Françoise Chenet : Sur les titres de deux chapitres des Misérables : « Voir le plan de Paris de 1727 » (II, V, 3) et « La question de l'eau à Montfermeil » (III, III, 1)

Communication au Groupe Hugo du 24 janvier 2009
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1 — « Voir le plan de Paris de 1727 » [II, V, 3]

Le 25 janvier 1862, Hugo écrit à propos du Couvent du Petit-Picpus :

 

Aujourd’hui, vu le régime et les tracasseries possibles, j’ai dû dépayser le couvent, en changer le nom et le transporter imaginairement quartier Saint-Antoine..

 

D’où, dans le texte définitif,  ce  « transport » du couvent de la rue Neuve-Sainte-Geneviève  au Petit-Picpus, imaginé en référence à un plan apparemment précis, avec date et lieu d’édition :

 

Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardé trace, est assez clairement indiqué dans le plan de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean Girin, rue Mercière, à la Prudence[1].

 

Bien qu’il ait toujours été donné comme « fictif », « imaginaire »[2], le plan de 1727 existe bel et bien. J’en ai trouvé la première mention dans le livret de l'exposition de janvier 2006 : Paris 1730 d'après le plan de Turgot[3]. C'est celui de l'abbé Delagrive de 1728[4], mais mis en souscription en 1727, chose tout à fait nouvelle pour l’époque[5]. Instaurant définitivement le système de représentation géométrale, ce plan constitue l’un des sommets de la cartographie parisienne et fera référence jusqu’au début du XIXe siècle. Au bas du plan, qui paraît à partir de 1728, l’abbé Delagrive indique dans ses « observations » ses qualités : « Un bon plan, doit comprendre la totalité des faubourgs et des rues, qui doivent être présentées avec exactitude dans leur largeur et leur tracé. » Il doit être orienté au nord, sur la méridienne « qui passe de l’observatoire à un Pilier de pierre que l’on a dressé contre un moulin à gauche de Montmartre ». Son plan de Paris est le premier dans l'histoire de la cartographie parisienne à représenter les principaux monuments en plan coupé : « On en remarque les dimensions de telle sorte que chacun pourra s'y reconnaître. On verra dans les églises les bas-côtés, le nombre des colonnes et des chapelles. » Il signale les pensions et la place précise des Barrières  et des bureaux d’octroi.

Au demeurant, on pourra en juger soi-même puisque la reproduction en fac-similé de sa version réduite est en ligne sur deux sites : le Picpus, Walled Garden of Memory[6] et sur le site de l’Ecole élémentaire de la rue Saint-Bernard (Paris XIe)[7]. Ils donnent aussi d’autres plans, dont l’« Atlas de Paris de1821 » qui peut être utile pour suivre l’itinéraire de Jean Valjean tel que Hugo le modifie en 1862, sans qu’on sache, du reste, quel plan il a alors utilisé.

Car c’est bien l’un des multiples problèmes que pose la référence à ce « plan de Paris de 1727 » : est-ce la carte qu’il avait sous les yeux pour décrire ce no man's land ? Ce n’est pas certain si l’on compare la version définitive :

 

« Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons. »

 

à celle de 1848, à peine différente :

 

« Ce ne sont que des couvents et des jardins, de rares maisons basses et de grands murs aussi hauts de les maisons. »

 

Seule addition, « des chantiers, des marais » qui correspondent bien au plan mais se trouvent aussi sur le plan de Turgot quasi contemporain, lequel montre beaucoup mieux que le plan de Delagrive les « grands murs aussi hauts de les maisons » puisqu’il avait pour mission de faire le « portrait » de la capitale[8] et était destiné à la propagande. À vocation touristique et diplomatique, il doit vanter les agréments d’une ville au dessin harmonieux et aéré, où règnent l’ordre et la raison. De là le choix de la vue cavalière ou « vue à vol d’oiseau » plus picturale et suggestive que le plan géométral. Explicitement, le plan « en vue perspective et élévation » devait permettre de reconnaître aisément les « édifices monuments publics » et de se situer. Sous la direction de Louis Bretez,  spécialiste de la perspective, une équipe importante avait été mise à pied d’œuvre pour parcourir Paris, pénétrer dans les propriétés privées, dessiner îlot par îlot les façades, les maisons, les jardins et les rues. Au final, on a le « portrait » d’une ville encore très champêtre avec de nombreux espaces cultivés, des moulins, des vignes, des marais, des rivières, dont la Bièvre. Le paysage de ville ainsi offert résulte d’un tracé avec lequel on a pris « quelques licences » nécessaires « pour rendre à la fois et l’Immensité de cette Capitale, et la Magnificence de toutes les parties qui la composent ».

Lequel des deux plans (ou un autre ?) Hugo a-t-il utilisé ? Les deux sont possibles et non exclusifs. Ce qui pose problème, c’est la date de leur consultation éventuelle. Dans la version de 1848  de la fuite de Jean Valjean, les rues Neuve-Sainte-Geneviève et des Postes sont données comme presque parallèles :

 

À partir du carrefour, la rue Neuve-Sainte-Geneviève suit presque parallèlement la rue des Postes. Les trois petites rues désertes du Pot-de-fer-Saint-Marcel, du Puits-qui-parle et des Irlandais rattachent les deux rues l’une à l’autre à peu près comme des échelons réunissent les deux montants d’une échelle. [II, V, 3]

 

Or les plans de Delagrive et de Turgot montrent au contraire la bifurcation  à partir de la rue Neuve-Sainte-Geneviève  de la rue des Postes, ce qui, on le concédera, n’en fait pas des parallèles. En revanche le Y qu’elles forment est particulièrement souligné dans la version définitive mais « transporté » à l’embranchement de la petite rue Picpus et de la rue Polonceau à partir du tronc de la rue du Chemin-Vert -Saint-Antoine :

 

Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formé par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s’écartant en deux branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus et à droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l’Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marché Lenoir. [II, V, 3]

 

Elément qui permet d’opter pour le plan Delagrive : du fait de l’orientation Nord-Sud, il donne effectivement l’image d’un Y alors que la plan Turgot, Sud-Nord, présente celle d’un A. Dans tous les cas, les rues transversales forment bien des « échelons », c’est l’échelle qui, faute de montants parallèles, n’est plus métaphoriquement possible et disparaît de la version finale.

Que peut-on en déduire sinon que Hugo n’a consulté un plan, vraisemblablement celui de Delagrive[9], qu’entre 1848 et 1862 ? Cette dernière date paraît improbable : le 25 janvier 1862, date à laquelle il opère le dépaysement du couvent vers le quartier Saint-Antoine, il est à Hauteville House et n’a certainement aucun de ces plans sous les yeux. Voilà pourquoi le transport est « imaginaire », ce qui ne veut pas dire « fictif ». Il est sans doute fait de mémoire, peut-être à partir de notes et/ou d’un descriptif des plans de Paris, comme celui que publie en 1851, Alfred  Bonnardot,  Études archéologiques sur les anciens plans de Paris des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. A. Bonnardot, érudit pince-sans-rire[10], appartient à la nébuleuse de ses admirateurs. Il décrit avec précision les plans de Delagrive et de Turgot, donne la chronologie des publications des tous les plans de Paris. 1727 est une date creuse entre le Plan de Dom Félibien (1726) et celui de Delagrive (1728). Petite pointe facétieuse qui n’est peut-être pas sans rapport avec la référence occultée de Hugo à Delagrive : il cite les plans de La Caille (1714), encore communs vers 1840 et précise : « ne pas confondre dans sa mémoire ce nom avec celui de l’abbé Delagrive, le plus célèbre des géographes parisiens entre 1723 et 1756, ces deux noms offrent en effet à l’esprit un sens tout à fait analogue » (p. 185).

Autre problème que pose ce plan de Delagrive : on n’y trouve pas de « Petit Picpus » cependant,  « assez clairement indiqué dans le plan de 1727 ». Preuve peut-être que Hugo, cite de mémoire. D’autant que si les éditeurs existent eux aussi, et aux adresses données par Hugo[11], ils n’ont pu être celui du Plan de Delagrive dont l’une des caractéristiques, dûment signalée, est d’avoir été gravée par son auteur et  vendue par ses soins. Ils ont édité ensemble : « MORERI, Louis (1643-1680), Le Grand Dictionnaire historique, ou Le Mélange curieux de l'Histoire sacrée et profane... 4e édition : « Chez Jean Girin & Barthelemi Riviere / Chez Denis Thierry Lyon / Paris 1687, in-folio, 38 cm, 2 tomes et 1 Supplément (ou troisième volume, 1689) : 10f. et 1315 p.; 2f., 1180 et 183p.; et 4f., et 1238 pages. Edition posthume, seule la première parue du vivant de l'auteur (1674), une vingtaine suivront pourtant sous son nom jusqu'en 1759 ». L’édition que pratiquait Hugo est bien en deux volumes mais de 1683, dit la liste des livres de Hauteville House. La lecture « 1683 » est-elle sûre ? Il est incontestable qu’il met le plan de 1727 (1728) en relation avec Moreri.  On trouve dans le Dossier des Misérables (p. 763) cette note : « 1683. Lyon. Jean Girin (éditeur de Moréri) ».  De toute façon, ni Jean Girin, ni  Denis Thierry ne pouvaient avoir publié ce plan de Paris : question de dates !

Si je résume : le plan est réel, les éditeurs aussi avec leurs véritables adresses mais l’ensemble indiqué par Hugo, à savoir « le plan de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez  Jean Girin, rue Mercière, à la Prudence » est une pure fiction et ne donne pas la preuve de l’existence d’un Petit-Picpus, lui aussi probablement inventé.

Comme on pouvait être déçu que ce plan n'en dise pas plus sur le Petit-Picpus et que sa référence brouille encore plus les pistes, j'ai essayé de démêler cet écheveau de la topographie et de la toponymie du « dépaysement » du couvent dans le quartier du Faubourg Saint-Antoine à partir de la réalité du plan de Delagrive,1728, mais aussi des autres plans contemporains. J'ai donc cherché  si Petit-Picpus était attesté quelque part. Pas de « Petit Picpus » ni de « petite rue Picpus » dans aucun des plans de Paris regroupés dans l'Atlas des anciens plans de Paris de l'Histoire générale de Paris (1880), où se trouve celui de 1728, version réduite et version originale en 6 feuillets. En revanche, et sur d'autres plans similaires des « Petit-Charonne », des « Petit-Vaugirard » ou des « Petit-Bercy », de fait éphémères. « Petit » accolé à un nom de lieu veut dire « vers ». J'en déduis que Hugo a pu inventer le nom en calquant ce type de formation. De ce fait « Petit-Picpus » désignerait non pas le village de Picpus et les couvents qui y sont localisés mais un lieu qui est dans cette direction ou dans sa proximité. 

Autre hypothèse, si l’on doit croire, comme l’auteur nous y invite, que ce nom est vraiment attesté quelque part, « dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions » : ce pourrait être l'enseigne d'un cabaret du côté de la barrière de Picpus par laquelle Hugo, « rôdeur de barrières »,  a pu passer pour aller à Saint-Mandé où est enterrée Claire Pradier en juillet 1846. C'est le cas du « Petit-Bercy ». Le lieu est d'autre part très mal famé – voir l'une des étymologies, grivoise[12] de Pique-Puce, Ninon de Lenclos y a commencé sa carrière en tenant un débit de boisson, il voisine la Grande Pinte, un peu plus au sud dans la Vallée de Fécamp (haut lieu de beuveries) dans laquelle se jette le « rut de Montreuil » sur le plan Delagrive. Alfred Delvau, dans son Histoire annecdotique des barrières de Paris (1867), localise explicitement le « Petit-Picpus » des Misérables à la barrière du même nom. À noter que dans le roman, « Petit-Picpus » termine une liste de lieux réels de réputation douteuse comme « Petite-Pologne » ou « L'Arbre-de-Cracovie » (le Palais-Royal), au XVIIIe s. sans parler de la Bourbe, des Porcherons et de la Galiote[13]. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que suggère Hugo à la fin du chapitre « Post Corda Lapides »  qui clôt l’évocation du Petit-Picpus ?

 

Cette sainte maison avait été bâtie précisément sur l’emplacement d’un jeu de paume fameux du quatorzième au seizième siècle qu’on appelait le tripot des onze mille diables.

Toutes ces rues du reste étaient des plus anciennes de Paris. Ces noms, Droit-Mur et Aumarais, sont bien vieux; les rues qui les portent sont beaucoup plus vieilles encore. La ruelle Aumarais s’est appelée la ruelle Maugout; la rue Droit-Mur s’est appelée la rue des Eglantiers, car Dieu ouvrait les fleurs avant que l’homme taillât les pierres.

 

À comparer avec la version de 1848 :

 

Cette sainte maison a été bâtie précisément sur l’emplacement d’un jeu de paume fameux du quatorzième au seizième siècle qu’on appelait le tripot des onze mille diables.

Toutes ces rues du reste sont des plus anciennes de Paris. Ces noms du Pot-de-fer et du Puits-qui-parle sont bien vieux, les rues qui les portent sont beaucoup plus vieilles encore. La rue du Pot-de fer s’est appelée la rue du Bon-Quitte, la rue du Puits-qui-parle s’est appelée la rue des Rosiers, car Dieu ouvrait les fleurs avant que l’homme taillât les pierres. Il n’y a pas deux siècles que la rue des Irlandais s’appelait la rue du Cheval vert.

 

Dernier point sur la localisation de ce Petit-Picpus : les informations demandées à  Théophile Guérin appellent une réponse qui confirme que le lieu auquel Hugo fait référence est situé « entre la rue Picpus, l'avenue de Saint-Mandé et l'ancien boulevard du mur d'octroi »[14].

Mais cette localisation ne correspond pas à l'itinéraire de Jean Valjean qui ne le conduit pas dans cette direction mais très explicitement vers le faubourg Saint-Antoine, plus au nord. La toponymie est fantaisiste. Ou bien les rues sont inventées ou bien elles sont ailleurs comme la rue Polonceau ouverte en 1842 dans le quartier de La Chapelle-Saint-Denis (la Goutte d'or). On la retrouve dans L'Assommoir. On ne peut pas exclure cependant des rues existant dans le village de Bercy qui englobe le quartier Picpus : J. Hillairet y signale un chemin des Marais, soit « Aumarais » dans le roman, actuelle avenue Daumesnil, au carrefour de la rue de Picpus, section située à l'est du boulevard de Reuilly, et plus au sud une ancienne rue des Chemins-Verts. Au demeurant, ce toponyme est assez banal et se retrouve partout. De toute façon, la rue du Chemin-Vert que nous connaissons n'est pas prolongée par la rue Saint-Antoine. Sauf à « imaginer » qu'il y a eu aussi dans le quartier du Fg S. Antoine un « Chemin Vert ». Tout dépend du sens qu’il faut donner à ce « transport imaginaire » du couvent.

Il y a cependant une indication précise qui aurait dû nous mettre la puce (!) à l'oreille : le marché Lenoir[15], lui, est attesté et est la direction que prend la « petite rue Picpus », laquelle épouse le tracé de la réelle rue Trouvée/Cotte : à son croisement  avec la rue Sainte-Marguerite se trouvera la barricade où va mourir Victor Baudin[16]. Le marché Lenoir, autrement appelé « Beauveau », semble « correspondre » symétriquement à l'ancienne « Halle-aux-Veaux », près de la rue de Pontoise d'où est parti Jean-Valjean avant de traverser le Pont d’Austerlitz, qui lui n’est pas sur le plan Delagrive, puisqu’il n’a été ouvert qu’en 1807[17].

Il n’en reste pas moins que cela n'explique pas le détour par ce plan de 1728, donné comme étant de 1727, avec de faux vrais éditeurs, sauf à considérer que c’est le nom de l’auteur du plan, resté dans l’ombre, Delagrive/De la Grive, qui fait sens dans un système onomastique secondairement structuré par des noms d’oiseaux : l’Alouette, la masure Gorbeau, Paris à vol de Hibou et l’argot qui fait du soldat un « grivier », exemple donné dans Les Misérables[18].

 

 

II — « La question de l’eau à Montfermeil » [III, III, 1]

Aucun rapport en apparence avec ce qui précède et le plan de Delagrive. Mais ayant découvert ce géographe du Roy très actif et abondant, qui s’intéressait particulièrement aux fontaines et autres points d’eau, j’ai découvert un autre plan que Hugo a pu connaître et consulter : « Carte topographique des environs de Paris levée et gravée par M. l’abbé Delagrive de la Société des Arts en MDCCXXXI ». Elle donne pour Montfermeil et Chelles un état précis des champs et des forêts qui peuvent aider à comprendre les itinéraires de Cosette et de J. Valjean, leur point de rencontre et donc permettre de localiser le « Fonds Blaru » et la source. Ce que j’ai fait. Je ne détaille pas les modalités de ce repérage.

La fontaine dite « Jean Valjean »  se trouve actuellement dans un chantier en contrebas de la Résidence du Château des Perriers. En fait, cette source est peu probable si l'on respecte les indications données par Hugo. Elle doit être du « côté de Chelles ». Après avoir traversé des champs puis atteint la lisière du bois, il faut encore sept ou huit minutes de marche à Cosette pour l’atteindre. Or la Fontaine Jean Valjean n'est pas à mi-côte, elle est trop près du village et elle ne devait pas être dans un bois, pas de champs non plus à traverser. Elle rend la rencontre quasi impossible avec Jean Valjean qui vient de Chelles et très probablement du bois de Coudraye ou des Coudreaux, le seul à être commun à Chelles, Montfermeil, Coubron et Courtry. C’est donc là que doit être enterrée la future dot de Cosette, dans le « fonds Blaru », certes fictif mais qui, par son nom, le pseudonyme de Léonie d’Aunet, doit être en rapport avec leur escapade plus que probable de 1845. Ce bois, tel qu’il était décrit au XIXe siècle, correspond à la description de « Crépuscule », dans les Contemplations. Il y a la mare – «l'étang mystérieux » –, les « sentiers bruns », le mélange de terres qui furent sans doute labourées et donc la possibilité d'une chaumière, et surtout le « vert coudrier » qui donne son nom au bois. Il faut donc situer la source plus à l'est, en contrebas du moulin de Montfermeil, à la Fontaine Lassaut…

Cette localisation n’est pas indifférente quand on sait qu’en 1823, il y avait vraiment une « question de l’eau à Montfermeil »[19], suite à la décision, en 1807, de la marquise de Montfermeil, Mme Hoscquart, d’interdire aux habitants l’accès de la seule fontaine du village qui était dans sa propriété. Elle fait murer le chemin qui en permettait l’accès. Un conseil de préfecture lui donne l’ordre de le rétablir, ordre annulé par le Conseil d’Etat, le 27 nov. 1812.  D’où procès qui dura jusqu’en 1839. En 1842, insuccès du propriétaire du château, M. de Nicolaï, aux élections législatives. En 1843-1844, la municipalité règle le problème en rachetant la source de la Fontaine Lassaut (de la Saulx) et construit un lavoir municipal. En 1845, la question est  donc réglée mais en 1823, elle est au cœur de la vie du village. Le maire de l’époque, Thomas Caillot de Coqueromont, écrit un mémoire en 1826 pour justifier sa gestion alors qu’il vient d’être démissionné sous l’influence de la marquise. Il parle évidemment de cette histoire de fontaine mais aussi des chemins qu’il a essayé de remettre en état (d’où Boulatruelle) malgré l’opposition des nobliaux locaux très influents à la Cour. La Fontaine de l’Abîme est un pis-aller très difficile d’accès. Les habitants de Montfermeil l’ont identifiée à la source de Cosette, mais en 1862 et probablement à tort.

C’est secondaire par rapport au sens profond qu’il faut donner à cette « question de l’eau ». En effet, l’origine de ce problème qui touche tous les villages du plateau (Clichy, Livry, Gagny) est dans l’appropriation et le détournement des eaux par les grands propriétaires, dont le duc d’Orléans ( Philippe Egalité) qui veut pour son château du Raincy des « merveilles », c’est-à-dire des jeux d’eau… Le problème de Marly pour Versailles. Au retour des Emigrés, on a une résurgence (si l’on peut dire) des anciens droits sous une forme « libérale » : le droit de propriété qui s’oppose aux usages anciens qui laissaient aux paysans la jouissance de terres et de sites ne leur appartenant pas (droit de vaine pâture, etc.). C’est le sens de la Révolution “bourgeoise” de 89 qui légitime et acclimate en France le système des « enclosures » des révolutions anglaises précédentes. Dans ce même esprit, Louis-Philippe rachète Le Raincy. Lui et sa sœur Adélaîde sont les plus gros propriétaires de la région. Il faut noter qu’à Montfermeil, résident l’abbé Guillon, aumônier de la Reine et le général de Rumigny, aide de camp du roi.

En bref, la « question de l’eau » n’est rien moins que la survivance d’un ordre féodal aggravé par le libéralisme de la monarchie de Juillet dont on retrouve la problématique dans les Paysans de Balzac. Dans le même sens : le droit de chasse qui fait échanger des terrains (dont les Coudreaux, très giboyeux) entre châtelains (toujours les Orléans) et explique la configuration des territoires actuels des communes et dans la fiction, encore une fois le personnage de Boulatruelle, braconnier cette fois. À la fin du siècle, sous la IIIe République, la chasse s’étant démocratisée, se créent des compagnies de chasse, dont celle de Gustave Nast à laquelle le fils de Jules Claretie s’est associé. Elles achètent (ou louent?) de vastes terrains, lesquels finiront par être lotis, d’où des scandales immobiliers et la difficulté de retrouver le cadastre ancien sous les noms modernes des rues actuelles.


[1] Les citations sont données à partir de l’édition critique, génétique et informatisée de G. Rosa, voir ici même.

[2] Une note de l’édition des Misérables, « Bouquins », p. 1189, y voit un « couvent irréel mais démonstratif », produit  d’ « effets de réel ». Yves Gohin: « Les rues indiquées, le couvent, le quartier du Petit-Picpus n’ont jamais existé […] ; mais il est bien dans l’humeur de Hugo d’inviter son lecteur à vérifier l’existence de ces lieux sur un plan de Paris tout aussi imaginaire qu’eux-mêmes. » (Gallimard, 1973, « Folio », t . 2, p. 585)

[3] Paris 1730 d'après le plan de Turgot, livret de l'exposition du 12.X.05-30.I.06, rmn, p. 33.

[4] « Nouveau plan de Paris et de ses faubourgs dressé sur la Méridienne de l’Observatoire et levé géométriquement » (1728). En 1735, simultanément, au plan de Turgot, la Ville lui  fait lever un plan cadastral.

[5] Voir Le Journal des Savants, avril 1727, p. 255. En mars 1730, le même journal publie le descriptif du projet par l’Abbé De la Grive, pp. 190-192. Voir sur Gallica

[6]Voir le site

Il est étonnant que cherchant « abbé Delagrive », je sois tombée sur ce site « Picpus » qui est celui du mémorial. Ce quartier plus ou moins inventé (mais plutôt moins que plus) semble bien être en rapport avec le cimetière du même nom et son contenu.

[7] Voir le site

[8] Voir  Le Paris des Lumières d’après le plan de Turgot, (1734-1739) par Alfred Fierro et Jean-Yves Sarazin, rmn et livret cité supra, note (4). Le plan dit de Turgot (1734 -1739) est sans doute le plus connu et le plus reproduit des divers plans qui ont cartographié Paris. Dernier « portrait » de la capitale, le plan de Turgot est aussi le plus complet  et le plus grand jamais réalisé (3, 26 m X 2, 45 m) avec une échelle au 1/400e.

[9] Le plan se trouve à la Bibliothèque de l’Institut.

[10] Bien connu des bibliophiles et amateurs d’estampes, il publie une Histoire artistique et archéologique de la gravure en France (1849) et un Essai sur l'Art de restaurer les estampes et les livres ou Traité sur les meilleurs procédés pour blanchir, détacher, décolorier, réparer et conserver les estampes, livres et dessins, seconde édition, refondue et augmentée, suivie d'un Exposé des divers systèmes de reproduction des anciennes estampes et des livres rares, Paris, Castel, 1858, in-12.

[11] « Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean Girin, rue Mercière, à la Prudence ».

[12] À mettre en rapport avec l’abbé De la Grive ?

[13] « Il y a un demi-siècle, dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine à appeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opéra-Comique Feydeau, l’endroit précis où était parvenu Jean Valjean se nommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Célestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé. » [II, V, 3]

[14] Dossier des Misérables,  « Bouquins », Chantiers,  p. 966.

[15] « La rue Polonceau y aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marché Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait à l’extrémité de la rue Polonceau avait à sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement à angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de-sac Genrot. »

[16] Voir Histoire d’un crime, « Bouquins », vol. Histoire, p. 261, 265.

[17] Remarques de J.-P. Reynaud  que je remercie : « le nom de "Petit-Picpus" ne pouvait pas de toute façon figurer, sur le plan de 1727 puisque Hugo le donne comme appartenant au parler populaire, qui ne se mêle jamais à la terminologie savante des cartographes.

-- l'Y formé par les rues décrites par Hugo existe bel et bien sur le plan Delagrive, et au bon endroit. Il faut grossir suffisamment pour le voir bien nettement. Il s'agit de la rue des Charbonniers, qui partant de la Seine en direction du faubourg Saint-Antoine, bifurque bientôt: la voie de droite (dépourvue de nom) vient se casser le nez contre le droit mur de la rue de La Râpée, que la voie de gauche (rue des Charbonniers) franchit allègrement en direction du Nord. Voulant transposer son système de rues piégées du quartier latin en Picpus et de Picpus en des terrains vagues et chantiers voisins du pont d'Austerlitz, Hugo ne pouvait guère trouver mieux. Preuve qui me semble décisive, la rue des Charbonniers aboutit bien au marché Lenoir (actuelle place d'Aligre). »

[18] En naviguant sur la version numérisée du plan Delagrive, on peut constater  qu’il suffit de se déplacer horizontalement vers l’Est entre les deux lignes 30 et 40  pour passer de « S. Victor », inscrit à gauche du plan à « Rel. de Picpus » à l'extrême droite. La même ligne traverse le chantier de l'Hôpital, la rue de Rambouillet, Rambouillet (la propriété), la rue de la Vallée de Fécamp, le chemin de Charenton et de Conflans, la pension de M. Duchêne jusqu’aux  « Rel. de Picpus ». Elle passe ensuite sous la gravure de  « La Fontaine des Innocens » et finit en soulignant en quelque sorte dans l'index qui est en bordure latérale « S. Victor ». C'est au moins curieux. Enfin je note que sur les plans actuels, si on prolonge la ligne, on arrive à Saint-Mandé, un peu au sud du cimetière Nord, lequel est en bordure de la rue de Lagny et de Montreuil-sous-bois.

[19]Voir Lucien Noël, Montfermeil et sa région : « Nos anciennes fontaines publiques : comment se posait autrefois le problème de l’eau potable » (1931).