Yvette Parent : L'esclavage et Bug-Jargal : Victor Hugo entre histoire et mémoire dans la version de 1826

Communication au Groupe Hugo du 16 juin 2007
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... à l'heure actuelle, et au milieu de nos traverses, le plus grand besoin de ce pays,

de ce peuple qu'il faut protéger, qu'il faut corriger, qu'il faut éduquer, c'est ...        

PETION                                                                   

- La liberté.                                                    

CHRISTOPHE                                                             

- La liberté, sans doute. Mais pas la liberté facile! Et c'est donc d'avoir un état.         

 

Dans cet échange entre ses deux personnages de La tragédie du roi Christophe, Aimé Césaire pose le problème qu'a eu à affronter Saint-Domingue, depuis l'insurrection d'août 1791 jusqu'à nos jours, en passant par la déclaration d'indépendance de 1804 et le changement de Saint-Domingue en Haïti, nom que les indiens Arawaks lui  donnaient avant la venue de Colomb. S'il est un reproche qu'on ne peut pas faire à Victor Hugo c'est celui d'avoir ignoré l'importance de la souveraineté dans la deuxième version de son roman.

 

Les deux Bug-Jargal.

Lorsque le jeune Hugo, à dix huit ans, écrit le premier Bug-Jargal ou du moins en esquisse les grandes lignes, il est le nègre littéraire de François de Neufchateau, académicien et ancien Procureur général "près le Conseil  supérieur au Cap-Français" de 1783 à 1788. Peut-être est-ce lui qui a intéressé le jeune homme aux événements de 1791[1] et l’en a le premier informé. Les origines nantaises de sa mère ont sans doute également joué  un rôle : le père de Sophie Trébuchet avait souvent fait le commerce avec Saint-Domingue « en droiture » - c'est à dire sans passer par l'Afrique. Quant à Léopold Hugo, une moitié de sa brigade avait accompagné l'expédition Leclerc[2] en 1801, le reste étant parti en Corse avec lui... Le père de Hugo publiera d'ailleurs, sous le nom de Genty,  un Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres, et d'une manière qui garantisse pour l'avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies, janvier 1818, Blois, chez Verdier imprimeur. Tout un programme...

L'anecdote du concours entre amis, donnant lieu en 1818 à la nouvelle écrite en quinze jours  est abondamment évoquée dans le Victor Hugo raconté mais la publication en mai 1820 dans Le Conservateur littéraire témoigne seule d'une date de composition sûre en avril 1819, confirmée par la date portée sur le manuscrit. Ce premier Bug est préféré par certains critiques[3] , parce que concis et centré sur les deux principaux personnages : Delmar, devenu d'Auverney dans la seconde version, et Bug-Jargal, Pierrot de son nom d'esclave. Leur amitié paradoxale est une affaire d'hommes et de soldats, mus par l'honneur ou par leur responsabilité de chefs. Le soulèvement métis et noir de 1791 en est le cadre historique. Que l'importance de son sujet ait échappé alors au jeune homme, c'est probable, mais non au point de justifier la phrase de la Préface de 1826  : "la politique du jour s'occupait fort peu d'Haïti"[4] : depuis 1815, les grands planteurs dépossédés poussaient dans l'entourage du roi à une nouvelle intervention militaire et plusieurs récits sur l'ancienne colonie étaient édités ou réédités, témoignant de l'actualité de l'île dans les mémoires hexagonales. Six ans après cette première version, Hugo reprend sa nouvelle et la refond en cinquante huit chapitres, avec ajout de personnages, commentaires et notes.

C'est, selon la Préface de 1826, la reconnaissance de Haïti par un décret de Charles X qui le conduit à publier la seconde version[5] . L’actualité du sujet en fait une opportunité financière pour le libraire Urbain Canel et l'auteur en profite pour corriger "ce que le récit du capitaine d'Auverney présentait d'incomplet sous le rapport de la couleur locale et d'incertain relativement à la vérité historique". Il y est aidé par les documents venus de "plusieurs personnes distinguées qui, soit comme colons, soit comme fonctionnaires, ont été mêlés aux troubles de Saint-Domingue". En fait, les Mémoires du général Lacroix[6] , ami de son frère Abel, sont sa principale source. C'est précisément dans ce second Bug-Jargal que les critiques contemporains, au premier rang desquels M. Léon-François Hoffmann[7] ,  lisent une attitude des plus suspectes, de la part de Hugo, envers l'esclavage et l'insurrection de 1791. Il est donc intéressant de confronter l’œuvre - non pas avec la politique d'aujourd'hui, bien que beaucoup d'aspects en soient étonnamment actuels - mais avec l'histoire d'Haïti à cette époque. Sans esquiver la controverse[8] sous prétexte d'analyse purement littéraire, il faut néanmoins admettre que la lecture du second Bug-Jargal pose le problème de fond des rapports entre l'Histoire et l’œuvre littéraire.  

 

Le mythe du paradis perdu.

Je songe quelle était autrefois cette ville,          

Si superbe en remparts, en héros si fertile,         

Maîtresse de l'Asie; et je regarde enfin               

Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.  

Cette évocation de Troie par Oreste dans l’Andromaque de Racine pourrait se trouver dans la bouche d'un témoin des destructions subies pendant la guerre d'indépendance par cette île qu'on appelle alors "la perle des Antilles". A la fin du XVIIIème siècle, les Antilles sont les seules colonies "rentables" de la France et Saint-Domingue dans sa partie française est la plus riche. Elle nourrit la fortune des grands planteurs, dont peu résident dans l'île, et des armateurs des grands ports français, prêteurs et bénéficiaires de l'Exclusif par lequel la métropole exerce son monopole sur le commerce avec les Iles. Le produit noble est  la canne à sucre –revendu de France dans toute l’Europe; le café, le coton et le cacao, dont la culture est reléguée sur les « mornes », sont moins valorisants et moins juteux.

La traite négrière pourvoit en main d’œuvre  Saint-Domingue, grosse consommatrice d'esclaves (30.000 par an à la veille de la Révolution) nécessaires à l'industrialisation croissante des cultures. Les colons préfèrent acheter des "travailleurs" que d'élever coûteusement des enfants. Si comme le dit A Memmi "Le racisme consiste en une mise en relief de différences; en une valorisation de ces différences; enfin, en une utilisation de cette valorisation au profit de l'accusateur (...)[9] ", la colonie est parfaitement raciste. Sa société schizophrène, hiérarchisée par le système des 128 parties, hérité de Benjamin Franklin et repris par Moreau de Saint Méry, y multiplie les différences entre blancs et gens de couleur. Le "sang-mêlé" est le plus près du blanc, le "sacatra" en est le plus éloigné;  le métissage du "griffe" résulte de cinq combinaisons et "d'après ce système tout homme qui n'a point huit parties de blanc est réputé noir". Hugo l’indique en note et fait dire à son héros qu'il était "entouré de tous les privilèges du rang dans un pays où la couleur suffisait pour le donner" (p. 288) .

A ce racisme s'ajoute la ségrégation sociale fondée sur l'argent, et parfois les deux se contrarient quand  les sang-mêlé sont plus riches que les petits blancs, eux-mêmes opposés aux grands planteurs. Les "gens de couleur", affranchis ou libres, métis ou noirs, sont divisés entre artisans et  propriétaires terriens ayant des esclaves. Beaucoup sont entrés dans le corps des volontaires de l'amiral d'Estaing en 1781 et ont participé courageusement à la guerre d'Indépendance des futurs Etats-Unis - Chavanne[10] , Belley[11] , Rigaud[12] , Christophe[13] , entre  autres. Ils seront la principale cible de la répression blanche étant les premiers à revendiquer ce que leur accordait  le Code noir[14] et qui ne fut jamais appliqué : l'égalité des droits. Les esclaves, "bossales" ou "congos"  importés d'Afrique, et créoles  nés sur la plantation, diffèrent selon leurs fonctions : esclaves "hors culture", domestiques; esclaves à talent, techniciens; esclaves de jardin , c’est-à-dire sur les champs des  plantations : masse prolétaire et misérable à laquelle appartient Pierrot. Le déséquilibre démographique (30.800 blancs, 24.800 sang-mêlé et noirs libres, 460.000 esclaves) aura un rôle décisif dans les événements d'après 1789. Cette complexité de la société domingoise explique la complexité politique du début de l'insurrection et au-delà.

En 1791, l'écho de la Révolution arrive dans l'île de manière différée mais très efficace. Beaucoup de  planteurs y souhaitent l'indépendance à l'exemple des Etats-Unis, ou du moins l'autonomie, et proclament l'esclavage "principe éternel"; les gens de couleur veulent l'égalité des droits civiques et les esclaves rêvent de liberté d'autant plus fortement que la tradition du marronnage –fuite et regroupement dans les zones non-contrôlées-  dure depuis que la traite existe.

 

Hugo et le roman historique.

Le roman historique est un très bon genre , puisque Walter Scott en a fait;   

et le drame historique peut être une très belle oeuvre , puisque Dumas s'y     

est illustré; mais je n'ai jamais fait de drame historique ni de roman              

historique., Quand je peins l'histoire, jamais je ne fais faire aux personnages

historiques que ce qu'ils ont fait ou pu faire, leur caractère étant donné, et je

les mêle le moins possible à l'invention proprement dite. Ma manière est de

peindre les choses vraies par des personnages d'invention[15] .      

          

Cette attitude apparemment objective recouvre pourtant des non-dits et des torsions du matériau factuel. Le dépouillement des archives nationales et départementales a beaucoup enrichi les connaissances et les chercheurs, aujourd'hui, font encore régulièrement des découvertes. Au  XIXème, les événements de 1791 sont à la fois bien et mal connus parce que déformés par la propagande du lobby colonial et par le double langage du club Massiac[16] . Les mémorialistes les plus cités et les plus sérieux sont Bryan Edwards, Garran-Coulon, et Pamphile de Lacroix[17] ;  il faut bien constater qu’en les intégrant à la trame romanesque, Hugo aggrave  leurs récits au bénéfice des blancs.

 

Il est beaucoup de non-dit et d'implicite dans le second Bug-Jargal. La Préface de la réédition réduit Haïti à sa reconnaissance par la France comme si de 1791 à 1825, il ne s'était rien passé. Dans la première version, l'intervalle de 15 ans entre les faits et leur énonciation faisait de Delmar un officier impérial s’exprimant au moment, à peu près, de la guerre d'Espagne; dans le cadre d'une nouvelle axée sur le caractère exceptionnel de la rencontre -"Aujourd'hui même que quinze ans de souvenirs auraient dû effacer celui du nègre, je reconnais que rien d'aussi noble et d'aussi original ne s'est encore offert à moi parmi les hommes " (p. 887) - l'histoire intermédiaire pouvait être tue. Dans une oeuvre plus vaste il était difficile de passer sous silence les avatars de la guerre d'indépendance et surtout l'expédition Leclerc, ses exactions, et son désastre; d'où  le resserrement temporel du second Bug-Jargal qui, en faisant parler le héros avant l’expédition Leclerc, évacue la responsabilité historique de Bonaparte et restreint le champ sur la cible conventionnelle : la révolution, celle d’Haïti et celle de Paris mêlées. La Note additionnelle qui sert d'épilogue fait mourir d'Auverney sous la Terreur et de son fait : son récit, politiquement très incorrect, de "l'affranchissement des ci-devants noirs de Saint-Domingue" en avait fait un suspect. L'exécution est symbolique puisque Auverney devance la guillotine en mourant au combat,  mais sans ambiguïté; à l'envoyé de la Convention venu arrêter l’officier conspirateur, le Général  M*** suggère ironiquement : "Il vous reste encore une ressource, citoyen représentant du peuple! allez chercher le corps du capitaine d'Auverney dans les décombres de la redoute. Qui sait? les boulets ennemis auront peut-être laissé la tête du cadavre à la guillotine nationale!"  Personne ici pour du moins, comme dans Quatrevingt-Treize, célébrer l'obéissance à la loi.

Autre ellipse, celle des circonstances de  la mort de Marie : "On savait que d'Auverney avait éprouvé de grands malheurs en Amérique; que, s'étant marié à Saint-Domingue, il avait perdu sa femme et toute sa famille au milieu des massacres qui avaient marqué l'invasion de la révolution dans cette magnifique colonie." (chapitre II, où Hugo est le narrateur-auteur)  La Note finale précise que Marie est morte dans le premier incendie du Cap (20, 21, 22, 23 juin 1793), or cet incendie fut provoqué par Sonthonax, l'envoyé de la Convention, qui employa les bandes d'insurgés noirs pour venir à bout des contre-révolutionnaires locaux.

L'implicite est encore plus important s’agissant du lieu et de la date du récit fait par d’Auverney à son auditoire d'officiers, à la veille de sa dernière bataille. Le seul repère est l'ennemi anglais dans le roman et, dans la Note, le général M*** qui connote Moreau; or Moreau est fait général en 1794 et entame alors la reconquête du Nord contre les troupes anglaise de la Première coalition. La révolution noire a détruit l'univers du narrateur; la guerre révolutionnaire prend sa vie, ce que d'ailleurs il souhaite. Les deux révolutions se font écho l'une l'autre dans l'architecture du récit et semblent s'acharner sur le héros.

 

Quand il s'agit des personnages historiques liés au début de l'insurrection, c’est l’amalgame que Hugo pratique. Il anticipe leurs destins et leurs actes, télescopant à sa guise 1791 et les événements ultérieurs . Après une harangue de Biassou à ses troupes offerte à l’admiration de Rigaud, l'auteur dénonce son pouvoir manipulateur en le comparant à celui de Toussaint-Louverture, dont la carrière est résumée dans une note "orientée"  :

 

Toussaint Louverture qui s'était formé à l'école de Biassou, et qui, s'il ne lui était pas supérieur en habileté, était du moins fort loin de l'égaler en perfidie et en cruauté, Toussaint Louverture a donné plus tard le spectacle du même pouvoir sur les nègres fanatisés. Ce chef, issu, dit-on, d'une race royale africaine, avait reçu, comme Biassou, quelque instruction grossière, à laquelle il ajoutait du génie. Il s'était dressé une façon de trône républicain à Saint-Domingue dans le même temps où Bonaparte se fondait en France une royauté sur la victoire. Toussaint admirait naïvement le premier consul, mais le premier consul ne voyant dans Toussaint qu'un parodiste gênant de sa fortune repoussa toujours dédaigneusement toute correspondance avec l'ancien esclave affranchi qui osait lui écrire : Au premier des blancs, le premier des noirs. (p. 354).

 

D'autres notes prêtent à Biassou des actions et des discours ultérieurs de Toussaint[18] , discréditant l’un et l’autre dans cette répétition. Rigaud  qui avait pris les armes après la mort d'Ogé est là, lui, pour illustrer la dénonciation  des planteurs et des armateurs qui considèrent les sang-mêlé et les libres comme la principale cause de  l'insurrection des esclaves; mais, de manière insidieuse et par anticipation, le narrateur  dénonce du même coup sa nomination comme général de brigade par le gouvernement de la République en 1795 : "C'était le chef mulâtre du rassemblement des Cayes, depuis connu sous le nom de général Rigaud" (p. 335)

La technique du montage d’éléments pris hors de leur contexte contribue également au parti-pris. La  lettre "ridiculement caractéristique" que Biassou demande à Auverney de corriger au chapitre 38 résulte du montage de trois textes, d'époques et parfois d'émetteurs différents[19] . Les termes en sont pris d'abord dans une adresse aux demandes modestes, destinée à l'Assemblée du Cap, du 4 décembre 1791; puis dans une lettre plus violente du 6 juillet 1793, quand Toussaint et ses amis, méfiants envers le Commissaire de la république, Sonthonax, passent au service du roi d'Espagne; est enfin utilisée une déclaration faite à la même époque par Macaya, chef marron. Au premier niveau de lecture, Hugo dénonce le royalisme des insurgés[20] , leur catholicisme  et leurs liens avec la partie espagnole de Saint-Domingue; au-delà, la parole des chefs, extraite de la réalité événementielle, est vidée de son sens et de sa logique. C'est  avec le personnage de Biassou[21] qu'il se permet les plus grandes libertés, prenant les faits dans une histoire et les transférant dans une autre afin de dénoncer sa cruauté. Ce que facilitait l’obscurité du personnage, moins connu que André Rigaud ou  Toussaint-Louverture. Le supplice de son ancien maître menuisier est inspiré d'un épisode des massacres, rapporté par B. Edwards: "Un pauvre homme nommé Robert, charpentier, tâchant de se soustraire à la connaissance des rebelles, fut découvert dans sa cachette. Les sauvages déclarèrent qu'il mourrait de la manière dont il travaillait : en conséquence, ils le lièrent entre deux planches, et de sang-froid ils le scièrent tout de son long." Ce ne sont pas les mémoires et les témoignages qui avaient attribué cette invention à Biassou, mais un mélodrame de Béraud et Rosny en 1798 : Adonis ou le bon nègre ! Autre montage, qui cette fois discrédite une idéologie en l'assimilant à son contraire, l'histoire du  citoyen-général C*** se disant "négrophile". Il s'agit du marquis J.B. de Carradeux, indépendantiste et violemment esclavagiste, connu de toute la colonie pour les têtes coupées qui ornaient sa palissade (Lacroix, ouvrage cité, p. 80).  Loin d’avoir été assassiné par Biassou, il fut nommé commandant général de la garde nationale de Port au Prince, temporisa un moment avec le chef métis Beauvais par opportunisme, puis s'embarqua pour les Etats-Unis tout disposés à accueillir sa nouvelle plantation en 1792 (Lacroix, p. 136). Quant au sang-mêlé contraint de se faire bourreau pour prouver son origine noire, il appartient à un épisode de la terrible répression de Dessalines[22] en 1805 (Lacroix, p. 384). Enfin Hugo fait célébrer un Te Deum blasphématoire par l'obi, alors que Biassou était assez bon catholique pour que plusieurs prêtres lui prêtassent leur concours[23] . Que dirait-on d’un Mirabeau assassiné par Charlotte Corday ?

Ces glissements ne sont pas fortuits. Car les erreurs historiques involontaires de Hugo sont rares. La confusion entre le club Massiac et les Amis des noirs [24] , répétée par les personnages, est confirmée par une note de l'auteur lui-même (p. 286). Cela a de quoi inquiéter puisque le club Massiac est clairement dénoncé par Lacroix comme le bras armé des colons et le responsable de la mort d'Ogé ! Mais Hugo est sans doute abusé par le cas de quelques grands planteurs,  philanthropes à Paris et racistes à Saint-Domingue, tels les frères Lameth, membres fondateurs des Amis des noirs et qui,  soucieux de préserver leurs intérêts, rejoignirent en 1791 le club Massiac,. On pouvait s’y tromper ; le jeune Ogé lui-même fut victime de cette confusion en allant plaider la cause des libres à Paris devant le club Massiac. Autre erreur majeure dans la note biographique consacrée à Toussaint-Louverture (p. 354) à propos du refus dédaigneux par Bonaparte « de toute correspondance avec l’esclave affranchi ». Le 27 Brumaire an X, Bonaparte écrivit bel et bien une très longue lettre à Toussaint qu'il lui fit porter par ses enfants, et dont le contenu était un habile mélange de compliments et de menaces : il s'agissait de séduire le chef noir pour réaliser le retour à l'ancien ordre qui était le vrai but de l'expédition Leclerc ; cette lettre figure in extenso dans Lacroix (p. 308) ; on veut bien croire que Hugo ne l’a pas vue. Dans l'ode "A mon père" en 1824,  l'échec de Napoléon est mis au compte de ses ambitions européennes, sans un mot pour sa désastreuse politique coloniale. Le "style blanc" veut des cibles et Hugo écrit en style blanc[25] .

 

Les principales cibles visées par cette utilisation de l'histoire, ce sont les intellectuels anti-esclavagistes  et la Révolution. Cela n’échappe pas à Villemain qui, dans sa lettre du 5 février 1826, rappelle à Hugo, sans emphase mais fermement, que les attaques contre les « négrophiles » ne sont pas de mise tant que la traite illicite prospère: "J'ai encore une critique à vous faire. Sans doute il y a eu de plats négrophiles. Des Tartuffes de philanthropie. Mais dans un moment où la traite se continue avec autant de cruauté qu'aujourd'hui, j'ai peine à voir même la déclamation en faveur des nègres vilipendée par la peinture d'un caractère aussi bassement atroce que votre philosophe du Cap devenu bourreau chez Biassou."[26] En 1826, ce ne sont plus les anti-esclavagistes de 1789 qui sont atteints mais bien, par contre-coup, les  mouvements abolitionnistes présents. Il y avait beau temps que les "philanthropes" ne régnaient plus « par la grâce du bourreau » (p. 286), quand bien même leur chef de file, l'abbé Grégoire[27] aurait jamais mérité d’être assimilé aux Montagnards de la Terreur,  thème obsessionnel peu caché de la seconde version du roman.

Les massacres sont l'autre chef d'accusation contre les insurgés. L'image de l'enfant qui sert d'étendard au bout d'une pique est évoquée par Camille Desmoulins dans son discours contre Brissot, par Edwards  relayant le témoignage des soldats d'un certain O'Delucq[27bis] de la plantation Galliffet. Reprise dans un poème de l'abbé Delille, puis par P. de Lacroix et par Lamartine dans son Histoire des Girondins, elle résume la culpabilité des insurgés en concrétisant leur sauvagerie. Elle permet à Chateaubriand, héritier d'une fortune bâtie sur la traite négrière par son père René-Auguste, d’écrire en 1802 : "...qui oserait encore aujourd'hui plaider la cause des Noirs après les crimes qu'ils ont commis?"[28] Dans Bug-Jargal elle produit une image-symbole. Quand le noir du roman se vante d'avoir égorgé sept petits enfants et que "l'un d'eux a même servi d'enseigne aux braves soldats de Boukman", il dit s'être vengé parce que : "mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j'ai failli moi-même être fusillé". (p. 350). Quand bien même la vengeance ne serait pas disproportionnée, la balance resterait inégale entre le symbole et l’énoncé de faits isolés.

 

 

Qui parle? 

Les personnages et eux seuls dans le premier Bug-Jargal; dans le second, les événements sont principalement rapportés par d'Auverney, avec des commentaires de l'auteur lui-même dans le chapitre 2 et la note additionnelle finale. Que dit Hugo de l'histoire qu'il relate? "Il avait perdu sa femme et toute sa famille au milieu des massacres qui avaient marqué l'invasion de la révolution dans cette magnifique colonie" (p. 283). La note conclusive confirme cette responsabilité de la révolution dans la destruction d'un ordre qui paraissait heureux. Quand d'Auverney parle, il dit ses préjugés et son apolitisme. Ses préjugés sont ceux de sa couleur à l'égard des libres et des sang-mêlés : la loi du 15 mai 1791 leur donnant l'égalité des droits est un "désastreux décret" qui "[blesse] cruellement l'amour-propre peut-être fondé des blancs" (p. 288). En revanche, dans les querelles de pouvoir de 1790, entre l'assemblée générale de Saint-Marc et l'assemblée provinciale du Nord, il choisit le Cap par esprit de clocher, non par hostilité au programme indépendantiste et  libre-échangiste de la première. Le chapitre 5 prépare ainsi l'évocation, lors de la réunion chez le gouverneur Blanchelande, de la lutte entre pompons blancs et pompons rouges[29] comme futile et sans vrais enjeux politiques. Cette idéologie innocemment opportuniste et ouvertement raciste rend d'autant plus extraordinaire et subversif le coup de foudre pour Pierrot, Bug-Jargal de son nom de guerre. La complexité des relations individuelles fait qu'il devient le porte-parole de l'autre, du frère : un Abel quand il s'agit de Pierrot, mais un Caïn si c’est Habibrah. La fatalité veut aussi que Auverney devienne à son tour Caïn : "...il m'avait laissé la vie et c'est moi qui l'ai tué!"(p. 393).

L'insurrection de Saint-Domingue pose à Hugo quatre problèmes que  son récit agence dans une dialectique des oppositions par la pluralité des discours : la traite, l'esclavage, la colonisation et  le racisme. La traite est très peu évoquée sinon lorsque Bug-Jargal narre sa capture. Au contraire de Mérimée, Hugo y efface les intermédiaires noirs ou métis de la côte africaine et évoque un rapt opéré par des capitaines-négriers pirates. L'appât employé pour le père de Bug est crédible car il existait effectivement d’assez bonnes relations entre  rois africains et représentants des Etats européens pour que, plus d’une fois,  les premiers aient confié leurs fils aux seconds afin qu’ils soient éduqués dans les cours étrangères. Il arrivait aussi que se produisent des incidents : le 4 février 1784,  la Chambre de commerce de Nantes se plaint que des Portuguais aient "molesté et enlevé au mépris du pavillon français le prince Mambouc qui était dans sa chaloupe, ayant le pavillon du roi derrière." (rapporté par Lilliane Crété, La Traite Des Nègres Sous L’Ancien Régime, Perrin, 1998, p. 108). En faisant ce choix de l’anecdote  pour son personnage, Hugo innocente l'Afrique fournisseuse d'esclaves, mais dissimule aussi toute l'organisation capitalistique de la traite par les états et leurs négociants.

La protestation anti-esclavagiste  n'est guère prise en charge par le narrateur principal, sinon sur le mode de la pitié. On en reste à la dénonciation des maîtres cruels : l'oncle, le maître des enfants de Bug, le citoyen C*** ; d’ailleurs  la cruauté est aussi le fait des commandeurs[30] , esclaves eux-mêmes, ou des nègres domestiques, comme Habibrah, indifférents à leurs frères. Les esclaves sont respectables comme "travailleurs" quand ils sont dans les champs - signe de l'influence des physiocrates sur Auverney - mais condamnés à trahir leur race quand ils s'élèvent dans la hiérarchie sociale (p. 287). Pour la même raison, les sang-mêlé sont des transfuges.  En revanche le style "nègre" ébranle violemment la bonne conscience  blanche. Et c'est par là que Hugo subvertit l'idéologie qu'il défend. Tous les critiques ont remarqué la force des caractères de Biassou et surtout de Habibrah; eux  portent accusation contre le principe même de l'esclavage. Au début de son  réquisitoire au bord du gouffre, l'obi montre l'étampe[31] qui imprime dans sa chair le nom de son propriétaire : "Eh bien! Léopold d'Auverney, me demanda l'obi, ton nom te dit-il le mien?" (p. 381) ; il décrit ensuite avec suffisamment de clarté et de haine son statut d'esclave favori pour que la compromission  avec n'importe quelle forme d'esclavage apparaisse incompatible avec la dignité humaine. Ce que dit Hugo-Habibrah à Auverney-Hugo, c'est que le bon maître n'existe pas.

La dialectique des deux paroles s'exerce aussi envers la colonisation. Quelques amerindiens exceptés, rescapés du génocide espagnol et qualifiés de "sauvages" dans les recensements officiels, tout le monde est colon dans l’île, ou en passe de le devenir. Mais seuls les blancs s'en jugent dignes ou protestent  contre. Au chapitre 16, Hugo ridiculise, par la bouche d'un personnage, le séparatisme de certains planteurs adeptes des nouveaux Etats-Unis;  les  modérés, donc sympathiques, de Touzard et du Rouvray sont loyalistes envers la métropole comme il convient à un administrateur et à un soldat : à travers eux, le régime colonial est garanti par la souveraineté royale. La propriété coloniale privée et l'économie de plantation, qui sont pourtant la cause même de l'esclavage, ne sont pas non plus remises en cause par les deux personnages principaux; Bug dit à Auverney devant l'incendie des plantations : "[on a] dévasté ton héritage" (p. 362) et Auverney l'entend bien ainsi. A l'opposé,  le discours de Biassou condamne le droit de propriété, ou plutôt l’ignore. Quand son prisonnier se dit économiste au chapitre 33 et lui vante la mise en valeur "[d]es ressources matérielles d'un empire", il répond :

 

- Je ne gère pas mon armée, monsieur le planteur, je la commande... Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerai les mornes de la frontière et j'irai prendre les bœufs et les moutons espagnols...Quand j'ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt." (p. 345)

 

En vantant le pillage du chef de guerre, il en appelle aux origines de Saint-Domingue aux libres temps de la flibuste et des aventuriers. Bug également chante "...je suis un contrebandier". Le roman n’ouvre que l’alternative entre l'économie de plantation à partir d'une terre dite "vierge" et l'appropriation illégale de l'élevage et des ressources naturelles. Toussaint et la mise en valeur de l'île par les noirs eux-mêmes sont récusés ou ignorés[32] .

Pour le lecteur moderne de Bug-Jargal, c'est le peu de distance avec le racisme qui est le plus choquant. Mais il s'agit d'un double racisme : au discours méprisant des blancs, et parfois de Hugo lui-même dans les notes, répond le racisme noir, dont il se fait aussi l'écho; l'un reflétant l'autre dans une mise en abîme tragique. L'un parle en style blanc où fleurissent les termes injurieux et les remarques désobligeantes, mais l'autre est plus riche en verbe et il est polyglotte;  le français, l'espagnol et comme le dit Hugo le "patois créole" prouvent une acculturation des non blancs qui laisse l'Afrique en arrière-plan malgré le vaudou et les références à la terre d'origine. Contre la société blanche et issue de ses contradictions,  une nouvelle sorte d'hommes est en devenir. C'est ce que constate Lacroix pour la période de l'après-indépendance : "Les Noirs subalternes servent avec dévouement parce que le mot de liberté vient de temps en temps frapper leurs oreilles." (p. 415) Ce besoin de dignité avait déjà produit les sociétés de marrons réfugiés sur la frontière et dont la liberté avait été "prise" et non achetée. En dépit de ses réticences, le narrateur les évoque (p. 355), défilant devant Biassou, comme Hugo lui-même évoquera plus tard les soldats de l'an II dans Châtiments. Le choix d'une Haïti noire est déjà en puissance dans les troupes de Biassou.

 

 

"Quand donc serai-je  roi?"

C'est la question qui conclut Cromwell un an après Bug-Jargal; c'est aussi la question qui tourmente Hugo au seuil de rompre avec la royauté, à laquelle les cérémonies du sacre viennent pourtant de l’associer avec éclat. Peut-être est-elle au cœur du second Bug-Jargal  dont l’indifférence ou l’ambiguïté envers son objet apparent –l’indépendance de l’île et la traite- expliquerait l’accueil mitigé[33] . Car, dans l’œuvre hugolienne, l’ambition monarchique du révolutionnaire anglais a été devancée par celle de l’insurgé noir.  Biassou dans une lettre à Delahaye, curé de Dondon,  datée du 18 décembre 1792, annonce : "Permettez que je vous fasse part que tout le peuple ainsi que mon armée sont assemblés, qu'ils m'ont reconnu pour être vice-roy et Mr Toussaint est reconnu pour être général d'armée." Et il signe : " votre obéissant Biassou, vice-roy". Hugo connaît cette lettre :  Lacroix la cite (p. 157-158) et elle justifie la prédiction de Habibrah  au chapitre 31. A travers lui, Hugo s’essaie au procès des chefs de toute insurrection-restauration, noire ou pas[34] . Avec ce chef d’accusation supplémentaire que Biassou et Habibrah sont les esclaves des sujets d’un roi qui est encore légitime.

Il ne manque pas de sel que Hugo à la recherche d'une figure idéale de roi, la réclame à l'Afrique. Dans la première version du roman, le titre du père de Bug, "roi de Gamboa",  désignait la région gambienne du fleuve Sénégal.  Dans la seconde, c'est sur la région du fleuve Congo  ("roi de Kakongo"), qu'on appelle alors l'Angole,  que Bug aurait légitimement régné[35] . Le lecteur ne saura jamais son nom africain, ni ne connaîtra sa langue ; son nom de "Bug-Jargal », renvoie étymologiquement pour sa seconde partie à « jergal » qui en espagnol qualifie celui qui parle le jargon, langage d’initié ; « Bug » pourrait, quant à lui, être une forme abrégée de l’anglais « bugle » (ancien français « bugle » jeune bœuf non castré, du latin « buculum ») désignant la corne du vacher puis l’instrument de musique. Bug-Jargal signifiant alors celui qui claironne en langage incompréhensible. Quel roi aurait-il été? sa royauté est derrière lui mais elle se continue comme vertu morale et enjeu constant du récit. En face de la sottise politique de Auverney, il est celui qui comprend le mieux les valeurs à défendre. A l'opposé du métissage qu'impose le maître à l'esclave, et qui provoque des parricides comme le dit Hugo ( p. 332 ) ou des infanticides comme le dit Lacroix (p. 140), Bug-Jargal célèbre le ventre blanc et le père noir : "Tu es blanche et je suis noir; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant qui sont plus beaux que lui!". C'est aussi sa responsabilité de chef et non un sentiment d'honneur qui l'anime et le fait se sacrifier, loin des valeurs d'Ancien régime dont se réclame Auverney.  Il est avec Habibrah celui qui personnifie le plus l'Afrique; l’un sa face sombre, superstitieuse, archaïque et sanglante ; l’autre la quintessence de sa profondeur solaire. Ce qui permet à Hugo, avec grandiloquence mais  non sans pertinence, de passer au registre épique dans la Préface de1832 : "...la révolte des noirs de Saint-Domingue en 1791, lutte de géants, trois mondes intéressés dans la question, l'Europe et l'Afrique pour combattants, l'Amérique pour champ de bataille".    

Eh! mon bon Dieu! qu'est-ce que c'est qu'un peuple en fureur! [36] "

Cette phrase Hugo la prête à Rigaud dans la continuité de Lacroix. Et c'est bien le problème que pose, avec le retour visible et visiblement précaire de Charles X à l’ancienne monarchie, le tournoiement vertigineux des souverainetés depuis 89.  Même si, en 1826, il refuse le droit à l’insurrection aux personnages du roman parce qu'il est encore royaliste, au roi succède maintenant le peuple et ceux qui le conduisent. Il faudra attendre 1830 et Notre Dame de Paris  pour trouver un meneur populaire positif en la personne du Gantois, Coppenole, spécialiste de l'insurrection, avant que le peuple insurrectionnel idéal soit parfaitement décrit, en 1834, dans Sur Mirabeau:

 

[il] a un sens particulier et le rayon visuel toujours singulièrement droit, [il] n'est pas haineux parce qu'il est fort, [il] n'est pas envieux parce qu'il est grand, le peuple, qui connaît les hommes, tout enfant qu'il est, le peuple était pour Mirabeau[37].

 

Nous n’en sommes pas là en 1826 mais, avec Bug-Jargal,  pointent les thèmes désormais constants chez Hugo de la nécessité de l'intelligence populaire et son envers, la hantise des massacres. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il refuse à son Biassou le mérite, pourtant historique chez son modèle, d'avoir conduit la première insurrection (Hugo emploie le mot "révolte") de l’île, et ouvert le chemin qui mène de Saint-Domingue à Haïti. De  même il dénie au gros des insurgés l'intelligence politique. A ses yeux, ils n’ont du peuple que le nombre –masse, foule, et non peuple. A un colon qui lui dit : "Est-ce que les esclaves sont quelque chose?"  M. de Rouvray répond  : "Oui, monsieur, (...) les esclaves sont quelque chose; ils sont quarante contre trois ". (p. 308)               

Au mépris des faits, la violence collective dans le roman est celle des noirs presque uniquement; la violence blanche, éclatée dans les discours, est dispersée dans les actions. L'assemblée du Cap jacasse sur ses forfaitures après la nuit du 22 au 23 août et se reproche les exécutions sommaires ou les assassinats juridiques mais non les exécutions massives de sang-mêlé et les pendaisons répétées d'esclaves; pas plus que n'est mis en scène le massacre, après le 23 août, de tout ce qui est noir ou passe pour tel. Influence de la propagande des colons ou  indifférence à une frange de population si peu nombreuse qu’elle se réduit d’emblée à une faction ? Toujours est-il que la survivance du monde et de valeurs d'Ancien Régime que d'Auverney s'acharne à sauver, si elle est nostalgiquement saluée,  n’est pas même interrogée. Le devenir mis en question est celui du peuple ; rien n’importe que de savoir si au Code noir succédera le Code blanc ou si l'Histoire peut ouvrir enfin sur la réconciliation de Caïn avec Abel; si à la violence populaire, peut succéder la souveraineté du peuple.

   

Au-delà de l'insurrection de Saint-Domingue –mais Saint-Domingue lui est utile qui constate l’esclavage des misérables et souligne la différence entre classes par celle entre les races-, c'est à la Révolution française que Hugo s'en prend. Sa pensée  rejoint celle de Hobbes, diffusée en France au 18ème siècle, jugeant les désordres d'une révolte populaire pires que les actes tyranniques contre lesquels ils se soulèvent. Mais l'histoire fait de lui l'héritier de la Révolution qu'il le veuille ou non. De là la question rhétorique d’Auverney,  le "A quoi bon ? (p. 283), mot d'ordre caractéristique du nihilisme[38] .  Ce nihilisme langagier commandera  le récit suivant du Dernier jour d'un condamné. A quoi bon le peuple, si ceux qui l'incarnent sont des forçats préférant la guillotine au bagne ou, comme dans Bug-Jargal, des insurgés sauvagement destructeurs d'une civilisation? Le cauchemar des scènes de meurtre et de pillage obsède  Hugo jusqu’à produire ce texte halluciné Dicté par moi le 25 septembre 1845. Révolte de Saint-Domingue[39] . Pour que le vide se comble entre le peuple idéal de Sur Mirabeau, et le peuple "incorrect" de Bug-Jargal, il faudra un long cheminement de la pensée hugolienne –et aussi de l’Histoire.


[1] En quittant Saint-Domingue, François de Neufchateau avait emporté plusieurs papiers  concernant des affaires judiciaires riches d'enseignement sur la société domingoise, et sa correspondance avec Barbé-Marbois et La Luzerne. Ils sont dans le fonds F. de Neufchateau, cote 27 AP 11 et 27 AP 12, aux Archives Nationales.

[2] En 1801, après la publication par Toussaint-Louverture d'une constitution rendant de fait Saint-Domingue autonome et faisant de lui un généralissime à vie, Bonaparte envoie son beau-frère le général Leclerc avec 30 900 soldats pour "restituer" Saint-Domingue à la République et arrêter Toussaint et ceux qui le soutiennent. Cette expédition échoue. Après la mort de Leclerc, il reste à peine 3 000 hommes quand le maréchal de Rochambeau, son second, capitule en novembre 1803 et se rend aux Anglais qui assiègent l'île.

[3] G. Piroué et A Bellessort.

[4] V. Hugo, Œuvres complètes, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1985 et 2002, vol. « Roman 1 », p. 277. Les références au texte de Bug-Jargal seront données dans cette édition sans plus d’autre précision maintenant que le numéro de la page.

[5] Un extrait des Feuilles paginées en date de 1832 attribue au hasard la réécriture de Bug-Jargal : "Un matin, je me suis dit : je ferai trois romans sur les numéros des trois premiers cabriolets que je rencontrerai aujourd'hui. J'ai rencontré les numéros 1699, 1792 et 1482. C'est pourquoi j'ai fait Han d'Islande, Bug-Jargal et Notre-Dame de Paris." (V. Hugo, Œuvres complètes, édition Massin, CFL, 1967-1970 (désormais désignée par « Massin »), tome IV, p. 986).  L’anecdote n’est pas à prendre au pied de la lettre, mais elle implique une certaine simultanéité des trois projets. Ce serait, en ce sens, peu avant ou peu après 1823, date de composition de Han d'Islande, que Hugo aurait envisagé de récrire Bug-Jargal. A noter le lapsus de 1792 pour 1791.

[6] Le baron Pamphile de Lacroix, officier sous la Révolution,  le Consulat et l'Empire, arrive à Saint-Domingue à 27 ans avec l'expédition Leclerc. Ses Mémoires ont beaucoup contribué à ce que Charles X choisisse la reconnaissance en 1825, plutôt que l'intervention. Le relevé systématique des emprunts que lui fait Hugo a été dressé par  Servais Etienne dans Les sources de Bug-Jargal, Bruxelles, 1923

[7] Voir, en particulier, sur ce même site ses deux études : « L’idéologie de Bug-Jargal » (http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Groupugo/89-05-25hofmann.htm) et « Victoire Hugo, les Noirs et l’esclavage » (http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Groupugo/Textes_et_documents/Hoffmann_Les_Noirs_et_l%27esclavage.pdf). Il m’est agréable aussi de le remercier pour la lecture si attentive qu’il a bien voulu faire de ce texte en vue de sa publication.

[8] Elle a été ouverte par Pierre Laforgue qui répond à Léon-François Hoffmann dans son « Bug-Jargal ou La difficulté d’écrire en ‘style blanc’ » (http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Groupugo/89-06-17laforgue.htm).

[9] A. Memmi, Le racisme, « idées/gallimard », 1982.

[10] J.B.Chavannes, compagnon de Vincent Ogé. Ces deux jeunes métis, las de réclamer l'égalité des droits, prirent les armes au début de1791 au Cap, et furent suppliciés et roués à titre d'exemple.

[11] J.M.Belley, esclave venu de l'île de Gorée, achète sa liberté à 27 ans. Député à la Convention puis aux Cinq Cents; il fait partie de l'expédition Leclerc et sera néanmoins déporté à Belle-Isle-en-Mer où il meurt en 1805.

[12] Christophe, noir libre, lieutenant de Toussaint, devint roi d'une partie de l'île après la mort de Dessalines. Se suicida en 1818.

[13]Rigaud , fils d'un blanc et d'une affranchie noire, fit ses études à Bordeaux. Soldat et négociant en joaillerie, il sera le compagnon de Toussaint dans la guerre contre l'occupation étrangère, puis son rival dans la lutte pour le pouvoir.

[14] Mis au point par Colbert, il édicte le statut de l'esclave.

[15] Lettre à Albert Lacroix, décembre 1868, Massin, tome XIV, p.1254.

[16] Club fondé en 1789 par des planteurs résidant en France, désireux de protéger leurs intérêts en traitant directement avec le gouvernement et en influant indirectement sur l'Assemblée.

[17] Bryan Edwards, Tableau historique et politique de l'île de Saint-Domingue avant et depuis la Révolution française, Paris, 1812; Garran Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom des Comités de salut public, de législation et de marine, Paris, An V; Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue, in La Révolution de Haïti, Karthala,1995

[18]  Voir les notes de Hugo lui-même, le "Savez-vous le latin" et le :"Vous connaissez le bon Dieu" (pp. 330,352); la parabole des grains noirs et des grains blancs à laquelle se livre Biassou au début du chapitre XXIX; et le discours de Biassou sur l'empoisonnement des sources (p. 378) qui renvoie à une tactique de Toussaint pendant sa guerre contre le général Leclerc.

[19] Bernard Mouralis dans "Histoire et culture dans Bug-Jargal" (Revue des Sciences Humaines, janvier-mars 1973, Université de Lille III, p. 56) étudie le détail de ce montage. La première adresse avait été rédigée par Gros, procureur-syndic de Valière, fait prisonnier et employé comme secrétaire de Jean François; ce propriétaire, pourtant peu favorable aux insurgés, fait un tout autre portrait de Biassou que celui qu'en donne V.Hugo. Son Récit historique sur les événements qui se sont succédés dans les camps de la Grande Rivière, du Dondon et de Sainte Suzanne eut plusieurs rééditions et il était connu des historiens de Saint-Domingue au début du XIXème siècle. (Archives nationales, MIOM 87, bobine 88). Mouralis signale également le montage effectué, au chapitre L, pour le discours de Biassou à ses troupes.

[20] A.Césaire en fait une intéressante analyse dans son Toussaint Louverture, livre III, chapitre 2.

[21] Métis créole, éduqué par les pères de l'hôpital de la Charité au Cap ; il en fit le siège, selon Lacroix (p. 123), pour délivrer sa mère, otage des blancs. La Biographie moderne de A. de Beauchamp, en 1816, le décrit comme un "mélange singulier de cruauté et d'humanité, d'orgueil et de modestie".

[22] Second de Toussaint, il le trahit en 1801 au profit de Leclerc, puis prend la tête de la résistance noire et proclame en 1804 l'indépendance de Saint-Domingue à laquelle il redonne son nom indien de Haïti. Il se proclame empereur, et son règne est bref : il est assassiné en 1806.

23Non sans le déplorer, Lacroix constate que souvent les prêtres des paroisses ont marché avec les insurgés. L'un d'eux fut même pendu au Cap pour connivence avec l'ennemi.  L'abbé de La Haye, membre de la Société des sciences et des arts du Cap français fut ainsi l'aumônier de Biassou.

[24] Sur le club Massiac voir la note 16 ; la Société des Amis des Noirs a regroupé à partir de 1788 des anti-esclavagistes célèbres. Ils eurent le plus grand mal à se faire entendre au début de la Révolution en faveur des droits des libres et d'une extinction progressive de l'esclavage.

25  Dans sa communication au Groupe Hugo, Pierre Laforgue emprunte à Biassou l’expression « style blanc » pour mettre le doigt sur les contradictions idéologiques de Victor Hugo. C’est aussi le point sur lequel insiste Roger Toumson, dans son utile préface à une édition de Bug-Jargal chez Désormeaux, en 1969. A un Hugo « négrophile » répondrait un Hugo raciste.

[26] Voir cette lettre sur le site du Groupe Hugo : http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr/Groupugo/06-10-21Parent.htm

[27] L'abbé Grégoire, membre fondateur des Amis des noirs, se battit à l'extrême-gauche sous la Révolution ; puis dans l'opposition quand Bonaparte rétablit l'esclavage, et sous l'Empire et la Restauration.

[27bis] Il s'agit de Nicolas O'Delucq, émigré irlandais, fondé de pouvoir du marquis de Galliffet, et qui mourut en 1791 lors de la révolte. Merci à ses descendants de nous avoir communiqué ces informations et la photo qui suit d'un portrait de ce personnage.

[28] Le Génie du christianisme, livre IV, "Mission des Antilles".

[29] En 1790, l'assemblée de Saint Marc se proclama assemblée générale, réclamant l'autonomie et le droit de proclamer l'esclavage "éternel". L'échec de cette tentative n'empêcha pas la division des blancs en deux groupes : les"pompons blancs", fidèles au roi et au gouvernement central, sont plutôt favorables aux libres; les "pompons rouges" sont à la fois racistes et indépendantistes.

[30] Ce sont les surveillants. Ils furent, avec les esclaves domestiques, les  meneurs de la première insurrection. Boukman, par exemple, était cocher sur l'habitation Clément. Son maître fut d'ailleurs sa première victime.

[31] La marque au fer rouge.

[32] En 1826, Hugo n'était pas prêt à condamner la colonisation; il ne l'est pas davantage en 1879, déclarant, le 18 mai,  dans un banquet organisé pour la commémoration de la deuxième abolition de l'esclavage: "Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-là."

[33] Il n'est vraiment bon ni auprès de Villemain ou du Mercure du XIXème siècle, ni auprès de Lamartine –« Je n’aimais ni Han, ni Bug »-, ni même auprès des royalistes ultras du Drapeau Blanc. Quant aux critiques anti-esclavagistes, ils préféreront le Tamango de Mérimée au réalisme cynique, plus efficace contre la traite illicite.

[34] On s’explique ainsi que Toussaint, historiquement beaucoup plus décisif, ne l’intéresse pas : Toussaint fait signe vers Bonaparte et l’empire, pas vers Louis XVI.

[35] Le roi du Congo, évoqué aussi par Biassou, avait été reconnu par le roi du Portugal au XVIème siècle.

[36] P. 305.

[37] V. Hugo, Oeuvres complètes, R. Laffont, « Bouquins », 1985, vol. « Critique », p. 219.

[38] Hugo s'élève à plusieurs reprises contre les romantiques nihilistes ; mais ses héros le sont de manière récurrente; dans le Dernier Jour d'un condamné, dans Bug-Jargal et d'une certaine façon dans Cromwell, un absurde historique correspond à l'effondrement de la souveraineté royale ou à son discrédit. Dans Le Dernier Jour d’un condamné, le roi, tant qu’ il n'est pas lui-même guillotiné, n’est qu’une ombre muette ordonnatrice de la peine de mort; dans Bug-Jargal et dans Cromwell ses imitateurs populaires ne reflètent que cette image dégradée de la majesté royale.

[39] Œuvres complètes, loc. cit., vol. « Histoire », p. 776 et suiv.