Brigitte Buffard-Moret : Sara la baigneuse ou Les avatars d'une chanson poétique de la Renaissance
Communication au Groupe Hugo du 21
octobre 2006
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Il ny a rien détonnant à ce que le quatrain en rimes croisées ou embrassées soit le type de strophe dominant dans toute la poésie française, de la Renaissance à la période contemporaine : comme le dit Philippe Martinon dans son ouvrage sur les strophes, cette structure « est de beaucoup la plus facile, comme aussi la moins ambitieuse »[1] . En revanche, plus étonnant est le cas dune strophe qui a traversé lhistoire de la poésie française en dépit ou plutôt, comme nous allons tenter de le montrer, à cause de sa complexité. Pour la présenter, nous citerons le poème qui lui a sans doute donné sa plus grande célébrité, celui de « Sara la Baigneuse », dans Les Orientales :
Sara, belle dindolence,
Se balance
Dans un hamac, au-dessus
Du bassin dune fontaine
Toute pleine
Deau puisée à lIlyssus ;[2]
Deux études ont été consacrées à cette strophe, celle de Philippe Martinon dans son ouvrage sur les strophes et celle de Hugues Vaganay, dans son article « Une strophe lyrique au XVIe siècle »[3]. Mon propos nest pas de redire ce qui a été dit et bien dit, mais de montrer quelles ont été les raisons de cet engouement et comment a fonctionné limitation.
Du succès de lArt de dictier
Cette strophe est issue de la lyrique médiévale. Le lai lyrique, à la différence du lai narratif, se caractérise par son hétérométrie : les poèmes ont la forme dun « arbre fourchu », selon les termes des traités de rhétorique de lépoque. Au XIVe siècle, Eustache Deschamps, dans son Art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaux, expose ses principes en matière de rimes. La « leonime » est la plus prisée, qui « emporte sillabe entière »[4] et ses « exemple[s] de balade »[5], ainsi que ceux concernant la « façon des Virelais »[6], et « des Laiz »[7] montrent que sa préférence va vers les savantes répétitions sonores : il déclare également que « Balade[s] equivoque, retrograde et leonime » « sont les plus fors balades qui se puissent faire, car il convient que la derreniere sillabe de chascun ver soit reprinse au commencement du ver ensuient, en autre signification et en autre sens que la fin du ver precedent »[8].
Cest dans son Art de dictier quapparaît la strophe 7s 3s 7s 7s 3s 7s sur une combinaison rimique aabaab. On peut donc lanalyser comme un sizain composé de deux tercets, le vers court formant le centre de chacun deux. Elle compose la deuxième strophe dun « Virelay » :
Mort felonne et despiteuse
Fausse, desloyal, crueuse,
Qui regnes sans loy,
Je me plaing à Dieu de toi,
Car tu es trop perilleuse.
Merveille est que ne marvoy,
Quant je voy
Morte la plus la plus gracieuse
Et la mieudre en bonne foy
Qui, je croy,
Fust onques, ne plus joyeuse.
Cest par toy, fausse crueuse ;
Ta venue est trop doubteuse,
Tu nas pas darroy ;
Espargnier prince ne roy
Ne veulz, tant yes orgueilleuse.
Mort felonne et despiteuse.[9]
On comprend que ce schéma plaise à Deschamps il apparaît dans dautres lais et virelais de son uvre car les échos sonores rapprochés qui se produisent entre le premier vers long et le vers court de chaque tercet vont dans le sens des répétitions syllabiques rapprochées qui constituent les rimes « retrogrades » ou « equivoques ». La strophe ne fonctionne à cette époque que sur deux rimes, ce qui multiplie encore les sonorités récurrentes. Le même type de strophe apparaît dans luvre de Christine de Pisan, dont la technique poétique a la virtuosité prônée par Eustache Deschamps. La strophe est toujours sur deux rimes, comme dans ce rondeau :
Que me vault donc le complaindre
Ne moy plaindre
De la douleur que je port
Quant en riens ne puet remaindre ?
Ains est graindre
Et sera jusqu'à la mort.[10]
La strophe peut être plus ou moins longue mais le principe de lassociation rimique entre un 7s et un 3s est repris systématiquement, comme le montrent ces exemples tirés de luvre de Christine de Pisan ; ainsi ce « virelay » :
Mon gracieux réconfort,
Mon ressort,
Mon ami loial et vray,
De ma joye le droit port,
Et le port
Que tous dis, tant com vivray,
Poursuivray. [11]
ou ce « lay » :
Et saucuns nont de ta vie
Nulle envie,
Ains la veulent mesprisier,
Gentillece est deulx ravie ;
Car plevie
Lont les bons pour eulx aisier,
Et plaisier
Fais les cuers, ou poursuivie
Est joye sans delaissiez.[12]
Elle se retrouve aussi chez Grands Rhétoriqueurs, comme dans ce « simple lay » que cite Jean Molinet dans son Art de rhétorique :[13]
Fleur de beauté gracieuse,
Précieuse,
Gemme dhonneur excellente,
Vive ymage sumptueuse,
Vertueuse
Branche damour, nouvelle ente,
Ma déesse, ma régente
Propre et gente
Ma très léale amoureuse,
Corps et biens et champ et sente
Vous présente ;
Ne me soyez rigoreuse.[14]
On remarque que les rimes rapprochées des 7s-3s sont tantôt masculines, tantôt féminines : les poètes ne sont dailleurs pas à cette période contraints à la règle dalternance des rimes, comme on le constate dans le poème de Molinet. Au fur et à mesure que la musique et la poésie ne sont plus composées par le seul poète, ce dernier se consacrant à la seule disposition de « bos motz »[15], il semble que les jeux de sonorités que permet ce type de strophe contribuent à créer une « musique naturele »[16] au sein de la poésie.
De la « Complainte de Didon » à la « Chanson de Pienne »
Hugues Vaganay a recensé toutes les uvres du XVIe siècle qui ont repris la strophe citée dans lArt de dictier. Sur cette liste établie, je voudrais faire plusieurs remarques.
Tout dabord, la strophe se complexifie avec Clément Marot, qui lutilise pour un de ses psaumes et y introduit une 3e rime :
Mes cicatrices puantes
Sont fluantes
De sang de corruption.
Las par ma folle sottie
Mest sortie
Toute ceste infection.[17]
Même si plusieurs autres psaumes de divers auteurs reprirent ce schéma strophique, leur petit nombre (7 des cent Psaumes traduits par Jean Poictevin, par exemple, et publiés en 1550) montre bien que le rythme de cette strophe ne saccordait guère à la gravité du chant religieux.
Cette strophe réapparaît ensuite dans la poésie profane et les titres des poèmes sont révélateurs : « Chant » de Pontus de Tyard (1548), « Complainte de Didon à Enée » de Du Bellay (1552), « Chanson » des Amours de Meline de Baïf (1552). La strophe reste associée au chant et à la chanson et on constate donc que même si Du Bellay en 1549 dans La Deffence et Illustration de la langue francoyse a invité les poètes à délaisser les « rondeaux, ballades, vyrelais, chantz royaulx, chansons, et autres telles episseries, qui corrumpent le goust de nostre Langue »[18], la chanson reste un genre à la mode. Du Bellay lui-même, « que lon disoit estre venu pour apporter nouvelle reformation à la poësie ancienne »[19], pour reprendre les termes dEtienne Pasquier qui critique sévèrement les libertés quil se permet dans ses vers lyriques, reprend par quatre fois le schéma de ce qui est à la base un virelai (donc une vieille « episserie »), déclarant, dans son avis au lecteur, avoir versifié sans « contraindre et gehinner [s]a diction », comme « en ces vaudevilles et chansons qui se chantent dun mesme chant par tous les coupletz »[20] :
Tu veux tes voiles hausser,
Et laisser
Didon, que lAmour afole :
Les vents, qui temporteront,
Soufleront
Tes voiles et ta parole. (strophe 4)
De Carthage ne te chaut,
Qui si haut
Commence à dresser la teste.
Tu cherches ce qui est loing,
Et na soing
De ta prochaine conqueste. (strophe 6)[21]
Cest sans doute cette complainte de Didon, lamante délaissée, qui inspira un poète anonyme pour célébrer les amours malheureuses de M. de Montmorency et de Melle de Pienne, brutalement séparés par la volonté du roi et par celle du père du jeune homme : la traduction en vers de la Complainte de Didon à Enée date de 1552 et la Chanson dite de Pienne, de 1556. Dans cette chanson où « M. de Montmorency parle » et où « Mademoiselle de Pienne répond », on retrouve le thème du départ de lamant pour des terres lointaines et de lamante inconsolable :
Mais pas ne te chaille, Pienne :
Te souvienne
Seulement de nos amours ;
Car en despit de lenvie,
Quoy quon die,
Ton amy serai toujours. (strophe 5)
Tu ten vas en Italie,
Mais complie
Ce pendant je chanterai
En religion facheuse,
Fort piteuse,
Où je te regretterai. [22]
A partir de ce moment-là, le succès de la chanson populaire entraîne lutilisation de lair (et donc de la strophe) pour toutes sortes de chansons : chanson satirique des protestants contre lEglise catholique (« Complainte et chanson de la grande paillarde Babylonienne de Rome. Sur le chant de Pienne »), Noëls, cantique protestant « De lassistance que Dieu a faite à son Eglise à Lyon, estant persecutée et assaillie continuellement par ses ennemis en lan 1562 ».
Printemps beaux ou durs
Mais un autre poème sur le même schéma strophique prend soudain le devant de la scène. Si Ronsard a déjà utilisé plusieurs fois cette strophe, cest avec sa chanson en faveur de mademoiselle de Limeuil, composée vraisemblablement pour le compte de Louis de Condé, devenu amoureux de cette demoiselle dhonneur de Catherine de Médicis, après la paix dAmboise, quelle est largement diffusée. Cest donc encore un événement de la Cour qui entraîne, comme pour la chanson de Pienne, le succès de ce nouveau poème :
Quand ce beau Printemps je voy,
Japperçoy
Rajeunir la terre et londe,
Et me semble que le jour,
Et lamour,
Comme enfants naissent au monde.[23]
Cette chanson qui paraît en 1564 dans le Recueil des Nouvelles Poësies est aussitôt mise en musique par le luthiste Adrian Le Roy et si la dédicace disparaît à partir de 1567, parce que la demoiselle avait accouché à Dijon, en pleine audience, la chanson resta un succès qui en engendra bien dautres : dans les recueils contemporains, la mention du fredon « sur lair de Pienne » alterne avec celle de « sur le chant : Quand ce beau Printemps je voy ». Toute une série de chansons de la guerre civile reprennent lair, que ce soit du côté catholique ou protestant. Il est évident que lallusion au « beau Printemps » se prêtait à de sombres variations, comme dans cette Chanson nouvelle du printemps retourné c'est-à-dire « détourné » sur le temps qui court, de 1586, qui fait allusion aux événements de 1586, une des années les plus terribles de lhistoire des guerres de religion :
Quand ce dur printemps je voy,
Je cognois
Toute malheurté au monde ;
Je ne voy que toute erreur
Et horreur
Courir ainsi que fait londe. [24]
La chanson de Ronsard est également reprise pour célébrer des événements heureux, comme dans la « Chanson nouvelle de resjouissance, sur la devise héroïque et entrée de Monseigneur [le duc dAnjou] à Angers, chantée en musique à larc triomphal de dessus le pont, le 13 avril 1578 » :
Comme le soleil luisant
Est duisant
A tout ce qui naist au monde,
Et que sa trop grand chaleur
Et ardeur
Desseiche et la terre et londe ; (strophe 3)[25]
ou la « chanson nouvelle sur la réjouyssance des bons François à lhonneur du roy de France et de Navarre » qui célèbre Henri IV sur lair de « Montmorancy, te souvienne de Pienne » mais dont les paroles reprennent celles de la chanson de Ronsard :
Voicy la chanson plaisante,
Florissante,
Que le beau printemps conduict ;
Voici le soleil qui chasse
Froide glace,
Voicy lesté qui le suit. (strophe 1)[26]
Il semble donc que le succès de la strophe vienne autant de son rythme que des sujets auxquels elle sest appliquée, tantôt complainte, tantôt célébration du printemps : la chanson anonyme de Pienne, qui a fait oublier le poème des malheurs de Didon, et celle de Ronsard sont aussi imitées lune que lautre par la chanson populaire. Les poètes aussi simitent les uns les autres, comme on peut le constater en comparant la chanson de Belleau, dans sa Bergerie, uvre qui mêle la prose aux vers, parue en 1565 :
Avril lhonneur et des bois
Et des mois,
Avril la douce esperance
Des fruictz qui sous le coton
Du bouton,
Nourrissent leur jeune enfance [27]
et celle dAmadys Jamyn, parue en 1575 :
Or que le plaisant Avril
Tout fertil
Donne aux plaines la verdure,
Et Jupiter à son tour
Fait lamour,
Je veux suivre la nature.[28]
Quant aux musiciens de lépoque, ils nhésitent pas pour les paroles de leurs chansons à mêler les uvres : on trouve ainsi dans un recueil de chansons de Chardavoine[29], une chanson, « Avril, lhonneur et des bois Et des mois » qui, pour le titre et les dix premières strophes, appartient bien à Remy Belleau, mais dont les deux strophes suivantes sont dues à un auteur non identifié et dont les sept dernières sont tirées de « Quand ce beau Printemps je voy »[30].
Cette strophe parcourt le XVIIe et le XVIIIe siècle, mais elle est cantonnée aux chansons populaires ou à la poésie légère : on la rencontre ainsi chez La Fontaine, dans une lettre à sa femme. Il raconte un voyage quil vient deffectuer du côté de Chatellerault et de Poitiers, et pour se plaindre de la rudesse des chemins il reprend de manière plaisante les lamentations qui se trouvaient dans les chansons de la guerre civile du siècle précédent :
Ce sont morceaux de rochers
Entés les uns sur les autres,
Et qui font dire aux cochers
De terribles patenôtres.
Des plus sages à la fin
Ce chemin
Epuise la patience.
Qui ny fait que murmurer
Sans jurer,
Gagne cent ans dindulgence. [31]
Il faut noter que deux paragraphes plus haut, il a signalé que la ville de Chatellerault est « mi-parti de huguenots et de catholiques ». Est-ce par association didées quil reprend parodiquement cette strophe utilisées autrefois par les deux camps durant les guerres de religion ?
De Sainte-Beuve à Hugo
Cest par le biais des poètes de la Renaissance que cette strophe va avoir un éclatant renouveau au XIXe siècle. Sainte-Beuve, dans son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle cite en entier le poème de Belleau et rend hommage au « rhythme délicat dans lequel est jetée cette chanson dAvril, et dont Ronsard fit également usage dans sa chanson connue : Quand ce beau printemps je voy »[32]. Cest avec Sainte-Beuve que commencent les commentaires tentant à dégager le charme de « ce curieux rhythme »[33], puisque après avoir reconnu que Ronsard nest pas linventeur de ce rythme et quon le trouve dans « un mystère du XVe siècle » ainsi que dans un psaume de Marot, il remarque :
[ ] Ce nest que chez les poëtes de la Pléiade que ce rhythme [ ] prend toute sa vogue ; ce nest que chez eux que, grâce à lentrelacement, pour la première fois obligé, des rimes masculines et féminines, il acquiert sa vraie légèreté et son tour définitif.[34]
Lui-même « remani[e] ce rhythme délicat dans une bagatelle intitulée la Rime, quil se permettra de consigner ici[35] comme un hommage offert au grand inventeur lyrique du XVIe siècle »[36] :
Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons ;
Rime, lunique harmonie
Du vers qui, sans tes accents
Frémissants,
Serait muet au génie ; (strophe 1)
O Rime ! qui que tu sois,
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle. (strophe 9)
Les uvres de Ronsard et de Belleau autant que celle de Sainte-Beuve attirent lattention de Hugo qui, dans son premier recueil rajoute comme épigraphes à deux de ses poèmes, dans lédition de 1828, deux strophes de chacun des trois poèmes. Celles de la chanson des Amours de Marie constituent lépigraphe de lode vingt-deuxième, « Le portrait dune enfant » :
Quand ie voy tant de couleurs
Et de fleurs
Qui esmaillent un riuage,
Ie pense voir le beau teint
Qui est peint
Si vermeil en son visage.
Quand ie sens, parmi les prez
Diaprez,
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors ie fais croire à mes sens
Que ie sens
La douceur de son haleine.[37]
celles d« Avril », lépigraphe de lode vingt-quatrième, « Pluie dété » :
Laubépine et léglantin,
Et le thym,
Lillet, le lys et les roses,
En cette belle saison,
A foison
Montrent leurs robes écloses.
Le gentil rossignolet,
Doucelet,
Découpe, dessous lombrage,
Mille fredons babillards,
Frétillards,
Aux doux sons de son ramage.[38]
celles de Sainte-Beuve lépigraphe de lode vingt-troisième, « A madame la Comtesse A.H. ». On remarque que, pour cette dernière citation, Hugo a choisi non les strophes qui célèbrent limportance de la rime dans un poème, mais un passage qui imite lesprit des « vieilles chansons » qui lui sont chères [39] :
Sur ma lyre, lautre fois,
Dans un bois,
Ma main préludait à peine,
Une colombe descend
En passant,
Blanche sur le luth débène.
Mais, au lieu daccords touchants,
De doux chants,
La colombe gémissante
Me demande par pitié
Sa moitié,
Sa moitié loin delle absente.[40]
Dans son recueil suivant, celui des Orientales, Hugo reprend à son tour la forme de la strophe pour « Sara la Baigneuse ». Parce que « ce livre inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du public »[41] rompt radicalement avec les formes post-classiques et que « Sara la baigneuse » est fortement marquée dune sensualité orientale très à la mode, ce poème devient une des pièces romantiques de référence pour plusieurs générations de poètes, même si certains reprochent à Hugo davoir choisi une structure rimique moins satisfaisante que celle de Ronsard, comme Banville comparant ainsi les deux dans son Petit traité de poésie française :
« Eh bien ! pour faire sa Sara la Baigneuse, Victor Hugo a sans façon retourné, écorché ce rythme, mettant le poil en dedans et au dehors la peau sanglante [ ]. Ce jour-là Victor Hugo a créé du même coup un chef-duvre immortel et un mauvais rhythme, mort-né. Il ne sest pas aperçu que les deux petits vers de la strophe, ayant chacun sa rime au vers précédent, tombent sourdement sur la rime féminine, tandis quau contraire avec une rime masculine la chute du grand vers est sèche, manque dampleur et de sonorité ».[42]
De la Demoiselle au Baigneur ou de limitation à la parodie
Musset, dans une de ses chansons espagnoles que Sainte-Beuve estime « dune heureuse turbulence de page, mais visiblement chauffées au large soleil couchant des Orientales »[43] est le premier à sinspirer librement du schéma strophique du poème de Hugo, puisquil remplace les heptasyllabes par des octosyllabes et use du huitain à la place du sizain :
Que jaime à voir, dans la vallée
Désolée
Se lever comme un mausolée
Les quatre ailes dun noir moutier !
Que jaime voir, près de laustère
Monastère,
Au seuil du baron feudataire,
La croix blanche du bénitier ![44]
Gautier, pour « La Demoiselle »[45] fait un double emprunt à Hugo, puisque le titre (qui disparaîtra après la première édition), le sujet (la libellule) et deux mots à la rime appartiennent à lOde seizième du Quatrième Livre des Odes de Hugo le mot diapré étant lui-même emprunté à la strophe de Ronsard citée en épigraphe de lode « Le portrait dun enfant » , et que la structure est celle du poème des Orientales dont en outre un vers (« Oh ! la paresseuse fille ! ») figure en épigraphe du poème Sonnet IV : « Lorsque je vous dépeins cet amour sans mélange » [46] :
Sur la bruyère arrosée
De rosée ;
Sur le buisson déglantier ;
Sur les ombreuses futaies ;
Sur les haies
Croissant au bord du sentier ; (strophe 1)
Voici limmense domaine
Où promène
Ses caprices, fleur des airs,
La demoiselle nacrée,
Diaprée
De reflets roses et verts. (avant-dernière strophe)[47]
Nerval, lui, revient à la source de la Renaissance, en citant dans son Choix des poésies de Ronsard [ ] le « Bel Aubépin » de Ronsard et « Avril » de Belleau, dont il reprend le modèle strophique dans son Odelette « Les Papillons », une strophe sur deux :
Le Papillon, fleur sans tige
Qui voltige,
Que lon cueille en un réseau :
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la fleur et loiseau ! [48]
Banville quant à lui sinscrit dans la lignée à la fois de Ronsard et de Hugo. « A une petite chanteuse des rues », qui appartient au recueil des Stalactites, a le schéma strophique commun à ces deux auteurs :
Enfant au hasard vêtu,
Doù viens-tu
Avec ta chanson bizarre ?
Doù viennent à lunisson
Ta chanson,
Ta chanson et ta guitare ?[49]
et il a pour épigraphe une chanson de Notre Dame de Paris[50]. « Les Tourterelles », du même recueil, est précédé dune épigraphe tirée de la 19e strophe de « Quand ce beau printemps je voy »[51] :
Et voy ces deux colombelles
Qui font naturellement,
Doucement,
Lamour du bec et des ailes.
Enfin, le même schéma strophique revient, dans une pièce parodique, « V... le baigneur ». Dans son Avertissement de la deuxième édition des Odes funambulesques, il déclare :
La langue comique de Molière étant et devant rester inimitable, lauteur a pensé, en relisant les poëtes du seizième siècle dabord, puis Les Plaideurs, le quatrième acte de Ruy Blas et ladmirable premier acte de lEcole des Journalistes[52], quil ne serait pas impossible dimaginer une nouvelle langue comique versifiée, appropriée à nos murs et à notre poésie actuelle, et qui procèderait du véritable génie de la versification française en cherchant dans la rime elle-même ses principaux moyens comiques.[53]
Il intitule Autres Guitares, « emprunté par jeu à Victor Hugo »[54], toute une série de pièces qui « sont celles qui, à proprement parler, constituent le genre connu aujourdhui sous le nom dodes funambulesques »[55], dans lesquelles il a voulu montrer que
lart de ce grand rhythmeur, tel quil la agrandi et perfectionné, peut produire tout ce quil a voulu lui faire produire, et plus encore ; que, comme elle éveille tout ce quelle veut dans notre âme, la musique du vers peut, par sa qualité propre, éveiller aussi tout ce quelle veut dans notre esprit et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire ![56]
Dans « V. le baigneur » les derniers vers des deux tercets sachèvent par des rimes équivoquées semblables aux jeux de rimes hugoliens présents dans les Ballades :
V tout plein dinsolence,
Se balance,
Aussi ventru quun tonneau.
Au-dessus du bain de siège,
O Barège,
Plein jusquau bord de ton eau
Et comme Io, pâle et nue
Sous la nue,
Fuyait un époux vanté,
Le flot réfléchit sa face,
Puis lefface
Et recule, épouvanté.[57]
Cest le succès qui entraîne la parodie ainsi que, le siècle sécoulant, la mise à distance de la poésie romantique. A son tour, Tristan Corbière, qui a hérité de lhumeur antiromantique de son père et qui traite Hugo dans un de ses poèmes de « gardenational épique » (« Un jeune qui sen va ») reprend la strophe de « Sara la baigneuse » dans « Après la pluie » (Les Amours jaunes, 1873), poème à lintérieur duquel figurent aussi des allusions à « Guitare » de Hugo :
Jaime la petite pluie
Qui sessuie
Dun torchon de bleu troué !!
Jaime lamour et la brise,
Quand ça frise
Et pas quand cest secoué.
Nes-tu pas doña Sabine ?
Carabine ?...
Dis : veux-tu le paradis
De lOdéon ? traversée
Insensée !...
On emporte des radis. » (strophe 9)[58]
A son tour, Verlaine reprend la strophe dans le poème « Projet en lair »[59], qui devait figurer dans une nouvelle édition de Parallèlement :
Il fait bon supinément,
Mi-dormant,
Dans laprication douce
Dun déjeuner modéré
Digéré
Sur un lit dherbe et de mousse,
[ ] Je me souviens que jaimais
A jamais
(Pensais-je à seize ans) la Gloire,
A Thèbes pindariser,
Puis oser
Ronsardiser sur la Loire, (strophe 4)[60]
Souvenir de Corbière à qui il avait rendu hommage dans ses Poètes maudits ? Clin dil à Hugo, voire à Ronsard qui est cité dans une strophe ?
Cette strophe a eu un succès précoce, à la fin du XIVe siècle, sans doute parce quelle permettait des échos sonores subtils, à une époque où ils devenaient fondamentaux pour les poètes qui recouraient à la « musique naturele »[61] des mots. Elle a traversé les âges parce quelle est restée associée, au XVIe et au XVIIe siècles, au genre de la chanson et sest trouvée utilisée précisément pour chanter des événements qui ont fait lactualité, des amours malheureuses aux drames des guerres civiles. Si elle est revenue sur le devant de la scène à lépoque romantique, cest quelle apparaissait aux poètes propre à souligner les jeux de rimes redevenus primordiaux dans lesthétique romantique. Sa présence dans luvre qui marqua le début de la carrière de Hugo ne pouvait quentraîner hommages et parodies, jeux de rimes et jeux de mots.
[1] Philippe Martinon, Les Strophes, Paris, Champion, 1912, p. 89.
[2] Dans Victor Hugo, uvres poétiques, t. 1, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, p. 638. Ce poème fut mis en musique par Berlioz, Victor Massé, Hippolyte Monpou.
[3] Dans Mélanges Vianey, Slatkine reprints, Genève, 1973, réimpression de lédition de Paris de 1934, p. 175 sq.
[4] Eustache Eschamps, uvres complètes, éd. Gaston Raynaud, Paris, Librairie Firmin Didot, 1891, tome VII, p. 274.
[5] Ibid., p. 275.
[6] Ibid., p. 281.
[7] Ibid., p. 287.
[8] Ibid., p. 277.
[9] Ibid., p. 281.
[10] Christine de Pisan, uvres poétiques, Paris, Librairie Firmin Didot, 1886, tome 1, p. 148.
[11] Ibid., p. 106.
[12] Ibid., p. 129.
[13] Jean Molinet, LArt de rhétorique, dans Recueil dArts de Seconde rhétorique, éd. Ernest Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 241.
[14] Dans Paul Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, Paris, 10 / 18, « Bibliothèque médiévale », 1978, p. 107.
[15]Ainsi, au XIIe siècle, Bernard de Ventadour est célébré par un de ses biographes comme habile à « trobar bos motz et gais sons » (Eustache Deschamps dans uvres complètes, tome VII, publiées daprès le manuscrit de la Bibliothèque nationale par Gaston Raynaud, Société des Anciens Textes français, Paris, 1891, p. 270).
[16] Eustache Deschamps, LArt de dictier, p. 272.
[17] Clément Marot et Théodore de Bèze, Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, fac-similé de lédition genevoise de Michel Blanchier, 1562, Droz, 1986.
[18] Joachim Du Bellay, La Deffence et illustration de la Langue francoyse (1549), éd. Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2001, p. 132.
[19] Etienne Pasquier, Recherches de la France, cité par Henri Chamard dans Joachim Du Bellay, uvres poétiques, III, Recueils lyriques, t. 1, Vers lyriques de 1549, Droz, 1912, p. 3.
[20] Du Bellay, uvres poétiques, VI, t. 2, p. 307.
[21] Du Bellay, ibid.
[22] M. Leroux de Lincy, Chants historiques du XVIe siècle, p. 204.
[23] Ronsard, uvres poétiques complètes, éd. Jean Céard, Daniel Ménager, Michel Simonin, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2 tomes, 1993-1994, t. 1, p. 237.
[24]M. Leroux de Lincy, op. cit., p. 508.
[25] Ibid., p. 383.
[26] Ibid., p. 565.
[27] Remy Belleau, uvres poétiques, sous la direction de Guy Demerson, 4 tomes, Paris, Champion, 1995-2001, t. 4 , 2001, p. 88.
[28] Amadis Jamyn, Premières poésies et Livre Premier, édition critique avec introduction et notes par Samuel M. Carrington, Droz, Genève, 1973, p. 130.
[29] Georges Dottin, « La Chanson chez Ronsard. Le mot et la chose », dans Ronsard en son IVe centenaire. Lart de poésie, Actes du colloque international Pierre de Ronsard de septembre 1985, Droz, Genève, 1989, p. 32.
[30] Pierre de Ronsard, Le Second Livre des Amours, « La Pléiade », t. 1, p. 237.
[31] La Fontaine, uvres complètes, Le Seuil, LIntégrale, 1965, p. 40.
[32] Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, Charpentier, sans date, p. 89.
[33]Ibid.
[34]Ibid., p. 90.
[35] Cest-à-dire dans son édition des uvres choisies de Pierre de Ronsard, parue en 1828.
[36] Sainte-Beuve, uvres choisies de Pierre de Ronsard, Paris, Garnier frères, 1879, p. 52.
[37] Victor Hugo, uvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964, t. I, p. 484.
[38] Ibid., p. 487.
[39] Cest sous cette appellation quil cite deux strophes de la pièce initiale des Jeux rustiques de Du Bellay, « Dun vanneur de blé au vent » pour lépigraphe de sa Ballade quatrième.
[40] Ibid., p. 486.
[41] Victor Hugo, Préface des Orientales, dans uvres poétiques complètes, I, p. 578.
[42] Banville, Petit traité de poésie française, Paris, Editions de la bibliothèque de lEcho de la Sorbonne, 1872, p. 146-147.
[43] Sainte-Beuve, « Alfred de Musset » (1833) dans Portraits contemporains, t. 2, Paris, Calmann-Lévy, 1876, p. 184.
[44] Alfred de Musset, « Stances : Que jaime à voir, dans la vallée », Premières poésies, dans Poésies complètes, éd. Maurice Allem, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1951, p. 93.
[45] Théophile Gautier, uvres poétiques complètes, éd. Michel Brix, Paris, Bertillat, 2004, p. 82.
[46]Ibid., p. 890.
[47]Ibid., p. 80.
[48] Gérard de Nerval, Premières poésies et Odelettes, dans uvres complètes, éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, t. 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1989, p. 332.
[49] Théodore de Banville, uvres complètes, Paris, Champion, 8 tomes, 1993-2000, t. 3, p. 54.
[50] Mon père est oiseau,
Ma mère est oiselle,
Je passe leau sans nacelle,
Je passe leau sans bateau.
Victor Hugo.
(Ibid.)
[51] Ibid., p. 20.
[52] Drame de Mme de Girardin.
[53] Théodore de Banville, uvres poétiques complètes, III, p. 3.
[54] Commentaire de Autres guitares, ibid., p. 265.
[55]Ibid.
[56]Ibid., p. 266.
[57] Ibid., p. 122. Cest Louis Désiré Véron qui est visé. Ce médecin rédige à ses heures perdues un feuilleton politique dans La Quotidienne, puis il écrit un feuilleton théâtral et fonde en 1829 La Revue de Paris. Il devient directeur de lOpéra de Paris et directeur gérant du Constitutionnel sous la tutelle dAdolphe Thiers quil soutient jusquà la chute du régime en 1848. Le Constitutionnel est raillé par les opposants à Thiers de 1844 à 1848 (le poème de Banville est de 1846). Véron se rallie à lempereur après le coup dEtat. Il fonde un prix littéraire contre lequel écrit Banville qui se porte candidat lannée suivante et obtient le deuxième prix.
On note que le premier vers na sept syllabes que si lon restitue le nom de « Véron » à la place de « V ».
[58] Dans Tristan Corbière et Charles Cros, uvres complètes, éd. Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer pour Cros et Pierre-Olivier Walzer pour Corbière, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1970, p. 722. Ce poème croque une scène parisienne, avec la rencontre de la cocotte.
[59] Ce poème faisait partie dun projet de nouvelle édition de Parallèlement (cf. le commentaire de Jacques Borel dans Verlaine, uvres poétiques complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, complétée et présentée par Jacques Borel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1962, p. 1218).
[60] Ibid., p. 529.
[61] Eustache Deschamps, Art de Dictier, p. 272.