David Charles : Buvard, miroir, poème (Les Misérables, IV, 15, 1)
Communication au Groupe Hugo du 25
février 2006
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Il n'y a que mon atroce probité qui puisse me retenir
d'aller chercher l'histoire dans votre fameux buvard.[1]
Hugo interrompt en février 1848 la rédaction du roman qui sera Les Misérables et n'est encore que Les Misères, sur une très courte ébauche du premier chapitre du Livre XV de la quatrième partie. Commencé entre le 30 décembre 1860 et le 1er janvier 1861, le chapitre est intitulé "Buvard, bavard"[2]. Il raconte l'arrivée de Jean Valjean, Cosette et Toussaint rue de L'Homme-Armé le 4 juin 1832 dans la perspective d'un déménagement à Londres ; la lecture par Jean Valjean de la lettre envoyée à Marius par Cosette pour le lui apprendre ; la révolution à laquelle la révélation de leur amour soumet Jean Valjean ; sa sortie dans la rue où se fait entendre la rumeur de l'insurrection. Lecture non de la lettre elle-même, qu'Éponine déguisée en ouvrier est chargée de donner à Marius ; mais de la trace qu'en a recueillie le buvard de Cosette, grâce à un miroir qui rend le buvard bavard en rétablissant le sens de l'écriture que le buvard inverse.
Le chapitre est fameux à deux titres. D'une part, il met fin à l'interruption de la rédaction du roman. Disons plutôt, Les Misérables n'étant pas Les Misères, que sa rédaction ré-inaugure le roman suite aux travaux de révision auxquels Hugo, les mois précédents, a commencé de soumettre les chapitres écrits avant 1848. Interrompues - selon le mot de Hugo lui-même - "pour cause de révolution"[3], Les Misères sont en attente de leur propre révolution esthétique, politique, religieuse et morale. On comprend ainsi cette curieuse note ajoutée à la fin du manuscrit du chapitre précédent : "(ici le Pair de France s'est interrompu, et le proscrit a continué)"[4]. Le proscrit a continué, mais cette continuation cache la révolution qui l'exige et la permet, où le Pair de France, précisément, est devenu le proscrit[5] ; le Pair de France ne se serait qu'interrompu si le proscrit n'avait dû continuer ce que le Pair de France ne pouvait reprendre parce qu'après 1848 il n' y a plus de Pairs de France. D'autre part, le chapitre lui-même intrigue, comme à chaque fois qu'il est question dans un roman des moyens matériels et intellectuels de l'écriture, par son titre et le triple dispositif de la lettre, du buvard et du miroir qu'il met en place. C'est à ce titre et à ce dispositif que nous nous attacherons ici. Plutôt que de proposer une interprétation nouvelle de la coupure des Misérables[6], il s'agira, dans la perspective ouverte par ce volume, d'analyser ce qui se dit ici dans le roman, non du roman lui-même mais du poème - du poème que devient la lettre de Cosette dans le bavardage du buvard.
Le buvard, la plume et l'encre
"Buvard, bavard" signifie au lecteur son statut ré-inaugural par un certain nombre de notations à portée métalinguistique dont les effets convergent dans une mise en scène[7]. Disons tout de suite, pour n'y plus revenir, que plusieurs éléments du chapitre le trahissent comme texte : la mention, dès la fin du premier paragraphe, d'un "ange noir" et d'un "ange blanc" qui se disputent le destin de Jean Valjean (c'est le noir et blanc de l'écriture) ; les références à l'intrigue elle-même, dont le narrateur exhibe les ressorts ("Une péripétie l'(...) attendait.") ; à la rhétorique de l'analyse psychologique, occupée ici à décrire l'apaisement que trouve Jean Valjean après l'inquiétude des derniers jours ("cette loi de succession et de contraste (...) que les esprits superficiels appellent antithèse") ; au genre, enfin, auquel le roman s'apparente pour mieux s'en démarquer (pour Jean Valjean, Marius est un "fainéant de romance").
C'est évidemment le titre lui-même, en tant qu'il se réfère aux moyens matériels de l'écriture, qui nous occupera surtout. Parmi les titres du roman qui désignent le texte plutôt que ses objets, trois assurent des effets d'annonce où se dit la cohérence du roman. "Première esquisse de deux figures louches" (I, IV, 2) fait attendre la deuxième ; "Le drapeau. - Premier acte" et "Le drapeau. - Deuxième acte" (IV, XIV, 1 et 2) font attendre le troisième - ils assurent aussi la désignation générique du texte. Un autre titre signale la suspension de l'intrigue à la digression du couvent : "Parenthèse" (II, VII). Le découpage du roman en chapitres n'est pas oublié ("Chapitre où l'on s'adore", I, III, 4), ni sa division - matérielle avant tout - en tomes : "Le petit qui criait au tome II" (III, VIII, 22). "Buvard, bavard" se réfère en revanche à l'écriture en tant qu'activité matérielle mobilisant des outils, parmi lesquels un buvard. Buvard plus utile à la rédaction de la lettre de Cosette qu'à celle du roman : on a besoin de sécher l'encre de la lettre qu'on va plier pour l'envoyer (ce que fait Cosette), alors que l'encre du folio d'un manuscrit qu'on vient d'écrire (ce que fait Hugo) a le temps de sécher avant que le folio soit recouvert par le suivant. Mais intituler "Buvard, bavard" le chapitre par lequel on reprend une rédaction interrompue douze ans plus tôt, c'est, peut-être, suggérer que ces douze ans n'ont pas suffi au séchage de l'encre ; que, précisément, la rédaction n'est qu'interrompue et qu'elle continue ici comme si rien entre temps de la vie, de l'ouvre et du monde, n'était venu exiger la transformation du roman arrêté en un autre : "Aujourd'hui, écrit Hugo le 30 novembre 1860, je reprends (pour ne plus la quitter j'espère) l'ouvre interrompue le 14 février 1848"[8]. C'est dans une parenthèse que Hugo a mentionné, à la fin du chapitre précédent, la continuation de la rédaction.
Deux autres chapitres évoquent les moyens matériels de l'écriture. Ce sont les deux chapitres consécutifs de la cinquième partie qui précédent immédiatement le dernier : "Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent" et "Bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir" (V, IX, 3 et 4). Ces trois chapitres, du buvard, de la plume et de l'encre, fonctionnent ensemble. Par le premier s'annonce et s'effectue la reprise de la rédaction du roman. Le deuxième fait retour à la fois sur le début du roman et la reprise de sa rédaction, et en signale la fin. On y voit Jean Valjean se regarder dans un miroir explicitement identifié comme étant celui de "Buvard, bavard" par un narrateur qui en rappelle le rôle "si fatal pour lui, si providentiel pour Marius" (1128). Puis, muni d'une plume au "bec recourbé" et d'une encre "desséchée" qui n'ont pas "servi depuis longtemps", éclairé par "les chandeliers de l'évêque", écrire à Cosette une lettre dans laquelle il entreprend, sans la terminer parce que la douleur d'avoir perdu la jeune fille l'en empêche ("c'est fini", pense-t-il), la réécriture de l'"Histoire d'un progrès dans les verroteries noires" (1129). Le troisième chapitre (l'encre) achève la construction du personnage, résume deux épisodes clefs du roman et annonce son dernier chapitre, où s'efface la fragile épitaphe de Jean Valjean. Le chapitre prouve en effet - non au lecteur qui le sait déjà mais à Marius - que Monsieur Madeleine (dont l'entreprise est, à nouveau, racontée par Marius), l'insurgé qui a épargné la vie de Javert, l'homme qui a sauvé Marius blessé sur la barricade (autre récit, par Thénardier) et Jean Valjean ne font qu'un (1137-1141). La "bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir", c'est, tout à la fois, l'encre de la lettre qui introduit Thénardier chez Marius, sur la matérialité de laquelle le narrateur insiste ("gros papier", "pli grossier", odeur de tabac) ; la noirceur de l'individu dont il entend prouver l'identité ; l'habit, noir, qui le déguise et le blanchit pour l'occasion (issu de la boutique d'un "changeur", professionnel de la sémiologie du costume et des inversions d'identité sociale) ; et, enfin, le blanchiment de Jean Valjean, de "voleur" et "assassin" devenu "héros" et "saint" (1142-1143). À la fin de cette cinquième et dernière partie - que son nom, enfin, intitule alors il n'intitulait auparavant qu'un chapitre (I, II, 6) - , Jean Valjean devient pour de bon le héros de cette "histoire d'un saint" que sont Les Misérables (ms 24744, f°660 ; Chantiers, 733).
Du brouillon au manuscrit, du manuscrit au livre
Le texte porté sur le buvard n'est d'abord qu'un "griffonnage", que jamais au cours du chapitre, même une fois qu'il en connaît le sens, Jean Valjean ne lit ; le miroir, qu'au contraire Jean Valjean lit à chaque fois qu'il y porte le regard, le rend lisible "avec une netteté inexorable". On peut y voir la figuration de la mise au net d'un manuscrit, passage du brouillon, de l'ébauche, au texte définitif : "il vit que c'était décidément fini", dit plus loin le narrateur à propos de ce qu'éprouve Jean Valjean à la lecture de la lettre. On peut y voir aussi le passage de l'écriture manuscrite à l'écriture imprimée. L'inversion du "sens naturel" de l'écriture que réalise le buvard, le typographe qui compose un texte l'opère aussi, et les lignes tracées sur le buvard sont dites (et à deux reprises) "imprimées". On peut ici se rappeler par exemple que pour prendre une empreinte sur papier des hiéroglyphes gravés en creux sur la pierre de Rosette - sur le buvard de Cosette, c'est d'un "griffonnage bizarre" qu'il s'agit -, on l'a recouverte en 1826 d'encre typographique ; le texte se trouve écrit "à rebours". Il faut donc "présenter la feuille au jour et lire l'empreinte par-derrière le papier, toutes les lettres se trouvant alors dans leur position naturelle"[9].
Mais le mot d'impression n'apparaît dans "Buvard, bavard" qu'après qu'a été décrite l'opération réalisée par le miroir, et il apparaît au terme de chacune des deux descriptions dont cette opération fait l'objet. La première par un narrateur omniscient qui explique au lecteur ce que Jean Valjean ne comprend pas encore :
Il aperçut (...), dans le miroir (...), et il lut distinctement les quatre lignes que voici : (...). / (...) L'écriture s'était imprimée dans le miroir.
La seconde du point de vue du personnage :
Jean Valjean alla au miroir. Il relut les quatre lignes (...). / (...) Il examina fiévreusement les quatre lignes imprimées sur le buvard, le renversement des lettres en faisait un griffonnage bizarre, et il n'y vit aucun sens. Alors il se dit : (...).
C'est donc le dispositif associant le buvard et le miroir, et non le seul buvard, qui réalise ici l'impression du texte de Cosette. La "netteté inexorable", la dissipation de ce qui n'est d'abord qu'une "hallucination", une "vision", un "mirage", la production du "sens", ne se réalisent que dans cette double opération qui fait bavarder le buvard. Inversion du texte manuscrit de Cosette par le buvard : le texte perd sa lisibilité matérielle et sémantique ("il n'y a rien d'écrit là"). Inversion du texte du buvard par le miroir, où le texte retrouve - trouve est le mot juste car précisément la lettre manque, le buvard n'en est que l'indice - son statut de texte : il y a quelque chose d'écrit là. Mais cette double opération est décrite deux fois, comme si la première description, par un narrateur omniscient, ne suffisait pas. La "netteté inexorable" de quatre lignes désormais "irrécusables" - netteté d'un texte imprimé offert au lecteur auquel on ne peut rien changer alors qu'un manuscrit, même mis au net, est encore révisable - n'est obtenue qu'à la condition que Jean Valjean comprenne ce qui se passe (d'où le passage au point de vue du personnage), c'est-à-dire à la condition que le lecteur soit associé à la construction du sens. Le buvard n'est texte que pour un lecteur et le miroir le lui donne. Jean Valjean regarde trois fois dans le miroir : il y découvre une première fois le texte de la lettre et reste "hagard" ; il l'y relit ensuite sans "y cr<oire>" ; muni du buvard, il y "retomb<e>" enfin et "compr<end>". Sa prunelle alors devient "vitreuse", comme le miroir. Il se reporte une dernière fois au buvard, mais sans utiliser le miroir, comme s'il n'en avait plus besoin : les lignes sont "irrécusables", il est "convai<cu>".
Dans "La bouteille d'encre qui ne réussit qu'à blanchir", les propos de Thénardier, qui a les preuves en mains de l'identité de Madeleine et du suicide de Javert (deux articles, du Drapeau blanc et du Moniteur), permettent d'expliquer que Jean Valjean d'abord ne croie pas à ce qu'il vient de lire dans le miroir : "Non des preuves manuscrites, l'écriture est suspecte, l'écriture est complaisante, dit Thénardier, mais des preuves imprimées." (V, IX, 4 ; 1139). Marius est convaincu : il pense que les journaux produits par Thénardier n'ont "pas été imprimés exprès" pour appuyer ses dires (ibid.). Ils l'ont pourtant été, par l'auteur de la fiction. Rappelons ici que c'est l'imprimerie qui a définitivement confisqué la parole à l'oralité et, de fait, consacré l'écriture. Dans le passage de la manuscriture à l'écriture imprimée, l'écriture s'est en effet constituée dans son rapport d'opposition à l'oralité. Tant qu'on écrivait un texte pour le préparer à la lecture publique ou pour enregistrer un discours préalablement prononcé, on recevait auditivement le texte à reproduire. Le langage fixé par le manuscrit restait celui de la communication directe et l'écriture un relais de la voix : ce qu'est la lettre de Cosette à Marius dans les mains d'Éponine. Entre ce qui est désigné depuis l'invention de l'imprimerie comme "écriture" et la manuscriture, la différence est donc aussi grande qu'entre manuscriture et oralité. Le livre sous sa forme imprimée est une consécration de l'écriture, et il n'y a désormais d'écriture qu'imprimée[10].
Le dispositif constitué par le buvard et le miroir donne au texte manuscrit de Cosette ce que lui donnerait son impression, l'ubiquité : "Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille par Cosette à Marius." Le narrateur renchérit plus loin : "en ce moment-là, Marius n'avait pas encore la lettre de Cosette ; le hasard l'avait portée en traître à Jean Valjean avant de la remettre à Marius". Les images employées à décrire la perte de Cosette : "il vit (...) qu'elle lui échappait, qu'elle glissait de ses mains, qu'elle se dérobait, que c'était du nuage, que c'était de l'eau", servent dans Notre-Dame de Paris à décrire l'imprimerie, "volatile, insaisissable", qui "se mêle à l'air", "s'éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l'air et de l'espace" (NDP, V, 2 ; 624)[11]. Parmi les innombrables documents que le roman emploie, la lettre de Cosette est le seul qui fasse l'objet d'un traitement non identique mais, fût-ce pour servir des stratégies contraires (réflexivité ici, effet de réel là), analogue à celui qui, dans Le Dernier Jour d'un condamné, fait passer le document manuscrit de la chanson jointe au journal (papier "jaune, sordide, rompu" et de format outrepassant celui du livre, écriture anonyme et laborieuse, fautes d'orthographe, absence de ponctuation, opacité sémantique) au rang de texte. Texte corrigé, ponctué, établi, annoté, sinon traduit du moins résumé par le narrateur à l'intention du lecteur (DJC, XVI). En d'autres termes et à tous points de vue, lisible alors même que ce sont les paroles d'une chanson.
La signature de l'exilé
La reprise de la rédaction du roman est d'autre part placée sous le signe de l'exil. On ne s'explique pas en effet autrement que le narrateur relève sans aucune nécessité dramatique le "parler de paysanne de Barneville" qui caractérise Toussaint. De Toussaint le lecteur sait alors seulement qu'elle est "provinciale" (IV, III, 1 ; 696). Il apprend ici qu'elle est de ce bourg du littoral français d'où l'on voit Jersey, cité dans Les Travailleurs de la mer pour la dangerosité de sa côte (TM, I, VI, 1 ; 152). Ce que dit Toussaint dans "Buvard, bavard", Hugo le fait dire aussi à une jeune fille de ce premier roman de l'exil, dont il a commencé la préparation dès 1859 à partir des notes prises sur la langue parlée dans les îles anglo-normandes :
Elle disait (...) dans son parler de paysanne de Barneville : Je suis de même de même ; je chose mon fait ; le demeurant n'est pas mon travail.
(...) deux amoureux étaient en train de se séparer et de se retenir ; au moment où la fille disait au garçon : - "Si je m'en vas, ce n'est pas pour l'amour de ne pas être avec toi, c'est que j'ai mon fait à choser.", ils furent distraits de leur baiser d'adieu par une assez grosse barque qui passa très près d'eux (...).
(TM, I, VII, 2 ; 183)
En outre, Jean Valjean prépare ici quelque chose qui ressemblerait - s'il n'était volontaire - à un exil. Exil pour Londres, pour l'"Angleterre" suivant la version de cette lettre donnée au chapitre précédent (903)[12], fidèle aux termes du projet auquel songe Jean Valjean en IV, IX, 1 (821) et que Cosette apprend à Marius en IV, VIII, 6. Jean Valjean veut se "dépayser". Le terme est important, puisqu'il figure dans une liste de "choses à voir et à retoucher" établie dans un carnet d'avril 1860 : "dépayser le couvent" (Chantiers, 735), afin d'échapper, sinon à la police de la censure, du moins à des ennuis.
Londres ou l'Angleterre, ce serait indifférent si, d'une part, en apprenant la nouvelle, Marius ne répétait pas "en Angleterre !" à trois reprises comme pour constater l'éloignement et situer Londres dans une sorte de non-lieu ; si, d'autre part, l'Angleterre ne comprenait pas aussi Guernesey, d'où le proscrit, à la fin du chapitre précédent, signe la reprise de la rédaction du roman : "30 décembre 1860 / Guernesey"[13]. Le narrateur a montré Jean Valjean sur le Champ de Mars, habillé en ouvrier, "roulant dans son esprit toutes sortes de pensées, (...) la police, le voyage, et la difficulté de se procurer un passeport" (IV, IX, 1 ; 821). Il a aussi montré Marius assimilant le déménagement à l'"abomination des tyrans les plus prodigieux", Tibère compris (IV, VIiI, 6 ; 809). Ces deux derniers passages ont été rédigés avant l'exil mais le lecteur de "Buvard, bavard" n'ignore pas certaines circonstances matérielles du départ de Hugo et l'auteur se les rappelle toutes : de son refuge provisoire rue de Richelieu, qu'il occupait sous un faux nom (il en utilisait deux autres pour donner de ses nouvelles à Adèle), Hugo est parti le 11 décembre 1851 pour Bruxelles muni du costume et du passeport d'un ouvrier typographe, avant de gagner, via Londres, Jersey neuf mois plus tard[14].
Datent en revanche de l'exil, dans "Buvard, bavard", la mention d'un "hiatus" (c'est le trou d'un paquet par lequel on aperçoit l'uniforme de garde national de Jean Valjean) et l'image, au premier paragraphe du chapitre, du "pont de l'abîme" où s'affrontent l'ange blanc et l'ange noir. Abîme signifie exil dans d'innombrables textes de Hugo ; c'est l'un des derniers mots de la préface des Contemplations. Selon Littré, hiatus désigne le choc de deux voyelles dans un vers (Les Contemplations ont paru pendant l'interruption de la rédaction du roman), le moment d'une pièce de théâtre où la scène reste vide (le théâtre de Hugo est interdit), une interruption de généalogie (le Pair de France ne s'interrompt pas, il s'arrête), ou encore une lacune dans un livre. Le hiatus vaut ici surtout en ce qu'il laisse voir un objet métonymique de la révolution mise à l'origine de l'interruption de la rédaction du roman : le soutien apporté aux insurgés par la garde nationale a d'ailleurs assuré le succès de la Révolution de 1848[15].
Un effet de signature complète le dispositif : un H majuscule est dessiné par la configuration des lieux, comme par les tours de Notre-Dame dans le roman précédent et les deux Douvres dans Les Travailleurs de la mer alors en chantier. Hugo ferme totalement, par "un madrier transversal posé sur deux poteaux", l'étroite rue de l'Homme-Armé et "ses deux rangées de hautes maisons (...) qui se taisent comme des vieillards". Théophile Guérin, à qui il a demandé confirmation de la topographie des lieux, l'a pourtant informé que la rue est, "à moitié" seulement, "barrée par une potence" (Chantiers, 965).
Poésie, I : Jean Valjean après la lettre
La lettre de Cosette à Marius n'est pas un poème et sa signification paraît s'épuiser dans sa fonction référentielle. Mais elle répond de fait au poème de Marius dont le texte occupe tout le chapitre intitulé "Un cour sous une pierre" (IV, V, 4). Les lectures de la lettre de Marius par Cosette (commentée par le narrateur en IV, V, 5) et de la lettre de Cosette par Jean Valjean sont décrites en miroir, preuve que les deux textes, du point de vue de leurs lecteurs, sont de même statut. "Buvard, bavard" reflète et inverse "Cosette après la lettre". Cela vaut d'abord pour le regard porté sur le texte et la matérialité de l'écriture :
Elle se remit à contempler le cahier. Il était écrit d'une écriture ravissante, pensa Cosette. (740)
Il examina fiévreusement les quatre lignes imprimées sur le buvard, le renversement des lettres en faisait un griffonnage bizarre (...).
Pour l'illusion qui d'abord fait exister le texte :
(...) elle se disait : est-ce réel ? alors elle tâtait le papier bien-aimé sous sa robe (...). (741)
Il tenait le buvard à la main et le contemplait, (...) prêt à rire de l'hallucination dont il avait été dupe.
Pour la lumière que la lettre de Marius produit et que la lettre de Cosette éteint :
Le jour s'était refait dans son esprit. Tout avait reparu. (741)
Toute la lumière de sa vie s'en était allée, lui croyant voir toujours le soleil.
Pour leurs effets sur l'histoire morale des deux personnages - Hugo précise celle de Cosette dans un paragraphe ajouté en exil à la première rédaction du chapitre :
C'en était fait, Cosette était retombée dans le profond amour séraphique. L'abîme Éden venait de se rouvrir. (741)
Il sentit (...) l'immense réveil de l'égoïsme, et le moi hurla dans l'abîme de cet homme.
À Marius Cosette répond par cette déclaration d'amour que constituent les trois premiers mots de sa lettre ("Mon bien aimé,"), la seule sans doute dont les modalités - le recours indirect, et limité à la première phrase, de la première personne - s'accordent à l'usage qu'il lui est permis de faire de la parole. La précédente déclaration de son amour, dans le jardin de la rue Plumet où Marius vient la retrouver, est une réponse à une question, elle n'est pas écrite, elle dit explicitement la censure de la parole, remplacée par le geste :
Elle lui prit une main et la posa sur son cour. (...)
- Vous m'aimez donc ?
Elle répondit d'une voix si basse que ce n'était plus qu'un souffle qu'on entendait à peine :
- Tais toi ! tu le sais !
Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme (...).
(IV, V, 6 ; 743)
"Elle <m'>aimait donc !", dit Marius à la lecture de la lettre de Cosette (IV, XIV, 7 ; 904), comme si ce geste et ceux qui l'ont suivi n'avaient pas suffi à l'en persuader. La lettre que le buvard inverse et que le miroir rétablit - que l'ensemble du dispositif transforme - vaut donc pour le poème d'amour que la fille de Fantine n'est pas capable d'écrire. "Ne vous imaginez pas que c'est là un billet doux", dit Gavroche au chapitre suivant en remettant à Jean Valjean une lettre de Marius à Cosette - symétrique elle aussi, parce que Jean Valjean la lit non seulement avant mais à la place de son destinataire, et que Marius y annonce sa mort à celle qui lui apprend son départ. "C'est pour une femme, concède Gavroche, mais c'est pour le peuple." (IV, XV, 2 ; 915) Poème mais aussi acte, ou plutôt acte puisque poème, et pas seulement parce que toute déclaration est performative : c'est la seule action dont Cosette soit pleinement le sujet dans le roman. Elle ne dit pourtant rien d'autre dans sa lettre que sa soumission à un autre sujet ("mon père veut que nous (...)"), rien d'autre que l'échec de cet "acte de résistance" et de liberté que le narrateur identifie dans son opposition au déménagement.
D'autre part, le lecteur de la lettre de Cosette - comme celui d'un poème - n'est pas celui auquel elle est adressée ; l'énoncé ici met en abyme l'énonciation, puisque la première phrase distingue (dans la douleur : "hélas !") le premier ("mon père") du second ("mon bien aimé"). Pour Marius, bien qu'elle lui confirme voire lui révèle l'amour de Cosette, la lettre n'est pas un poème. "Qu'on lise une correspondance qui ne nous est pas adressée, elle devient poétique."[16] Poétique, parce qu'elle oblige son lecteur à s'abstraire de sa propre biographie. Elle pousse ici Jean Valjean à quitter un refuge soigneusement acquis et entretenu, rejoint dans la discrétion d'un trajet entrepris sans témoins. Il sort dépourvu de son chapeau - ce ne serait que l'indice de son identité sociale si elle n'était usurpée - et s'assoit "sur la borne de la porte de sa maison". Le voilà dans la rue, dans une rue que l'insurrection rend à la ville, au temps, à l'Histoire alors qu'elle est d'abord décrite comme "étroite", "barrée", "oubli<ée>", "muette et sourde au milieu de la ville en rumeur", "incapable d'émotions", c'est-à-dire d'émeutes. C'est "à son insu" que Jean Valjean sort dans la rue de l'Homme-Armé et sans qu'il sache lui-même s'il part sauver ou tuer Marius. La lettre a sur Marius un effet au moins aussi grand (elle le pousse à mourir) mais, précisément, déterminé, identifiable, nommable alors que celui d'un poème ne l'est pas.
La lettre fait ainsi se rejoindre les "émeutes de l'âme" et les "convulsions d<e la> ville" dont le narrateur, à la première phrase du chapitre, postule la symétrie. On songe donc ici à l'assertion de la préface des Contemplations : "nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui" (249). En organisant sa fuite à Londres, c'est en effet ce que Jean Valjean espère obtenir comme si avoir une vie qui soit à lui - une vie dont lui-même serait le sujet sans recourir aux procurations du pseudonyme - était possible. Pas de meilleur lecteur qu'un misérable, puisqu'il n'a pas de vie à lui qu'il doive oublier.
Enfin, et de la même manière que nous avons distingué l'allocutaire de la lettre (Marius) du destinataire que lui donne la fiction (Jean Valjean), il faut distinguer d'autre part, comme dans l'énonciation propre à un poème, le destinateur qui a effectivement écrit la lettre (Cosette) du locuteur : Cosette encore, puisque la lettre n'est pas signée autrement ? Ce qui institue la lettre comme texte, nous l'avons dit, c'est sa double inversion. Qu'on lise une correspondance qui ne nous est pas adressée, devient-elle poétique ? Sans doute, mais cette double inversion réalise mieux le poème que d'autres procédés - Jean Valjean aurait pu lire la lettre de Cosette par dessus son épaule ou à la faveur d'une discrète et paternelle perquisition. Le dispositif buvard / miroir permet d'une part que Jean Valjean lise la lettre de Cosette non seulement bien avant que Marius ne la reçoive, mais surtout après qu'elle l'a envoyée et pendant sa transmission à Marius : il matérialise ainsi concrètement la disjonction entre l'allocutaire et le destinataire. Mais il permet aussi, d'autre part, que l'auteur de la lettre physiquement envoyée à Marius et le signataire de la lettre lue par Jean Valjean ne coïncident pas exactement, séparés qu'ils sont par une opération dont nous dirons plus loin l'artificialité. Le narrateur ne dit rien - c'est exceptionnel - de l'écriture (au sens matériel) de Cosette, sinon qu'elle ressemble, renversée sur le buvard, à un "griffonnage" dont l'auteur ne se laisse pas deviner dans une quelconque analyse graphologique. Bref, grâce au miroir, la lettre n'est pas seulement texte, mais poème.
Des Misérables aux Contemplations, et retour
Il est temps d'évoquer ici le rapport du roman au recueil paru pendant l'interruption de sa rédaction, ne serait-ce que pour préparer le commentaire du titre du chapitre : "Buvard, bavard" est une rime des Contemplations.
"Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y.", dit au lecteur la préface des Contemplations (249). Non sans doute pour s'y reconnaître tel qu'il se savait, mais pour s'y découvrir tel qu'il s'ignorait et que l'expérience de la lecture le révèle[17]. Il est remarquable qu'ici Jean Valjean ne se voie pas dans le miroir. Il s'est vu dans un autre miroir, qui lui a fait constater le brutal blanchiment de ses cheveux au retour du procès d'Arras (I, VIII, 1 ; 223). Le chapitre s'intitule "Dans quel miroir Monsieur Madeleine regarde ses cheveux" et ce titre suppose qu'il ne s'agit pas davantage de Jean Valjean que du miroir de "Buvard, bavard" : c'est "une petite glace dont se ser<t> le médecin (...) pour constater qu'un malade <est> mort et ne respir<e> plus" (224). Monsieur Madeleine regarde ses cheveux dans un miroir qui lui fait reconnaître Jean Valjean en tuant son alibi. La configuration matérielle du dispositif de "Buvard, bavard" empêche sans doute que Jean Valjean se voie dans le miroir, car il importe que le miroir soit "penché", "incliné" vers le buvard posé sur le buffet, plutôt que dirigé vers le centre de la pièce, pour qu'il y lise d'abord sans intention de le faire (la construction de l'"hallucination" est à ce prix) la lettre de Cosette. Mais c'est bien dans le miroir de "Buvard, bavard", "si fatal pour lui et si providentiel pour Marius", qu'à la fin du roman Jean Valjean, "tomb<é>" plus qu'assis sur une chaise, constate sur son front "la marque mystérieuse de la mort" (V, IX, 3 ; 1128). Marque de la mort ou cheveux blancs, dans les deux cas le miroir permet à Jean Valjean de se reconnaître. Ou plutôt, car du point de vue du personnage le texte dit le contraire ("Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas."), de permettre au lecteur de reconnaître Jean Valjean tel que lui-même, lecteur, le connaît déjà, en faisant constater que son âge moral a rattrapé son âge physique : "Il avait quatrevingts ans ; avant le mariage de Marius, on lui eût à peine donné cinquante ans ; cette année avait compté trente." (ibid.). Autrement dit, si Jean Valjean se reconnaît dans le miroir au début du roman et se fait reconnaître à la fin, c'est qu'il s'y découvre dans "Buvard, bavard".
Fatal et providentiel, le miroir l'est en effet, mais d'abord et avant tout pour le seul Jean Valjean. Son nom l'indique. Jean Tréjean puis Jean Vla<voilà>jean (pendant la révision des Misères), construits sur un reflet que le premier nom envisagé (Jean Sou) ne comportait pas ; Valjean enfin, obtenu par inversion trois mois après la rédaction de "Buvard, bavard". Si l'on cherche, "au fond" des Misérables, "une sorte de sombre miroir de la misère" comme nous y invite "Philosophie" (II ; PP, 534), c'est dans "Buvard, bavard" qu'on le trouve. Le miroir est penché, c'est pour cela qu'il est sombre. Nécessaire sans doute à l'effet d'optique, la pente a aussi une signification. La lecture de la lettre ramène en effet Jean Valjean sur la pente qu'il pensait avoir définitivement gravie. Il "chancelle", il "s'affaisse", sa tête "tombe", il perd son "paradis" et parvient "au fond" du précipice, là où il n'y plus d'"effondrements" possibles qu'"intérieurs." "Récidive", dit le narrateur pour désigner le retour de la vision à laquelle Jean Valjean d'abord ne croit pas : "ses yeux retombèrent sur le miroir, et il revit la vision. (...) La récidive d'une vision est une réalité." Récidiver, littéralement, retomber, Javert le dit à Monsieur Madeleine, "pour un forçat, c'est un crime" (I, VI, 2 ; 166), et l'avocat de Champmathieu le confirme (I, VII, 9 ; 213). "Si c'est Jean Valjean, il y a récidive.", dit Javert (166) ; s'il y a récidive, c'est Jean Valjean, dirions-nous.
Fatalité du miroir. Mais aussi providence. Car le miroir ne fait pas reconnaître Jean Valjean dans Monsieur Fauchelevent (comme ailleurs dans Monsieur Madeleine), il révèle Jean Valjean tel qu'il s'ignorait lui-même avant la lecture du buvard, tel qu'il n'est plus après, tel qu'il est seulement pendant la lecture, le père, la mère, le frère, l'amant et le mari tout à la fois de Cosette. Ultime preuve du poème, qui explique la réitération du discours de la préface des Contemplations. "Quel deuil ? le vrai, l'unique : la mort ; la perte des êtres chers.", dit la préface (250). "Hélas, l'épreuve suprême, disons mieux, l'épreuve unique, c'est la perte de l'être aimé.", dit le narrateur de "Buvard, bavard"[18]. Dans "Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent", alors que "<s>a vie épuisée (...) s'égoutte dans des efforts accablants", Jean Valjean regarde la robe de Cosette - "Oh ! la belle petite robe / Qu'elle avait, vous rappelez-vous ? (Cont, IV, 6 ; 403) - avant de se mettre à lui écrire : "Ces contemplations-là, dit le narrateur, durent des heures qui semblent des minutes." (V, IX, 3 ; 1129) Tout se passe comme si Jean Valjean, dans "Buvard, bavard", lisait Les Contemplations. Il en épuise toutes les sens, puisqu'il subit sous toutes les espèces la perte de l'être aimé, exil compris : il avait Cosette "pour demeure, pour famille, pour patrie". De volontaire qu'il est avant la lecture de la lettre, l'exil devient subi après, c'est le vrai, l'unique exil. Jean Valjean réalise donc son projet de déménagement, puisque la perte de Cosette est le seul exil possible pour qui n'a demeure, famille ni patrie. Il sort dans la rue de l'Homme-Armé : "Le proscrit est celui qui sort." (Cont, VI, 16 ; 506)
J. Seebacher l'a prouvé par la chronologie, la nécessité de la rédaction des Contemplations est sans doute plus déterminante dans l'arrêt de la rédaction des Misères que ne l'a dit Hugo en l'attribuant à la seule Révolution de 1848[19]. Indispensables à la continuation des Misérables, ou plutôt à la transformation des bondieusardes, bien-pensantes et conservatrices Misères en Misérables[20], à leur révolution, Les Contemplations le sont peut-être parce que l'exil rend possible cet aveu d'une "pulsion incestueuse" qu'exige "Buvard, bavard"[21]. Mais aussi parce que - comme l'a dit G. Rosa à propos de La Fin de Satan relativement au roman[22] - Les Contemplations trouvent leur schéma dans une page des Misères et en retour donnent aux Misérables leur portée et leur sens. La préface des Contemplations consiste en effet en la réécriture, depuis l'exil, de "Cosette après la lettre". L. Charles-Wurtz voit dans cette "pensée (...) épanchée (...) soupir à soupir", qui révèle à Cosette "tout l'amour, la douleur, la destinée, la vie, l'éternité, le commencement, la fin", dans ces lignes "tombées une à une sur le papier (...) comme des gouttes d'âme", dans ce "billet doux d'un fantôme à une ombre", dans ce poème de l'"absent tranquille et accablé", le modèle du recueil[23]. Voilà Cosette lectrice du recueil. Jean Valjean lui succède dans "Buvard, bavard" et c'est "Cosette après la lettre", on l'a vu, qui donne à "Buvard, bavard" sa signification. Le lecteur du chapitre comprend mieux alors l'enjeu du recueil, et cette curieuse formulation de la préface qui semble prévenir toute confusion entre "le vrai", "l'unique" deuil et ce qui apparaît à la lecture de "Buvard, bavard" comme ses duplications ; ce que confirme cette métaphore du narrateur décrivant la proximité de Cosette à Jean Valjean : un "effet d'optique" lui fait voir "sa félicité se reconstruire partout dans les perspectives de sa rêverie". La lecture de la lettre dans le miroir duplique six fois la perte de Cosette.
"Bavard / buvard", "buvard, bavard"
Le titre même du chapitre est une rime - signalée par la virgule - d'un poème des Contemplations. Poème stratégique par sa place, que son titre et sa date soulignent. C'est le premier de "L'âme en fleur" (II), Livre de la jeunesse et de l'amour, il est intitulé "Premier mai" et, bien qu'écrit un 29 mars, daté d'un "1er mai" - sans doute parce que le printemps paraît s'y présenter spontanément comme un poème et rendre inutile la médiation d'un quelconque miroir de poésie. "Tout conjugue le verbe aimer." C'est la première phrase, le premier vers, et le bavardage amoureux de la nature, caractérisé par la répétition d'un seul et même énoncé ("Je t'aime !") par une infinie variété de locuteurs (les roses et les chênes, les nids et les loups, les antres et la plaine, le poète lui-même qui à l'automne précédent a inscrit une "devise" sur le tronc d'un arbre qui la "redit pour son compte"), prend des formes plurielles (II, 1 ; 301).
Les premières, "déclarations", "missives", peuvent avoir des objets très prosaïques : il est des déclarations de revenu et des missives diplomatiques. La troisième, "billets doux", suppose la poésie - au sens large, vaguement thématique, du terme. Les deux suivantes, "triolets", "rondeaux", relèvent de la poésie strictement codifiée et fortement structurée par la répétition. Le rondeau, qu'il compte deux quatrains (séparés par un distique) ou même deux quintils (séparés par un tercet), ne repose toujours que sur deux rimes ; aux deuxième et troisième strophes viennent s'ajouter un vers plus court qui consiste en la répétition des premiers mots du poème. Le triolet, dont la structure de base peut être elle-même répétée au sein d'un poème, ne comporte lui aussi que deux rimes (pour huit vers) et les premier, quatrième et huitième vers d'une part, les deuxième et septième vers d'autre part, sont identiques. La sixième et dernière forme du bavardage printanier, "quatrain" (302), est en quelque sorte la bonne : c'est le vers, simplement.
Dernier nommé et au dernier vers, ce "quatrain fait par les quatre vents" se laisse attendre depuis le début du poème. C'est un amour quadruple ("gai, triste, brûlant, jaloux") qui au quatrième vers "Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups" (301), sans qu'on puisse attribuer aucune de ces quatre modalités de l'amour à l'un ou l'autre de ces quatre locuteurs en particulier : les bois peuvent dire l'amour gai, mais les nids aussi et on ne voit pas pourquoi - sinon à cause d'une rime, riche de surcroît - les loups par exemple seraient inspirés par l'amour jaloux plutôt que par l'amour brûlant. Plus loin, les fleurs elles-mêmes impriment en quadrichromie ("azurs, carmins, pourpres, safrans") "le ravin, l'étang, le pré, le sillon". Là encore, la distribution de ces quatre couleurs peut se faire selon toutes les combinaisons possibles et aucune ne semble naturelle. Liberté de la poésie, configurée seulement par le quatrain ; libération par la poésie, qui permet aux loups de soupirer et au ravin de prendre la couleur de l'azur. Démultiplié par le nombre de ses récitants (sept : "La haie en fleur, le lierre et la source sonore, / Les monts, les champs, les lacs et les chênes mouvants"), ce quatrain est envoyé aux quatre points cardinaux, "au nord, au sud brûlant, au couchant, à l'aurore" (302). Tous les autres textes, "déclarations qu'au Printemps fait la plaine", missives et billets doux de la campagne "au mois de mai", triolets et rondeaux chantés "aux fées" par les oiseaux, circulent plus bas en dépit de la nature de leurs destinataires.
On s'explique ainsi, au passage, que dans "Buvard, bavard" la lettre de Cosette est à six reprises désignée par le nombre de ses lignes. Quatre fois dans la description du dispositif buvard / miroir ("il lut distinctement les quatre lignes", "elle avait appuyé, pour les sécher, les quatre lignes écrites par elle", "il relut les quatre lignes", "il examina fiévreusement les quatre lignes") et une dernière fois au moment où Jean Valjean se reporte au buvard : "il resta penché et comme pétrifié sur les quatre lignes irrécusables". La lettre est un quatrain formé par trois phrases et l'ensemble constitué par la signature et la date :
Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite.
Nous serons ce soir rue de l'Homme-Armé, n°7.
Dans huit jours nous serons à Londres.
Cosette. 4 juin.
Les effets que le chapitre impute à sa lecture sont en quelque sorte résumés par les "quatre vers" écrits au crayon sur la tombe de Jean Valjean. Le passage est le même du jour à la nuit. Il fait jour avant la lettre : "À peine Jean Valjean fut-il rue de l'Homme-Armé que son anxiété s'éclaircit." ; "Jean Valjean était dans une de ces bonnes heures. Elles viennent d'ordinaire après les mauvaises, comme le jour après la nuit (...)." Il fait nuit après. "C'était simple et foudroyant." "Il se dit (...) que la lumière du monde était à jamais éclipsée (...)." ; "Toute la lumière de sa vie s'en était allée (...)." Le poème sur lequel s'achève le roman ne dit pas autre chose :
Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange,
Il vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange ;
La chose simplement d'elle-même arriva.
Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va.
Revenons au poème des Contemplations. "Buvard, bavard" y trouve son titre. Les bouquets font "des taches partout de toutes les couleurs". La campagne est un buvard, qui garde la trace du bavardage envoyé au printemps :
Comme si ses soupirs et ses tendres missives
Au mois de mai, qui rit dans les branches lascives,
Et tous les billets doux de son amour bavard
Avaient laissé leur trace aux pages du buvard. (302)
"Toutes les couleurs", plus précisément quatre et ces "azurs, carmins, pourpres, safrans", sont en effet les couleurs les plus fréquentes du papier buvard.
À bien relire le texte, on s'aperçoit cependant que ce ne sont pas des bouquets de fleurs, mais de "senteurs" et de "baisers odorants" que la campagne adresse au mois de mai ; "donnant les parfums, elle a gardé les fleurs" (301). Ces fleurs sont les "traces" laissées sur le paysage par les senteurs et les baisers odorants. Étonnante image que celle qui fait d'une fleur la trace laissée par son parfum : le sens inverse est plus naturel, qui fait du parfum l'indice de la fleur. On peut y voir ce que "Buvard, bavard" expérimente et théorise, et ce que la configuration d'ensemble du poème du printemps semblait exclure. Le buvard ne signifie rien tout seul, ce n'est pas lui qui "murmur<e> : "Je t'aime !"", qui constitue les soupirs, les missives, les billets doux ; ce n'est pas le buvard qui bavarde, mais "l'haleine" envolée des bouquets. Autrement dit, le buvard n'est n'est pas poème. Il lui manque un miroir, non ce miroir tendu au lecteur que sont Les Contemplations, mais le miroir qui passe dans le recueil, où "Aujourd'hui" reflète "Autrefois" et par cette réflexion lui donne sens[24]. "Ce que dit la bouche d'ombre" depuis le "bord de l'infini" (VI, 26), c'est que les bois, les nids, les fleurs et les loups ont des âmes.
Poésie, II : le titre, ou "ce qu'on appelle en géométrie l'image symétrique"
Il faut prendre au sérieux le dispositif désigné par le titre du chapitre, au moins pour deux raisons. Le narrateur l'identifie à "ce qu'on appelle en géométrie l'image symétrique". En classe de mathématiques spéciales à Louis-le-Grand, Hugo était toujours classé parmi les cinq premiers en physique et en géométrie[25]. Il n'a cessé de s'intéresser à la lumière, comme en témoigne notamment le livre qu'il projeta d'écrire - sans doute vers 1860, à partir de notes bien antérieures - sur les "questions relatives à la forme sphérique" où l'on trouve des remarques sur la nature de la lumière (Océan ; 140-145), à laquelle il s'intéresse depuis 1847[26]. D'autre part, Hugo a exploité dès avant l'exil le procédé qui consiste à obtenir des taches symétriques par le pliage, unique ou répété plusieurs fois, d'une feuille de papier[27].
Ce titre, trouvé comme les autres après la rédaction, est déduit du chapitre, mais fort bien car tout l'appelle. Le texte repose sur l'inversion ; le titre ne fait que ratifier le sens de cette géométrie.
Le chapitre s'ouvre, nous l'avons dit, sur une question : "Qu'est-ce que les convulsions d'une ville auprès des émeutes de l'âme ?" ; elle suit immédiatement le titre comme si elle en procédait. La symétrie de la ville et de l'âme n'est pas l'objet de cette question, puisque la ville a des convulsions comme l'âme, et l'âme des émeutes comme la ville ; la question ne porte que sur l'ampleur des unes et des autres, qu'elle invite à comparer au bénéfice des secondes. En apparence, la comparaison est en effet strictement arithmétique, elle relève de la mesure : les convulsions d'une ville sont moindres que les émeutes de l'âme. Mais l'objet de la mesure fait l'objet d'une métaphore qui installe le comparant (l'âme) dans le comparé (la ville a des convulsions) et le comparé (la ville) dans le comparant (l'âme a des émeutes). Le chiasme prouve la symétrie.
La réponse, qui constitue la deuxième phrase, inverse par un nouveau chiasme les termes de la question :
Qu'est-ce que les convulsions d'une ville auprès des émeutes de l'âme ?
L'homme est une profondeur plus grande encore que le peuple.
Ce second chiasme rétablit ce qui s'inversait dans la première phrase et qu'on pourrait désigner par la formule qu'emploie le narrateur à propos de l'écriture de Cosette telle que le miroir la rétablit, le "sens naturel" : l'homme et ses convulsions, le peuple et ses émeutes. Deux inversions successives, la première interne à la question, la seconde réalisée par la réponse sur la question, annulent, comme le buvard et le miroir, leurs effets respectifs. Mais le sens commun n'en ressort pas indemne et l'inversion est sémantique : les convulsions d'une ville sont moindres que les émeutes de l'âme.
Ensuite, la symétrie Jean Valjean / Paris se stabilise : "Lui aussi frissonnait, comme Paris (...)." ; "De lui aussi, comme de Paris, on pouvait dire (...)." Elle sert une comparaison exclusivement rhétorique où comparé et comparant sont clairement distingués, et nommés selon l'ordre dans lequel ils sont nommés dans la deuxième phrase. Mais ce premier paragraphe s'achève sur cette image :
(...) les deux principes sont en présence. L'ange blanc et l'ange noir vont se saisir corps à corps sur le pont de l'abîme.
Symétrie encore : un principe, un ange, de chaque côté du pont. Mais aussi inversion de la polarité - nous avons dit qu'elle était la polarité de l'écriture - par rapport aux phrases précédentes : le narrateur a dit la "révolution formidable et obscure" qui attend Jean Valjean, il a montré "sa destinée et sa conscience (...) couvertes d'ombres", mais il nomme en premier l'ange blanc.
Le troisième paragraphe - la "péripétie" est annoncée au deuxième - surexpose la symétrie entre "la volonté de Cosette et la volonté de Jean Valjean" de part et d'autre du projet de déménagement : "Il y avait eu objection d'un côté et inflexibilité de l'autre."
Notons au passage que Cosette est ici l'ange blanc - l'épitaphe finale du roman le dit aussi -, l'amoureuse. C'est le "fantôme blanc" au "front de vierge avec des mains d'enfant" qui dans Les Contemplations, "au bord de l'infini", se dresse devant le poète et lui propose de construire un pont sur l'abîme. Il s'appelle La prière et sa parole, comme le buvard, est indicielle en ce qu'elle atteste seulement qu'il y a un Dieu (VI, 1 ; 467). C'est aux mages, après qu'un ange "blanc et sublime" a apparu et perdu une plume sans qu'on sache s'il a "dit non", s'il a "dit oui", d'écrire, "la plume de l'ange à la main", des livres (VI, 23 ; 525)[28]. Jean Valjean est l'ange noir. Le système des personnages réfléchit donc le système métaphorique employé d'abord à définir seulement le partage qui passe chez l'un d'entre eux. Des deux anges, demande le narrateur, "qui l'emportera ?" L'ange noir : "Cosette avait dû céder." Mais la suite du chapitre raconte l'inverse : c'est Jean Valjean qui, littéralement, cède devant l'inflexibilité, devant la "netteté inexorable" (littéralement : insensible à la prière) du miroir.
Le paragraphe suivant dit Jean Valjean et Cosette également mutiques, "absorbés chacun dans leur[29] préoccupation personnelle". Mais la phrase s'achève sur une inversion : elle nomme successivement Jean Valjean puis Cosette, désignés dans l'ordre inverse au paragraphe précédent. De plus, elle consiste elle-même en un chiasme. On retrouve, inversée, la configuration des deux premières phrases où un chiasme interne à la question préparait l'inversion de la question par la réponse :
(...) Jean Valjean si inquiet qu'il ne voyait pas la tristesse de Cosette, Cosette si triste qu'elle ne voyait pas l'inquiétude de Jean Valjean.
Le narrateur raconte ensuite les détails du départ de la rue Plumet, avant de décrire l'appartement puis la disposition d'esprit de Jean Valjean. Le texte n'abandonne pas pour autant les effets de symétrie et d'inversion. Le récit du départ est l'occasion de mentionner le bégaiement de Toussaint ("Elle disait à travers son bégayement (...)."), mention répétée dans la suite du chapitre, après que Jean Valjean a lu grâce au miroir le buvard de Cosette : "il avait perçu (...) le bégayement (...)." Répétition, reflet, mais la première de ces deux mentions est en elle-même intéressante, et doublement. D'une part, le bégayement de la servante est, autant qu'un manque de curiosité invoqué explicitement, le gage de sa discrétion : le bégayement gêne le déploiement de la parole, ce que dit la formulation : "elle disait à travers son bégayement". Voilà une forme de répétition qui, au contraire de la répétition propre au buvard, est peu bavarde. D'autre part, le bégayement est transféré dans l'énoncé de ses paroles : "Je suis de même de même.", lui-même répété par la traduction : "Je suis ainsi."
Ensuite, la description du logement, composé de deux chambres "sépar<ées>" par une salle à manger. Séparation de deux pièces symétriques évidemment fréquente, mais si Cosette occupe l'une, Jean Valjean occupe l'autre avec "la petite valise embaumée baptisée par Cosette l'inséparable", seul bagage qu'il ait pris avec lui. Enfin, et surtout, les descriptions des lieux et du personnage ont systématiquement recours à l'inversion. L'opposition entre la rue de l'Homme-Armé et l'état d'esprit de Jean Valjean est convertie en rapport de cause à effet. La rue est une
ruelle de l'ancien paris, si étroite qu'elle est barrée aux voitures par un madrier (...), muette et sourde au milieu de la ville en rumeur, crépusculaire en plein jour, et pour ainsi dire incapable d'émotions entre ses deux rangées de hautes maisons centenaires qui se taisent comme des vieillards qu'elles sont. Il y a dans cette rue de l'oubli stagnant. Jean Valjean y respira.
Pourtant, l'étroitesse, le mutisme (lui-même contraire à la rumeur urbaine), la surdité, le crépuscule (lui-même contraire au "plein jour"), l'absence d'émotion, la vieillesse, l'oubli, la stagnation, tout laisse prévoir plutôt qu'on n'y puisse pas respirer. Ce qui vaut pour la rue vaut pour l'appartement : "Il trouva charmante la salle à manger qui était hideuse (...)."
L'attitude de Jean Valjean, ensuite, est elle-même contradictoire. Il "mang<e> une aile de poulet avec appétit", avec un appétit que le narrateur oppose à l'inappétence de Cosette, qui "consen<t>" seulement à le "regarder". Un poulet est aussi un billet doux, ce que rappelle Gavroche au chapitre suivant : "Nous ne sommes pas, dit-il en apportant la lettre de Marius, à propos des insurgés, comme dans le grand monde où il y a des lions qui envoient des poulets à des chameaux." (IV, XV, 2 ; 915) D'autre part, le geste de Jean Valjean contredit la pensée qu'il est chargé de signifier : "Il se leva, et se mit à marcher de la fenêtre à la porte et de la porte à la fenêtre, de plus en plus apaisé." Le lecteur attendait inquiet. La suite est analogue :
Avec le calme, Cosette, sa préoccupation unique, revenait dans sa pensée. Non qu'il s'émût de cette migraine, petite crise de nerfs, bouderie de jeune fille, nuage d'un moment (...) ; mais il songeait à l'avenir, et, comme d'habitude, il y songeait avec douceur.
La préoccupation principale (l'avenir), pourtant distinguée de l'accessoire (la migraine), s'avère douce et finalement analogue aux pensées de jeune fille. Parataxe dans l'expression du rapport entre le personnage et son milieu ("<Mais> Jean Valjean y respira."), annulation ici du sens de mais et provocation du lecteur qui ne souvient pas que l'"habitude" de Jean Valjean soit de songer "avec douceur" à l'avenir ; le narrateur l'a montré au contraire justement préoccupé par les difficultés du passage en Angleterre[30].
Ba/uvard
Venons-en enfin au titre et à "l'image symétrique" qui le constitue. "Buvard, bavard" procède d'une inversion des termes de la rime du poème, "bavard" / "buvard". La nécessité d'accorder le titre du chapitre à son contenu (c'est d'un buvard, non d'un bavard qu'il s'agit) et l'intérêt que présente la possibilité de confondre l'un des deux substantifs (le second plutôt que le premier) avec l'adjectif homonyme (on cite quelquefois ce titre sans la virgule) rendaient "Buvard, bavard" impossible Mais il n'en reste pas moins que le titre du chapitre s'obtient fort opportunément par l'inversion que le chapitre lui-même raconte. La rime devient titre de prose et la prose de la lettre poème d'amour. Poésie et prose sont le recto et le verso de la même page. Plus précisément, et parce que le chapitre raconte deux inversions (le buvard, puis le miroir), le titre est obtenu grâce à la première, celle qu'opère le buvard. Dans la configuration désignée par le texte, où Cosette appuie la lettre sur le buvard[31], le buvard met à gauche, en première position, le mot qui dans la rime[32] est à droite, en seconde position (buvard) ; et à droite le mot qui dans la rime est à gauche (bavard). Les Misérables sont comme le buvard des Contemplations, leur verso et - un texte n'étant pas achevé quand l'encre n'est pas sèche - leur achèvement.
BU/AVARD
Il faut expliquer ici la virgule qui dans le titre du chapitre sépare les deux termes. Elle signale sans doute la citation de la rime, qui engendre littéralement certaines phrases du texte : "Jean Valjean s'arrêta hagard." ; "Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir (...)." Mais elle a aussi d'autres significations. Elle invite à lire dans bavard quelque chose comme la reformulation de buvard. Glose, dirait le Leiris de Langage, tangage, d'ailleurs si bon lecteur de Hugo :
buvard - hasardeuse, la buée de ses bavures bavarde.
miroir - roi de la rime.[33]
qu'on ne peut s'empêcher de penser que son "jeu de miroirs" phoniques et sémantiques - pluriels toutefois et conjoints en "kaléidoscope"[34] - doit, dans sa portée autobiographique, quelque chose à "Buvard, bavard" et à la découverte qu'y fait Jean Valjean de son identité perdue aussitôt que trouvée :
Peut-être est-ce quand la mort - ou quelque chose qui lui ressemble - est en jeu que les mots jouent de la façon la plus vivante ? Ou est-ce, à l'inverse, quand les mots jouent jusqu'à se désarticuler que le lecteur ou auditeur plonge dans un abîme mortel à quelque degré ?[35]
Chez Leiris, la virgule ("imaginer, aménager ?" ; "terrifié, torréfié") est concurrencée par d'autres signes qui explicitent l'antonymie des deux paronymes ("célérité ≠ sérénité" ; "félicité ≠ facilité") ou l'absence même de tout signe, soit que le second est l'épithète du premier comme l'est "bavard" relativement à "buvard" dans la citation du titre sans virgule ("amériques homériques" ; "secret sacré") ; soit que les deux termes ("éclipse ellipse" ; "valve vulve") sont associés par une métaphore maxima de type hugolien[36].
Plaçons-nous dans la configuration définie par le chapitre, c'est-à-dire face à un miroir incliné, et observons l'image de quelques mots qu'on aura au préalable écrits sur une page placée à l'horizontale, et à l'envers, sous le miroir. Pourquoi à l'envers ? Parce que le miroir "redresse", comme le dit le narrateur, le sens gauche - droite de l'écriture mais il met en haut ce que le buvard laisse en bas et met en bas ce que le buvard laisse en haut. Il ne s'agit pas d'un miroir vertical devant lequel Jean Valjean passerait le buvard, mais bien d'un miroir "incliné" qui reflète le buvard posé sous lui. C'est que l'opération est complexe - davantage encore qu'il n'y paraît - et peu naturelle - moins encore qu'il n'y paraît - pour que "l'écriture renversée sur le buvard s'offr<e> redressée dans le miroir et présent<e> sons sens naturel". Il y faut bien entendu deux inversions successives. Mais il a fallu surtout que Cosette pose son buvard à l'envers ; le narrateur ne le dit pas et laisse au contraire penser que le buvard a été posé là avec le moins de manipulations possible :
Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir, et, toute à sa douloureuse angoisse, l'avait oublié là, sans même remarquer qu'elle le laissait tout ouvert, et ouvert à la page sur laquelle elle avait appuyé (...) les quatre lignes (...).
Il faut aussi que Jean Valjean, lorsqu'il s'en saisit et comprend que le miroir reflète le buvard, continue à le tenir à l'envers : geste peu naturel chez quelqu'un qui essaie de déchiffrer une inscription. On vérifie là, par l'expérience, l'artificialité du dispositif. "S'offrait redressée" est d'ailleurs une correction apportée à une première rédaction du texte, où "paraissait redressée"[37] avait ceci d'ambigu qu'il pouvait valoir pour apparaissait (une vérité se dévoile) ou pour semblait (c'est une illusion, thème que le texte récupère).
En observant dans notre miroir le reflet des mots écrits sur la feuille, nous constatons que le mot qui apparaît à la gauche de l'image est celui qui est à gauche sur la feuille et que le mot qui est à droite de l'image est celui qui est à droite sur la feuille ; mais le miroir met en haut ce qui est en bas et en bas ce qui est en haut. Ainsi, si l'on écrit par exemple BUVARD, BAVARD en majuscules, comme dans le titre d'un chapitre de roman, BUVARD reste à gauche et BAVARD à droite. Si l'on écrit seulement BUVARD, les première et dernière lettres du mot, grâce à un effet de symétrie interne, ne changent pas : le B reste un B et le D un D. Mais le U s'inverse en une lettre qui ressemble assez à un A. On objectera immédiatement que, dans l'opération, le V, le A et le R deviennent un griffonnage bizarre. Mais le U de BUVARD est la seule lettre qui distingue les deux paronymes, la lettre qui fait que "buvard" n'est pas "bavard", que le buvard ne bavarde pas, la lettre sans laquelle le buvard ne dit rien. C'est la lettre qui (r)établit la lisibilité du billet de Cosette[38].
Autrement dit, la virgule du titre du chapitre figure au sein même du titre l'inversion qui y transforme le premier terme en second terme et que le chapitre raconte ; plus précisément la seconde des deux inversions qu'il raconte, celle qu'opère le miroir. La virgule signale l'inversion du U en A, qu'on aurait tort de prendre pour une simple substitution dans la mesure où elle s'accompagne d'une inversion sémantique : un buvard sert à éviter les bavures, le bavardage : baver, c'est bavarder. C'est peut-être ce que suggère le titre du chapitre où Marius s'interroge quant au prénom et à la personne que cache l'initiale du mouchoir trouvé au Luxembourg. Ursule, la jeune fille, pense Marius. Non, Ultime, le vieil homme, corrige en silence le lecteur, avant de voir Marius porter le mouchoir à ses lèvres et sur son cour. Mouchoir, mouchard ? "Aventures, dit le titre, et dirions-nous ici même à notre tour en espérant que nous ne nous trompons pas autant que Marius, de la lettre U livrée aux conjectures" (III, VI, 7).
À propos de photographie
Faisons ici un sort - parce que nous avons maintenant tous les éléments pour le faire et que notre première interprétation du texte en dépend, ainsi que plusieurs développements qui suivent - au modèle qui concurrence celui de l'imprimerie : la photographie. Nous sortons provisoirement de la question du poème, mais c'est pour y mieux revenir. Notre lecteur a pu songer à la photographie parce qu'elle sert souvent Hugo, depuis Notre-Dame de Paris, à penser l'écriture[39] - et que le dispositif décrit dans le chapitre semble à première vue la convoquer.
Hugo a appris la photographie à Jersey, au début de l'exil[40]. L'exil - dont nous avons dit plus haut l'importance dans le texte de "Buvard, bavard" - et la photographie ont donc partie liée par la chronologie. Elles l'ont aussi par l'énoncé : les photographies prises par Hugo et ses proches ont cette terre d'exil pour cadre, elle devait même faire l'objet d'un livre mêlant photographies, dessins et textes[41]. Enfin, l'énonciation photographique est par nature exilée[42]. Hugo s'est en outre beaucoup intéressé au phénomène du négatif, qu'il utilise, dans la lignée chronologique et logique de ses expériences sur les taches symétriques, comme base de plusieurs dessins ; il a même fait tirer des images négatives où son visage et celui de ses proches apparaissent noirs[43]. Cinq exemplaires des Contemplations elles-mêmes ont été illustrés par lui de photographies[44].
Les deux inversions décrites par le chapitre sont propres à la photographie[45], qu'elle réalise par les mêmes moyens employés dans l'ordre inverse. D'abord les miroirs, de l'appareil pour la prise de vue, et du négatif : l'image photographique est devenue reproductible et a détrôné le daguerréotype pour cette qualité qui lui est propre (ainsi que pour la finesse du résultat) quand le négatif sur verre a remplacé le négatif sur papier, procédé présenté à l'Académie des sciences en octobre 1847 quatre mois avant la rédaction de l'ébauche du chapitre[46]. Puis le papier buvard pour le tirage[47]. Une autre donnée du texte, que nous avons commentée dans une perspective toute différente, exige la convocation de ce modèle : "Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille par Cosette à Marius". La lettre, non : le texte de la lettre. Cette confusion du mot (la lettre comme texte) et de la chose (la lettre comme objet matériel, dont le lecteur attend plusieurs chapitres l'apparition physique dans la main d'Éponine) est caractéristique de l'idéologie photographique de la consubstantialité de la réalité et de l'image qui passe pour être obtenue naturellement. Écoutons par exemple Ernest Lacan, directeur de La Lumière (la revue qui annonça en 1853 le projet du livre sur Jersey), parler d'une photographie du Mont-Dore par Baldus exposée en 1856 : "ce n'est plus l'ouvre de M. Baldus que l'on a sous les yeux, c'est le site lui-même"[48]. Cette confusion entre l'objet et sa représentation est au principe de l'usage que fait Hugo de sa propre image. Ce que diffusent les photographies de l'exilé, "c'est l'allégorie de l'exil, et, partant, c'est par métonymie les raisons de son exil, écrit J. Thélot. C'est donc (...) sa pensée (...) elle-même en tant qu'elle résiste à l'Empire, (...) la diffusion comme telle et le pouvoir intrinsèquement libérateur de toute diffusion"[49].
On serait donc assez tenté de voir - approximativement puisqu'ici le recours au miroir suit un premier emploi du buvard - dans l'impression de la lettre de Cosette sur le buvard l'équivalent de la prise de vue ; dans le miroir lui-même le négatif ; dans le retour au buvard le tirage. Seulement, la confusion ici n'est pas exactement entre le mot et la chose, mais entre un mot et un autre : le référent de l'image (du texte du miroir) n'est pas le réel, mais, déjà, un signe (une lettre), ou - car c'est le miroir qui constitue pleinement le buvard comme signe - un indice.
Du reste la confusion du mot et de la chose - propre à la poésie de ce "Premier mai" daté "1er mai" où "la nature artiste, consciente d'elle-même" est tout près de "révéler par elle-même le sens qui la traverse"[50] - n'est pas compatible avec le réalisme tel que le roman l'expérimente. Dans "Buvard, bavard" se signale la reprise de la rédaction du roman, mais se disent aussi les moyens de la fiction. Ce n'est pas l'écriture qui est ici pensée sous le modèle classique du miroir, déjà employé, fût-il "de concentration", dans la préface de Cromwell (25) et, fût-il "sombre" comme ici et "clair" à la fois, dans celle de La Légende des siècles (565) ; mais, selon une formule provocante en ce qu'elle inverse l'ordre habituel des termes, "le miroir <qui> reflèt<e> l'écriture". La reprise du roman - G. Rosa l'a montré - est aussi conversion des Misères qui disent le réel en y consentant, en Misérables qui le voient, le jugent et le transforment, le plus souvent par inversion des discours concurrents mais convergents de la charité, de la pénalité, de la science sociale, de la science économique. Changement de régime dans le réalisme de l'écriture, qui désormais "obéit à un processus de renversement fondé sur la nécessité qu'il y a, pour dire le réel sans s'y complaire, pour en conduire la critique sans s'installer au lieu des utopies et des principes abstraits (...), pour en promettre le changement et gager ce progrès (...) sur la réalité présente du texte même, de pratiquer un véritable irréalisme"[51].
Il faut ici rappeler, à l'appui de ces analyses auxquelles nous renvoyons, deux détails décisifs. D'abord, le texte de la lettre de Cosette ne correspond pas exactement au propos qu'elle rapporte. "Dans huit jours nous serons à Londres.", dit le miroir, conformément aux propos de Jean Valjean (IV, XIV, 7 ; 903). "Dans huit jours nous serons en Angleterre.", a écrit Cosette (ibid.). Voilà l'inversion du texte plus fidèle au réel que le texte qui directement l'enregistre. Ensuite, Jean Valjean regarde trois fois dans le miroir. Il y découvre une première fois le texte de la lettre et reste "hagard". Il l'y relit ensuite sans "y cr<oire>". Muni alors du buvard, il y "retomb<e>" et "compr<end>". Stupéfaction, incrédulité, interprétation ; ce qui est ici remarquable, c'est que l'incrédulité de Jean Valjean, qu'on pourrait identifier à une position critique, repose au contraire sur une "illusion" - l'illusion qu'"il n'y a rien d'écrit" sur le buvard". Autrement dit, ne pas croire à la fiction c'est se tromper.
Paronomase et antonymie
Revenons au titre de notre chapitre et, pour finir de le commenter, comparons-lui plusieurs autres titres de roman ou formules. Deux remarques qu'on peut trouver dans les fragments du manuscrit 13397, respectivement aux folios 571 (1853-1854 ?) et 572 (1858-1860), peuvent constituer un point de départ :
Mourir, c'est mûrir.
Mûrir, mourir ; c'est presque le même mot.
(Océan, 113)
C'est presque le même mot, d'où l'intérêt de ne les séparer que par une virgule. Dans le même manuscrit (f° 320, 1860 ?), ce rappel quasi-littéral de la préface des Contemplations : "La perte des êtres chers. Est-ce qu'il y a une autre douleur que celle-là ?" (87). Buvard, bavard, c'est presque le même mot - mais le sens les oppose, alors que la mort n'est jamais en effet que l'aboutissement de la maturation : ce que racontent Les Contemplations. Tout l'intérêt du titre (de la rime) consiste dans l'association de la paronomase et de l'antinomie.
Solit/daire
On trouve chez Hugo de nombreuses formulations analogues. La plus fameuse sans doute date aussi de la veille d'une insurrection. On la lit dans un carnet utilisé du 15 août 1870 au 12 février 1871. "Ma vie se résume en deux mots : solitaire, solidaire." (ms 13470 ; V, 1099) Il se pourrait que le premier mot résume l'exil et le second le retour ; antithétiques, les deux adjectifs ne sauraient en apparence résumer une seule et même vie, mais deux périodes. La virgule cependant n'implique pas de temporalité (solitaire, puis solidaire) et "vie" a ici un sens absolu. Il faut donc comprendre que la solitude, au sens d'indépendance à l'égard des clans politiques - "ceux de la Commune" et "ceux de l'Assemblée" - est la condition de la solidarité avec le peuple : solitaire, donc solidaire. En retour, la solidarité républicaine rend solitaire, elle isole : Hugo a été expulsé de Belgique le 30 mai 1871 pour avoir offert l'asile "aux vaincus" (AP, III, I, 5 ; 796-797). Solidaire, donc solitaire. Dans le sens commun, les deux adjectifs sont simplement contraires ; un lien logique les unit ici, mais dans les deux sens : formule réversible, comme "buvard, bavard". La rime est, à strictement parler, moins riche car l'appui consonantique diffère. Mais t diffère moins de d (consonnes dentales et occlusives, la première sourde, la seconde sonore) que U de A (les deux voyelles n'ont en commun que leur graphie en capitales).
"Solitaire, solidaire" serait très postérieur à "Buvard, bavard" si un premier essai n'était repérable dans la préface de la "Première Série" de La Légende des siècles. Préface au premier livre d'une ouvre cyclique en construction : "Il existe solitairement et forme un tout ; il existe solidairement et fait partie d'un ensemble." (LS1, préface ; 565) Les deux adverbes figurent dans le même paragraphe, dans la même phrase, mais dans deux propositions juxtaposées par un point-virgule ; une conjonction aurait interdit leur réversibilité. Ces deux propositions sont strictement symétriques sur le plan lexical ("il existe") ainsi que sur le plan syntaxique : chacune en contient deux autres, qui sont coordonnées par la conjonction et. Les sous-propositions sont identiques deux à deux , à une lettre près pour les premières ("solitairement", "solidairement") ; à une mesure près pour les secondes ("et forme un tout" // "et fait partie / d'un ensemble" : l'ensemble est plus vaste). Opposition simple de deux propositions que le sens commun pense inconciliables : être solitaire, c'est en effet former un tout ; solidaire, faire partie d'un ensemble. Inconciliables, elles le sont en effet, sauf à présenter La Légende des siècles comme le font les deux paragraphes précédents. "L'arbre, commencement de la forêt, est un tout." "Un péristyle est un édifice." Le livre a deux modes d'existence, il est donc justiciable de deux modes de lecture concurrents et contradictoires. La formule de 1870-1871 est plus exigeante. Dans "solitaire, solidaire", la solitude est la condition d'existence de la solidarité, condition logique de son existence et condition existentielle de sa logique.
Un autre texte, écrit dans l'intervalle, fait relais, qui nous rapproche de "Buvard, Bavard". C'est, à nouveau, "Philosophie". "Préface spéciale" des Misérables comme l'indique son sous-titre ("Commencement d'un livre"), "Philosophie" est aussi un "quasi ouvrage" sur la "philosophie religieuse personnelle" de Hugo, qui vaut "préface générale" à l'ouvre entière[52]. Le texte existe solitairement et solidairement. Écrit principalement quelques mois avant "Buvard, bavard" (mai-août 1860), "Philosophie" se termine par un "mot au lecteur" des Misérables qui prouve que le texte peut exister solitairement. Dans cette conclusion où le texte est considéré comme le "commencement d'un livre", la connexion est évidente entre la revendication de la solitude et l'affirmation de la fraternité ; la métaphore du "miroir de la misère", que nous avons déjà citée plus haut en l'isolant de ce cotexte, semble en être le moyen :
C'est ainsi que, désintéressé, solitaire, isolé, (...) proscrit, selon le langage bizarre de la terre, n'ayant plus d'autre patrie que le ciel, (...) perdu dans l'abîme avec épouvante et joie, mais me souvenant de l'homme, homme moi-même, j'ai écrit ce livre.
J'ai tenu à expliquer cela.
De sorte que si, en pénétrant dans ce drame au fond duquel est une sorte de sombre miroir de la misère, vous, lecteur, (...) vous demandez à l'auteur quel est son droit pour (...) fraterniser avec les misérables, il vous répondra :
Je crois en Dieu.
("Philosophie", II, PP ; Crit., 534)
À la charnière logique des deux paragraphes ("De sorte que."), l'assimilation du roman au "sombre miroir de la misère". D'un côté la solitude, qui éloigne de la terre et fait habiter le ciel, de l'autre la fraternisation avec les misérables, fondée par la croyance en Dieu. Autrement dit, la foi est des deux côtés, et la fraternisation avec les hommes n'est que le reflet d'une proximité à Dieu, ou solitude, que le miroir inverse en fraternité. Notons ici en passant que le miroir, comme celui de "Buvard, bavard", ne reproduit pas mais transforme ; dans les lignes que nous avons supprimées au troisième paragraphe, vingt-cinq verbes disent l'action du texte sur le réel ("pour (...) réviser", "réhabiliter", "relever", "secourir", "menacer", "opérer", etc.) et "fraterniser", vingt-sixième verbe de cette liste, les contient tous.
On nous objectera sans doute que fraternité n'est pas solidarité : avec raison car le texte le dit. La deuxième partie de "Philosophie", II est précisément consacrée à la distinction entre la fraternité, "idée humaine", et la solidarité (de l'homme avec la planète, de la planète avec le soleil, des étoiles avec l'Infini), "idée universelle, c'est-à-dire divine", dont la "solidarité des hommes", ou fraternité, n'est pas la forme dégradée ("le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire") mais "le corollaire invincible". "Pour que l'homme soit solidaire avec l'homme, il faut qu'il soit solidaire avec l'infini", et il l'est comme "être conscient", comme "moi", comme "âme" (508-509). Au centre, cette sentence qui retient notre attention : "Rien n'est solitaire, tout est solidaire." (508) Comme dans la formulation de la préface de La Légende des siècles, les deux mots sont dans la même phrase mais dans deux propositions distinctes. En revanche, elles ne sont plus juxtaposées par un point-virgule mais par une virgule ; la pause est moins longue car les deux propositions ne se contredisent pas mutuellement : on conçoit aisément que, rien n'étant solitaire, tout soit solidaire. La conclusion de "Philosophie" elle-même progresse sur ce début de la deuxième partie dans la formulation du rapport logique entre solitude et solidarité, tout simplement parce qu'elle le reconnaît. Dans "Rien n'est solitaire, tout est solidaire.", le second terme se substitue au premier et le rapport logique à interroger et à nommer est entre la solidarité et son "corollaire", la fraternité. Dans la conclusion, le second terme inverse le premier et le rapport interrogé est entre solitude et solidarité. Solidaire est l'inverse - non le contraire - de solitaire.
Pendant l'exil, Hugo ajoute cette phrase au chapitre "Jean Valjean garde national" (IV, III, 2), à propos de l'uniforme qu'on aperçoit dans "Buvard, bavard" : "c'était pour lui un déguisement correct qui le mêlait à tout le monde en le laissant solitaire" (IV, III, 2 ; 699). Mêlé à tout le monde, puis solidaire sans jamais avoir cessé d'être solitaire, car cet uniforme permet en V, I, 4 à un cinquième insurgé d'échapper au massacre. Nous dirions même solidaire car solitaire, dans la mesure où, si Jean Valjean emporte son costume de garde national dans l'empressement du déménagement, c'est qu'il constitue le déguisement de sa solitude, ce par quoi elle peut passer inaperçue et subsister. Et là encore, la solidarité se manifeste par inversion, non par contradiction : sortir habillé en garde national d'une barricade, c'est bien inverser la fonction première de l'uniforme.
Ni/ox
"Solitaire, solidaire" nous semble donc être la formule la plus proche de "buvard, bavard" en ce qu'elle repose sur l'inversion plutôt que sur cette contradiction caractéristique de la formule de La Légende des siècles. Mais elle n'intitule pas une fiction. On peut en chercher des équivalents dans d'autres romans de Hugo ; on négligera les titres ternaires ("Lex, rex, fex", dans L'Homme qui rit) dont la logique est toute différente parce qu'elle relève d'une reformulation à la Leiris : "Nomen, numen, lumen", disent aussi Les Contemplations.
Dans L'Homme qui rit, un chapitre du Livre consacré au récit de la tempête de neige s'intitule "Nix et nox" (I, II, 8). Le narrateur le justifie ainsi dès la première phrase : "L'aspect habituel de la nature dans l'orage, terre ou mer obscure, ciel blême, est renversé ; le ciel est noir, l'océan est blanc." (419) L'inversion de polarité décrite dans le texte (on retrouve ici photographies et dessins de Hugo) est réalisé par lui sur le titre : "Nix et nox", "noir" / "blanc". Mais les deux paronymes qui constituent le titre sont de simples antonymes, ne riment pas et sont coordonnés plutôt que simplement juxtaposés par cette virgule qui, dans "Buvard, bavard" et "solitaire, solidaire", signale la rime mais aussi l'inversion du sens du premier terme par le second.
Signalons également, dans ce roman de la solitude et de la solidarité qu'est Quatrevingt-treize, le titre, analogue à tous points de vue, du chapitre qui oppose le chef de pièce de La Claymore et la caronade mal amarrée dévastant le pont du bateau : "Vis et vir" (I, II, 5). Le combat "du canon contre le canonnier" commence conformément au titre, "bataille de la matière et de l'intelligence", "duel de la chose contre l'homme" (810). La géométrie du chapitre est cependant comparable à celle de "Buvard, bavard". Sous la reformulation synonymique ("combat", "bataille", "duel") se cache la préparation d'une inversion ; le dernier terme, "duel", autorise l'échange qui suit : c'est l'opposition de l'homme et de la matière qui est déclinée. L'antithèse ("fragile" / "invulnérable", "chair" / "airain") se développe (811), puis ses termes font l'objet d'un chiasme qui rétablit l'ordre d'apparition des termes dans le titre : la caronade a la force, l'homme a l'âme (ibid.). Cette opposition est ensuite neutralisée en ces termes : "Une âme ; chose étrange, on eût dit que le canon en avait une, lui aussi." (ibid.) Puis annihilée par la commune animalisation du canon et de l'homme : le canon est une sauterelle et un tigre, l'homme une couleuvre (ibid.). Dans cette animalisation, les deux combattants perdent leurs qualités premières, voire commencent à les (ré)échanger. Une sauterelle n'a pas de force, elle fait ici preuve d'une agilité comparable à celle de l'homme poursuivi par le canon. Il s'en faut d'autre part de beaucoup - de la Bible, convoquée par le titre latin et la comparaison, à la première ligne du chapitre, du canon au chariot de l'Apocalypse - qu'un serpent ait une âme. Le canon, qui a gagné une âme, finit par avoir aussi "une main", "un poing d'airain" : "la vis du bouton de culasse", auquel un bout de chaîne cassée est resté attaché et qui tournoie comme un fouet (811) ; il cumule donc les deux qualités que le titre oppose, la matérialité et la spiritualité ; le même mot, vis, désigne ici en latin la force qui s'oppose à l'homme et en français ce par quoi le mécanique s'humanise[53].
Turb/ma
Un troisième titre nous paraît plus proche encore de "buvard, bavard". Dans Les Travailleurs de la mer, le chapitre consacré aux vents du large s'intitule "Turba, turma" (II, III, 4). On peut essayer de le faire signifier - l'anachronisme n'est qu'apparent - au miroir de la Commune.
Turba, turma, littéralement foule, troupe. Troupe ou armée ou encore légion comme le dit la fin du chapitre où s'inversent, par une formule qui vaut traduction du titre, les positions respectives du nombre et de l'unité : "le Vent, c'est tous les vents" (260). La majuscule importe, dans la mesure où la distinction initiale - sur laquelle embraye une tentative de dénombrement - oppose à l'inverse les "trente-deux vents" du compas au "vent" (sans majuscule, 258), dont le texte essaie de dire l'unité en dépit même de sa tentative de dénombrement[54]. Quitte à perdre un peu de ce qui dans ce titre, latin lui aussi, fait tendre la paronymie vers l'homophonie (l'analogie du b et du m, tous deux bi-labiales, sonores et occlusives, la première orale, la seconde nasale), on peut proposer de traduire par cohue, cohorte ou horde, ordre (cet avant-dernier mot se trouve également à la conclusion du chapitre). Dans un autre contexte, nous dirions foule, peuple : "Turba" a été le titre du "Prologue" de L'Année terrible, qui fustige les millions de oui du plébiscite du 8 mai 1870 et distingue la foule, "cohue inepte, insensée et féroce" et le peuple (8). Texte antérieur à la rédaction de "Buvard, bavard" et de "Turba, turma", puisqu'il est extrait du Verso de la page ; il condamnait alors les plébiscites de 1851 et 1852. Foule et peuple, les deux paronymes ne sont pas de simples antonymes, comme le oui et le non dans la réponse au plébiscite : "La foule, c'est l'ébauche à côté du décombre." (AT, "Prologue" ; 7) Cette co-présence de l'ébauche et du décombre n'est pas de même nature que la concurrence des deux modes, solitaire et solidaire, d'existence de la "Première série" de La Légende des siècles ; elle est, précisément, co-présence plutôt que concurrence. Entre l'ébauche et le décombre il n'y a pas à choisir comme entre l'arbre et la forêt, le péristyle et l'édifice.
Plus complexe qu'il n'y paraît et que dans "Nix et nox" ou même "Vis et vir", le rapport entre les deux paronymes, turba, turma, n'est donc pas de simple opposition : le second terme procède bien, comme dans "buvard, bavard", d'une inversion du premier, cachée par l'antonymie. Les deux inversions n'opèrent pas toutefois sur les mêmes objets. "Buvard, bavard" procède d'une inversion du signifiant (le U s'inverse en A) qui signale l'annulation de l'antonymie : le buvard bave. "Turba, turma" d'une simple substitution du signifiant (le m remplace le b) qui signale l'irréductible co-présence des antonymes. On dira pour finir sur ce point que la co-présence de l'ébauche et du décombre s'observe au seuil même de La Légende des siècles, puisque la préface retenue pour la "Première Série" - qui en dit les existences solitaire et solidaire, simplement contradictoires - est postérieure de quelques semaines seulement à une autre, finalement réservée pour la "Nouvelle Série", pour le lendemain de la Commune, pour le moment où solitude et solidarité s'expliquent l'une par l'autre et non plus l'une malgré l'autre : "C'est l'épopée humaine, âpre, immense, - "écroulée." (LS2, "Vision d'où est sorti ce livre" ; 194)
"Buvard, bavard" dit l'exil, l'écriture des Contemplations, la reprise des Misères en Misérables, le réalisme nouveau de la fiction, la révolution de la révélation, les aventures du son, du sens et de la logique, les géométries du roman, de la prose, de la lettre, du poème, de la photographie et du dessin.
[1]. Lettre de J. Drouet à Victor Hugo du 3 novembre 1847 (elle s'inquiète qu'il ne lui fournisse pas suffisamment de copie et la laisse dans l'attente de la suite de l'intrigue), Musée de la littérature de Bruxelles, ML2145/1, publiée par N. Savy, "Les Loisirs de la poste, Histoires littéraires n°1, 2000, p. 5.
[2]. Voir R. Journet et G. Robert, Le Manuscrit des Misérables, Les Belles Lettres, 1963, p. 381.
[3]. Ms 24744, f°648, cité ibid., p. 27, n. 51.
[4]. Ms 13380, f°293, cité ibid., p. 381 (nous soulignons).
[5]. Voir G. Rosa, "Hugo représentant du peuple ou comment on devient républicain", Revue des sciences humaines, Lille, n°156, 1974.
[6]. Voir J. Seebacher, "Misère de la coupure, coupure des Misérables" (ibid.), repris et cité ici dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, PUF, "Écrivains", 1993.
[7]. Sauf indication contraire de page ou de titre, nous citons le texte du chapitre, dans l'édition J. Seebacher et G. Rosa, Robert Laffont, "Bouquins" (1985), 2002, tome "Roman II", p. 907-913. Toutes les autres ouvres de Hugo sont citées dans cette même édition ; nous n'indiquons le tome que pour les textes difficiles à repérer.
[8]. Carnet 13451, f°13, cité par R. Journet et G. Robert, op. cit., p. 29.
[9]. J.-J. Marcel, "Mémoire sur les inscriptions koufiques recueillies en Égypte", Description de l'Égypte, État moderne, t. XV, 1826, p. 127-128, cité par M. Frizot, "L'image inverse", Études photographiques, n°5, novembre 1998, p. 9.
[10]. Voir P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil, "Poétique", 1981, p. 110-135.
[11]. La métaphore de l'eau qui se répand se justifie aussi par la fonction première du papier buvard.
[12]. La lettre a deux versions, nous y reviendrons.
[13]. Ms 13380, f°293, cité par R. Journet et G. Robert, op. cit., p. 381.
[14]. Voir J.-M. Hovasse, Victor Hugo, Fayard, t. 1, 2001, p. 1146-1159.
[15]. J. Seebacher, art. cité, p. 178.
[16]. G. Rosa résume ainsi le parti qu'on peut tirer des travaux de W. Iser, L'Acte de lecture, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985 et K. Hamburger, Logique des genres littéraires, Le Seuil, "Poétique", 1986 ("Victor Hugo poète romantique ou le droit à la parole", Romantisme, n°60, 1988, p. 43).
[17]. L. Charles-Wurtz, Les Contemplations, Gallimard, "Foliothèque", 2002, p. 98.
[18]. Signalé, et exploité pour commenter "Cosette après la lettre", par L. Charles-Wurtz, "Les réécritures du mythe d'Orphée", actes du colloque Victor Hugo, une voix universelle à l'aube du XXIe siècle, (Athènes, 2002), consultable sur http://www.groupugo.univ-paris-diderot.fr (p. 10).
[19]. J. Seebacher, art. cité, p. 175-179.
[20]. Voir G. Rosa, Notice, p. 1162 et ici même infra.
[21]. J. Seebacher, art. cité, p. 180.
[22]. G. Rosa, Notice, p. 1164.
[23]. L. Charles-Wurtz, "Les réécritures du mythe d'Orphée", art. cité, p. 10-11.
[24]. Nous exploitons ici l'idée avancée par L. Charles-Wurtz dans son édition des Contemplations, Le Livre de Poche, "classiques", 2002, Présentation, p. 16-18.
[25]. Voir J.-M. Hovasse, op.cit., p. 154.
[26] . C'est la date de la note que Hugo consacre à Arago, qui "parvint à résoudre la question de savoir si la lumière est un corps ou une onde" (Choses vues ; 686).
[27]. Voir J. Petit, "Taches et pliages", Soleil d'encre. Manuscrits et dessins de Victor Hugo, éd. Paris Musées / Bibliothèque nationale, 1985 ; R. Journet, "Paysages tachistes dans les romans de Victor Hugo", Hugo e Portugal, Porto, Faculté des Lettres de Porto, 1987 ; J.-J. Lebel, "Hugo et la chaosmose", Victor Hugo peintre, dir. J.-J. Lebel et M.-L. Prévost, Milan, Mazzotta, 1993.
[28]. Ces poèmes sont cités, rapprochés et commentés par L. Charles-Wurtz, Poétique du sujet lyrique dans l'ouvre de Victor Hugo, Champions, "Romantisme et Modernités", 1998, p. 229-243.
[29]. On attendait sa : leur les unit.
[30]. Nous retrouvons ici certaines des remarques d'H. Meschonnic (Pour la poétique IV. Écrire Hugo II, Gallimard, "Le chemin",1977, p. 85-125) et de J. Seebacher (art. cité, p. 174), lequel privilégie à l'échelle du roman les effets de renversement sur ceux de simple antithèse.
[31]. Au lieu de l'insérer par exemple (il doit y avoir encore d'autres dispositions possibles) entre des feuilles de buvard reliées entre elles par le bord supérieur.
[32]. Telle qu'on la note par convention, avec un /.
[33]. "Souple mantique et simples tics de glotte", Langage tangage ou ce que les mots me disent, Gallimard, 1985, pp. 15 et 42.
[34]. Ibid., pp. 112 et 131.
[35]. Ibid., p. 126.
[36]. Voir ibid., p. 9-68.
[37]. Voir G. Rosa, "Outils de travail : les carnets des Misérables, consultable sur le site du Groupe Hugo, p. 5.
[38]. Dans "Premier mai", bavard est au-dessus de buvard, conformément à la présentation par Hugo lui-même de ses propres listes de rimes (voir par exemple les ms 13419, f°66 et 24786, f°163, non dans l'édition "Bouquins" souvent fautive sur ce point, mais à la rubrique "Fragments" du site du Groupe Hugo). Cela n'empêche pas que les deux termes se reflètent comme dans un miroir.
[39]. Voir Ph. Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, "Rayon photo", 2002, notamment le chap. 7, ainsi que P. Georgel, "L'Histoire photographe", Du visible à l'invisible, dir. par St. Michaud, José Corti, 1998, tome II.
[40]. Voir Fr. Heilbrun et Ph. Néagu, "L'atelier de photographie de Jersey", Victor Hugo et les images, dir. par M. Blondel et P. Georgel (1984), Dijon, Aux Amateurs de livres, 1989.
[41]. Ibid., p. 186.
[42]. Voir J. Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, PUF, "Perspectives littéraires", 2003, p. 11-12.
[43]. Voir P. Georgel, "Les sources de quelques dessins de Victor Hugo", Bulletin de la Société d'histoire de l'art français, 1971 ; M. Frizot, art. cité, p. 2 ; En collaboration avec le soleil. Victor Hugo, photographies de l'exil, dir. par Fr. Heilbrun et D. Molinari, Réunion des Musées Nationaux, 1999.
[44]. Voir J. Thélot, op. cit., p. 11. Illustrés n'est évidemment pas le bon mot : voir les travaux de Delphine Gleizes, notamment "Histoire d'un crime ou la représentation en question. Texte et édition illustrée, 1877-1879", Victor Hugo et la guerre, dir. par Cl. Millet, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002.
[45]. Voir M. Frizot, art. cité, p. 2.
[46]. Voir A. Rouillé, L'Empire de la photographie, 1839-1870, Le Sycomore, 1982, p. 56.
[47]. Voir par exemple G. Le Gray, Traité pratique de photographie sur papier et sur verre, J.-B. Baillière, 1850, pp. 5 et 18.
[48]. Esquisses photographiques à propos de l'Exposition universelle et de la guerre d'Orient, cité et commenté par A. Rouillé, op. cit., p. 134-136. Pour une analyse complète, voir Ph. Ortel, op. cit., chap. 2, "L'utopie photographique".
[49]. Voir J. Thélot, art. cité, p. 17.
[50]. Ph. Ortel, op. cit., p. 63 - il donne d'autres exemples p. 44-45.
[51]. G. Rosa, ""Jean Valjean" (I, II, 6) : réalisme et irréalisme des Misérables", Lire Les Misérables, dir. par A. Ubersfeld et G. Rosa, José Corti, 1985, p. 236-238 (nous soulignons). Pour d'autres exemples, voir J.-Cl. Nabet, et G. Rosa, "L'argent des Misérables", Romantisme, n°40, 1983 ; "M. Roman et M.-Ch. Bellosta, Les Misérables, roman pensif, Belin, "Lettres sup", 1995, chap. 2). Pour l'ouvre entière, G. Rosa, "Victor Hugo poète romantique ou le droit à la parole", art. cité, p. 48-49.
[52]. Cité par Y. Gohin, "Philosophie", Notes, PP ; Crit., 750.
[53]. Nous exploitons ici une remarque d'Y. Gohin dans son édition du roman (Gallimard, "Folio", 1980, p. 501), qui ne veut pas prendre ce jeu de mots au sérieux mais rappelle d'autre part qu'un "singulier renversement" donne ici au bateau - lui-même "corvette de charge" montée par un équipage anglais, "mais en réalité (...) corvette de guerre" de la flotille anglaise (I, II, 1 ; 799) - le même nom qu'une canonnière des Communards, elle-même sans doute prise aux Versaillais.
[54]. Pour une lecture poétique de ce chapitre, voir M. Butor, "Victor Hugo romancier", Répertoire II, Éditions de Minuit, "Critique", 1964, p. 230-233