat »[16], qui veut transformer Otbert en « bourreau », épouvantable reflet dans le passé de la Terreur, pour le présent de 1843, soit, comme le remarque  Franck Laurent, cinquante ans exactement après son déchaînement. 

Guanhumara est une figure de la Misère doublement définie par l’exclusion et par l’esclavage. Mais l’exclusion ici justifie son échec, l’esclavage son suicide. Car Guanhumara ne peut, ne veut  être rien d’autre que l’esclave vengeresse. Aucun dénouement ne saurait l’émanciper, parce qu’aucune revendication d’émancipation ne la porte. À mille lieux des cariatides du poème « la Révolution » ou des esclaves défendus par John Brown[17], mais aussi à mille lieues de Ruy Blas, elle n’entend pas un jour prendre sa revanche en affirmant sa liberté, mais seulement accomplir une œuvre de justice confondue avec l’œuvre de la mort. C’est pourquoi elle continue à porter volontairement les chaînes qui font d’elle, jusqu’à la mort, une esclave. C’est pourquoi ces chaînes sont pour elle le seul moyen de se faire reconnaître par Job/Fosco. Comme elle est la fatalité, Guanhumara est l’esclave. Ou plutôt, parce qu’elle est esclave, Guanhumara peut figurer la fatalité, et cela en ce que l’esclavage ne fait pas d’elle un être humain en appelant à son émancipation, mais un être qui ignore le nom même de la liberté. Sa liberté a disparu avec le nom de Ginevra. Guanhumara est la fatalité parce qu’elle est esclave, et réciproquement.

D’où la logique violente de sa mise à mort, à peine atténuée par l’ordre des mots juxtaposés lorsque la préface indique le projet de l’auteur des Burgraves : « il pourrait, au dénouement, grande et morale conclusion, à son sens du moins, faire briser la fatalité par la providence, l’esclave par l’empereur, la haine par le pardon. »  L’intercalation n’y change rien : c’est bien à faire briser l’esclave par l’empereur que sert la fable des Burgraves. En se donnant la mort, Guanhumara la vaincue intériorise la nécessité de son expulsion du processus de remise en ordre politico-historique. Et elle scelle ainsi le triomphe d’un pouvoir impérial auquel elle ne s’est jamais opposée, et d’une providence confondue avec une clémence qui ne la concerne pas (Barberousse pardonne à Job, n’a rien à pardonner à celle qui n’a vécu et souffert que pour lui).

La pièce elle-même boîte comme les juxtapositions auquel se livre Hugo dans sa préface, par absence de raccordement de la fable amoureuse à la fable politique : Guanhumara n’identifie qu’in extremis Donato et Barberousse (pour en inférer, par une remarquable intériorisation de la logique qui l’exclut, qu’il est temps pour elle de se suicider), ce qui l’empêche, nous l’avons vu, de donner une signification politique à son œuvre de vengeance ; Barberousse s’interrompt à peine dans son rôle d’empereur triomphant pour la regarder mourir (ce qu’elle fait vite) ; surtout, dans la manière qu’ils ont d’évoquer leur sombre passé, ni Job ni Barberousse n’évoquent Ginevra. Leur grande affaire (qui, elle, relie un drame domestique à l’Histoire), c’est une histoire d’hommes, une histoire de frères, la plaie de la haine caïnite, que referme le pardon de l’empereur. Les trois schémas actanciels de la pièce proposés par Anne Ubersfeld dans Le Roi et le bouffon font apparaître que Guanhumara n’a de place dans l’action qu’en qualité d’opposant. Sujet d’amour (Guanhumara n’est qu’amour renversé en haine, mais n’est qu’amour), Guanhumara  ne structure pas la pièce, au fond n’intéresse personne.

Reste à la fin, au pied de l’empereur pardonnant, le cadavre de Guanhumara, sans développement du pathétique, comme l’a admirablement vu Jean Massin : 

 

Que Ginevra est donc absente ! Normal, puisque les deux frères sont centenaires ? Soit, mettons que je n’ai rien dit. Mais je suis bien forcé de constater que, pendant quarante ans, Fosco est venu chaque soir se repentir sur le lieu de son crime, et qu’il n’a jamais manifesté de repentir que pour le meurtre de Donato. […] Et il y a pire : Ginevra est aussi effacée pour Donato lui-même. […] Quelle sobriété de réaction chez ce héros épique, quand il retrouve enfin celle qu’il aima – et pour la voir illico s’empoisonner sous ses yeux ! Pas un mot de tendresse, pas un accent d’émotion. […] dans une note de l’édition de 1843, Victor Hugo semble avoir eu du remords  devant la froideur de sa fin, et il enjoint aux acteurs des jeux de scène qui tentent tant bien que mal d’y remédier. […] Trop mince petit bouquet jeté trop tard sur cet enterrement sans fleurs ni couronne.[18]

 

Guanhumara tient bien sur elle-même un discours pathétique durant toute la pièce, mais le peu d’effet que produit sur scène ce pathétique, loin d’être traité (comme Hugo en a l’habitude) comme un ressort de la pitié du spectateur, finit par participer à sa neutralisation, l’indifférence de Job et Barberousse étant comme contagieuse. La mort de Guanhumara, inscrite au cœur du dénouement « optimiste » de la pièce, n’est rien d’autre qu’un dommage collatéral du recouvrement de l’ordre politique (confondu avec la grandeur de la nation), dont la préface ne fait qu’aggraver la violence toute réactionnaire en résumant l’action à ce but : « faire briser […] l’esclave par l’empereur ».

Cette signification politiquement « peu correcte » des Burgraves était impossible à repérer dans la mise en scène de Vitez, dans la mesure où celui-ci avait pris le parti du gommage des différences sociales par, je cite Florence Naugrette, « l’apparence clochardisée des puissants »[19], tous les personnages étant comme des ombres projetées des Misérables.  Du coup, « Guanhumara ne [pouvait] être considérée comme davantage victime que ses partenaires dans la rigueur du sort »[20]. Et au dénouement Régina fouillait dans la besace de Guanhumara morte pour en tirer un quignon de pain, qu’elle mangeait en récitant l’envoi final du « poëte » à la gloire de l’intervention providentielle du grand empereur, parasitant ainsi totalement le sens politique de la pièce. L’atténuation de l’horreur pathétique du suicide de Guanhumara se retrouve ainsi de Hugo à Vitez, avec une signification idéologique opposée, dans la mesure où Vitez dans sa mise en scène plaque le Hugo des Misérables sur celui des Burgraves,  qui, à bien des égards, est son antipode.

 


 

 

Jean Massin et Raymond Pouillart l’ont souligné dans leurs éditions, Les Burgraves sont émaillés de souvenirs d’Hernani. Le plus visible, et le plus impressionnant d’entre eux, est un détail, mais un détail spectaculaire du décor de la première partie : « Les portraits suspendus dans les panneaux de la galerie sont tous retournés face contre le mur ». On apprendra plus tard que c’est Magnus qui les a fait retourner, pour que les grands ancêtres ne voient pas à travers Hatto la décadence de leur grandeur passée. Ces tableaux retournés, référence explicite à la grande scène des portraits à l’acte III de la pièce de 1830, figurent le retournement idéologique qu’opère très consciemment Hugo avec Les Burgraves en un sens conservateur.

La pièce de 1830, sur fond de restauration crispée dans la gérontocratie, dit à travers don Ruy Gomez le désastre d’une vieillesse abusive empêchant les jeunes gens de s’aimer, d’un passé qui ne veut pas passer, d’un ancien régime qui ne veut pas laisser place au nouveau, et plus précisément d’une féodalité incapable de comprendre ce qu’inaugure de neuf, et de positif en politique la clémence impériale, et du coup faisant triompher l’anarchie et la mort au dénouement.

La pièce de 1843 dit le triomphe de vieillards qui protègent les amours juvéniles (Otbert a pour rival le quadragénaire Hatto, non un vieillard), dans le temps même où elle dit la réconciliation glorieuse de l’empire et de la féodalité, et le raccordement optimiste, positif, de l’avenir (le petit-fils de Barberousse) au plus que passé des grands ancêtres. Dans Hernani enfin, la transfiguration sublime du roi don Carlos en empereur Charles Quint passe par la vision du « peuple-océan », du peuple sans frontières, infini dans sa souffrance millénaire, vision qui devient le point aveugle de la politique de Charles Quint, mais qui cependant a eu lieu, et imprime au moins sa marque au nouveau régime, dans la dimension inter-, ou supra-nationale de l’empire – je renvoie une nouvelle fois aux analyses de Franck Laurent[21].

Dans Les Burgraves, Guanhumara, « l’infini de la Misère et la hideuse internationale des misérables »,  fait coïncider son suicide avec le triomphe tenu pour positif, providentiel, d’un empire autoritaire, replié sur la nation allemande, à l’intérieur duquel sa souffrance ne prend aucun sens, sinon, dans la préface, celui d’un esclavage brisé par un empereur, brisé par l’autorité impériale à la place de la liberté, disparu de l’horizon de 1843. Ce sens est bien dans la préface donné comme une marque du progrès, et Les Burgraves  sont le seule drame de Victor Hugo à obéir à un schème progressiste. Mais la manière dont Hugo en 1843 règle politiquement  le sort de la sorcière Guanhumara (et à travers elle la « question sociale ») le montre, le progressisme peut tout porter, y compris le conservatisme le plus violemment réactionnaire.


[1] Sur la notion de primitivisme « dur », cf. Erwin Panovski, « Les origines de l’histoire humaine » in Essais d’iconologie (Gallimard, 1967).  

[2] Cf. William Shakespeare, I, 4,  7.

[3][3] Dans « Le retour des cendres », poème de circonstance écrit en 1840 à l’occasion des cérémonies du retour des cendres de Napoléon, Hugo associe déjà celui-ci à la figure légendaire de Barberousse, assis sur sa chaise de pierre depuis six cents ans, et méditant son retour rédempteur. Publié en plaquette, avec une petite anthologie de poèmes napoléoniens de Hugo en 1840, « Le retour de l’empereur » a trouvé sa place dans l’édition dite définitive de La Légende des siècles, en 1883-1884.

[4] Anne Ubersfeld , « Un espace-texte », Travail théâtral, n°XXX, janvier-mars 1978, p.143 

[5] Florence Naugrette, « Vitez metteur en scène de Hugo », Romantisme, SEDES, n°108, 1998 (article consultable sur le site du « Groupe Hugo » de l’Université Paris-Diderot). Voir aussi  le chapitre IV de sa thèse consacré à la mise en scène des Burgraves par Vitez  (La mise en scène contemporaine du théâtre de Hugo, dir. Anne Ubersfeld, Paris III, 1994).

[6]  Pour Marie Tudor, Hugo avait d’abord pensé à un dénouement pessimiste, qui aurait fait triompher l’iniquité et la tyrannie en faisant mourir l’ouvrier Gilbert, et non le favori Fabiani, pour finalement reculer devant une telle exposition scandaleuse de l’exclusion à mort du peuple (la pièce est écrite au lendemain des dures répressions des insurrections ouvrières de 1831-1832), et faire mourir Fabiani. L’abrupt salut de Gilbert au dénouement de Maie Tudor  ne sanctionne toutefois en rien, et ne programme en rien un progrès politique, ce que fait, sur le cadavre de Guanhumara, la fin des Burgraves.

[7]  Victor Hugo. Espace et politique jusqu’à l’exil, p..220 et sq. Presses Universitaires de Rennes, 2008.

[8] « Job, règne sur le Rhin » est un de ses derniers mots.

[9] L’expression appartient au vocabulaire des libéraux « organiques » de la mouvance des doctrinaires (dont la plus grande figure est François Guizot), dont Hugo se rapproche dans les premières années de la décennie 1840. Voir Franck Laurent, «Victor Hugo et les doctrinaires sous la Restauration et la  Monarchie de Juillet » in Elseneur n°10, Hugo moderne ? 1995.

[10] Préface des Burgraves, p.49 de l’édition de Raymond Pouillart, GF, 1985 (édition de référence).

[11] La préface des Burgraves est manifestement habitée par le souvenir des trois âges de Vico (dont la Science nouvelle a été traduite par Michelet) : l’âge des dieux (la Thessalie d’Eschyle), l’âge des héros (la Rhénanie du XIIe siècle/la France napoléonienne), l’âge des hommes (les temps contemporains).

[12] II, 1, vers 854-856 (éd.cit., p.194) : « Ceux qui ne pillent pas ne savent que gémir, / Et, tremblant comme au temps des empereurs saliques,/Adorer une châsse ou baiser des reliques ! »

[13] Le détail de l’Université de Bologne n’est pas indifférent. L’Université de Bologne est au XIIe siècle la première universitas (communauté) d’étudiants, et d’étudiants laïcs, apprenant non la théologie, mais le droit. La référence à l’école de Mayence est plus obscure. Dans Le Rhin, Cologne (non Mayence) est associée au souvenir de  Napoléon, et Hugo relève l’existence d’un bas-relief obscur, non sans rapport avec la fable des Burgraves : « d’un côté,  des hommes enchaînés dans toutes les attitudes du désespoir, de l’autre, un empereur accompagné d’un évêque et d’une foule de personnages triomphants. Est-ce Barberousse ? » (« Lettre XXII).

[14] Sauf à prendre l’interjection « démons » au vers 574 comme une invocation

[15] I, 4, vers 545-547 (éd.cit., p.84) : « Vingt maîtres différents, moi, malade et glacée, /Moi, femme, à coups de fouet devant eux m’ont chassée. / Maintenant c’est fini. Je n’ai plus rien d’humain. »

[16] Franck Laurent, op.cit., p. 222-223.

[17] Cf. « La Révolution », dans Les Quatre vents de l’esprit  et Actes et paroles, 1859 et  1860.

[18] Préface aux Burgraves,  OEC, VI, p.561-562, Le Club français du livre,  1970.

[19] Florence Naugrette, thèse citée, p. 175.

[20] Ibid., p.176.

[21] Franck Laurent, op.cit., p. 164-176.